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Actes et paroles/Depuis l’exil/Paris 2

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Victor Hugo était expulsé de Belgique ; genre de voie de fait qui n’a d’importance que pour ceux qui la commettent. Les gouvernements peuvent mettre un homme hors d’un pays, mais ils ne peuvent le mettre hors du devoir. Ce que Victor Hugo venait de faire en Belgique, il fallait le continuer en France. Il rentra en France. L’état de siège, les conseils de guerre, les déportations, les condamnations à mort, créaient une situation poignante et tragique. Il fallait protéger la liberté, dire la vérité, faire justice et rendre justice. Les gouvernements, tels qu’ils sont aujourd’hui, ne savent pacifier qu’avec violence ; il fallait combattre cette pacification fausse, et réclamer la pacification vraie. En outre, dans toute cette ombre, la France s’éclipsait ; il fallait défendre la France. Tout bon citoyen sentait la pression de sa conscience. Le devoir était impérieux et urgent. Ajoutons qu’aux devoirs politiques se mêlaient les devoirs littéraires.

AUX RÉDACTEURS DU RAPPEL
Paris, 31 octobre 1871.


Mes amis.

Le Rappel va reparaître. Avant que je rentre dans ma solitude et dans mon silence, vous me demandez pour lui une parole. Vous, lutteurs généreux qui allez recommencer le rude effort quotidien de la propagande pour la vérité, vous attendez de moi, et avec raison, le serrement de main que l’écrivain vétéran, absent des polémiques et étranger aux luttes de la presse, doit à ce combattant de toutes les heures qu’on appelle le journaliste. Je prends donc encore une fois la parole dans votre tribune, pour en redescendre aussitôt après et me mêler à la foule. Je parle aujourd’hui, ensuite je ne ferai plus qu’écouter.

Les devoirs de l’écrivain n’ont jamais été plus grands qu’à cette heure.

Au moment où nous sommes, il y a une chose à faire ; une seule. Laquelle ?

Relever la France.

Relever la France. Pour qui ? Pour la France ? Non. Pour le monde. On ne rallume pas le flambeau pour le flambeau.

On le rallume pour ceux qui sont dans la nuit ; pour ceux qui étendent les mains dans la cave et tâtent le mur funeste de l’obstacle ; pour ceux à qui manquent le guide, le rayon, la chaleur, le courage, la certitude du chemin, la vision du but ; pour ceux qui ont de l’ombre dans leur horizon, dans leur travail, dans leur itinéraire, dans leur conscience ; pour ceux qui ont besoin de voir clair dans leur chute ou dans leur victoire. On rallume le flambeau pour celui même qui l’a éteint, et qui, en l’éteignant, s’est aveuglé ; et c’est pour l’Allemagne qu’il faut relever la France.

Oui, pour l’Allemagne. Car l’Allemagne est esclave, et c’est de la France que lui reviendra la liberté.

La lumière délivre.

Mais pour rallumer le flambeau, pour relever la France, comment s’y prendre ? Qu’y a-t-il à faire ?

Cela est difficile, mais simple.

Il faut faire jaillir l’étincelle.

D’où ?

De l’âme du peuple.

Cette âme n’est jamais morte. Elle subit des occultations comme tout astre, puis, tout à coup, lance un jet de clarté et reparaît.

La France avait deux grandeurs, sa grandeur matérielle et sa grandeur morale. Sa puissance matérielle seule est atteinte, sa puissance intellectuelle est entière. On amoindrit un territoire, non un rayonnement ; jamais un rayon ne rebrousse chemin. La civilisation connaît peu Berlin et continue de se tourner vers Paris. Après les désastres, voyons le résultat. Il ne reste plus à la France que ceci : tous les peuples. La France a perdu deux provinces, mais elle a gardé le monde.

C’est le phénomène d’Athènes, c’est le phénomène de Rome. Et cela tient à une chose profonde, l’Art. Être la nation de l’idéal, c’est être la nation du droit ; être le peuple du beau, c’est être le peuple du vrai.

Être un colosse n’est rien si l’on n’est un esprit. La Turquie a été colosse, la Russie l’est, l’empire allemand le sera ; énormités faites de ténèbres, géants reptiles. Le géant, plus les ailes, c’est l’archange. La France est suprême parce qu’elle est ailée et lumineuse. C’est parce qu’elle est la grande nation lettrée qu’elle est la grande nation révolutionnaire, La Marseillaise, qui est sa chanson, est aussi son épée. 1789 avait besoin de cette préface, l’Encyclopédie. Voltaire prépare Mirabeau. Ôtez Diderot, vous n’aurez pas Danton. Qui eût séché ce germe, Rousseau, au commencement du dix-huitième siècle, eût, par contrecoup, séché à la fin cet autre germe, Robespierre. Corrélations impénétrables, mystérieuses influences, complicités de l’idéal avec l’absolu, que le philosophe constate, mais qui ne sont pas justiciables des conseils de guerre.

Le journal, donc, comme l’écrivain, a deux fonctions, la fonction politique, la fonction littéraire. Ces deux fonctions, au fond, n’en sont qu’une ; car sans littérature pas de politique. On ne fait pas de révolutions avec du mauvais style. C’est parce qu’ils sont de grands écrivains que Juvénal assainit Rome et que Dante féconde Florence.

Puisque vous me permettez de dire ma pensée chez vous, précisons la mission du journal, telle que je la comprends à l’heure qu’il est.

Le dix-neuvième siècle, augmentateur logique de la Révolution française, a engagé avec le passé deux batailles, une bataille politique et une bataille littéraire. De ces deux batailles, l’une, la bataille politique, livrée aux reflux les plus contraires, est encore couverte d’ombre ; l’autre, la bataille littéraire, est gagnée. C’est pourquoi il faut continuer le combat en politique et le cesser en littérature. Qui a vaincu et conquis doit pacifier. La paix est la dette de la victoire.

Donc faisons, au profit du progrès et des idées, la paix littéraire. La paix littéraire sera le commencement de la paix morale. Selon moi, il faut encourager tous les talents, aider toutes les bonnes volontés, seconder toutes les tentatives, compléter le courage par l’applaudissement, saluer les jeunes renommées, couronner les vieilles gloires. En faisant cela, on rehausse la France. Rehausser la France, c’est la relever. Grand devoir, je viens de le dire.

Ceci, je ne le dis pas pour un journal, ni pour un groupe d’écrivains, je le dis pour la littérature entière. Le moment est venu de renoncer aux haines et de couper court aux querelles. Alliance ! fraternité ! concorde ! La France militaire a fléchi, mais la France littéraire est restée debout. Ce magnifique côté de notre gloire que l’Europe nous envie, respectons-le.

Le dénigrement de nous-mêmes par nous-mêmes est détestable. L’étranger en profite. Nos déchirements et nos divisions lui donnent le droit insolent d’ironie. Quoi ! pendant qu’il nous mutile, nous nous égratignons ! Il nous fait pleurer et nous le faisons rire. Cessons cette duperie. Ni les allemands ni les anglais ne tombent dans cette faute. Voyez comme ils surfont leurs moindres renommées. Fussent-ils indigents, ils se déclarent opulents. Quant à nous, qui sommes riches, n’ayons pas l’air de pauvres. Là où nous sommes vainqueurs, n’ayons pas une modestie de vaincus. Ne jouons pas le jeu de l’ennemi. Faisons-lui front de toute notre lumière. Ne diminuons rien de ce grand siècle littéraire que la France ajoute fièrement à trois autres. Ce siècle a commencé avec splendeur, il continue avec éclat. Disons-le. Constatons, à l’honneur de notre pays, tous les succès, les nouveaux comme les anciens. Être bons confrères, c’est être bons patriotes.

En parlant ainsi à vous qui êtes de si nobles intelligences, je vais au-devant de votre pensée ; et, remarquez-le, en donnant ce conseil à tous les écrivains, je suis fidèle à l’habitude de ma vie entière. Jeune, dans une ode adressée à Lamartine, je disais :

Poëte, j’eus toujours un chant pour les poëtes ;
Et jamais le laurier qui pare d’autres têtes
N’a jeté d’ombre sur mon front.

Donc paix en littérature ! — Mais guerre en politique.

Désarmons où nous pouvons désarmer, pour mieux combattre là où le combat est nécessaire.

La république, en ce moment, est attaquée, chez elle, en France, par trois ou quatre monarchies ; tout le passé, passé royal, passé théocratique, passé militaire, prend corps à corps la Révolution. La Révolution vaincra, tôt ou tard. Tâchons que ce soit tôt. Luttons. N’est-ce pas quelque chose que d’avancer l’heure ?

De ce côté encore, relevons la France. France est synonyme de liberté. La Révolution victorieuse, ce sera la France victorieuse.

Ce qui met le plus la Révolution en danger, le phénomène artificiel, mais sérieux, qu’il faut surtout combattre, le grand péril, le vrai péril, je dirai presque le seul péril, le voici : c’est la victoire de la loi sur le droit. Grâce à ce funeste prodige, la Révolution peut être à la merci d’une assemblée. La légalité viciant par infiltration la vérité et la justice, cela se voit à cette heure presque dans tout. La loi opprime le droit. Elle l’opprime dans la pénalité où elle introduit l’irréparable, dans le mariage où elle introduit l’irrévocable, dans la paternité déformée et parfois faussée par les axiomes romains, dans l’éducation d’où elle retire l’égalité en supprimant la gratuité, dans l’instruction qui est facultative et qui devrait être obligatoire, le droit de l’enfant étant ici supérieur au droit du père, dans le travail auquel elle chicane son organisme, dans la presse dont elle exclut le pauvre, dans le suffrage universel dont elle exclut la femme. Grave désordre, l’exagération de la loi. Tout ce qui est de trop dans la loi est de moins dans le droit.

Les gouvernants, assemblées souveraines ou princes, ont de l’appétit et se font aisément illusion. Rappelons-nous les sous-entendus de l’assemblée de Bordeaux, qui a été depuis l’assemblée de Versailles, et qui n’est pas encore l’assemblée de Paris. Cette assemblée, dont j’ai l’honneur de ne plus être, avait vu le plébiscite du 8 mai et croyait tout possible par le suffrage universel. Elle se trompait. On incline aujourd’hui à abuser du pouvoir plébiscitaire. Le gouvernement direct du peuple par le peuple est, certes, le but auquel il faut tendre ; mais il faut se défier du plébiscite ; avant de s’en servir, il importe de le définir ; la politique est une mathématique, et aucune force ne doit être employée sans être précisée ; la longueur du levier veut être proportionnée à la masse de l’obstacle. Eh bien, le plébiscite ne saurait soulever le droit, ni le déplacer, ni le retourner. Le droit préexiste. Il était avant, il sera après. Le droit existe avant le peuple, comme la morale existe avant les mœurs. Le droit crée le suffrage universel, le suffrage universel crée la loi. Voyez l’énorme distance qui sépare la loi du droit, et l’infériorité de ce qui est humain devant ce qui est éternel. Tous les hommes réunis ne pourraient pas créer un droit, et moi qui parle j’ai fait dans ma vie plusieurs centaines de lois. La loi employant le suffrage universel à détruire le droit, c’est la fille employant le père à tuer l’aïeul. Est-il rien de plus monstrueux ? Tel est pourtant le rêve de ceux qui s’imaginent qu’on peut mettre la république aux voix, donner au suffrage universel d’aujourd’hui la souveraineté sur le suffrage universel de demain, et faire supprimer le droit absolu de l’homme par le caprice momentané de l’individu.

À cette heure, l’antagonisme de la loi et du droit éclate. La révolte de l’inférieur contre le supérieur est flagrante.

Quel embarras pour les consciences et quoi de plus inquiétant que ceci, le droit et la loi coulant en sens contraire ! le droit allant vers l’avenir, la loi allant vers le passé ! le droit charriant les problèmes sociaux, la loi charriant les expédients politiques ! ceux-ci descendant, ceux-là remontant, et à chaque instant le choc ! les problèmes, qui sont les ténèbres, se heurtant aux expédients, qui sont la noirceur ! De solutions point. Rien de plus redoutable.

Aux questions permanentes s’ajoutent les questions momentanées ; les premières sont pressantes, les secondes sont urgentes. La dissolution de l’assemblée ; l’enquête sur les faits de mars, et aussi sur les faits de mai et de juin ; l’amnistie. Quel labeur pour l’écrivain, et quelle responsabilité ! À côté des questions qui menacent, les questions qui supplient. Les cachots, les pontons, les mains jointes des femmes et des enfants. Ici la mère, ici les fils et les filles, là-bas le père ! Les familles coupées en deux, un tronçon dans le grenier, un tronçon dans la casemate. Ô mes amis, l’amnistie ! l’amnistie ! Voici l’hiver. L’amnistie !

Demandons-la, implorons-la, exigeons-la. Et cela dans l’intérêt de tous. Une guérison locale est une guérison générale ; la plaie pansée au pied ôte la fièvre du cerveau.

L’amnistie tout de suite ! l’amnistie avant tout ! Lions l’artère, c’est le plus pressé. Disons-le au pouvoir, en ces matières la promptitude est habileté. On a déjà trop hésité, les clémences tardives aigrissent. Ne vous laissez pas contraindre par la pression souveraine de l’opinion ; faites l’amnistie de gré et non de force, n’attendez pas. Faites, l’amnistie aujourd’hui, elle est pour vous ; faites-la demain, elle est contre vous.

Regardez le pavé, il vous conseille l’amnistie. Les amnisties sont des lavages. Tout le monde en profite.

L’amnistie est aussi bien pour ceux qui la donnent que pour ceux qui la reçoivent. Elle a cela d’admirable qu’elle fait grâce des deux côtés.

Mes amis, les pontons sont dévorants. Après ceux qui ont péri, je ne puis me résigner à en voir périr d’autres.

Nous assistons en ce moment à une chose terrible, c’est le triomphe de la mort. On croyait la mort vaincue. On la croyait vaincue dans la loi, on la croyait vaincue dans la diplomatie. On entrevoyait la fin du coupe-tête et la fin du reître. En 93, une année de guillotine avait formidablement répliqué aux douze siècles de potence, de roue et d’écartèlement de la monarchie, et après la révolution on pouvait croire l’échafaud épuisé ; puis était venue une bataille de quinze ans, et après Napoléon on pouvait croire la guerre vidée. La peine capitale, abolie dans toutes les consciences, commençait à disparaître dans les codes ; vingt-sept gouvernements, dans l’ancien et le nouveau continent, l’avaient raturée ; la paix se faisait dans la loi, et la concorde naissait entre les nations ; les juges n’osaient plus condamner les hommes à mort par l’échafaud, et les rois n’osaient plus condamner les peuples à mort par la guerre. Les poètes, les philosophes, les écrivains, avaient fait ce travail magnifique. Les Tyburn et les Montfaucon s’abîmaient dans leur honte, et les Austerlitz et les Rosbach dans leur gloire. Plus de tuerie, ni juridique, ni militaire ; le principe de l’inviolabilité humaine était admis. Pour la première fois depuis six mille ans, le genre humain avait la respiration libre. Cette montagne, la mort, était ôtée de dessus la poitrine du titan. La civilisation vraie allait commencer. Tout à coup l’an 1870 s’est levé, ayant dans sa main droite l’épée, et dans sa main gauche la hache. La mort a reparu, Janus épouvantable, avec ses deux faces de spectre, l’une qui est la guerre, l’autre qui est le supplice. On a entendu cet affreux cri : Représailles ! Le talion imbécile a été évoqué par la guerre étrangère et par la guerre civile. Œil pour œil, dent pour dent, province pour province. Le meurtre sous ses deux espèces, bataille et massacre, s’est rué d’abord sur la France, ensuite sur le peuple ; des européens ont conçu ce projet : supprimer la France, et des français ont machiné ce crime : supprimer Paris. On en est là.

Et au lieu de l’affirmation que veut ce siècle, c’est la négation qui est venue. L’échafaud, qui était une larve, est devenu une réalité ; la guerre, qui était un fantôme, est devenue une nécessité. Sa disparition dans le passé se complique d’une réapparition dans l’avenir ; en ce moment-ci les mères allaitent leurs enfants pour la tombe ; il y a une échéance entre la France et l’Allemagne, c’est la revanche ; la mort se nourrit de la mort ; on tuera parce qu’on a tué. Et, chose fatale, pendant que la revanche se dresse au dehors, la vengeance se dresse au dedans. La vindicte, si vous voulez. On a fait ce progrès, adosser les patients à un mur au lieu de les coucher sur une planche, et remplacer la guillotine par la mitrailleuse. Et tout le terrain qu’on croyait gagné est perdu, et le monstre qu’on croyait vaincu est victorieux, et le glaive règne sous sa double forme, hache du bourreau, épée du soldat ; de sorte qu’à cette minute sinistre où le commerce râle, où l’industrie périt, où le travail expire, où la lumière s’éteint, où la vie agonise, quelque chose est vivant, c’est la mort.

Ah ! affirmons la vie ! affirmons le progrès, la justice, la liberté, l’idéal, la bonté, le pardon, la vérité éternelle ! À cette heure la conscience humaine est à tâtons ; voilà ce que c’est que l’éclipse de la France. À Bruxelles, j’ai poussé ce cri : Clémence ! et l’on m’a jeté des pierres. Affirmons la France. Relevons-la. Rallumons-la. Rendons aux hommes cette lumière. La France est un besoin de l’univers. Nous avons tous, nous français, une tendance à être plutôt hommes que citoyens, plutôt cosmopolites que nationaux, plutôt frères de l’espèce entière que fils de la race locale ; conservons cette tendance, elle est bonne ; mais rendons-nous compte que la France n’est pas une patrie comme une autre, qu’elle est le moteur du progrès, l’organisme de la civilisation, le pilier de l’ensemble humain, et que, lorsqu’elle fléchit, tout s’écroule. Constatons cet immense recul moral des nations correspondant aux pas qu’a faits la France en arrière ; constatons la guerre revenue, l’échafaud revenu, la tuerie revenue, la mort revenue, la nuit revenue ; voyons l’horreur sur la face des peuples ; secourons-les en restaurant la France ; resserrons entre nous français le lien national, et reconnaissons qu’il y a des heures où la meilleure manière d’aimer la patrie, c’est d’aimer la famille, et où la meilleure manière d’aimer l’humanité, c’est d’aimer la patrie.

Victor Hugo.

II

À M. LÉON BIGOT

avocat de maroteau
Paris, 5 novembre 1871.
Monsieur,

J’ai lu votre mémoire ; il est excellent, j’applaudis à vos généreux efforts. L’adhésion que vous désirez de moi, vous l’avez entière. Je vais même plus loin que vous.

La question que vous voyez en légiste, je la vois en philosophe. Le problème que vous élucidez si parfaitement, et avec une logique éloquente, au point de vue du droit écrit, est éclairé pour moi d’une lumière plus haute et plus, complète encore par le droit naturel. À une certaine profondeur, le droit naturel se confond avec le droit social.

Vous plaidez pour Maroteau, pour ce jeune homme, qui, poëte à dix-sept ans, soldat patriote à vingt ans, a eu, dans le funèbre printemps de 1871, un accès de fièvre, a écrit le cauchemar de cette fièvre, et aujourd’hui, pour cette page fatale, va, à vingt-deux ans, si l’on n’y met ordre, être fusillé, et mourir avant presque d’avoir vécu. Un homme condamné à mort pour un article de journal, cela ne s’était pas encore vu. Vous demandez la vie pour ce condamné.

Moi, je la demande pour tous. Je demande la vie pour Maroteau ; je demande la vie pour Rossel, pour Ferré, pour Lullier, pour Crémieux ; je demande la vie pour ces trois malheureuses femmes, Marchais, Suétens et Papavoine, tout en reconnaissant que, dans ma faible intelligence, il est prouvé qu’elles ont porté des écharpes rouges, que Papavoine est un nom effroyable, et qu’on les a vues dans les barricades, pour combattre, selon leurs accusateurs, pour ramasser les blessés, selon elles. Une chose m’est prouvée encore, c’est que l’une d’elles est mère et que, devant son arrêt de mort, elle a dit : C’est bien ; mais qui est-ce qui nourrira mon enfant ?

Je demande la vie pour cet enfant.

Laissez-moi m’arrêter un instant.

Qui est-ce qui nourrira mon enfant ? Toute la plaie sociale est dans ce mot. Je sais que j’ai été ridicule la semaine dernière en demandant, en présence des malheurs de la France, l’union entre les français, et que je vais être ridicule cette semaine en demandant la vie pour des condamnés. Je m’y résigne. Ainsi voilà une mère qui va mourir, et voilà un petit enfant qui va mourir aussi, par contre-coup. Notre justice a de ces réussites. La mère est-elle coupable ? Répondez oui ou non. L’enfant l’est-il ? Essayez de répondre oui.

Je le déclare, je suis troublé à l’idée de cette innocence qui va être punie de nos fautes ; la seule excuse de la pénalité irréparable, c’est la justesse ; rien n’est sinistre comme la loi frappant à côté. La justice humaine tarissant brusquement les sources de la vie aux lèvres d’un enfant étonne la justice divine ; ce démenti donné à l’ordre au nom de l’ordre est étrange ; il n’est pas bon que nos chétifs codes transitoires et nos sentences myopes d’ici-bas indignent là-haut les lois éternelles ; on n’a pas le droit de frapper la mère quand on frappe en même temps l’enfant. Il me semble entendre la profonde voix de l’inconnu dire aux hommes : Eh bien, qu’est-ce que vous faites donc là ? Et je suis inquiet quand je vois se tourner avec stupeur vers la société le sombre regard de la nature.

Je quitte ce petit condamné, et je reviens aux autres.

Aux yeux de ceux à qui l’apparence de l’ordre suffit, les arrêts de mort ont un avantage ; c’est qu’ils font le silence. Pas toujours. Il est périlleux de produire violemment un faux calme. Les exécutions politiques prolongent souterrainement la guerre civile.

Mais on me dit : — Ces êtres misérables, dont la mise à mort vous préoccupe, n’ont rien à voir avec la politique, là-dessus tout le monde est d’accord ; ce sont des délinquants vulgaires, coupables de méfaits ordinaires, prévus par la loi pénale de tous les temps.

Entendons-nous.

Que tout le monde soit d’accord sur l’excellence de ces condamnations, peu m’importe. Quand il s’agit de juger un ennemi, mettons-nous en garde contre les consentements furieux de la foule et contre les acclamations de notre propre parti ; examinons autour de nous l’état de rage, qui est un état de folie ; ne nous laissons pas pousser même vers les sévérités que nous souhaitons ; craignons la complaisance de la colère publique. Défions-nous de certains mots, tels que délits ordinaires, crimes communs, mots souples et faciles à ajuster à des sentences excessives ; ces mots-là ont l’inconvénient d’être commodes ; en politique, ce qui est commode est dangereux. N’acceptons pas les services que peuvent rendre des définitions mal faites ; l’élasticité des mots correspond à la lâcheté des hommes. Cela obéit trop.

Confondre Marat avec Lacenaire est aisé et mène loin.

Certes, la Chambre introuvable, je parle de celle de 1815, si elle fût arrivée vingt ans plus tôt, et si le hasard l’eût faite victorieuse de la Convention, aurait trouvé d’excellentes raisons pour déclarer la république scélérate ; 1815 eût déclaré 93 justiciable de la pénalité ordinaire ; les massacres de septembre, les meurtres d’évêques et de prêtres, la destruction des monuments publics, l’atteinte aux propriétés privées, n’eussent point fait défaut à son réquisitoire ; la Terreur blanche eût instrumenté judiciairement contre la Terreur rouge ; la chambre royaliste eût proclamé les conventionnels atteints et convaincus de délits communs prévus et punis par le code criminel ; elle les eût envoyés à la potence et à la roue, supplices restaurés avec la monarchie ; elle aurait vu en Danton un égorgeur, en Camille Desmoulins un provocateur au meurtre, en Saint-Just un assassin, en Robespierre un malfaiteur pur et simple ; elle leur eût crié à tous : Vous n’êtes pas des hommes politiques ! Et l’opinion publique aurait dit : C’est vrai ! jusqu’au jour où la conscience humaine aurait dit : C’est faux !

Il ne suffit pas qu’une assemblée ou un tribunal, même traînant des sabres, dise : — Une chose est, — pour qu’elle soit. On n’introduit pas de décret dans la conscience de l’homme. Le premier étourdissement passé, elle se recueille et examine. Les faits mixtes ne peuvent être appréciés comme des faits simples ; le mot, troubles publics, n’est pas vide de sens ; il y a des événements complexes où à une certaine quantité d’attentat se mêle une certaine quantité de droit. Quand la commotion a cessé, quand les fluctuations sont finies, l’histoire arrive avec son instrument de précision, la raison, et répond ceci aux premiers juges : — 93 a sauvé le territoire, la Terreur a empêché la trahison, Robespierre a fait échec à la Vendée et Danton à l’Europe, le régicide a tué la monarchie, le supplice de Louis XVI a rendu impossible dans l’avenir le supplice de Damiens, la spoliation des émigrés a restitué le champ au laboureur et la terre au peuple, Lyon et Toulon foudroyés ont cimenté l’unité nationale ; vingt crimes, total : un bienfait, la Révolution française.

J’entends garder les proportions, et je n’assimile les condamnés d’aujourd’hui aux gigantesques lutteurs d’autrefois qu’en ce point : eux aussi sont des combattants révolutionnaires ; à eux aussi on ne peut reprocher que des faits politiques ; l’histoire écartera d’eux ces qualifications, délits communs, crimes ordinaires ; et, en leur infligeant la peine capitale, que fait-on ? on rétablit l’échafaud politique.

Ceci est effrayant.

Pas en arrière. Démenti au progrès. Babeuf, Aréna, Ceracchi, Topino-Lebrun, Georges Cadoudal, Mallet, Lahorie, Guidai, Ney, Labédoyère, Didier, les frères Faucher, Pleignier, Carbonneau, Tolleron, les quatre sergents de la Rochelle, Alibeau, Cirasse, Charlet, Cuisinier, Orsini, reparaissent. Rentrée des spectres.

Retourner vers les ténèbres, faire rétrograder l’immense marche humaine, rien de plus insensé. En civilisation, on ne recule jamais que vers le précipice.

Certes, Rossel, Maroteau, Gaston Crémieux et les autres, ces créatures humaines en péril, cela m’émeut ; mais ce qui m’émeut plus encore, c’est la civilisation en danger.

Mais, reprend-on, c’est justement pour éviter le précipice que nous reculons. Vous le voyez derrière, nous le voyons devant. Pour nous comme pour vous, il s’agit du salut social. Vous le voyez dans la clémence, nous le voyons dans le châtiment.

Soit. J’accepte la discussion posée ainsi.

C’est la vieille querelle du juste et de l’utile. Nous avons pour nous le juste, cherchons si vous avez pour vous l’utile.

Voilà des condamnés à mort. Qu’en va-t-on faire ? Les exécuter ?

Il s’agit du salut public, dites-vous. Plaçons-nous à ce point de vue. De deux choses l’une : ou cette exécution est nécessaire, ou elle ne l’est pas.

Si elle n’est pas nécessaire, de quel nom la qualifier ? La mort pour la mort, l’échafaud pour l’échafaud, histoire de s’entretenir la main, l’art pour l’art, c’est hideux.

Si elle est nécessaire, c’est qu’elle sauve la société.

Examinons.

À l’heure qu’il est, quatre questions sont pendantes, la question monétaire, la question politique, la question nationale, la question sociale ; c’est-à-dire que les quatre équilibres, qui sont notre vie même, sont compromis, l’équilibre financier par la question monétaire, l’équilibre légal par la question politique, l’équilibre extérieur par la question nationale, l’équilibre intérieur par la question sociale. La civilisation a ses quatre vents ; les voilà qui soufflent tous à la fois. Immense ébranlement. On entend le craquement de l’édifice ; les fondations se lézardent, les colonnes plient, les piliers chancellent, toute la charpente penche ; les anxiétés sont inouïes. La question politique et la question nationale s’enchevêtrent ; nos frontières perdues exigent la suppression de toutes les frontières ; la fédération des peuples seule peut le faire pacifiquement, les États-Unis d’Europe sont la solution, et la France ne reprendra sa suprématie que par la république française transformée en république continentale ; but sublime, ascension vertigineuse, sommet de civilisation ; comment y atteindre ? En même temps, le problème monétaire complique le problème social ; des perspectives obscures s’ouvrent de toutes parts, d’un côté les colonisations lointaines, la recherche des pays de l’or, l’Australie, la Californie, les transmigrations, les déplacements de peuples ; de l’autre côté, la monnaie fiduciaire, le billet de banque à revenu, la propriété démocratisée, la réconciliation du travail avec le capital par le billet à rente ; difficultés sans nombre, qui se résoudront un jour en bien-être et en lumière, et qui à cette heure se résument en misères et en souffrances. Telle est la situation. Et maintenant voici le remède : tuer Maroteau, tuer Lullier, tuer Ferré, tuer Rossel, tuer Crémieux ; tuer ces trois malheureuses, Suétens, Marchais et Papavoine ; il n’y a entre l’avenir et nous que l’épaisseur de quelques cadavres utiles à la prospérité publique ; et plus rien ne frémira, et le crédit s’affermira, et la confiance renaîtra, et les inquiétudes s’évanouiront, et l’ordre sera fondé, et la France sera rassurée quand on entendra la voix d’un petit enfant appeler sa mère morte dans les ténèbres.

Ainsi, à cette heure tellement extraordinaire qu’aucun peuple n’en a jamais eu de pareille, sept ou huit tombes, voilà notre ressource ; et quand l’homme d’état, accoudé sur sa table, la tête dans ses mains, épelant des chiffres terribles, étudiant une carte déchirée, sondant les défaites, les catastrophes, les déroutes, les capitulations, les trahisons, les ignominies, les affreuses paix signées, la France épuisée d’or par les cinq milliards extorqués et de sang par les deux provinces arrachées, le profond tremblement de terre de Paris, les écroulements, les engloutissements, les désastres, les décombres qui pendent, l’ignorance, la misère, les menaces des ruines, songe à l’effrayant avenir ; quand, pensif devant tant d’abîmes, il demande secours à l’inconnu ; quand il réclame le Turgot qu’il faudrait à nos finances, le Mirabeau qu’il faudrait à nos assemblées, l’Aristide qu’il faudrait à notre magistrature, l’Annibal qu’il faudrait à nos armées, le Christ qu’il faudrait à notre société ; quand il se penche sur l’ombre et la supplie de lui envoyer la vérité, la sagesse, la lumière, le conseil, la science, le génie ; quand il évoque dans sa pensée le Deus ex machina, le pilote suprême des grands naufrages, le guérisseur des plaies populaires, l’archange des nations en détresse, le sauveur ; il voit apparaître qui ? un fossoyeur, la pelle sur l’épaule.

Victor Hugo.

III

À M. ROBERT HYENNE

redacteur en chef
DE LA DÉMOCRATIE DU MIDI
Paris, 2 décembre 1871.

Mon vaillant confrère, les souvenirs que vous me rappelez sont gravés en moi ; depuis longtemps je vous connais et je vous estime. Vous avez été l’ami de l’exil ; vous êtes aujourd’hui le combattant de la vérité et de la liberté. Votre talent et votre courage sont pour votre journal, la Démocratie du Midi, un double gage de succès.

Nous traversons une crise fatale. Après l’invasion, le terrorisme réactionnaire. 1871 est un 1815, pire. Après les massacres, voici l’échafaud politique rétabli. Quels revenants funestes ! Trestaillon avait reparu en juin, Bellart reparaît en novembre. À l’odieux assassinat de Clément Thomas et de Lecomte, à l’abominable meurtre des otages, quelles répliques sanglantes ! Quel grossissement de l’horreur par l’horreur ! Quelle calamité pour la France que ce duel de la Commune et de l’Assemblée !

La civilisation est en danger ; nous sentons un affreux glissement sur la pente féroce. J’ai écrit :

Personne n’est méchant, et que de mal on fait !

Avertissons toutes ces pauvres consciences troublées. Si le gouvernement est myope, tâchons qu’il ne soit pas sourd. Crions : Amnistie ! amnistie ! assez de sang ! assez de victimes ! qu’on fasse enfin grâce à la France ! c’est elle qui saigne. — On a ôté la parole au Rappel ; vous tous qui l’avez encore, répétez son vaillant cri : Pitié ! pardon ! fraternité ! Ne nous lassons pas, recommençons sans cesse. Demandons la paix et donnons l’alarme. Sonnons le tocsin de la clémence.

Je m’aperçois que c’est aujourd’hui le 2 décembre. Il y a vingt ans à pareille heure, je luttais contre un crime, j’étais traqué, et averti que, si l’on me prenait, on me fusillerait. Tout est bien, luttons.

Cher confrère, je vous serre la main.

Victor Hugo.

IV

LE MANDAT CONTRACTUEL

Le 19 décembre, M. Victor Hugo reçut la lettre qu’on va lire :

Paris, le 19 décembre 1871.
Monsieur,

En face d’une Assemblée qui méconnaît le mandat dont elle a été revêtue, il est nécessaire de faire passer dans les mœurs un grand principe, le mandat impératif.

À vous, la première gloire de la France, il appartient de donner au monde un grand exemple et de frapper un grand coup sur nos vieilles institutions[1].

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Vous penserez sans doute que votre acceptation du mandat impératif serait un grand acte de patriotisme et assurerait pour toujours le triomphe de cette institution.

Nous vous prions de vouloir bien nous donner votre adhésion.

Les membres du Comité électoral de la rue Bréa.
DE LAVÉNAT, E. DIVE, BASSET, J.-C. CHAIGNEAU,
ÉDOUARD DE LUZE, PAULIAT, MONPROFIT, ROSEL.  

M. Victor Hugo ne pouvait accepter le mandat impératif, la conscience ne reçoit pas d’ordres ; mais il pouvait et il sentit qu’il devait prendre l’initiative de la transformation du mandat impératif en mandat contractuel, c’est-à-dire réaliser plus sûrement le progrès électoral par le contrat librement débattu et consenti entre le mandant et le mandataire.

Ne voulant pas influencer le choix du peuple, il s’abstint de paraître aux réunions électorales, l’état de siège ôtant d’ailleurs toute liberté à ces réunions.

La déclaration suivante y fut lue en son nom :

DÉCLARATION

Je suis de ceux qui pensent qu’aucune pression ne doit être exercée sur le choix du peuple.

Plus le choix sera libre, plus il sera grand.

Plus le choix sera spontané, plus il sera significatif.

Le bon citoyen ne s’offre ni ne se refuse. Il est à la disposition du devoir.

Les devoirs d’un représentant du peuple et surtout d’un représentant de l’admirable peuple de Paris sont aujourd’hui plus sérieux que jamais.

J’en comprends toute l’étendue.

Je suis prêt, quant à moi, à donner l’exemple de l’acceptation du mandat contractuel bien autrement efficace et obligatoire que le mandat impératif.

Le mandat contractuel, c’est-à-dire le contrat synallagmatique entre le mandant et le mandataire, crée, entre l’électeur et l’élu, l’identité absolue du but et des principes.

Le choix que le peuple de Paris fera le 7 janvier doit signifier : république, négation de toute monarchie sous quelque forme que ce soit ; amnistie ; abolition de la peine de mort en matière politique et en toute matière ; rentrée de l’Assemblée à Paris ; levée de l’état de siège ; dissolution de l’Assemblée dans le plus bref délai possible.

Le devoir est la loi de ma vie. Je le ferai hors de l’Assemblée comme dans l’Assemblée,

Victor Hugo.
28 décembre 1871.

En même temps furent publiées, par les soins des comités, les deux pièces suivantes :

le comité électoral de la rue bréa et le comité électoral
des travailleurs, aux électeurs de la seine.

Le grand citoyen qui s’est fait, depuis vingt ans, le champion le plus ardent de la démocratie, vient d’accomplir l’un des actes les plus considérables de sa vie. Le premier, Victor Hugo avait pris la défense de Paris contre les violences de la réaction ; le premier, il avait réclamé l’amnistie et protesté, au nom du droit d’asile, contre la coupable faiblesse de la Belgique ; plus tard, il implorait la grâce des condamnés à mort.

Aujourd’hui Victor Hugo vient de signer avec le peuple de Paris un contrat qui en fait son représentant nécessaire.

Victor Hugo et Paris, la grande ville et le grand poëte, ne font plus qu’un.

Parisiens ! et vous surtout, travailleurs ! vous n’avez qu’un nom

à déposer dans l’urne ; il faut que ce nom soit celui de Victor Hugo.
MANDAT CONTRACTUEL
arrêté par le comité de la rue bréa et par le comité électoral
des travailleurs, adopté dans différentes réunions publiques.

Considérant que le mandat contractuel est le seul moyen qui mette en évidence la volonté ferme et nette du collège électoral,

Les électeurs ont arrêté le programme suivant qui est adopté par le représentant qui sera nommé le 7 janvier 1872 :

1. Amnistie pour tous les crimes et délits politiques. — Enquête sur les événements de mai et juin 1871. — Abolition de la peine de mort en toutes matières.

2. Proclamation définitive de la république. — Dissolution dans le plus bref délai de l’assemblée actuelle et nomination d’une assemblée constituante chargée de faire une constitution républicaine.

3. Retour à Paris du gouvernement et de l’Assemblée. — Levée de l’état de siège à Paris et dans les départements.

4. Service militaire obligatoire et personnel pour tout citoyen de la république française, sauf les seuls cas d’incapacité physique.

5. Instruction primaire, gratuite, obligatoire et laïque. — Instruction secondaire, gratuite et laïque.

6. Séparation absolue de l’église et de l’état. — Rétribution des ministres de tout culte à la charge exclusive de ceux qui les emploient.

7. Liberté absolue d’association. — Liberté de réunion. — Liberté de la presse. — Abolition des procès de presse, excepté en matière civile.

8. Nomination à l’élection des maires et adjoints de toutes les communes, sans aucune exception.

9. Restitution au département, à l’arrondissement, au canton et à la commune de tout ce qui est de leur ressort.

10. Réforme de la magistrature. — Suppression de l’inamovibilité. — Extension des attributions du jury.

11. Impôt vraiment proportionnel sur le revenu.

12. Exclusion de toutes les monarchies, sous quelque forme qu’elles se présentent.

13. Le programme ci-dessus constitue un mandat contractuel, que le représentant a accepté et signé.

14. La sanction qui doit consacrer le mandat contractuel sera la démission du représentant, qui pourra, dans le cas d’infraction au présent contrat, lui être demandée par un jury d’honneur tiré au sort parmi les représentants républicains de l’Assemblée, ayant signé, eux aussi, le mandat contractuel.

Paris, le 28 décembre 1871.
Victor Hugo.
Les délégués du comité électoral de la rue Bréa,
de lannessan, pauliat, monprofit.
Les délégués du comité électoral des travailleurs,
pierre cénac, bonhoure.

V

ÉLECTION DU 7 JANVIER 1872

(seine.)

Résultat du scrutin

M. Vautrain 
 122,435 voix.
M. Victor Hugo 
 95,900 —ix.

Le lendemain de l’élection, le 8 janvier, M. Victor Hugo adressa au peuple de Paris les paroles qu’on va lire :

AU PEUPLE DE PARIS

Paris ne peut échouer. Les échecs apparents couvrent des triomphes définitifs. Les hommes passent, le peuple reste. La ville que l’Allemagne n’a pu vaincre ne sera pas vaincue par la réaction.

À de certaines époques étranges, la société a peur et demande secours aux impitoyables. La violence seule a la parole, les implacables sont les sauveurs ; être sanguinaire, c’est avoir du bon sens. Le vae victis devient la raison d’état ; la compassion semble une trahison, et on lui impute les catastrophes. On tient pour ennemi public l’homme atteint de cette folie, la clémence ; Beccaria épouvante, et Las Casas fait l’effet de Marat.

Ces crises où la peur engendre la terreur durent peu ; leur emportement même les précipite. Au bout de peu de temps, l’ordre faux que fait le sabre est vaincu par l’ordre vrai que fait la liberté. Pour obtenir cette victoire, aucune lutte violente n’est nécessaire. La marche en avant du genre humain ébranle pacifiquement ce qui doit tomber. Le pas grave et mesuré du progrès suffit pour l’écroulement des choses fausses.

Ce que Paris veut sera. Des problèmes sont posés ; ils auront leur solution, et cette solution sera fraternelle. Paris veut l’apaisement, la concorde, la guérison des plaies sociales. Paris veut la fin des guerres civiles. La fin des guerres ne s’obtient que par la fin des haines. Comment finissent les haines ? Par l’amnistie.

L’amnistie, aujourd’hui, est la condition profonde de l’ordre.

Le grand peuple de Paris, méconnu et calomnié à cause de sa grandeur même, aura raison de tous les obstacles. Il triomphera par le calme et la volonté. Le suffrage universel a beau avoir des éclipses, il est l’unique mode de gouvernement ; le suffrage universel, c’est la puissance, bien supérieure à la force. Désormais, tout par le vote, rien par le fusil. La justice et la vérité ont une clarté souveraine. Le passé ne se tient pas debout en face de l’avenir. Une ville comme Versailles, qui représente la royauté, ne peut être longtemps regardée fixement par une ville comme Paris, qui personnifie la république.

Victor Hugo.
Paris, 8 janvier 1871.

VI

FUNÉRAILLES D’ALEXANDRE DUMAS

Alexandre Dumas était mort pendant le siége de Paris, hors de Paris. Le 16 avril 1872, son cercueil fut transporté à Villers-Cotterets, lieu de sa naissance. À cette occasion, M. Victor Hugo adressa à M. Alexandre Dumas fils la lettre qu’on va lire :

Paris, 15 avril 1872.
Mon cher confrère,

J’apprends par les journaux que demain 16 avril doivent avoir lieu à Villers-Cotterets les funérailles d’Alexandre Dumas.

Je suis retenu près d’un enfant malade, et je ne pourrai aller à Villers-Cotterets. C’est pour moi un regret profond.

Mais, je veux du moins être près de vous et avec vous par le cœur. Dans cette douloureuse cérémonie, je ne sais si j’aurais pu parler, les émotions poignantes s’accumulent dans ma tête, et voilà bien des tombeaux qui s’ouvrent coup sur coup devant moi ; j’aurais essayé pourtant de dire quelques mots. Ce que j’aurais voulu dire, laissez-moi vous l’écrire.

Aucune popularité, en ce siècle, n’a dépassé celle d’Alexandre Dumas ; ses succès sont mieux que des succès, ce sont des triomphes ; ils ont l’éclat de la fanfare. Le nom d’Alexandre Dumas est plus que français, il est européen ; il est plus qu’européen, il est universel. Son théâtre a été affiché dans le monde entier ; ses romans ont été traduits dans toutes les langues.

Alexandre Dumas est un de ces hommes qu’on pourrait appeler les semeurs de civilisation ; il assainit et améliore les esprits par on ne sait quelle clarté gaie et forte ; il féconde les âmes, les cerveaux, les intelligences ; il crée la soif de lire ; il creuse le cœur humain, et il l’ensemence. Ce qu’il sème, c’est l’idée française. L’idée française contient une quantité d’humanité telle, que partout où elle pénètre, elle produit le progrès. De là, l’immense popularité des hommes comme Alexandre Dumas.

Alexandre Dumas séduit, fascine, intéresse, amuse, enseigne. De tous ses ouvrages, si multiples, si variés, si vivants, si charmants, si puissants, sort l’espèce de lumière propre à la France.

Toutes les émotions les plus pathétiques du drame, toutes les ironies et toutes les profondeurs de la comédie, toutes les analyses du roman, toutes les intuitions de l’histoire, sont dans l’œuvre surprenante construite par ce vaste et agile architecte.

Il n’y a pas de ténèbres dans cette œuvre, pas de mystère, pas de souterrain ; pas d’énigme, pas de vertige ; rien de Dante, tout de Voltaire et de Molière ; partout le rayonnement, partout le plein midi, partout la pénétration de la clarté. Les qualités sont de toute sorte, et innombrables. Pendant quarante ans, cet esprit s’est dépensé comme un prodige.

Rien ne lui a manqué, ni le combat, qui est le devoir, ni la victoire, qui est le bonheur.

Cet esprit était capable de tous les miracles, même de se léguer, même de se survivre. En partant, il a trouvé moyen de rester. Cet esprit, nous ne l’avons pas perdu. Vous l’avez.

Votre père est en vous, votre renommée continue sa gloire.

Alexandre Dumas et moi, nous avions été jeunes ensemble. Je l’aimais et il m’aimait. Alexandre Dumas n’était pas moins haut par le cœur que par l’esprit. C’était une grande âme bonne.

Je ne l’avais pas vu depuis 1857 ; il était venu s’asseoir à mon foyer de proscrit, à Guernesey, et nous nous étions donné rendez-vous dans l’avenir et dans la patrie.

En septembre 1870, le moment est venu, le devoir s’est transformé pour moi ; j’ai dû retourner en France.

Hélas ! le même coup de vent a des effets contraires.

Comme je rentrais dans Paris, Alexandre Dumas venait d’en sortir. Je n’ai pas eu son dernier serrement de main.

Aujourd’hui je manque à son dernier cortège. Mais son âme voit la mienne. Avant peu de jours, — bientôt je le pourrai, j’espère, — je ferai ce que je n’ai pu faire en ce moment, j’irai, solitaire, dans ce champ où il repose, et cette visite qu’il a faite à mon exil, je la rendrai à son tombeau.

Cher confrère, fils de mon ami, je vous embrasse.

Victor Hugo.

VII

AUX RÉDACTEURS

de
LA RENAISSANCE
Paris, 1er mai 1872.
Mes jeunes confrères,

Ce serrement de main que vous me demandez, je vous l’envoie avec joie. Courage ! Vous réussirez. Vous n’êtes pas seulement des talents, vous êtes des consciences ; vous n’êtes pas seulement de beaux et charmants esprits, vous êtes de fermes cœurs. C’est de cela que l’heure actuelle a besoin.

Je résume d’un mot l’avenir de votre œuvre collective : devoir accompli, succès assuré.

Nous venons d’assister à des déroutes d’armées ; le moment est arrivé où la légion des esprits doit donner. Il faut que l’indomptable pensée française se réveille et combatte sous toutes les formes. L’esprit français possède cette grande arme, la langue française, c’est-à-dire l’idiome universel. La France a pour auditoire le monde civilisé. Qui a l’oreille prend l’âme. La France vaincra. On brise une épée, on ne brise pas une idée. Courage donc, vous, combattants de l’esprit !

Le monde a pu croire un instant à sa propre agonie. La civilisation sous sa forme la plus haute, qui est la république, a été terrassée par la barbarie sous sa forme la plus ténébreuse, qui est l’empire germanique. Éclipse de quelques minutes. L’énormité même de la victoire la complique d’absurdité. Quand c’est le moyen âge qui met la griffe sur la révolution, quand c’est le passé qui se substitue à l’avenir, l’impossibilité est mêlée au succès, et l’ahurissement du triomphe s’ajoute à la stupidité du vainqueur. La revanche est fatale. La force des choses l’amène. Ce grand dix-neuvième siècle, momentanément interrompu, doit reprendre et reprendra son œuvre ; et son œuvre, c’est le progrès par l’idéal. Tâche superbe. L’art est l’outil, les esprits sont les ouvriers.

Faites votre travail, qui fait partie du travail universel.

J’aime le groupe des talents nouveaux. Il y a aujourd’hui un beau phénomène littéraire qui rappelle un magnifique moment du seizième siècle. Toute une génération de poëtes fait son entrée. C’est, après trois cents ans, dans le couchant du dix-neuvième siècle, la pléiade qui reparaît. Les poëtes nouveaux sont fidèles à leur siècle ; de là leur force. Ils ont en eux la grande lumière de 1830 ; de là leur éclat. Moi qui approche de la sortie, je salue avec bonheur le lever de cette constellation d’esprits sur l’horizon.

Oui, mes jeunes confrères, oui, vous serez fidèles à votre siècle et à votre France. Vous ferez un journal vivant, puissant, exquis. Vous êtes de ceux qui combattent quand ils raillent, et votre rire mord. Rien ne vous distraira du devoir. Même quand vous en semblerez le plus éloignés, vous ne perdrez jamais de vue le grand but : venger la France par la fraternité des peuples, défaire les empires, faire l’Europe. Vous ne parlerez jamais de défaillance ni de décadence. Les poëtes n’ont pas le droit de dire des mots d’hommes fatigués.

Je suivrai des yeux votre effort, votre lutte, votre succès. C’est par le journal envolé en feuilles innombrables que la civilisation essaime. Vous vous en irez par le monde, cherchant le miel, aimant les fleurs, mais armés. Un journal comme le vôtre, c’est de la France qui se répand, c’est de la colère spirituelle et lumineuse qui se disperse ; et ce journal sera, certes, importun à la pesante masse tudesque victorieuse, s’il la rencontre sur son passage ; la légèreté de l’aile sert la furie de l’aiguillon ; qui est agile est terrible ; et, dans sa Forêt-Noire, le lourd caporalisme allemand, assailli par toutes les flèches qui sortent du bourdonnement parisien, pourra bien connaître le repentir que donnent à l’ours les ruches irritées.

Encore une fois, courage, amis !

VIII

AUX RÉDACTEURS

du
PEUPLE SOUVERAIN
Chers amis,

Depuis trois ans, avec le Rappel, vous parlez au peuple. Avec votre nouveau journal, vous allez lui parler de plus près encore.

Parler au peuple sans cesse, et tâcher de lui parler toujours de plus en plus près, c’est un devoir, et vous faites bien de le remplir.

Je me suis souvent figuré un immense livre pour le peuple. Ce livre serait le livre du fait, rien de plus en apparence, et en réalité le livre de l’idée. Le fait est identique au nuage ; il sort de nous et plane sur nous ; c’est une forme flottante propre à notre milieu, qui passe, qui contient de l’ascension et de la chute, qui résulte de nous et retombe sur nous, en ombre, en pluie, en tempête, en fécondation, en dévastation, en enseignement. Le livre que je m’imagine saisirait cet enseignement, il préciserait le contour et l’ombre de chaque fait. Il conclurait. Conclure est donné à l’homme. Créer, l’œil fixé sur l’idéal ; conclure, l’œil fixé sur l’absolu ; c’est à peu près là toute notre puissance. Ce livre serait le registre de la vie populaire, et, en marge de ce que fait la destinée, il mettrait ce que dit la conscience. De la loi de tout il déduirait la loi de tous. Il sèmerait la crainte utile de l’erreur. Il inquiéterait le législateur, il inquiéterait le juré ; il déconseillerait l’irrévocable et avertirait le prêtre ; il déconseillerait l’irréparable et avertirait le juge. Rapidement, par le simple récit et par la seule façon de présenter le fait, il en montrerait le sens philosophique et social. D’une audience de cour d’assises, il extrairait l’horreur de la peine de mort ; d’un débat parlementaire, il extrairait l’amour de la liberté. D’une défaite nationale, il extrairait de la volonté et de la fierté ; car, pour un peuple qui a sa régénération morale à opérer, il vaut mieux être vaincu que vainqueur ; un vaincu est forcé de périr ou de grandir. La stagnation de la gloire se comprend, la stagnation de la honte, non. Ce livre dirait cela. Ce livre n’admettrait aucun empiétement, pas plus sur une idée que sur un territoire. En même temps qu’il déshonorerait les conquêtes, il ferait obstacle aux damnations. Il réhabiliterait et rassurerait. Il dirait, redirait et redirait la parole de mansuétude et de clémence ; il parlerait à ceux qui sont en liberté de ceux qui sont en prison ; il serait importun aux heureux par le rappel des misérables ; il empêcherait l’oubli de ce qui est lointain et de ce qui semble perdu ; il n’accepterait pas les fausses guérisons ; il ne laisserait pas se fermer les ulcères sous une peau malsaine ; il panserait la plaie, dût-il indigner le blessé ; il tâcherait d’inspirer au fort le respect du faible, à l’homme le respect de la femme, au couronné le respect du calomnié, à l’usurpateur le respect du souverain, à la société le respect de la nature, à la loi le respect du droit. Ce livre haïrait la haine. Il réconcilierait le frère avec le frère, l’aîné avec le puîné, le bourgeois avec l’ouvrier, le capital avec le travail, l’outil avec la main. Il aurait pour effort de produire la vertu d’abord, la richesse ensuite, le bien-être matériel étant vain s’il ne contient le bien-être moral, aucune bourse pleine ne suppléant à l’âme vide. Ce livre observerait, veillerait, épierait ; il ferait le guet autour de la civilisation ; il n’annoncerait la guerre qu’en dénonçant la monarchie ; il dresserait le bilan de faillite de chaque bataille, supputerait les millions, compterait les cadavres, cuberait le sang versé, et ne montrerait jamais les morts sans montrer les rois. Ce livre saisirait au passage, coordonnerait, grouperait tout ce que l’époque a de grand, le dévouement héroïque, l’œuvre célèbre, la parole éclatante, le vers illustre, et ferait voir le profond lien entre un mot de Corneille et une action de Danton. Dans l’intérêt de tous et pour le bien de tous, il offrirait des modèles et il ferait des exemples ; il éclairerait, malgré elle et malgré lui, la vertu qui aime l’ombre et le crime qui cherche les ténèbres ; il serait le livre du bien dévoilé et du mal démasqué. Ce livre serait à lui seul presque une bibliothèque. Il n’aurait pour ainsi dire pas de commencement, se rattachant à tout le passé, et pas de fin, se ramifiant dans tout l’avenir. Telle serait cette bible immense. Est-ce une chimère qu’un tel livre ? Non, car vous allez le faire.

Qu’est-ce que c’est que le journal à un sou ? C’est une page de ce livre.

Certes, le mot bible n’est pas de trop. La page, c’est le jour ; le volume, c’est l’année ; le livre, c’est le siècle. Toute l’histoire bâtie, heure par heure, par les événements, toute la parole dite par tous les verbes, mille langues confuses dégageant les idées nettes. Sorte de bonne Babel de l’esprit humain.

Telle est la grandeur de ce qu’on appelle le petit journal.

Le journal à un sou, tel que vous le comprenez, c’est la réalité racontée comme La Fontaine raconte la fable, avec la moralité en regard ; c’est l’erreur raturée, c’est l’iniquité soulignée, c’est la torsion du vrai redressée ; c’est un registre de justice ouvert à la confrontation de tous les faits ; c’est une vaste enquête quotidienne, politique, sociale, humaine ; c’est le flocon de blancheur et de pureté qui passe ; c’est la manne, la graine, la semence utilement jetée au vent ; c’est la vérité éternelle émiettée jour par jour. Œuvre excellente qui a pour but de condenser le collectif dans l’individuel, et de donner à tout peuple un cœur d’honnête homme, et à tout homme une âme de grand peuple.

Faites cela, amis. Je vous serre la main.

Paris, 14 mai 1872.

IX

RÉPONSE AUX ROMAINS

En mai 1872, le peuple romain fit une adresse au peuple français. Victor Hugo fut choisi par les romains comme intermédiaire entre les deux peuples.

En cette qualité, il dut répondre. Voici sa réponse :

Citoyens de Rome et du monde,

Vous venez de faire du haut du Janicule une grande chose.

Vous, peuple romain, par-dessus tous les abîmes qui séparent aujourd’hui les nations, vous avez tendu la main au peuple français.

C’est-à-dire qu’en présence de ces trois empires monstres, l’un qui porte le glaive et qui est la guerre, l’autre qui porte le knout et qui est la barbarie, l’autre qui porte la tiare et qui est la nuit, en présence de ces trois formes spectrales du moyen âge reparues sur l’horizon, la civilisation vient de s’affirmer La mère, qui est l’Italie, a embrassé la fille, qui est la France ; le Capitole a acclamé l’Hôtel de Ville ; le mont Aventin a fraternisé avec Montmartre et lui a conseillé l’apaisement ; Caton a fait un pas vers Barbès ; Rienzi a pris le bras de Danton ; le monde romain s’est incliné devant les États-Unis d’Europe ; et l’illustre république du passé a salué l’auguste république de l’avenir.

À de certaines heures sinistres, où l’obscurité monte, où le silence se fait, où il semble qu’on assiste à on ne sait quelle coalition des ténèbres, il est bon que les puissants échos de l’histoire s’éveillent et se répondent ; il est bon que les tombeaux prouvent qu’ils contiennent de l’aurore ; il est bon que le rayon sorti des sépulcres s’ajoute au rayon sorti des berceaux ; il est bon que toutes les formes de la lumière se mêlent et s’entr’aident ; et chez vous, italiens, toutes les clartés sont vivantes ; et lorsqu’il s’agit d’attester la pensée, qui est divine, et la liberté, qui est humaine, lorsqu’il s’agit de chasser les préjugés et les tyrans, lorsqu’il s’agit de manifester à la fois l’esprit humain et le droit populaire, qui donc prendra la parole si ce n’est cette alma parens qui, en fait de génies, a Dante égal à Homère, et, en fait de héros, Garibaldi égal à Thrasybule ?

Oui, la civilisation vous remercie. Le peuple romain fait bien de serrer la main au peuple français ; cette fraternité de géants est belle. Aucun découragement n’est possible devant de telles initiatives prises par de telles nations. On sent dans cette volonté de concorde l’immense paix de l’avenir. De tels symptômes font naître dans les cœurs toutes les bonnes certitudes.

Oui, le progrès sera ; oui, le jour luira ; oui, la délivrance viendra ; oui, la conscience universelle aura raison de tous les clergés, aussi bien de ceux qui s’appuient sur les codes que de ceux qui s’appuient sur les dogmes ; oui, les soi-disant hommes impeccables, prêtres ou juges, les infaillibles comme les inamovibles, confesseront la faiblesse humaine devant l’éternelle vérité et l’éternelle justice ; oui, l’irrévocable, l’irréparable et l’inintelligible disparaîtront ; oui, l’échafaud et la guerre s’évanouiront ; oui, le bagne sera ôté de la vie et l’enfer sera ôté de la mort. Courage ! Espoir ! Il est admirable que, devant les alliances malsaines des rois, les deux capitales des peuples s’entendent ; et l’humanité tout entière, consolée et rassurée, tressaille quand la grande voix de Rome parle à la grande âme de Paris.

Paris, 20 mai 1872.

X

QUESTIONS SOCIALES

L’ENFANT. — LA FEMME

§ 1. — L’Enfant.
À M. Trébois, Président de la Société des écoles laïques.
Monsieur,

Vous avez raison de le penser, j’adhère complètement à l’éloquente et irréfutable lettre que vous a adressée Louis Blanc. Je n’ai rien à y ajouter que ma signature. Louis Blanc est dans le vrai absolu et pose les réels principes de l’instruction laïque, aussi bien pour les femmes que pour les hommes.

Quant à moi, je vois clairement deux faits distincts, l’éducation et l’instruction. L’éducation, c’est la famille qui la donne ; l’instruction, c’est l’état qui la doit. L’enfant veut être élevé par la famille et instruit par la patrie. Le père donne à l’enfant sa foi ou sa philosophie ; l’état donne à l’enfant l’enseignement positif.

De là, cette évidence que l’éducation peut être religieuse et que l’instruction doit être laïque. Le domaine de l’éducation, c’est la conscience ; le domaine de l’instruction, c’est la science. Plus tard, dans l’homme fait, ces deux lumières se complètent l’une par l’autre.

Votre fondation d’enseignement laïque pour les jeunes filles est une œuvre logique et utile, et je vous applaudis.

Paris, 2 juin 1872.

§ 2. — La Femme.
À M. Leon Richer, Rédacteur en chef
de l’Avenir des Femmes.
Paris, le 8 juin 1872.2
Monsieur,

Je m’associe du fond du cœur à votre utile manifestation. Depuis quarante ans, je plaide la grande cause sociale à laquelle vous vous dévouez noblement.

Il est douloureux de le dire, dans la civilisation actuelle, il y a une esclave. La loi a des euphémismes ; ce que j’appelle une esclave, elle l’appelle une mineure. Cette mineure selon la loi, cette esclave selon la réalité, c’est la femme. L’homme a chargé inégalement les deux plateaux du code, dont l’équilibre importe à la conscience humaine ; l’homme a fait verser tous les droits de son côté et tous les devoirs du côté de la femme. De là un trouble profond. De là la servitude de la femme. Dans notre législation telle qu’elle est, la femme ne possède pas, elle n’este pas en justice, elle ne vote pas, elle ne compte pas, elle n’est pas. Il y a des citoyens, il n’y a pas de citoyennes. C’est là un état violent ; il faut qu’il cesse.

Je sais que les philosophes vont vite et que les gouvernants vont lentement ; cela tient à ce que les philosophes sont dans l’absolu, et les gouvernants dans le relatif ; cependant, il faut que les gouvernants finissent par rejoindre les philosophes. Quand cette jonction est faite à temps, le progrès est obtenu et les révolutions sont évitées. Si la jonction tarde, il y a péril.

Sur beaucoup de questions à cette heure, les gouvernants sont en retard. Voyez les hésitations de l’Assemblée à propos de la peine de mort. En attendant, l’échafaud sévit.

Dans la question de l’éducation, comme dans la question de la répression, dans la question de l’irrévocable qu’il faut ôter du mariage et de l’irréparable qu’il faut ôter de la pénalité, dans la question de l’enseignement obligatoire, gratuit et laïque, dans la question de la femme, dans la question de l’enfant, il est temps que les gouvernants avisent. Il est urgent que les législateurs prennent conseil des penseurs, que les hommes d’état, trop souvent superficiels, tiennent compte du profond travail des écrivains, et que ceux qui font les lois obéissent à ceux qui font les mœurs. La paix sociale est à ce prix.

Nous philosophes, nous contemplateurs de l’idéal social, ne nous lassons pas. Continuons notre œuvre. Étudions sous toutes ses faces, et avec une bonne volonté croissante, ce pathétique problème de la femme dont la solution résoudrait presque la question sociale tout entière. Apportons dans l’étude de ce problème plus même que la justice ; apportons-y la vénération ; apportons-y la compassion. Quoi ! il y a un être, un être sacré, qui nous a formés de sa chair, vivifiés de son sang, nourris de son lait, remplis de son cœur, illuminés de son âme, et cet être souffre, et cet être saigne, pleure, languit, tremble. Ah ! dévouons-nous, servons-le, défendons-le, secourons-le, protégeons-le ! Baisons les pieds de notre mère !

Avant peu, n’en doutons pas, justice sera rendue et justice sera faite. L’homme à lui seul n’est pas l’homme ; l’homme, plus la femme, plus l’enfant, cette créature une et triple constitue la vraie unité humaine. Toute l’organisation sociale doit découler de là. Assurer le droit de l’homme sous cette triple forme, tel doit être le but de cette providence d’en bas que nous appelons la loi.

Redoublons de persévérance et d’efforts. On en viendra, espérons-le, à comprendre qu’une société est mal faite quand l’enfant est laissé sans lumière, quand la femme est maintenue sans initiative, quand la servitude se déguise sous le nom de tutelle, quand la charge est d’autant plus lourde que l’épaule est plus faible ; et l’on reconnaîtra que, même au point de vue de notre égoïsme, il est difficile de composer le bonheur de l’homme avec la souffrance de la femme.


Les dames faisant partie du comité de la Société pour l’amélioration du sort des femmes écrivent à Victor Hugo :

« Illustre maître,

« Vous avez, a toutes les époques de votre vie, dans toutes les occasions, sous toutes les formes, pris le parti des faibles. Il n’est pas une liberté que vous n’ayez revendiquée, pas une cause juste que vous n’ayez défendue, pas une oppression contre laquelle vous ne vous soyez éloquemment élevé.

« Votre œuvre n’est qu’une longue et infatigable protestation contre l’abus de la force. Il y a dans votre cœur une commisération profonde pour tous les misérables. S’agit-il d’un peuple ? s’agit-il d’une classe ? s’agit-il d’un individu ? peu vous importe. Toute souffrance vous atteint et vous touche. Le droit est violé quelque part, en quelqu’un ; cela vous suffit.

« Pourquoi ? Parce que vous êtes l’homme du devoir.

« En ce siècle d’anarchie morale, où le privilège — contradiction bizarre ! — survit aux causes qui l’avaient produit et socialement consacré, vous proclamez l’égalité de tous et de toutes, vous affirmez la liberté individuelle et collective, vous affirmez la raison, vous affirmez l’inviolabilité de la conscience humaine.

« Et nous hésiterions — nous dont l’idée de justice est méconnue, à solliciter de votre dévouement l’appui que vous ne refusez à personne, pas même aux ignorants, ces attardés ! pas même aux coupables, ces autres ignorants ! Ce serait méconnaître tout à la fois l’irrésistible puissance de votre parole et l’incommensurable générosité de votre cœur.

« Personne mieux que vous n’a fait ressortir l’iniquité légale qui fait de chaque femme une mineure. Mère de famille, la femme est sans droit, ses enfants même ne lui appartiennent pas ; épouse, elle a un tuteur, presque un maître ; célibataire ou veuve, elle est assimilée par le code aux voleurs et aux assassins.

« Politiquement elle ne compte pas.

« Nos lois la mettent hors la loi.

« … Bientôt, peut-être, une Assemblée républicaine sera saisie de nos légitimes revendications. Mais nous devons préparer l’opinion publique. L’opinion publique est le moule par où doivent passer d’abord, pour y être étudiées, les réformes jugées nécessaires. Il n’y a de lois durables, d’institutions solidement assises — qu’il s’agisse de l’organisation de la famille ou de l’organisation de l’état — que les institutions et les lois d’accord avec le sentiment universel.

« Nous l’avons compris. Et pour bien faire pénétrer dans l’esprit des masses l’importance sociale de la grande cause à laquelle nous sommes attachées, nous avons, à l’exemple de l’Amérique, de l’Angleterre, de la Suisse, de l’Italie, fondé en France une Société à laquelle viendront apporter leur concours tous ceux qui pensent que le temps est venu de donner à la femme, dans la famille et ailleurs, la place qui lui est due…

« … Notre humble Société a besoin d’être consacrée. Une adhésion de vous aux réformes qu’elle poursuit serait, pour toutes les femmes intelligentes, pour tous les hommes de cœur, un encouragement à nous seconder…

« Dites un mot et daignez nous tendre la main.

« Agréez, illustre maître, l’hommage de notre profond respect.

Les dames membres du comité.
Stella Blandy, Maria Deraisme, Hubertine Auclert, J. Richer, veuve Feresse-Deraisme, Anna Houry, M. Brucker, Henriette Caroste, Louise Laffite, Julie Thomas, Pauline Chanliac.

Victor Hugo a répondu :

Paris, le 31 mars 1875.
Mesdames,

Je reçois votre lettre. Elle m’honore. Je connais vos nobles et légitimes revendications. Dans notre société telle qu’elle est faite, les femmes subissent et souffrent ; elles ont raison de réclamer un sort meilleur. Je ne suis rien qu’une conscience, mais je comprends leur droit, et j’en compose mon devoir, et tout l’effort de ma vie est de leur côté. Vous avez raison de voir en moi un auxiliaire de bonne volonté.

L’homme a été le problème du dix-huitième siècle ; la femme est le problème du dix-neuvième. Et qui dit la femme, dit l’enfant, c’est-à-dire l’avenir. La question ainsi posée apparaît dans toute sa profondeur. C’est dans la solution de cette question qu’est le suprême apaisement social. Situation étrange et violente ! Au fond, les hommes dépendent de vous, la femme tient le cœur de l’homme. Devant la loi, elle est mineure, elle est incapable, elle est sans action civile, elle est sans droit politique, elle n’est rien ; devant la famille, elle est tout, car elle est la mère. Le foyer domestique est ce qu’elle le fait ; elle est dans la maison la maîtresse du bien et du mal ; souveraineté compliquée d’oppression. La femme peut tout contre l’homme et rien pour elle.

Les lois sont imprudentes de la faire si faible quand elle est si puissante. Reconnaissons cette faiblesse et protégeons-la ; reconnaissons cette puissance et conseillons-la. Là est le devoir de l’homme ; là aussi est son intérêt.

Je ne me lasserai pas de le redire, le problème est posé, il faut le résoudre ; qui porte sa part du fardeau doit avoir sa part du droit ; une moitié de l’espèce humaine est hors de l’égalité, il faut l’y faire rentrer. Ce sera là une des grandes gloires de notre grand siècle : donner pour contre-poids au droit de l’homme le droit de la femme ; c’est-à-dire mettre les lois en équilibre avec les mœurs.

Agréez, mesdames, tous mes respects.

Victor Hugo.

XI

ANNIVERSAIRE DE LA RÉPUBLIQUE

On lit dans le Rappel du 24 septembre 1872 :

« Un banquet privé, mais solennel, devait réunir de nombreux républicains de Paris, désireux de célébrer la date du 21 septembre 1792, c’est-à-dire l’anniversaire de la première république française, de la république victorieuse des rois. Cela a déplu à l’autorité militaire qui est notre maîtresse souveraine de par l’état de siége, et l’autorité civile a cru devoir consacrer les ordres de l’autorité militaire.

« Elle a commis une faute sur laquelle nous aurons à revenir, une de ces fautes difficiles à justifier, parce qu’elles n’offensent pas seulement le droit des citoyens, mais le bon sens public. Dans tous les cas, les organisateurs du banquet ont tenu à donner une leçon de sagesse à leurs adversaires, et le banquet a été décommandé.

« Mais quelques républicains ont voulu néanmoins échanger les idées et les sentiments qu’une si grande date leur inspirait. Ils le voulaient d’autant plus qu’un groupe de républicains anglais leur avait délégué un de ses membres les plus connus et les plus sympathiques, M. le professeur Beesly.

« Le banquet ne devait réunir qu’un petit nombre de convives.

« On remarquait parmi eux deux représentants de la députation de Paris, MM. Peyrat et Farcy ; un conseiller général de la Seine, M. Lesage ; plusieurs membres du conseil municipal de Paris, MM. Allain-Targé, Jobbé-Duval, Loiseau-Pinson ; plusieurs publicistes de la presse républicaine, MM. Frédéric Morin, Ernes, Lefèvre, Guillemet, Lemer, Sourd, Adam, Charles Quentin ; enfin quelques membres des divers groupes républicains, MM. Harant Olive, etc. M. le docteur Robinet présidait.

« Victor Hugo et Louis Blanc avaient été invités. Victor Hugo, qui est actuellement à Guernesey, et Louis Blanc, qui est à Londres, n’avaient pu se rendre à cet appel. Mais ils avaient envoyé des lettres qui ont été lues au milieu des applaudissements enthousiastes.

Voici la lettre de Victor Hugo :

Mes chers concitoyens,

Vous voulez bien désirer ma présence à votre banquet. Ma présence, c’est ma pensée. Laissez-moi donc prendre un moment la parole au milieu de vous.

Amis, ayons confiance. Nous ne sommes pas si vaincus qu’on le suppose.

À trois empereurs, opposons trois dates : le 14 juillet, le 10 août, le 21 septembre. Le 14 juillet a démoli la Bastille et signifie Liberté ; le 10 août a découronné les Tuileries et signifie Égalité ; le 21 septembre a proclamé la république et signifie Fraternité. Ces trois idées peuvent triompher de trois armées. Elles sont de taille à colleter tous les monstres ; elles se résument en ce mot, Révolution. La Révolution, c’est le grand dompteur, et si la monarchie a les lions et les tigres, nous avons, nous, le belluaire.

Puisqu’on est en train de faire des dénombrements, faisons le nôtre. Il y a d’un côté trois hommes, et de l’autre tous les peuples. Ces trois hommes, il est vrai, sont trois Tout-Puissants. Ils ont tout ce qui constitue et caractérise le droit divin ; ils ont le glaive, le sceptre, la loi écrite, chacun leur dieu, chacun leurs prêtres ; ils ont les juges, les bourreaux, les supplices, et l’art de fonder l’esclavage sur la force même des esclaves. Avez-vous lu l’épouvantable code militaire prussien ? Donc, ces tout-puissants-là sont les Dieux ; nous n’avons, nous, que ceci pour nous d’être les Hommes. À l’antique monarchie qui est le passé vivant, et vivant de la vie terrible des morts, aux rois spectres, au vieux despotisme qui peut d’un geste tirer quatre millions de sabres du fourreau, qui déclare la force supérieure au droit, qui restaure l’ancien crime appelé la conquête, qui égorge, massacre, pille, extermine, pousse d’innombrables masses à l’abattoir, ne se refuse aucune infamie profitable, et vole une province dans la patrie et une pendule dans la maison, à cette formidable coalition des ténèbres, à ce pouvoir compacte, nocturne, énorme, qu’avons-nous à opposer ? un rayon d’aurore. Et qui est-ce qui vaincra ? la Lumière.

Amis, n’en doutez pas. Oui, la France vaincra. Une trinité d’empereurs peut être une trinité comme une autre, mais elle n’est pas l’unité. Tout ce qui n’est pas un se divise. Il y a une première chance, c’est qu’ils se dévoreront entre eux ; et puis il y en a une seconde, c’est que la terre tremblera. Pour faire trembler la terre sous les rois, il suffit de certaines voix tonnantes. Ces voix sont chez nous. Elles s’appellent Voltaire, Rousseau, Mirabeau. Non, le grand continent, tour à tour éclairé par la Grèce, l’Italie et la France, ne retombera pas dans la nuit ; non, un retour offensif des vandales contre la civilisation n’est pas possible. Pour défendre le monde, il suffit d’une ville ; cette ville, nous l’avons. Les bouchers pasteurs de peuples ayant pour moyen la barbarie et pour but le sauvagisme, les fléaux du destin, les conducteurs aveugles de multitudes sourdes, les irruptions, les invasions, les déluges d’armées submergeant les nations, tout cela c’est le passé, mais ce n’est point l’avenir ; refaire Cambyse et Nemrod est absurde, ressusciter les fantômes est impossible, remettre l’univers sous le glaive est un essai insensé ; nous sommes le dix-neuvième siècle, fils du dix-huitième, et, soit par l’idée, soit par l’épée, le Paris de Danton aura raison de l’Europe d’Attila.

Je l’affirme, et, certes, vous n’en doutez point.

Maintenant je propose un toast.

Que nos gouvernants momentanés né l’oublient pas, la preuve de la monarchie se fait par la Sibérie, par le Spielberg, par Spandau, par Lambessa et Cayenne. La preuve de la république se fait par l’amnistie.

Je porte un toast à l’amnistie qui fera frères tous les français, et à

la république qui fera frères tous les peuples.

XII

L’AVENIR DE L’EUROPE

Les organisateurs du Congrès de la Paix, qui s’est tenu, en 1872, à Lugano, avaient écrit à Victor Hugo pour lui demander de s’y rendre. Victor Hugo, retenu à Guernesey, leur a répondu la lettre suivante :

Aux membres du Congrès de la Paix, à Lugano.
Hauteville-House, 20 septembre 1872.
Mes compatriotes européens,

Votre sympathique invitation me touche. Je ne puis assister à votre congrès. C’est un regret pour moi ; mais ce que je vous eusse dit, permettez-moi de vous l’écrire.

À l’heure où nous sommes, la guerre vient d’achever un travail sinistre qui remet la civilisation en question. Une haine immense emplit l’avenir. Le moment semble étrange pour parler de la paix. Eh bien ! jamais ce mot : Paix, n’a pu être plus utilement prononcé qu’aujourd’hui. La paix, c’est l’inévitable but. Le genre humain marche sans cesse vers la paix, même par la guerre. Quant à moi, dès à présent, à travers la vaste animosité régnante, j’entrevois distinctement la fraternité universelle. Les heures fatales sont une clairevoie et ne peuvent empêcher le rayon divin de passer à travers elles.

Depuis deux ans, des événements considérables se sont accomplis. La France a eu des aventures ; une heureuse, sa délivrance ; une terrible, son démembrement. Dieu l’a traitée à la fois par le bonheur et par le malheur. Procédé de guérison efficace, mais inexorable. L’empire de moins, c’est le triomphe ; l’Alsace et la Lorraine de moins, c’est la catastrophe. Il y a là on ne sait quel mélange de redressement et d’abaissement. On se sent fier d’être libre, et humilié d’être moindre. Telle est aujourd’hui la situation de la France qu’il faut qu’elle reste libre et redevienne grande. Le contre-coup de notre destinée atteindra la civilisation tout entière, car ce qui arrive à la France arrive au monde. De là une anxiété générale, de là une attente immense ; de là, devant tous les peuples, l’inconnu.

On s’effraie de cet inconnu. Eh bien, je dis qu’on s’effraie à tort.

Loin de craindre, il faut espérer.

Pourquoi ?

Le voici.

La France, je viens de le dire, a été délivrée et démembrée. Son démembrement a rompu l’équilibre européen, sa délivrance a fondé la république. Effrayante fracture à l’Europe ; mais avec la fracture le remède.

Je m’explique.

L’équilibre rompu d’un continent ne peut se reformer que par une transformation. Cette transformation peut se faire en avant ou en arrière, dans le mal ou dans le bien, par le retour aux ténèbres ou par l’entrée dans l’aurore. Le dilemme suprême est posé. Désormais, il n’y a plus de possible pour l’Europe que deux avenirs : devenir Allemagne ou France, je veux dire être un empire ou être une république.

C’est ce que le solitaire fatal de Sainte-Hélène avait prédit, avec une précision étrange, il y a cinquante-deux ans, sans se douter qu’il serait l’instrument indirect de cette transformation, et qu’il y aurait un Deux-Décembre pour aggraver le Dix-Huit-Brumaire, un Sedan pour dépasser Waterloo, et un Napoléon le Petit pour détruire Napoléon le Grand.

Seulement, si le côté noir de sa prophétie s’accomplissait, au lieu de l’Europe cosaque qu’il entrevoyait, nous aurions l’Europe vandale.

L’Europe empire ou l’Europe république ; l’un de ces deux avenirs est le passé.

Peut-on revivre le passé ?

Évidemment non.

Donc nous aurons l’Europe république.

Comment l’aurons-nous ?

Par une guerre ou par une révolution.

Par une guerre, si l’Allemagne y force la France. Par une révolution, si les rois y forcent les peuples. Mais, à coup sûr, cette chose immense, la République européenne, nous l’aurons.

Nous aurons ces grands États-Unis d’Europe, qui couronneront le vieux monde comme les États-Unis d’Amérique couronnent le nouveau. Nous aurons l’esprit de conquête transfiguré en esprit de découverte ; nous aurons la généreuse fraternité des nations au lieu de la fraternité féroce des empereurs ; nous aurons la patrie sans la frontière, le budget sans le parasitisme, le commerce sans la douane, la circulation sans la barrière, l’éducation sans l’abrutissement, la jeunesse sans la caserne, le courage sans le combat, la justice sans l’échafaud, la vie sans le meurtre, la forêt sans le tigre, la charrue sans le glaive, la parole sans le bâillon, la conscience sans le joug, la vérité sans le dogme, Dieu sans le prêtre, le ciel sans l’enfer, l’amour sans la haine. L’effroyable ligature de la civilisation sera défaite ; l’isthme affreux qui sépare ces deux mers, Humanité et Félicité, sera coupé. Il y aura sur le monde un flot de lumière. Et qu’est-ce que c’est que toute cette lumière ? C’est la liberté. Et

qu’est-ce que c’est que toute cette liberté ? C’est la paix.

XIII

OFFRES DE RENTRER À L’ASSEMBLÉE

À la fin de mars 1873, Victor Hugo, étant à Guernesey, recevait de Lyon les deux lettres suivantes :

Illustre citoyen Victor Hugo,

Au nom d’un groupe de citoyens radicaux du sixième arrondissement de Lyon, nous avons l’honneur de vous proposer la candidature à la députation du Rhône, aux élections partielles, en remplacement de M. de Laprade, démissionnaire.

Nous sommes sûrs du succès de votre candidature, et pensons que toutes celles qui pourraient se produire s’effaceront devant l’autorité de votre nom, si cher à la démocratie française.

Nous pensons que vous êtes toujours dans les mêmes vues que l’an dernier relativement au mandat contractuel.

Agréez, citoyen, nos salutations fraternelles.

Les délégués chargés de la rédaction.

(Suivent les signatures.)
Au citoyen Victor Hugo.
Cher et illustre citoyen,

Les démocrates lyonnais vous saluent.

La démocratie lyonnaise, depuis longtemps, fait son possible pour marcher à la tête du mouvement social, et vous êtes le représentant le plus illustre de ses principes.

Vous avez eu des consolations pour tous les proscrits et des indignations contre tous les proscripteurs.

Nous avons gardé le souvenir de votre noble conduite à Bruxelles envers les réfugiés.

Nous n’avons pas oublié que vous avez accepté le contrat qui lie le députés et ses mandants.

Cher et illustre citoyen, la période que nous traversons est ardue et solennelle.

Les principes de la démocratie radicale, d’où est sortie la révolution française, les partisans du servage et de l’ignorance s’efforcent d’en retarder l’avénement. Après avoir essayé de nous compromettre, ils s’évertuent à nous diviser.

Devant le scrutin qui demain va s’ouvrir, il ne faut pas que notre imposante majorité soit scindée par des divisions.

Nous avons voulu faire un choix devant lequel toute compétition s’efface ; nous avons résolu de vous offrir nos suffrages pour le siége vacant dans le département du Rhône.

Cette candidature, qui vous est offerte par la démocratie lyonnaise et radicale, veuillez nous faire connaître si vous l’acceptez.

Recevez, cher et illustre citoyen, le salut fraternel que nous vous adressons.

(Suivent les signatures.)

M. Victor Hugo a répondu :

Hauteville-House, 30 mars 1873.
Honorables et chers concitoyens,

Je tiendrais à un haut prix l’honneur de représenter l’illustre ville de Lyon, si utile dans la civilisation, si grande dans la démocratie.

J’ai écrit : Paris est la capitale de l’Europe, Lyon est la capitale de la France.

La lettre collective que vous m’adressez m’honore ; je vous remercie avec émotion. Être l’élu du peuple de Lyon serait pour moi une gloire.

Mais, à l’heure présente, ma rentrée dans l’Assemblée serait-elle opportune ?

Je ne le pense pas.

Si mon nom signifie quelque chose en ces années fatales où nous sommes, il signifie amnistie. Je ne pourrais reparaître dans l’Assemblée que pour demander l’amnistie pleine et entière ; car l’amnistie restreinte n’est pas plus l’amnistie que le suffrage mutilé n’est le suffrage universel.

Cette amnistie, l’assemblée actuelle l’accorderait-elle ? Évidemment non. Qui se meurt ne donne pas la vie.

Un vote hostile préjugerait la question ; un précédent fâcheux serait créé, et la réaction l’invoquerait plus tard. L’amnistie serait compromise.

Pour que l’amnistie triomphe, il faut que la question arrive neuve devant une assemblée nouvelle.

Dans ces conditions, l’amnistie l’emportera. L’amnistie, d’où naîtra l’apaisement et d’où sortira la réconciliation, est le grand intérêt actuel de la république.

Ma présence à la tribune aujourd’hui ne pouvant avoir le résultat qu’on en attendrait, il est utile que je reste à cette heure en dehors de l’Assemblée.

Toute considération de détail doit disparaître devant l’intérêt de la république.

C’est pour mieux la servir que je crois devoir effacer ma personnalité en ce moment.

Vous m’approuverez, je n’en doute pas ; je reste profondément touché de votre offre fraternelle ; quoi qu’il arrive désormais, je me considérerai comme ayant, sinon les droits, du moins les devoirs d’un représentant de Lyon, et je vous envoie, citoyens, ainsi qu’au généreux peuple lyonnais, mon remerciement cordial.

Victor Hugo.

XIV

HENRI ROCHEFORT

M. Victor Hugo a écrit à M. le duc de Broglie la lettre suivante :

Auteuil, villa Montmorency, 8 août 1873.
Monsieur le duc et très honorable confrère,

C’est au membre de l’Académie française que j’écris. Un fait d’une gravité extrême est au moment de s’accomplir. Un des écrivains les plus célèbres de ce temps, M. Henri Rochefort, frappé d’une condamnation politique, va, dit-on, être transporté dans la Nouvelle-Calédonie. Quiconque connaît M. Henri Rochefort peut affirmer que sa constitution très délicate ne résistera pas à cette transportation, soit que le long et affreux voyage le brise, soit que le climat le dévore, soit que la nostalgie le tue. M. Henri Rochefort est père de famille, et laisse derrière lui trois enfants, dont une fille de dix-sept ans.

La sentence qui frappe M. Henri Rochefort n’atteint que sa liberté, le mode d’exécution de cette sentence atteint sa vie. Pourquoi Nouméa ? Les îles Sainte-Marguerite suffiraient. La sentence n’exige point Nouméa. Par la détention aux îles Sainte-Marguerite la sentence serait exécutée, et non aggravée. Le transport dans la Nouvelle-Calédonie est une exagération de la peine prononcée contre M. Henri Rochefort. Cette peine est commuée en peine de mort. Je signale à votre attention ce nouveau genre de commutation.

Le jour où la France apprendrait que le tombeau s’est ouvert pour ce brillant et vaillant esprit serait pour elle un jour de deuil.

Il s’agit d’un écrivain, et d’un écrivain original et rare. Vous êtes ministre et vous êtes académicien, vos deux devoirs sont ici d’accord et s’entr’aident. Vous partageriez la responsabilité de la catastrophe prévue et annoncée, vous pouvez et vous devez intervenir, vous vous honorerez en prenant cette généreuse initiative, et, en dehors de toute opinion et de toute passion politique, au nom des lettres auxquelles nous appartenons vous et moi, je vous demande, monsieur et cher confrère, de protéger dans ce moment décisif, M. Henri Rochefort, et d’empêcher son départ, qui serait sa mort.

Recevez, monsieur le ministre et cher confrère, l’assurance de ma haute considération.

Victor Hugo.

M. le duc de Broglie a répondu :

Monsieur et cher confrère,

J’ai reçu, durant une courte excursion qui m’éloigne de Paris, la lettre que vous voulez bien m’écrire et je m’empresse de la transmettre à M. Beulé.

M. Rochefort a dû être l’objet (si les intentions du gouvernement ont été suivies) d’une inspection médicale faite avec une attention toute particulière, et l’ordre de départ n’a dû être donné que s’il est certain que l’exécution de la loi ne met en péril ni la vie ni la santé du condamné.

Dans ce cas, vous jugerez sans doute que les facultés intellectuelles dont M. Rochefort est doué accroissent sa responsabilité, et ne peuvent servir de motif pour atténuer le châtiment dû à la gravité de son crime. Des malheureux ignorants ou égarés, que sa parole a pu séduire, et qui laissent derrière eux des familles vouées à la misère, auraient droit à plus d’indulgence.

Veuillez agréer, monsieur et cher confrère, l’assurance de ma haute considération.

Broglie.

XV

LA VILLE DE TRIESTE ET VICTOR HUGO

Extrait du Rappel du 18 août 1873 :

« On se souvient qu’il y a deux ans, Victor Hugo fut expulsé de Belgique pour avoir offert sa maison aux réfugiés français. À cette occasion, une adresse lui fut envoyée de Trieste pour le féliciter d’avoir défendu le droit d’asile. Cette adresse et la liste des signataires emplissaient un élégant cahier artistement relié en velours, et sur la première page duquel étaient peintes les armes de Trieste. Par un long retard qu’explique le va-et-vient de Victor Hugo de Bruxelles à Guernesey, de Guernesey à Paris, l’envoi n’est arrivé à sa destination que ces jours derniers. Le destinataire n’a pas cru que ce fût une raison de ne pas remercier les signataires, et il vient d’écrire au maire de Trieste la lettre suivante :

Paris, 17 août 1873.
Monsieur le maire de la ville de Trieste,

Je trouve en rentrant à Paris, après une longue absence, une adresse de vos honorables concitoyens. Cette adresse, envoyée d’abord à Guernesey, puis à Paris, ne me parvient qu’aujourd’hui. Cette adresse, revêtue de plus de trois cents signatures, est datée de juin 1871. Je suis pénétré de l’honneur et confus du retard. Il est néanmoins toujours temps d’être reconnaissant. Aucune lettre d’envoi n’accompagnait cette adresse. C’est donc à vous, monsieur le maire, que j’ai recours pour exprimer aux signataires, vos concitoyens, ma gratitude et mon émotion.

C’est à l’occasion de mon expulsion de Belgique que cette manifestation a été faite par les généreux hommes de Trieste. Avoir offert un asile aux vaincus, c’était là tout mon mérite ; je n’avais fait qu’une chose bien simple ; vos honorables concitoyens m’en récompensent magnifiquement. Je les remercie.

Cette manifestation éloquente sera désormais toujours présente à ma pensée. J’oublie aisément les haines, mais je n’oublie jamais les sympathies. Elle est digne d’ailleurs de votre illustre cité, qu’illumine le soleil de Grèce et d’Italie. Vous êtes trop le pays de la lumière pour n’être pas le pays de la liberté.

Je salue en votre personne, monsieur le maire, la noble ville de Trieste.

Victor Hugo

XVI

LA LIBÉRATION DU TERRITOIRE

*

Je ne me trouve pas délivré. Non, j’ai beau
Me dresser, je me heurte au plafond du tombeau,
J’étouffe, j’ai sur moi l’énormité terrible.
Si quelque soupirail blanchit la nuit visible,
J’aperçois là-bas Metz, là-bas Strasbourg, là-bas
Notre honneur, et l’approche obscure des combats,
Et les beaux enfants blonds, bercés dans les chimères,
Souriants, et je songe à vous, ô pauvres mères.
Je consens, si l’on veut, à regarder ; je vois
Ceux-ci rire, ceux-là chanter à pleine voix,
La moisson d’or, l’été, les fleurs, et la patrie
Sinistre, une bataille étant sa rêverie.
Avant peu l’Archer noir embouchera le cor ;
Je calcule combien il faut de temps encor ;
Je pense à la mêlée affreuse des épées.

Quand des frontières sont par la force usurpées,
Quand un peuple gisant se voit le flanc ouvert,
Avril peut rayonner, le bois peut être vert,
L’arbre peut être plein de nids et de bruits d’ailes ;
Mais les tas de boulets, noirs dans les citadelles,
Ont l’air de faire un songe et de frémir parfois,
Mais les canons muets écoutent une voix
Leur parler bas dans l’ombre, et l’avenir tragique
Souffle à tout cet airain farouche sa logique.

Quoi ! vous n’entendez pas, tandis que vous chantez,
Mes frères, le sanglot profond des deux cités !
Quoi, vous ne voyez pas, foule aisément sereine,
L’Alsace en frissonnant regarder la Lorraine !
Ô sœur, on nous oublie ! on est content sans nous !
Non, nous n’oublions pas ! nous sommes à genoux
Devant votre supplice, ô villes ! Quoi ! nous croire
Affranchis, lorsqu’on met au bagne notre gloire,
Quand on coupe à la France un pan de son manteau,
Quand l’Alsace au carcan, la Lorraine au poteau,
Pleurent, tordent leurs bras sacrés, et nous appellent,
Quand nos frais écoliers, ivres de rage, épellent
Quatrevingt-douze, afin d’apprendre quel éclair
Jaillit du cœur de Hoche et du front de Kléber,
Et de quelle façon, dans ce siècle, où nous sommes,
On fait la guerre aux rois d’où sort la paix des hommes !
Non, remparts, non, clochers superbes, non jamais
Je n’oublierai Strasbourg et je n’oublierai Metz.
L’horrible aigle des nuits nous étreint dans ses serres,
Villes ! nous ne pouvons, nous français, nous vos frères,
Nous qui vivons par vous, nous par qui vous vivrez,
Être que par Strasbourg et par Metz délivrés !
Toute autre délivrance est un leurre ; et la honte,
Tache qui croît sans cesse, ombre qui toujours monte,
Reste au front rougissant de notre histoire en deuil,

Peuple, et nous avons tous un pied dans le cercueil,
Et pas une cité n’est entière, et j’estime
Que Verdun est aux fers, que Belfort est victime,
Et que Paris se traîne, humble, amoindri, plaintif,
Tant que Strasbourg est pris et que Metz est captif.
Rien ne nous fait le cœur plus rude et plus sauvage
Que de voir cette voûte infâme, l’esclavage,
S’étendre et remplacer au-dessus de nos yeux
Le soleil, les oiseaux chantants, les vastes cieux !
Non, je ne suis pas libre. 0 tremblement de terre !
J’entrevois sur ma tête un nuage, un cratère,
Et l’âpre éruption des peuples, fleuve ardent ;
Je râle sous le poids de l’avenir grondant,
J’écoute bouillonner la lave sous-marine,
Et je me sens toujours l’Etna sur la poitrine !

*

Et puisque vous voulez que je vous dise tout,
Je dis qu’on n’est point grand tant qu’on n’est pas debout,
Et qu’on n’est pas debout tant qu’on traîne une chaîne ;
J’envie aux vieux romains leurs couronnes de chêne ;
Je veux qu’on soit modeste et hautain ; quant à moi,
Je déclare qu’après tant d’opprobre et d’effroi,
Lorsqu’à peine nos murs chancelants se soutiennent,
Sans me préoccuper si des rois vont et viennent,
S’ils arrivent du Caire ou bien de Téhéran,
Si l’un est un bourreau, si l’autre est un tyran,
Si ces curieux sont des monstres, s’ils demeurent
Dans une ombre hideuse où des nations meurent,
Si c’est au diable ou bien à Dieu qu’ils sont dévots,
S’ils ont des diamants aux crins de leurs chevaux,
Je dis que, les laissant se corrompre ou s’instruire,

Tant que je ne pourrais faire au soleil reluire
Que des guidons qu’agite un lugubre frisson,
Et des clairons sortis à peine de prison,
Tant que je n’aurais pas, rugissant de colère,
Lavé dans un immense Austerlitz populaire
Sedan, Forbach, nos deuils, nos drapeaux frémissants,
Je ne montrerais point notre armée aux passants !

Ô peuple, toi qui fus si beau, toi qui, naguère,
Ouvrais si largement tes ailes dans la guerre,
Toi de qui l’envergure effrayante couvrit
Berlin, Rome, Memphis, Vienne, Moscou, Madrid,
Toi qui soufflas le vent des tempêtes sur l’onde
Et qui fis du chaos naître l’aurore blonde,
Toi qui seul eus l’honneur de tenir dans ta main
Et de pouvoir lâcher ce grand oiseau, Demain,
Toi qui balayas tout, l’azur, les étendues,
Les espaces, chasseur des fuites éperdues,
Toi qui fus le meilleur, toi qui fus le premier,
Ô peuple, maintenant, assis sur ton fumier,
Racle avec un tesson le pus de tes ulcères,
Et songe.

Et songe.La défaite a des conseils sincères ;
La beauté du malheur farouche, c’est d’avoir
Une fraternité sombre avec le devoir ;
Le devoir aujourd’hui, c’est de se laisser croître
Sans bruit, et d’enfermer, comme une vierge au cloître,
Sa haine, et de nourrir les noirs ressentiments.
À quoi bon étaler déjà nos régiments ?
À quoi bon galoper devant l’Europe hostile ?
Ne point faire envoler de poussière inutile
Est sage ; un jour viendra d’éclore et d’éclater ;
Et je crois qu’il vaut mieux ne pas tant se hâter.

Car il faut, lorsqu’on voit les soldats de la France,
Qu’on dise : — C’est la gloire et c’est la délivrance !
C’est Jemmapes, l’Argonne, Ulm, Iéna, Fleurus !
C’est un tas de lauriers au soleil apparus !
Regardez. Ils ont fait les choses impossibles.
Ce sont les bienfaisants, ce sont les invincibles.
Ils ont pour murs les monts et le Rhin pour fossé.
En les voyant, il faut qu’on dise : — Ils ont chassé
Les rois du nord, les rois du sud, les rois de l’ombre,
Cette armée est le roc vainqueur des flots sans nombre,
Et leur nom resplendit du zénith au nadir ! —
Il faut que les tyrans tremblent, loin d’applaudir.
Il faut qu’on dise : — Ils sont les amis vénérables
Des pauvres, des damnés, des serfs, des misérables,
Les grands spoliateurs des trônes, arrachant
Sceptre, glaive et puissance à quiconque est méchant ;
Ils sont les bienvenus partout où quelqu’un souffre.
Ils ont l’aile de flamme habituée au gouffre.
Ils sont l’essaim d’éclairs qui traverse la nuit.
Ils vont, même quand c’est la mort qui les conduit.
Ils sont beaux, souriants, joyeux, pleins de lumière ;
Athène en serait folle et Sparte en serait fière. —
Il faut qu’on dise : — Ils sont d’accord avec les cieux !
Et que l’homme, adorant leur pas audacieux,
Croie entendre, au-dessus de ces légionnaires
Qui roulent leurs canons, Dieu rouler ses tonnerres !

C’est pourquoi j’attendrais.

*

C’est pourquoi j’attendrais.Qu’attends-tu ? — Je réponds :
J’attends l’aube ; j’attends que tous disent : — Frappons !

Levons-nous ! et donnons à Sedan pour réplique
L’Europe en liberté ! — J’attends la république !
J’attends l’emportement de tout le genre humain !
Tant qu’à ce siècle auguste on barre le chemin,
Tant que la Prusse tient prisonnière la France,
Penser est un affront, vivre est une souffrance.
Je sens, comme Isaïe insurgé pour Sion,
Gronder le profond vers de l’indignation,
Et la colère en moi n’est pas plus épuisable
Que le flot dans la mer immense et que le sable
Dans l’orageux désert remué par les vents.

Ce que j’attends ? J’attends que les os soient vivants !
Je suis spectre, et je rêve, et la cendre me couvre,
Et j’écoute ; et j’attends que le sépulcre s’ouvre.
J’attends que dans les cœurs il s’élève des voix,
Que sous les conquérants s’écroulent les pavois,
Et qu’à l’extrémité du malheur, du désastre,
De l’ombre et de la honte, on voie un lever d’astre !

Jusqu’à cet instant-là, gardons superbement,
Ô peuple, la fureur de notre abaissement,
Et que tout l’alimente et que tout l’exaspère.
Étant petit, j’ai vu quelqu’un de grand, mon père.
Je m’en souviens ; c’était un soldat, rien de plus,
Mais il avait mêlé son âme aux fiers reflux,
Aux revanches, aux cris de guerre, aux nobles fêtes,
Et l’éclair de son sabre était dans nos tempêtes.
Oh ! je ne vous veux pas dissimuler l’ennui,
À vous, fameux hier, d’être obscurs aujourd’hui,
Ô nos soldats, lutteurs infortunés, phalange
Qu’illumina jadis la gloire sans mélange ;
L’étranger à cette heure, hélas ! héros trahis,
Marche sur votre histoire et sur votre pays ;

Oui, vous avez laissé ces reîtres aux mains viles
Voler nos champs, voler nos murs, voler nos villes,
Et compléter leur gloire avec nos sacs d’écus ;
Oui, vous fûtes captifs ; oui, vous êtes vaincus ;
Vous êtes dans le puits des chutes insondables.
Mais c’est votre destin d’en sortir formidables,
Mais vous vous dresserez, mais vous vous lèverez,
Mais vous serez ainsi que la faulx dans les prés ;
L’hercule celte en vous, la hache sur l’épaule,
Revivra, vous rendrez sa frontière à la Gaule,
Vous foulerez aux pieds Fritz, Guillaume, Attila,
Schinderhanne et Bismarck, et j’attends ce jour-là !

Oui, les hommes d’Eylau vous diront : Camarades !

Et jusque-là soyez pensifs loin des parades,
Loin des vaines rumeurs, loin des faux cliquetis,
Et regardez grandir nos fils encor petits.

*

Je vis désormais, l’œil fixé sur nos deux villes.

Non, je ne pense pas que les rois soient tranquilles ;
Je n’ai plus qu’une joie au monde, leur souci.
Rois, vous avez vaincu, vous avez réussi,
Vous bâtissez, avec toutes sortes de crimes,
Un édifice infâme au haut des monts sublimes ;
Vous avez entre l’homme et vous construit un mur,
Soit ; un palais énorme, éblouissant, obscur,
D’où sort l’éclair, où pas une lumière n’entre,

Et c’est un temple, à moins que ce ne soit un antre.
Pourtant, eût-on pour soi l’armée et le sénat,
Ne point laisser de trace après l’assassinat,
Rajuster son exploit, bien laver la victoire,
Nettoyer le côté malpropre de la gloire,
Est prudent. Le sort a des retours tortueux,
Songez-y. — J’en conviens, vous êtes monstrueux ;
Vous et vos chanceliers, vous et vos connétables,
Vous êtes satisfaits, vous êtes redoutables ;
Vous avez, joyeux, forts, servis par ce qui nuit,
Entrepris le recul du monde vers la nuit ;
Vous faites chaque jour faire un progrès à l’ombre ;
Vous avez, sous le ciel d’heure en heure plus sombre,
Princes, de tels succès à nous faire envier
Que vous pouvez railler le vingt et un janvier,
Le quatorze juillet, le dix août, ces journées
Tragiques, d’où sortaient les grandes destinées ;
Que vous pouvez penser que le Rhin, ce ruisseau,
Suffit pour arrêter Jourdan, Brune et Marceau,
Et que vous pouvez rire en vos banquets sonores
De tous nos ouragans, de toutes nos aurores,
Et des vastes efforts des titans endormis.
Tout est bien ; vous vivez, vous êtes bons amis,
Rois, et vous n’êtes point de notre or économes ;
Vous en êtes venus à vous donner les hommes ;
Vous vous faites cadeau d’un peuple après souper ;
L’aigle est fait pour planer et l’homme pour ramper ;
L’Europe est le reptile et vous êtes les aigles ;
Vos caprices, voilà nos lois, nos droits, nos règles ;
La terre encor n’a vu sous le bleu firmament
Rien qui puisse égaler votre assouvissement ;
Et le destin pour vous s’épuise en politesses ;
Devant vos majestés et devant vos altesses
Les prêtres mettent Dieu stupéfait à genoux ;
Jamais rien n’a semblé plus éternel que vous ;
Votre toute-puissance aujourd’hui seule existe.

Mais, rois, tout cela tremble, et votre gloire triste
Devine le refus profond de l’avenir ;
Car sur tous ces bonheurs que vous croyez tenir,
Sur vos arcs triomphaux, sur vos splendeurs hautaines,
Sur tout ce qui compose, ô rois, ô capitaines,
L’amas prodigieux de vos prospérités,
Sur ce que vous rêvez, sur ce que vous tentez,
Sur votre ambition et sur votre espérance,
On voit la grande main sanglante de la France.

16 septembre 1873.

XVII

MORT DE FRANÇOIS-VICTOR HUGO

26 décembre 1873

On lit dans le Rappel du 27 décembre 1873 :

« Nous avons la profonde douleur d’annoncer à nos lecteurs la mort de notre bien cher François-Victor Hugo. Il a succombé, hier à midi, à la maladie dont il souffrait depuis seize mois. Nous le conduirons demain où nous avons conduit son frère il y a deux ans.

« Ceux qui l’ont connu comprendront ce que nous éprouvons. Ils savent quelle brave et douce nature c’était. Pour ses lecteurs, c’était un écrivain d’une gravité presque sévère, historien plus encore que journaliste ; pour ses amis, c’était une âme charmante, un être affectueux et bon, l’amabilité et la grâce mêmes. Personne n’avait son égalité d’humeur, ni son sourire. Et il avait plus de mérite qu’un autre à être tel, ayant subi des épreuves d’où plus d’un serait sorti amer et hostile.

« Tout jeune, il avait eu une maladie de poitrine, qui n’avait cédé qu’à son énergie et à sa volonté de vivre ; mais il y avait perdu un poumon, et il s’en ressentait toujours. Puis, à peine avait-il eu âge d’homme, qu’un article de journal où il demandait que la France restât hospitalière aux proscrits, lui avait valu neuf mois de Conciergerie. Quand il était sorti de prison, le coup d’état l’avait jeté en exil. Il y était resté dix-huit ans.

« Il sortit de France à vingt-quatre ans, il y rentra à quarante-deux. Ces dix-huit années, toute la jeunesse, le meilleur de la vie, les années qui ont droit au bonheur, il les passa hors de France, loin de ses habitudes et de ses goûts, dans un pays froid aux étrangers, plus froid aux vaincus. Il lui fallut pour cela un grand courage, car il adorait Paris ; mais il s’était dit qu’il ne reviendrait pas tant que l’empire durerait, et il serait mort avant de se manquer de parole. Il employa généreusement ces dures années à son admirable traduction de Shakespeare, et rien n’était plus touchant que de le voir à cette œuvre, où l’Angleterre était mêlée à la France, et qui était en même temps le payement de l’hospitalité et le don de l’expatrié à la patrie.

« Le 4 septembre le ramena. Alors, Paris était menacé, les prussiens arrivaient, beaucoup s’en allaient à l’étranger ; lui, il vint de l’étranger. Il vint prendre sa part du péril, du froid, de la faim, du bombardement. Il s’engagea dans l’artillerie de la garde nationale. Il eut la douleur commune de nos désastres et la douleur personnelle de la mort de son frère.

« On aurait pu croire que c’était suffisant, et qu’après la prison, après l’exil, après le deuil patriotique, après le deuil fraternel, il était assez puni d’avoir été bon, honnête et vaillant toute sa vie. On aurait pu croire qu’il avait bien gagné un peu de joie, de bien-être et de santé. La France ressuscitait peu à peu, et il aurait pu être heureux quelque temps sans remords. Alors la maladie l’a saisi, et l’a cloué dans son lit pendant un an avant de le clouer pour toujours dans le cercueil.

« Son frère est mort foudroyé ; lui, il a expiré lentement. La mort a plusieurs façons de frapper les pères. Pendant plus d’un an, son lit a été sa première tombe, la tombe d’un vivant, car il a eu, jusqu’au dernier jour, jusqu’à la dernière heure, toute sa lucidité d’esprit. Il s’intéressait à tout, lisait les journaux ; seulement, il lui était impossible d’écrire une ligne ; son intelligence si droite, sa raison si ferme, ses longues études d’histoire, son talent si sérieux et si fort, à quoi bon maintenant ? Ce supplice de l’impuissance intelligente, de la volonté prisonnière, de la vie dans la mort, il l’a subi seize mois. Et puis, une pulmonie s’est déclarée et l’a emporté dans l’inconnu.

« La mort, soit. Mais cette longue agonie, pourquoi ? Un jour, il était mieux, et nous le croyions déjà guéri ; puis il retombait, pour remonter, et pour retomber encore. Pourquoi ces sursis successifs, puisqu’il était condamné à mort ? Pourquoi la destinée, puisqu’elle avait décidé de le tuer, n’en a-t-elle pas fini tout de suite, et qui donc prend plaisir à prolonger ainsi notre exécution, et à nous faire mourir tant de fois ?

« Pauvre cher Victor ! que j’ai vu si enfant, et que j’allais chercher, le dimanche, à sa pension !

« Et son père ! Ses ennemis eux-mêmes diront que c’est trop. D’abord, ç’a été sa fille, — et toi, mon Charles ! Puis, il y a deux ans, ç’a été son fils aîné. Et maintenant, c’est le dernier. Quel bonheur pour leur mère d’être morte ! C’est là que les génies ne sont plus que des pères. Tous s’en sont allés, l’un après l’autre, le laissant seul. Lui si père ! Oh ! ses chers petits enfants des Feuilles d’automne ! On lui dira qu’il a d’autres enfants, nous tous, ses fils intellectuels, tous ceux qui sont nés de lui, et tous ceux qui en naîtront, et que ceux-là ne lui manqueront ni aujourd’hui, ni demain, ni jamais, et que la mort aura beau faire, ils seront plus nombreux d’âge en âge. D’autres lui diront cela ; mais moi, j’étais le frère de celui qui est mort, et je ne puis que pleurer.

« Auguste Vacquerie. »

OBSÈQUES DE FRANÇOIS-VICTOR HUGO

Bien avant l’heure indiquée, la foule était déjà telle dans la rue Drouot, qu’il était difficile d’arriver à la maison mortuaire. Un registre ouvert dans une petite cour recevait les noms de ceux qui voulaient témoigner leur douloureuse sympathie au père si cruellement frappé.

Un peu après midi, on a descendu le corps. Ç’a été une chose bien triste à voir, le père au bas de l’escalier regardant descendre la bière de son dernier fils.

Un autre moment navrant, ç’a été quand Mme Charles Hugo a passé, prête à s’évanouir à chaque instant et si faible qu’on la portait plus qu’on ne la soutenait. Il y a deux ans, elle enterrait son mari ; hier, son beau-frère. Avec quel tendre dévouement et quelle admirable persévérance elle a soigné ce frère pendant cette longue maladie, passant les nuits, lui sacrifiant tout, ne vivant que pour lui, c’est ce que n’oublieront jamais le père ni les amis du mort. Elle a voulu absolument l’accompagner jusqu’au bout, et ne l’a quitté que lorsqu’on l’a arrachée de la tombe.

L’enterrement était au cimetière de l’Est. Le convoi a suivi les grands boulevards, puis le boulevard Voltaire.

Derrière le corbillard, marchait le père désolé. Lui aussi, ses amis auraient voulu qu’il s’épargnât ce supplice, rude à tous les âges. Mais Victor Hugo accepte virilement toutes les épreuves, il n’a pas voulu fuir celle-là, et c’était aussi beau que triste de voir derrière ce corbillard cette tête blanche que le sort a frappée tant de fois sans parvenir à la courber.

Derrière le père, venaient MM. Paul Meurice, Auguste Vacquerie, Paul Foucher, oncle du mort, et Léopold Hugo, son cousin. Puis le docteur Allix et M. Armand Gouzien, qui avaient bien le droit de se dire de la famille, après les soins fraternels qu’ils ont prodigués au malade.

Puis, les amis et les admirateurs du père, tous ceux, députés, journalistes, littérateurs, artistes, ouvriers, qui avaient voulu s’associer à ce grand deuil : MM. Gambetta, Crémieux, Eugène Pelletan, Arago, Spuller, Lockroy, Jules Simon, Alexandre Dumas, Flaubert, Nefftzer, Martin Bernard… mais il faudrait citer tout ce qui a un nom. Ce cortège innombrable passait entre deux haies épaisses qui couvraient les deux trottoirs du boulevard et qui n’ont pas cessé jusqu’au cimetière.

À mesure que le convoi avançait, une partie de la haie se détachait pour s’ajouter au cortège, qui grossissait de moment en moment et que la chaussée avait peine à contenir. Et quand cet énorme cortège est arrivé au cimetière, il l’a trouvé déjà plein d’une foule également innombrable, et ce n’est pas sans difficulté qu’on a pu faire ouvrir passage même au cercueil.

Le tombeau de famille de Victor Hugo n’ayant plus de place, hélas, on a déposé le corps dans un caveau provisoire. Quand il y a été descendu, il s’est fait un grand silence, et Louis Blanc a dit les

belles et touchantes paroles qui suivent :
Messieurs,

Des deux fils de Victor Hugo, le plus jeune va rejoindre l’aîné. Il y a trois ans, ils étaient tous les deux pleins de vie. La mort, qui les avait séparés depuis, vient les réunir.

Lorsque leur père écrivait :

Aujourd’hui, je n’ai plus de tout ce que j’avais
Aujourd’Qu’un fils et qu’une fille,
Me voilà presque seul ! Dans cette ombre où je vais,
Aujourd’Dieu m’ôte la famille !

Lorsque ce cri d’angoisse sortait de son grand cœur déchiré :

Oh ! demeurez, vous deux qui me restez !…,
prévoyait-il que, pour lui, la nature serait à ce point inexorable ? Prévoyait-il que la maison sans enfants allait être la sienne ? — Comme si la destinée avait voulu, proportionnant sa part de souffrance à sa gloire, lui faire un malheur égal à son génie !

Ah ! ceux-là seuls comprendront l’étendue de ce deuil, qui ont connu l’être aimé que nous confions à la terre. Il était si affectueux, si attentif au bonheur des autres ! Et ce qui donnait à sa bonté je ne sais quel charme attendrissant, c’était le fond de tristesse dont témoignaient ses habitudes de réserve, ses manières toujours graves, son sourire toujours pensif. Rien qu’à le voir, on sentait qu’il avait souffert, et la douceur de son commerce n’en était que plus pénétrante.

Dans les relations ordinaires de la vie, il apportait un calme que son âge rendait tout à fait caractéristique. On aurait pu croire qu’en cela il était différent de son frère, nature ardente et passionnée ; mais ce calme cachait un pouvoir singulier d’émotion et d’indignation, qui se révélait toutes les fois qu’il y avait le mal à combattre, l’iniquité à flétrir, la vérité et le peuple à venger. (Applaudissements.)

Il était alors éloquent et d’une éloquence qui partait des entrailles. Rien de plus véhément, rien de plus pathétique, que les articles publiés par lui dans le Rappel sur l’impunité des coupables d’en haut comparée à la rigueur dont on a coutume de s’armer contre les coupables d’en bas. (Profonde émotion.)

L’amour de la justice, voilà ce qui remuait dans ses plus intimes profondeurs cette âme généreuse, vaillante et tendre.

Il est des hommes à qui l’occasion manque pour montrer dans ce qu’ils ont fait ce qu’ils ont été. Cela ne peut pas se dire de François-Victor Hugo. Ses actes le définissent. Une invocation généreuse au génie hospitalier de la France lui valut neuf mois de prison avant le 2 décembre ; après le 2 décembre, il a eu dix-huit années d’exil, et, dans sa dernière partie, d’exil volontaire…

Volontaire ? je me trompe !

Danton disait : « On n’emporte pas la patrie à la semelle de ses souliers. » Mais c’est parce qu’on l’emporte au fond de son cœur que l’exil a tant d’amertume. Oh ! non, il n’y a pas d’exil volontaire. L’exil est toujours forcé ; il l’est surtout quand il est prescrit par la seule autorité qui ait un droit absolu de commandement sur les âmes fières, c’est-à-dire la conscience. (Applaudissements.)

François-Victor aimait la France, comme son père ; comme son père, il l’a quittée le jour où elle cessa d’être libre, et, comme lui, ce fut en la servant qu’il acquit la force de vivre loin d’elle. Je dis en la servant, parce que, suivant une belle remarque de Victor Hugo, traduire un poëte étranger, c’est accroître la poésie nationale. Et quel poëte que celui que François-Victor Hugo entreprit de faire connaître à la France !

Pour y réussir pleinement, il fallait pouvoir transporter dans notre langue, sans offenser la pruderie de notre goût, tout ce que le style de Shakespeare a de hardi dans sa vigueur, d’étrange dans sa sublimité ; il fallait pouvoir découvrir et dévoiler les procédés de ce merveilleux esprit, montrer l’étonnante originalité de ses imitations, indiquer les sources où il puisa tant de choses devenues si complètement siennes ; étudier, comparer, juger ses nombreux commentateurs ; en un mot, il fallait pouvoir prendre la mesure de ce génie universel. Eh bien, c’est cet effrayant labeur que François-Victor Hugo, que le fils de notre Shakespeare à nous… (Applaudissements) aborda et sut terminer à un âge où la plupart des hommes, dans sa situation, ne s’occupent que de leurs plaisirs. Les trente-six introductions aux trente-six drames de Shakespeare suffiraient pour lui donner une place parmi les hommes littéraires les plus distingués de notre temps.

Elles disent assez, à part même le mérite de sa traduction, la meilleure qui existe, quelle perte le monde des lettres et le monde de la science ont faite en le perdant.

Et la république ! Elle a aussi le droit de porter son deuil. Car ce fut au signal donné par elle qu’il accourut avec son père et son frère, — d’autant plus impatients de venir s’enfermer dans la capitale, qu’il y avait là, en ce moment, d’affreuses privations à subir et le péril à braver. On sait avec quelle fermeté ils traversèrent les horreurs d’un siége qui sera l’éternelle gloire de ce grand peuple de Paris.

Mais d’autres épreuves les attendaient. Bientôt, l’auteur de l’Année terrible eut à pleurer la mort d’un de ses fils et à trembler pour la vie de l’autre. Pendant seize mois, François-Victor Hugo a été torturé par la maladie qui nous l’enlève. Entouré par l’affection paternelle de soins assidus, disputé à la mort chaque jour, à chaque heure, par un ange de dévouement, la veuve de son frère, son énergie secondait si bien leurs efforts, qu’il aurait été sauvé s’il avait pu l’être.

Sa tranquillité était si constante, sa sérénité avait quelque chose de si indomptable, que, malgré l’empreinte de la mort, depuis longtemps marquée sur son visage, nous nous prenions quelquefois à espérer…

Espérait-il lui-même, lorsqu’il nous parlait de l’avenir, et qu’il s’efforçait de sourire ? Ou bien voulait-il, par une inspiration digne de son âme, nous donner des illusions qu’il n’avait pas, et tromper nos inquiétudes ? Ce qui est certain, c’est que, pendant toute une année, il a, selon le mot de Montaigne, « vécu de la mort », jusqu’au moment où, toujours calme, il s’est endormi pour la dernière fois, laissant après lui ce qui ne meurt pas, le souvenir et l’exemple du devoir accompli.

Quant au vieillard illustre que tant de malheurs accablent, il lui reste, pour l’aider à porter jusqu’à la fin le poids des jours, la conviction qu’il a si bien formulée dans ces beaux vers :

C’est un prolongement sublime que la tombe.
On y monte, étonné d’avoir cru qu’on y tombe.

Dans la dernière lettre que j’ai reçue de lui, qui fut la dernière écrite par lui, Barbès me disait : « Je vais mourir, et toi tu vas avoir de moins un ami sur la terre. Je voudrais que le système de Reynaud fût vrai, pour qu’il nous fût donné de nous revoir ailleurs. »

Nous revoir ailleurs ! De l’espoir que ces mots expriment venait la foi de Barbès dans la permanence de l’être, dans la continuité de son développement progressif. Il n’admettait pas l’idée des séparations absolues, définitives. Victor Hugo ne l’admet pas, lui non plus, cette idée redoutable. Il croit à Dieu éternel, il croit à l’âme immortelle. C’est là ce qui le rendra capable, tout meurtri qu’il est, de vivre pour son autre famille, celle à qui appartient la vie des grands hommes, l’humanité. (Applaudissements prolongés.)

Après ce discours, d’une éloquence si forte et si émue, et qui a profondément touché toute cette grande foule, Victor Hugo a embrassé Louis Blanc ; puis ses amis l’ont enlevé de la fosse. Alors ç’a été à qui se précipiterait vers lui et lui prendrait la main. Amis connus ou inconnus, hommes, femmes, tous se pressaient sur son passage ; on voyait là quel cœur est celui de ce peuple de Paris, si reconnaissant à ceux qui l’aiment ; les femmes pleuraient ; et tout à coup le sentiment de tous a éclaté dans l’explosion de ce cri prolongé et répété : Vive Victor Hugo ! Vive la république !

Victor Hugo a pu enfin monter en voiture, avec Louis Blanc. Mais pendant longtemps encore la voiture n’a pu aller qu’au pas, à cause de la foule, et les mains continuaient à se tendre par la portière. Louis Blanc avait sa part de ces touchantes manifestations.

Et, en revenant, nous nous redisions la strophe des Feuilles d’automne :

Seigneur ! préservez-moi, préservez ceux que j’aime,
Mes parents, mes amis, et mes ennemis même
Dans le mal triomphants,
De jamais voir, Seigneur, l’été sans fleurs vermeilles,
La cage sans oiseaux, la ruche sans abeilles,
La maison sans enfants !

Dieu n’a pas exaucé le poëte. Les oiseaux sont envolés, la maison est vide. Mais Louis Blanc a raison, il reste au malheureux père encore une famille. Il l’a vue aujourd’hui, elle l’a accompagné et soutenu, elle a pleuré avec lui. Et, s’il n’y a pas de consolations à de telles douleurs, c’est un adoucissement pourtant que de sentir autour de soi tant de respect affectueux et cette admiration universelle.

Malgré l’énormité de la foule, il n’y a pas eu le moindre désordre, ni le moindre accident. Cette manifestation imposante s’est faite avec une gravité et une tranquillité profondes.

Il est impossible d’énumérer tous les noms connus des écrivains, des hommes politiques, des artistes qui se pressaient dans la foule.

Les anciens collègues de Victor Hugo à l’Assemblée nationale étaient venus en grand nombre. Citons parmi eux MM. Louis Blanc, Gambetta, Crémieux, Emmanuel Arago, Jules Simon, Victor Schoelcher, Peyrat, Edmond Adam, Eugène Pelletan, Lepère, Laurent Pichat, Henri de Lacretelle, Noël Parfait, Alfred Naquet, Tirard, Henri Martin, Georges Périn, Jules Ferry, Germain Casse, Henri Brisson, Arnaud (de l’Ariége), Millaud, Martin-Bernard, Ordinaire, Melvil-Bloncourt, Eugène Farcy, Bamberger, Charles Rolland, Escarguel, Caduc, Daumas, Jules Barni, Lefèvre, Corbon, Simiot, Greppo, Lafon de Fongaufier, etc., etc.

Nommons ensuite, au hasard, MM. Alexandre Dumas fils, Gustave Flaubert, Félicien David, Charles Blanc, Louis Ulbach, Monselet, Théodore de Banville ; Léon Valade, Philippe Burty, Nefftzer, docteur Sée, Émile Perrin, Ritt, Larochelle, Duquesnel, Aimé Millet, Édouard Manet, Bracquemond, Jacquemart, André Gill, Carjat, Nadar, Henri-Roger de Beauvoir, les frères Lionnet, Delaunay, Dumaine, Taillade, Pierre Berton, André Lefèvre, Mario Proth, E. Tarbé, Frédéric Thomas, docteur Mandl, Ernest Hamel, Pierre Véron, Édouard Plouvier, Alfred Quidant, Pradilla Para, consul de Colombie, Étienne Arago, Lecanu, Mario Uchard, Hippolyte Lucas, Amédée Pommier, Mme Blanchecotte, Kaempfen, Lechevalier, Hetzel, Michel Lévy frères, Émile de la Bédollière, Robert Mitchell, Catalan, professeur à l’université de Liège, E. Deschanel, Jules Claretie, Eugène Manuel, duc de Bellune, Édouard Laferrière, Paul Arène, docteur Faivre, Léon Dierx, Catulle Mendès, Émile Daclin, Victor Cochinat, Mayrargue, Louis Leroy, Maurice Bixio, Adolphe Michel, Michaelis, Antonin Proust, Louis Asseline, A. de la Fizelière, Maracinéano de Bucharest, Louis Lacombe, Armand Lapointe, Denis de la Garde, Louis Ratisbonne, Léon Cladel, Tony Révillon, Charles Chassin, Emmanuel Gonzalès, Louis Koch, Agricol Perdiguier, André Roussel, Ferdinand Dugué, Schiller, P. Deloir, Dommartin, Habeneck, Ginesta, Lepelletier, Rollinat, Richard Lesclide, Cœdès, Busnach, Edg. Hément, Yves Guyot, Valbrègue, Elzéar Bornier, Pothay, Barbieux, Montrosier, Lacroix, Adrien Huart, George Richard, Rey (de l’Odéon), Balitout, Allain-Targé, Spuller, Nadaud, Ollive, Perrinelle, conseiller général de la Seine, J.-A. Lafont, Gabriel Guillemot, etc., etc.

Le Rappel était là tout entier : MM. Auguste Vacquerie, Paul Meurice, Édouard Lockroy, Frédéric Morin, Gaulier, Camille Pelletan, C. Quentin, Victor Meunier, Ernest Lefèvre ; Ernest Blum, d’Hervilly, Émile Blémont, L. Constant, Barberet, Lemay, Luthereau, Féron, Pelleport, Destrem, Am. Blondeau, etc., les compositeurs et imprimeurs du Rappel.

(Le Rappel du 30 décembre 1873.)

XVIII

LE CENTENAIRE DE PÉTRARQUE

Victor Hugo, à l’occasion des fêtes du centenaire de Pétrarque, a reçu l’invitation suivante :

Avignon, 14 juillet 1874.
Cher et grand citoyen,

Le 18 juillet, Avignon officiel va donner de grandes fêtes en l’honneur de Pétrarque, à l’occasion du cinquième centenaire de sa mort.

Plusieurs villes et plusieurs sociétés savantes de l’Italie se font représenter à ces fêtes par des délégués. M. Nigra sera parmi nous.

Or, dans notre ville, le conseil municipal élu a été remplacé par une commission municipale triée, selon l’usage, par un des plus célèbres préfets de l’ordre moral. C’est ce monde-là qui va recevoir les patriotes que l’Italie nous envoie.

Il importe donc, selon nous, qu’une main glorieuse et véritablement fraternelle puisse, au nom des républicains de France, serrer la main que vont nous tendre les enfants d’une nation à laquelle nous voudrions témoigner de sincères sentiments de sympathie.

Nous serions fiers qu’Avignon pût parler par la voix de notre plus grand poëte aux concitoyens du poëte et du patriote Pétrarque.

L’Italie, alors, entendrait un langage véritablement français, et l’échange des sentiments qui doivent unir les deux grandes nations serait dignement exprimé.

C’est dans ces circonstances, c’est dans cette pensée, et pour donner, nous, à ces fêtes officielles leur véritable portée, qu’un groupe considérable d’amis, — qui représentent toute la démocratie avignonnaise et la jeunesse républicaine du pays, — m’ont chargé de vous adresser la présente lettre, pour vous inviter à venir passer au milieu de nous les journées des 18, 19 et 20 juillet. La vraie fête aura lieu si vous daignez accepter cette invitation, et votre visite aurait, pour tout le midi de la France, une grande, une féconde signification.

Permettez-nous d’espérer que notre invitation sera par vous acceptée, et de nous en réjouir d’avance ; et veuillez, cher et grand citoyen, recevoir, au nom de mes amis ainsi qu’en mon nom personnel, l’expression de notre respectueuse et profonde admiration.

Saint-Martin,
Conseiller général de Vaucluse,
ex-rédacteur en chef de la Démocratie du Midi.

Victor Hugo a répondu :

Paris, 18 juillet 1874.
Mon honorable concitoyen,

La noble et glorieuse invitation que vous voulez bien me transmettre me touche profondément. J’ai le chagrin de ne pouvoir m’y rendre, étant en ce moment retenu près de mon petit-fils, convalescent d’une grave maladie.

Je suis heureux du souvenir que veut bien me garder cette vaillante démocratie du midi, qui est comme l’avant-garde de la démocratie universelle, et à laquelle le monde pense toutes les fois qu’il entend la Marseillaise.

La Marseillaise, c’est la voix du midi ; c’est aussi la voix de l’avenir.

Je regrette d’être absent du milieu de vous. J’eusse été fier de souhaiter, en votre nom à tous, la bienvenue à ces frères, à ces généreux italiens, qui viennent fêter Pétrarque dans le pays de Voltaire. Mais de loin j’assisterai, ému, à vos solennités. Elles fixeront l’attention du monde civilisé. Pétrarque, qui a été l’auréole d’un siècle ténébreux, ne perd rien de sa clarté dans ce plein midi du progrès qu’on nomme le dix-neuvième siècle.

Je félicite Avignon. Avignon, pendant ces trois jours mémorables, va donner un illustre spectacle. On pourrait dire que Rome et Paris vont s’y rencontrer ; Rome qui a sacré Pétrarque, Paris qui a jeté bas la Bastille ; Rome qui couronne les poëtes, Paris qui détrône les rois ; Rome qui glorifie la pensée humaine, Paris qui la délivre.

Cette accolade des deux cités mères est superbe. C’est l’embrassement de deux idées. Rien de plus pathétique et de plus rassurant. Rome et Paris fraternisant dans la sainte communion démocratique, c’est beau. Vos acclamations donneront à cette rencontre toute sa signification. Avignon, ville pontificale et ville populaire, est un trait d’union entre les deux capitales du passé et de l’avenir.

Nous nous sentons tous bien représentés par vous, hommes de Vaucluse, dans cette fête, nationale pour deux nations. Vous êtes dignes de faire à l’Italie la salutation de la France.

Ainsi s’ébauche la majestueuse République fédérale du continent. Ces magnifiques mélanges de peuples commencent les États-Unis d’Europe.

Pétrarque est une lumière dans son temps, et c’est une belle chose qu’une lumière qui vient de l’amour. Il aima une femme et il charma le monde. Pétrarque est une sorte de Platon de la poésie ; il a ce qu’on pourrait appeler la subtilité du cœur, et en même temps la profondeur de l’esprit ; cet amant est un penseur, ce poëte est un philosophe. Pétrarque en somme est une âme éclatante.

Pétrarque est un des rares exemples du poëte heureux. Il fut compris de son vivant, privilège que n’eurent ni Homère, ni Eschyle, ni Shakespeare. Il n’a été ni calomnié, ni hué, ni lapidé. Pétrarque a eu sur cette terre toutes les splendeurs, le respect des papes, l’enthousiasme des peuples, les pluies de fleurs sur son passage dans les rues, le laurier d’or au front comme un empereur, le Capitole comme un dieu. Disons virilement la vérité, le malheur lui manque. Je préfère à cette robe de pourpre le bâton d’Alighieri errant. Il manque à Pétrarque cet on ne sait quoi de tragique qui ajoute à la grandeur des poëtes une cime noire, et qui a toujours marqué le plus haut sommet du génie. Il lui manque l’insulte, le deuil, l’affront, la persécution. Dans la gloire Pétrarque est dépassé par Dante, et le

triomphe par l’exil.

XIX

LA QUESTION DE LA PAIX

remplacée par la question de la guerre
À MM. LES MEMBRES DU CONGRÈS DE LA PAIX
À GENÈVE.
Paris, 4 septembre 1874.
Chers concitoyens de la république d’Europe,

Vous avez bien voulu désirer ma présence à votre congrès de Genève. C’est un regret pour moi de ne pouvoir me rendre à votre invitation qui m’honore. S’il m’était donné de prononcer à cette heure quelques paroles parmi vous, j’ajouterais, et, je le pense, sans protestation de votre part, au sujet de cette grande question de la paix universelle, de nouvelles réserves à celles que j’indiquais, il y a cinq ans, au congrès de Lausanne. Aujourd’hui, ce qui alors était le mal est devenu le pire ; une aggravation redoutable a eu lieu ; le problème de la paix se complique d’une immense énigme de guerre.

Le quidquid delirant reges a produit son effet.

Ajournement de toutes les fraternités ; où il y avait l’espérance, il y a la menace ; on a devant soi une série de catastrophes qui s’engendrent les unes des autres et qu’il est impossible de ne pas épuiser ; il faudra aller jusqu’au bout de la chaîne.

Cette chaîne, deux hommes l’ont forgée, Louis Bonaparte et Guillaume, pseudonymes tous les deux, car derrière Guillaume il y a Bismarck et derrière Louis Bonaparte il y a Machiavel. La logique des faits violents ne se dément jamais, le despotisme s’est transformé, c’est-à-dire renouvelé, et s’est déplacé, c’est-à-dire fortifié ; l’empire militaire a abouti à l’empire gothique, et de France a passé en Allemagne. C’est là qu’est aujourd’hui l’obstacle. Tout ce qui a été fait doit être défait. Nécessité funeste. Il y a entre l’avenir et nous une interposition fatale. On ne peut plus entrevoir la paix qu’à travers un choc et au delà d’un inexorable combat. La paix, hélas, c’est toujours l’avenir, mais ce n’est plus le présent. Toute la situation actuelle est une sombre et sourde haine.

Haine du soufflet reçu.

Qui a été souffleté ? Le monde entier. La France frappée à la face, c’est la rougeur au front de tous les peuples. C’est l’affront fait à la mère. De là la haine.

Haine de vaincus à vainqueurs, vieille haine éternelle ; haine de peuples à rois, car les rois sont des vainqueurs dont les vaincus sont les peuples ; haine réciproque, et sans autre issue qu’un duel.

Duel entre deux nations ? Non. La France et l’Allemagne sont sœurs ; mais duel entre deux principes, la république et l’empire.

La question est posée : d’un côté la monarchie germanique, de l’autre, les États-Unis d’Europe ; la rencontre des deux principes est inévitable ; et dès à présent on distingue dans le profond avenir les deux fronts de bataille, d’un côté tous les royaumes, de l’autre toutes les patries.

Ce duel terrible, puisse-t-il être longtemps retardé ! Puisse une autre solution se faire jour ! Si la grande bataille se livre, ce qu’il y aura des deux côtés, hélas, ce sera des hommes. Conflit lamentable ! Quelle extrémité pour le genre humain ! La France ne peut attaquer un peuple sans être fratricide ; un peuple ne peut attaquer la France sans être parricide. Inexprimable serrement de cœur !

Nous, préparateurs des faits futurs, nous eussions désiré une autre issue ; mais les événements ne nous écoutent pas ; ils vont au même but que nous, mais par d’autres moyens. Où nous emploierions la paix, ils emploient la guerre. Pour des motifs inconnus, ils préfèrent les solutions de haute lutte. Ce que nous ferions à l’amiable, ils le font par effraction. La providence a de ces brusqueries.

Mais il est impossible que le philosophe n’en soit pas profondément attristé.

Ce qu’il constate douloureusement, ce qu’il ne peut nier, c’est l’enchaînement des faits, c’est leur nécessité, c’est leur fatalité. Il y a une algèbre dans les désastres.

Ces faits, je les résume en quelques mots.

La France a été diminuée. À cette heure, elle a une double plaie, plaie au territoire, plaie à l’honneur. Elle ne peut en rester là. On ne garde pas Sedan. On ne se rendort pas là-dessus.

Pas plus qu’on ne se rendort sur l’arrachement de Metz et de Strasbourg.

La guerre de 1870 a débuté par un guet-apens et s’est terminée par une voie de fait. Ceux qui ont fait le coup n’ont pas vu le contre-coup. Ce sont là des fautes d’hommes d’état. On se perd par l’éblouissement de sa victoire. Qui voit trop la force est aveugle au droit. Or la France a droit à l’Alsace et à la Lorraine. Pourquoi ? parce que l’Alsace et la Lorraine ont droit à la France. Parce que les peuples ont droit à la lumière et non à la nuit. Tout verse en ce moment du côté de l’Allemagne. Grave désordre. Cette rupture d’équilibre doit cesser. Tous les peuples le sentent et s’en inquiètent. De là un malaise universel. Comme je l’ai dit à Bordeaux, à partir du traité de Paris, l’insomnie du monde a commencé.

Le monde ne peut accepter la diminution de la France. La solidarité des peuples, qui eût fait la paix, fera la guerre. La France est une sorte de propriété humaine. Elle appartient à tous, comme autrefois Rome, comme autrefois Athènes. On ne saurait trop insister sur ces réalités. Voyez comme la solidarité éclate. Le jour où la France a dû payer cinq milliards, le monde lui en a offert quarante-cinq. Ce fait est plus qu’un fait de crédit, c’est un fait de civilisation. Après les cinq milliards payés, Berlin n’est pas plus riche et Paris n’est pas plus pauvre. Pourquoi ? Parce que Paris est nécessaire et que Berlin ne l’est pas. Celui-là seul est riche qui est utile.

En écrivant ceci, je ne me sens pas français, je me sens homme.

Voyons sans illusion comme sans colère la situation telle qu’elle est. On a dit : Delenda Carthago ; il faut dire : Servanda Gallia.

Quand une plaie est faite à la France, c’est la civilisation qui saigne. La France diminuée, c’est la lumière amoindrie. Un crime contre la France a été commis ; les rois ont fait subir à la France toute la quantité de meurtre possible contre un peuple. Cette mauvaise action des rois, il faut que les rois l’expient, et c’est de là que sortira la guerre ; et il faut que les peuples la réparent, et c’est de là que sortira la fraternité. La réparation, ce sera la fédération. Le dénoûment, le voici : États-Unis d’Europe. La fin sera au peuple, c’est-à-dire à la Liberté, et à Dieu, c’est-à-dire à la Paix.

Espérons.

Chers concitoyens de la patrie universelle, recevez mon salut cordial.

Victor Hugo.

XX

OBSÈQUES
DE MADAME PAUL MEURICE

On lit dans le Rappel du 16 novembre 1874 :

« Une foule considérable a conduit, hier, Mme Paul Meurice, à sa dernière demeure. Derrière le char funèbre marchaient, d’abord celui qui reste seul, et à sa droite Victor Hugo, puis des députés, des journalistes, des littérateurs, des artistes, en trop grand nombre pour que nous puissions les nommer, puis des milliers d’amis inconnus, car on aura beau faire, on n’empêchera jamais ce généreux peuple de Paris d’aimer ceux qui l’aiment, et de le leur témoigner.

« On est allé directement de la maison mortuaire au Père-Lachaise.

« Quand le corps a été descendu dans le caveau, Victor Hugo a prononcé les paroles suivantes :

La femme à laquelle nous venons faire la salutation suprême a honoré son sexe ; elle a été vaillante et douce ; elle a eu toutes les grâces pour aimer, elle a eu toutes les forces pour souffrir. Elle laisse derrière elle le compagnon de sa vie, Paul Meurice, un esprit lumineux et fier, un des plus nobles hommes de notre temps. Inclinons-nous devant cette tombe vénérable.

J’ai été témoin de leur mariage. Ainsi s’en vont les jours. Je les ai vus tous les deux, jeunes, elle si belle, lui si rayonnant, associer, devant la loi humaine et devant la loi divine, leur avenir, et se donner la main dans l’espérance et dans l’aurore. J’ai vu cette entrée de deux âmes dans l’amour qui est la vraie entrée dans la vie. Aujourd’hui, est-ce la sortie que nous voyons ? Non. Car le cœur qui reste continue d’aimer et l’âme qui s’envole continue de vivre. La mort est une autre entrée. Non dans plus d’amour, car l’amour dès ici-bas est complet, mais dans plus de lumière.

Depuis cette heure radieuse du commencement jusqu’à l’heure sévère où nous sommes, ces deux belles âmes se sont appuyées l’une sur l’autre. La vie, quelle qu’elle soit, est bonne, traversée ainsi. Elle, cette admirable femme, peintre, musicienne, artiste, avait reçu tous les dons et était faite pour tous les orgueils, mais elle était surtout fière du reflet de sa renommée à lui ; elle prenait sa part de ses succès ; elle se sentait félicitée par les applaudissements qui le saluaient ; elle assistait souriante à ces splendides fêtes du théâtre où le nom de Meurice éclatait parmi les acclamations et les enthousiasmes ; elle avait le doux orgueil de voir éclore pour l’avenir et triompher devant la foule cette série d’œuvres exquises et fortes qui auront dans la littérature de notre siècle une place de gloire et de lumière. Puis sont venus les temps d’épreuve ; elle les a accueillis stoïquement. De nos jours, l’écrivain doit être au besoin un combattant ; malheur au talent à travers lequel on ne voit pas une conscience ! Une poésie doit être une vertu. Paul Meurice est une de ces âmes transparentes au fond desquelles on voit le devoir. Paul Meurice veut la liberté, le progrès, la vérité et la justice ; et il en subit les conséquences. C’est pourquoi, un jour, il est allé en prison. Sa femme a compris cette nouvelle gloire, et, à partir de ce jour, elle qui jusque-là n’avait encore été que bonne, elle est devenue grande.

Aussi plus tard, quand les désastres sont arrivés, quand l’épreuve a pris les proportions d’une calamité publique, a-t-elle été prête à toutes les abnégations et à tous les dévouements.

L’histoire de ce siècle a des jours inoubliables. Par moments, dans l’humanité, une certaine sublimité de la femme apparaît ; aux heures où l’histoire devient terrible, on dirait que l’âme de la femme saisit l’occasion et veut donner l’exemple à l’âme de l’homme. L’antiquité a eu la femme romaine ; l’âge moderne aura la femme française. Le siége de Paris nous a montré tout ce que peut être la femme : dignité, fermeté, acceptation des privations et des misères, gaîté dans les angoisses. Le fond de l’âme de la femme française, c’est un mélange héroïque de famille et de patrie.

La généreuse femme qui est dans cette tombe a eu toutes ces grandeurs-là. J’ai été son hôte dans ces jours tragiques ; je l’ai vue. Pendant que son vaillant mari faisait sa double et rude tâche d’écrivain et de soldat, elle aussi se levait avant l’aube. Elle allait dans la nuit, sous la pluie, sous le givre, les pieds dans la neige, attendre pendant de longues heures, comme les autres nobles femmes du peuple, à la porte des bouchers et des boulangers, et elle nous rapportait du pain et de la joie. Car la plus vraie de toutes les joies, c’est le devoir accompli. Il y a un idéal de la femme dans Isaïe, il y en a un autre dans Juvénal, les femmes de Paris ont réalisé ces deux idéals. Elles ont eu le courage qui est plus que la bravoure, et la patience qui est plus que le courage. Elles ont eu devant le péril de l’intrépidité et de la douceur. Elles donnaient aux combattants désespérés l’encouragement du sourire. Rien n’a pu les vaincre. Comme leurs maris, comme leurs enfants, elles ont voulu lutter jusqu’à la dernière heure, et, en face d’un ennemi sauvage, sous l’obus et sous la mitraille, sous la bise acharnée d’un hiver de cinq mois, elles ont refusé, même à la Seine charriant des glaçons, même à la faim, même à la mort, la reddition de leur ville. Ah ! vénérons ce Paris qui a produit de telles femmes et de tels hommes. Soyons à genoux devant la cité sacrée. Paris, par sa prodigieuse résistance, a sauvé la France que le déshonneur de Paris eût tuée, et l’Europe que la mort de la France eût déshonorée.

Quoique l’ennemi ait pu faire, il y a peut-être un mystérieux rétablissement d’équilibre dans ce fait : la France moindre, mais Paris plus grand.

Que la belle âme, envolée, mais présente, qui m’écoute en ce moment, soit fière ; toutes les vénérations entourent son cercueil. Du haut de la sérénité inconnue, elle peut voir autour d’elle tous ces cœurs pleins d’elle, ces amis respectueux qui la glorifient, cet admirable mari qui la pleure. Son souvenir, à la fois douloureux et charmant, ne s’effacera pas. Il éclairera notre crépuscule. Une mémoire est un rayonnement.

Que l’âme éternelle accueille dans la haute demeure cette âme immortelle ! La vie, c’est le problème, la mort c’est la solution. Je le répète, et c’est par là que je veux terminer cet adieu plein d’espérance, le tombeau n’est ni ténébreux, ni vide. C’est là qu’est la grande lueur. Qu’il soit permis à l’homme qui parle en ce moment de se tourner vers cette clarté. Celui qui n’existe plus pour ainsi dire ici-bas, celui dont toutes les ambitions sont dans la mort, a le droit de saluer au fond de l’infini, dans le sinistre et sublime

éblouissement du sépulcre, l’astre immense, Dieu.

XXI

AUX DÉMOCRATES ITALIENS

Les journaux ont publié le télégramme adressé à Victor Hugo par les démocrates italiens. Victor Hugo leur a répondu :

Je remercie mes frères les démocrates d’Italie.

Espérons tous la grande délivrance. L’Italie et la France ont la même âme, l’âme romaine, la république. La république, qui est le passé de l’Italie, est l’avenir de la France et de l’Europe. Vouloir la république d’Europe, c’est vouloir la fédération des peuples ; et la fédération des peuples, c’est la plus haute réalisation de l’ordre dans la liberté, c’est la paix.

Ordre, liberté, paix ; ce que la monarchie cherche, la république le trouve.

Victor Hugo.

XXII

POUR UN SOLDAT

(Février 1875.)

Il est désirable que le fait qu’on va lire ne passe point inaperçu.

Un soldat, nommé Blanc, fusilier au 112e de ligne, en garnison à Aix, vient d’être condamné à mort « pour insulte grave envers son supérieur ».

On annonce la prochaine exécution de ce soldat.

Cette exécution me semble impossible.

Pourquoi ? Le voici :

Le 10 décembre 1873, les chefs de l’armée, siégeant à Trianon en haute cour de justice militaire, ont fait un acte considérable.

Ils ont aboli la peine de mort dans l’armée.

Un homme était devant eux ; un soldat, un soldat responsable entre tous, un maréchal de France. Ce soldat, à l’heure suprême des catastrophes, avait déserté le devoir ; il avait jeté bas la France devant la Prusse ; il avait passé à l’ennemi de cette façon épouvantable que, pouvant vaincre, il s’était laissé battre ; il tenait une forteresse, la plus forte de l’Europe, il l’avait donnée ; il avait des drapeaux, les plus fiers drapeaux de l’histoire, il les avait livrés ; il commandait une armée, la dernière qui restât à l’honneur national, il l’avait garrottée et offerte aux coups de plat de sabre des allemands ; il avait envoyé, prisonnière de guerre, aux casemates de Spandau et de Magdebourg, la gloire de la France, les bras liés derrière le dos ; pouvant sauver son pays, il l’avait perdu ; en livrant Metz, la cité vierge, il avait livré Paris, la ville héroïque ; cet homme avait assassiné la patrie.

Le haut conseil de guerre a jugé qu’il méritait la mort, et a déclaré qu’il devait vivre.

En faisant cela, qu’a fait le conseil de guerre ? je le répète, il a aboli dans l’armée la peine de mort.

Il a décidé que désormais ni la trahison, ni la désertion à l’ennemi, ni le parricide, car tuer sa patrie, c’est tuer sa mère, ne seraient punis de mort.

Le conseil de guerre a bien fait ; et nous le félicitons hautement.

Certes, bien des raisons pouvaient conseiller à ces sages et vaillants officiers le maintien de la peine de mort militaire. Il y a une guerre dans l’avenir ; pour cette guerre il faut une armée ; pour l’armée il faut la discipline ; la plus haute des disciplines, c’est la loyauté ; la plus inviolable des subordinations, c’est la fidélité au drapeau ; le plus monstrueux des crimes, c’est la félonie. Qui frappera-t-on si ce n’est le traître ? quel soldat sera puni si ce n’est le général ? qui sera foudroyé par la loi si ce n’est le chef ? Où est l’exemple s’il n’est en haut ? Ces juges se sont dit tout cela ; mais ils ont pensé, et nous les en louons, que l’exemple pouvait se faire autrement ; que le moment était venu de remplacer dans le code de l’armée l’intimidation par un sentiment plus digne du soldat, de relever l’idéal militaire, et de substituer à la question de la vie la question de l’honneur.

Profond progrès d’où sortira, pour les besoins du prochain avenir, un nouveau code militaire, plus efficace que l’ancien.

La peine morale substituée à la peine matérielle est plus terrible. Preuve : Bazaine.

Oui, la dégradation suffit. Où la honte coule, le sang versé est inutile. La punition assaisonnée de cette hautaine clémence est plus redoutable. Laissez cet homme à son abîme. C’est toujours la sombre et grande histoire de Caïn. Bazaine mis à mort laisse derrière lui une légende ; Bazaine vivant traîne la nuit.

Donc le conseil de guerre a bien fait.

Qu’ajouter maintenant ?

Le maréchal disparaît, voici un soldat.

Nous avons devant les yeux, non plus le haut dignitaire, non plus le grand-croix de la légion d’honneur, non plus le sénateur de l’empire, non plus le général d’armée ; mais un paysan. Non plus le vieux chef plein d’aventures et d’années ; mais un jeune homme. Non plus l’expérience, mais l’ignorance.

Ayant épargné celui-ci, allez-vous frapper celui-là ?

De tels contrastes sont-ils possibles ? Est-il utile de proposer à l’intelligence des hommes de telles énigmes ?

Ce rapprochement n’est-il pas effrayant ? Est-il bon de contraindre la profonde honnêteté du peuple à des confrontations de cette nature : avoir vendu son drapeau, avoir livré son armée, avoir trahi son pays, la vie ; avoir souffleté son caporal, la mort !

La société n’est pas vide ; il y a quelqu’un ; il y a des ministres, il y a un gouvernement, il y a une assemblée, et, au-dessus des ministres, au-dessus du gouvernement, au-dessus de l’assemblée, au-dessus de tout, il y a la droiture publique ; c’est à cela que je m’adresse.

L’impôt du sang payé à outrance, c’était la loi des régimes anciens ; ce ne peut être la loi de la civilisation nouvelle. Autrefois, la chaumière était sans défense, les larmes des mères et des fiancées ne comptaient pas, les veuves sanglotaient dans la surdité publique, l’accablement des pénalités était inexprimable ; ces mœurs ne sont plus les nôtres. Aujourd’hui, la pitié existe ; l’écrasement de ce qui est dans l’ombre répugne à une société qui ne marche plus qu’en avant ; on comprend mieux le grand devoir fraternel ; on sent le besoin, non d’extirper, mais d’éclairer. Du reste, disons-le, c’est une erreur de croire que la révolution a pour résultat l’amoindrissement de l’énergie sociale ; loin de là, qui dit société libre dit société forte. La magistrature peut se transformer, mais pour croître en dignité et en justice ; l’armée peut se modifier, mais pour grandir en honneur. La puissance sociale est une nécessité ; l’armée et la magistrature sont une vaste protection ; mais qui doit-on protéger d’abord ? Ceux qui ne peuvent se protéger eux-mêmes ; ceux qui sont en bas, ceux sur qui tout pèse ; ceux qui ignorent, ceux qui souffrent. Oui, codes, chambres, tribunaux, cet ensemble est utile ; oui, cet ensemble est bon et beau, à la condition que toute cette force ait pour loi morale un majestueux respect des faibles.

Autrefois, il n’y avait que les grands, maintenant il y a les petits.

Je me résume.

On n’a pas fusillé le maréchal de France ; fusillera-t-on le soldat ?

Je le répète, cela est impossible.

J’eusse intercédé pour Bazaine, j’intercède pour Blanc.

J’eusse demandé la vie du misérable, je demande la vie du malheureux.

Si l’on veut savoir de quel droit j’interviens dans cette douloureuse affaire, je réponds : De l’immense droit du premier venu. Le premier venu, c’est la conscience humaine.


Le 26 février 1875, Victor Hugo publia cette réclamation, et attendit.

En 1854, quand Victor Hugo, proscrit, était intervenu pour le condamné Tapner, les journaux bonapartistes avaient déclaré que, puisque Victor Hugo demandait la vie de Tapner, Tapner devait être exécuté. À l’occasion du soldat Blanc, ce fait monstrueux se renouvela. Certaines feuilles réactionnaires intimèrent au gouvernement l’ordre de résister à « la pression de M. Victor Hugo », et dirent hautement que, puisque M. Victor Hugo intercédait pour le soldat Blanc, il fallait fusiller le soldat Blanc.

Ces journaux n’eurent pas en 1875 le même succès qu’en 1854. Tapner avait été pendu, Blanc ne fut pas fusillé. Il eut grâce de la vie. Sa

peine fut commuée en cinq ans de prison, sans dégradation militaire.

XXIII

OBSÈQUES D’EDGAR QUINET

(29 mars 1875.)

Je viens, devant cette fosse ouverte, saluer une grande âme.

Nous vivons dans un temps où abondent glorieusement les écrivains et les philosophes. La pensée humaine a de très hautes cimes dans notre époque, et, parmi ces cimes, Edgar Quinet est un sommet. La clarté sereine du vrai est sur le front de ce penseur. C’est pourquoi je le salue.

Je le salue parce qu’il a été citoyen, patriote, homme ; triple vertu ; le penseur doit dilater sa fraternité de la famille à la patrie et de la patrie à l’humanité ; c’est par ces élargissements d’horizon que le philosophe devient apôtre. Je salue Edgar Quinet parce qu’il a été généreux et utile, vaillant et clément, convaincu et persistant, homme de principes et homme de douceur ; tendre et altier ; altier devant ceux qui règnent, tendre pour ceux qui souffrent. (Applaudissements. — Cris de : Vive la république !)

L’œuvre d’Edgar Quinet est illustre et vaste. Elle a le double aspect, ce qu’on pourrait appeler le double versant, politique et littéraire, et par conséquent la double utilité dont notre siècle a besoin ; d’un côté le droit, de l’autre l’art ; d’un côté l’absolu, de l’autre l’idéal.

Au point de vue purement littéraire, elle charme en même temps qu’elle enseigne ; elle émeut en même temps qu’elle conseille. Le style d’Edgar Quinet est robuste et grave, ce qui ne l’empêche pas d’être pénétrant. On ne sait quoi d’affectueux lui concilie le lecteur. Une profondeur mêlée de bonté fait l’autorité de cet écrivain. On l’aime. Quinet est un de ces philosophes qui se font comprendre jusqu’à se faire obéir. C’est un sage parce que c’est un juste.

Le poëte en lui s’ajoutait à l’historien. Ce qui caractérise les vrais penseurs, c’est un mélange de mystère et de clarté. Ce don profond de la pensée entrevue, Quinet l’avait. On sent qu’il pense, pour ainsi dire, au delà même de la pensée. (Mouvement.) Tels sont les écrivains de la grande race.

Quinet était un esprit ; c’est-à-dire un de ces êtres pour qui la vieillesse n’est pas, et qui s’accroissent par l’accroissement des années. Ainsi ses dernières œuvres sont les plus belles. Ses deux ouvrages les plus récents, la Création et l’Esprit nouveau, offrent au plus haut degré ce double caractère actuel et prophétique qui est le signe des grandes œuvres. Dans l’un et dans l’autre de ces ouvrages, il y a la Révolution qui fait les livres vivants, et la poésie qui fait les livres immortels. (Bravos.) C’est ainsi qu’un écrivain existe à la fois pour le présent et pour l’avenir.

Il ne suffit pas de faire une œuvre, il faut en faire la preuve. L’œuvre est faite par l’écrivain, la preuve est faite par l’homme. La preuve d’une œuvre, c’est la souffrance acceptée.

Quinet a eu cet honneur, d’être exilé, et cette grandeur, d’aimer l’exil. Cette douleur a été pour lui la bienvenue. Être gênant au tyran plaît aux fières âmes. (Sensation.) Il y a de l’élection dans la proscription. Être proscrit, c’est être choisi par le crime pour représenter le droit. (Acclamations. — Cris de : Vive la république ! vive Victor Hugo !) Le crime se connaît en vertu ; le proscrit est l’élu du maudit. Il semble que le maudit lui dise : Sois mon contraire. De là une fonction.

Cette fonction, Quinet l’a superbement remplie. Il a dignement vécu dans cette ombre tragique de l’exil où Louis Blanc a rayonné, où Barbès est mort. (Profonde émotion.)

Ne plaignez pas ces hommes ; ils ont fait le devoir. Être la France hors de France, être vaincu et pourtant vainqueur, souffrir pour ceux qui croient prospérer, féconder la solitude insultée et saine du proscrit, subir utilement la nostalgie, avoir une plaie qu’on peut offrir à la patrie, adorer son pays accablé et amoindri, en avoir d’autant plus l’orgueil que l’étranger veut en avoir le dédain (applaudissements), représenter, debout, ce qui est tombé, l’honneur, la justice, le droit, la loi ; oui, cela est bon et doux, oui, c’est le grand devoir, et à qui le remplit qu’importe la souffrance, l’isolement, l’abandon ! Avec quelle joie, pour servir son pays de cette façon austère, on accepte, pendant dix ans, pendant vingt ans, toute la vie, la confrontation sévère des montagnes ou la sinistre vision de la mer ! (Sensation profonde.)

Adieu, Quinet. Tu as été utile et grand. C’est bien, et ta vie a été bonne. Entre dans toutes les mémoires, ombre vénérable. Sois aimé du peuple que tu as aimé.

Adieu.

Un dernier mot.

La tombe est sévère. Elle nous prend ce que nous aimons, elle nous prend ce que nous admirons. Qu’elle nous serve du moins à dire les choses nécessaires. Où la parole sera-t-elle haute et sincère si ce n’est devant la mort ? Profitons de notre douleur pour jeter des clartés dans les âmes. Les hommes comme Edgar Quinet sont des exemples ; par leurs épreuves comme par leurs travaux, ils ont aidé, dans la vaste marche des idées, le progrès, la démocratie, la fraternité. L’émancipation des peuples est une œuvre sacrée. En présence de la tombe, glorifions cette œuvre. Que la réalité céleste nous aide à attester la réalité terrestre. Devant cette délivrance, la mort, affirmons cette autre délivrance, la Révolution. (Applaudissements. — Vive la république !) Quinet y a travaillé. Disons-le ici, avec douceur, mais avec hauteur, disons-le à ceux qui méconnaissent le présent, disons-le à ceux qui nient l’avenir, disons-le à tant d’ingrats délivrés malgré eux (mouvement), car c’est au profit de tous que le passé a été vaincu, oui, les magnanimes lutteurs comme Quinet ont bien mérité du genre humain. Devant un tel sépulcre, affirmons les hautes lois morales. Écoutés par l’ombre généreuse qui est ici, disons que le devoir est beau, que la probité est sainte, que le sacrifice est auguste, qu’il y a des moments où le penseur est un héros, que les révolutions sont faites par les esprits, sous la conduite de Dieu, et que ce sont les hommes justes qui font les peuples libres. (Bravos.) Disons que la vérité, c’est la liberté. Le tombeau, précisément parce qu’il est obscur, à cause de sa noirceur même, a une majesté utile à la proclamation des grandes réalités de la conscience humaine, et le meilleur emploi qu’on puisse faire de ces ténèbres, c’est d’en tirer cette lumière. (Acclamations

unanimes. — Cris de : Vive Victor Hugo ! Vive la république !)

XXIV

AU CONGRÈS DE LA PAIX

Victor Hugo, invité en septembre 1875 à adhérer au Congrès de la paix, a répondu :

Le Congrès de la paix veut bien se souvenir de moi et me faire appel. J’en suis profondément touché.

Je ne puis que redire à mes concitoyens d’Europe ce que je leur ai dit déjà plusieurs fois depuis l’année 1871, si fatale pour l’univers entier. Mes espérances ne sont pas ébranlées, mais sont ajournées.

Il y a actuellement deux efforts dans la civilisation ; l’un pour, l’autre contre ; l’effort de la France et l’effort de l’Allemagne. Chacune veut créer un monde. Ce que l’Allemagne veut faire, c’est l’Allemagne ; ce que la France veut faire, c’est l’Europe.

Faire l’Allemagne, c’est construire l’empire, c’est-à-dire la nuit ; faire l’Europe, c’est enfanter la démocratie, c’est-à-dire la lumière.

N’en doutez pas, entre les deux mondes, l’un ténébreux, l’autre radieux, l’un faux, l’autre vrai, le choix de l’avenir est fait.

L’avenir départagera l’Allemagne et la France ; il rendra à l’une sa part du Danube, à l’autre sa part du Rhin, et il fera à toutes deux ce don magnifique, l’Europe, c’est-à-dire la grande république fédérale du continent.

Les rois s’allient pour se combattre et font entre eux des traités de paix qui aboutissent à des cas de guerre ; de là ces monstrueuses ententes des forces monarchiques contre tous les progrès sociaux, contre la Révolution française, contre la liberté des peuples. De là Wellington et Blucher, Pitt et Cobourg ; de là ce crime, dit la Sainte-Alliance ; qui dit alliance de rois dit alliance de vautours. Cette fraternité fratricide finira ; et à l’Europe des Rois-Coalisés succédera l’Europe des Peuples-Unis.

Aujourd’hui ? non. Demain ? oui.

Donc, ayons foi et attendons l’avenir.

Pas de paix jusque-là. Je le dis avec douleur, mais avec fermeté.

La France démembrée est une calamité humaine. La France n’est pas à la France, elle est au monde ; pour que la croissance humaine soit normale, il faut que la France soit entière ; une province qui manque à la France, c’est une force qui manque au progrès, c’est un organe qui manque au genre humain ; c’est pourquoi la France ne peut rien concéder de la France. Sa mutilation mutile la civilisation.

D’ailleurs il y a des fractures partout, et en ce moment vous en entendez une crier, l’Herzégovine. Hélas ! aucun sommeil n’est possible avec des plaies comme celles-ci : la Pologne, la Crète, Metz et Strasbourg, et après des affronts comme ceux-ci : l’empire germanique rétabli en plein dix-neuvième siècle, Paris violé par Berlin, la ville de Frédéric II insultant la ville de Voltaire, la sainteté de la force et l’équité de la violence proclamées, le progrès souffleté sur la joue de la France. On ne met point la paix là-dessus. Pour pacifier, il faut apaiser ; pour apaiser, il faut satisfaire. La fraternité n’est pas un fait de surface. La paix n’est pas une superposition.

La paix est une résultante. On ne décrète pas plus la paix qu’on ne décrète l’aurore. Quand la conscience humaine se sent en équilibre avec la réalité sociale ; quand le morcellement des peuples a fait place à l’unité des continents ; quand l’empiétement appelé conquête et l’usurpation appelée royauté ont disparu ; quand aucune morsure n’est faite, soit à un individu, soit à une nationalité, par aucun voisinage ; quand le pauvre comprend la nécessité du travail et quand le riche en comprend la majesté ; quand le côté matière de l’homme se subordonne au côté esprit ; quand l’appétit se laisse museler par la raison ; quand à la vieille loi, prendre, succède la nouvelle loi, comprendre ; quand la fraternité entre les âmes s’appuie sur l’harmonie entre les sexes ; quand le père est respecté par l’enfant et quand l’enfant est vénéré par le père ; quand il n’y a plus d’autre autorité que l’auteur ; quand aucun homme ne peut dire à aucun homme : Tu es mon bétail ; quand le pasteur fait place au docteur, et la bergerie (qui dit bergerie dit boucherie) à l’école ; quand il y a identité entre l’honnêteté politique et l’honnêteté sociale ; quand un Bonaparte n’est pas plus possible en haut qu’un Troppmann en bas ; quand le prêtre se sent juge et quand le juge se sent prêtre, c’est-à-dire quand la religion est intègre et quand la justice est vraie ; quand les frontières s’effacent entre une nation et une nation, et se rétablissent entre le bien et le mal ; quand chaque homme se fait de sa propre probité une sorte de patrie intérieure ; alors, de la même façon que le jour se fait, la paix se fait ; le jour par le lever de l’astre, la paix par l’ascension du droit.

Tel est l’avenir. Je le salue.

Victor Hugo.
Paris, 9 septembre 1875.

XXV

Le 16 janvier 1876, Victor Hugo fut nommé, par le Conseil municipal, Délégué de Paris aux élections sénatoriales.

Il adressa immédiatement à ses collègues, les Délégués de toutes les communes de France, la lettre publique qu’on va lire :

LE DÉLÉGUÉ DE PARIS
aux délégués des 36,000 communes de france

Électeurs des communes de France,

Voici ce que Paris attend de vous :

Elle a bien souffert, la noble ville. Elle avait pourtant accompli son devoir. L’empire, en décembre 1851, l’avait prise de force, et, après avoir tout fait pour la vaincre, avait tout fait pour la corrompre ; corrompre est la vraie victoire des despotes ; dégrader les consciences, amollir les cœurs, diminuer les âmes, bon moyen de régner ; le crime devient vice et passe dans le sang des peuples ; dans un temps donné, le césarisme finit par faire de la cité suprême une Rome qui indigne Tacite ; la violence dégénérée en corruption, pas de joug plus funeste ; ce joug, Paris l’avait enduré vingt ans ; l’empoisonnement avait eu le temps de réussir. Un jour, il y a cinq années de cela, jugeant l’heure favorable, estimant que le 2 Décembre devait avoir achevé son œuvre d’abaissement, les ennemis violèrent la France prise au piège, et, après avoir soufflé sur l’empire qui disparut, se ruèrent sur Paris. Ils croyaient rencontrer Sodome. Ils trouvèrent Sparte. Quelle Sparte ? Une Sparte de deux millions d’hommes ; un prodige ; ce que l’histoire n’avait jamais vu ; Babylone ayant l’héroïsme de Saragosse. Un investissement sauvage, le bombardement, toutes les brutalités vandales, Paris, cette commune qui vous parle en ce moment, ô communes de France, Paris a tout subi ; ces deux millions d’hommes ont montré à quel point la patrie est une âme, car ils ont été un seul cœur. Cinq mois d’un hiver polaire, que ces peuples du nord semblaient avoir amené avec eux, ont passé sur la résistance des parisiens sans la lasser. On avait froid, on avait faim, on était heureux de sentir qu’on sauvait l’honneur de la France et que le Paris de 1871 continuait le Paris de 1792 ; et, le jour où de faibles chefs militaires ont fait capituler Paris, toute autre ville eût poussé un cri de joie, Paris a poussé un cri de douleur.

Comment cette ville a-t-elle été récompensée ? Par tous les outrages. Aucun martyre n’a été épargné à la cité sublime. Qui dit martyre dit le supplice plus l’insulte. Elle seule avait désormais droit à l’Arc de Triomphe. C’est par l’Arc de Triomphe que la France, représentée par son assemblée, eût voulu rentrer dans Paris, tête nue. La France eût voulu s’honorer en honorant Paris. Le contraire a été fait. Je ne juge pas, je constate. L’avenir prononcera son verdict.

Quoi qu’il en soit, et sans insister, Paris a été méconnu. Paris, chose triste, a eu des ennemis ailleurs qu’à l’étranger. On a accablé de calomnies cette incomparable ville qui avait fait front dans le désastre, qui avait arrêté et déconcerté l’Allemagne, et qui, aidée par l’intrépide et puissante assistance du gouvernement de Tours, aurait, si la résistance eût duré un mois de plus, changé l’invasion en déroute. À ce Paris qui méritait toutes les vénérations, on a jeté tous les affronts. On a mesuré la quantité d’insulte prodiguée à la quantité de respect dû. Qu’importe d’ailleurs ? En lui ôtant son diadème de capitale de la France, ses ennemis ont mis à nu son cerveau de capitale du monde. Ce grand front de Paris est maintenant tout à fait visible, d’autant plus rayonnant qu’il est découronné. Désormais les peuples unanimes reconnaissent Paris pour le chef-lieu du genre humain.

Électeurs des communes, aujourd’hui une grande heure sonne, la parole est donnée au peuple, et, après tant de combats, tant de souffrances, tant d’injustices, tant de tortures, l’héroïque ville, encore à ce moment frappée d’ostracisme, vient à vous. Que vous demande-t-elle ? Rien pour elle, tout pour la patrie.

Elle vous demande de mettre hors de question l’avenir. Elle vous demande de fonder la vérité politique, de fonder la vérité sociale, de fonder la démocratie, de fonder la France. Elle vous demande de faire sortir de la solennité du vote la satisfaction des intérêts et des consciences, la république indestructible, le travail honoré et délivré, l’impôt diminué dans l’ensemble et proportionné dans le détail, le revenu social dégagé des parasitismes, le suffrage universel complété, la pénalité rectifiée, l’enseignement pour tous, le droit pour tous. Électeurs des communes, Paris, la commune suprême, vous demande, votre vote étant un décret, de décréter, par la signification de vos choix, la fin des abus par l’avénement des vérités, la fin de la monarchie par la fédération des peuples, la fin de la guerre étrangère par l’arbitrage, la fin de la guerre civile par l’amnistie, la fin de la misère par la fin de l’ignorance. Paris vous demande la fermeture des plaies. À cette heure, où tant de forces hostiles sont encore debout et menacent, il vous demande de donner confiance au progrès ; il vous demande d’affirmer le droit devant la force, d’affirmer la France devant le germanisme, d’affirmer Paris devant Rome, d’affirmer la lumière devant la nuit.

Vous le ferez.

Un mot encore.

Dissipons les illusions. Dissipons-les sans colère, avec le calme de la certitude. Ceux qui rêvent d’abolir légalement dans un temps quelconque la république, se trompent. La république préexiste. Elle est de droit naturel. On ne vote pas pour ou contre l’air qu’on respire. On ne met pas aux voix la loi de croissance du genre humain.

Les monarchies, comme les tutelles, peuvent avoir leur raison d’être, tant que le peuple est petit. Parvenu à une certaine taille, le peuple se sent de force à marcher seul, et il marche. Une république, c’est une nation qui se déclare majeure. La révolution française, c’est la civilisation émancipée. Ces vérités sont simples.

La croissance est une délivrance. Cette délivrance ne dépend de personne ; pas même de vous. Mettez-vous aux voix l’heure où vous avez vingt et un ans ? Le peuple français est majeur. Modifier sa constitution est possible. Changer son âge, non. Le remettre en monarchie, ce serait le remettre en tutelle. Il est trop grand pour cela.

Qu’on renonce donc aux chimères.

Acceptons la virilité. La virilité, c’est la république. Acceptons-la pour nous, désirons-la pour les autres. Souhaitons aux autres peuples la pleine possession d’eux-mêmes. Offrons-leur cette inébranlable base de paix, la fédération. La France aime profondément les nations ; elle se sent sœur aînée. On la frappe, on la traite comme une enclume, mais elle étincelle sous la haine ; à ceux qui veulent lui faire une blessure, elle envoie une clarté ; c’est sa façon de rendre coup pour coup. Faire du continent une famille ; délivrer le commerce que les frontières entravent, l’industrie que les prohibitions paralysent, le travail que les parasitismes exploitent, la propriété que les impôts accablent, la pensée que les despotismes musèlent, la conscience que les dogmes garrottent ; tel est le but de la France. Y parviendra-t-elle ? Oui. Ce que la France fonde en ce moment, c’est la liberté des peuples ; elle la fonde pacifiquement, par l’exemple ; l’œuvre est plus que nationale, elle est continentale ; l’Europe libre sera l’Europe immense ; elle n’aura plus d’autre travail que sa propre prospérité ; et, par la paix que la fraternité donne, elle atteindra la plus haute stature que puisse avoir la civilisation humaine.

On nous accuse de méditer une revanche ; on a raison ; nous méditons une revanche en effet, une revanche profonde. Il y a cinq ans, l’Europe semblait n’avoir qu’une pensée, amoindrir la France ; la France aujourd’hui lui réplique, et elle aussi n’a qu’une pensée, grandir l’Europe.

La république n’est autre chose qu’un grand désarmement ; à ce désarmement, il n’est mis qu’une condition, le respect réciproque du droit. Ce que la France veut, un mot suffit à l’exprimer, un mot sublime, la paix. De la paix sortira l’arbitrage, et de l’arbitrage sortiront les restitutions nécessaires et légitimes. Nous n’en doutons pas. La France veut la paix dans les consciences, la paix dans les intérêts, la paix dans les nations ; la paix dans les consciences par la justice, la paix dans les intérêts par le progrès, la paix dans les nations par la fraternité.

Cette volonté de la France est la vôtre, électeurs des communes. Achevez la fondation de la république. Faites pour le sénat de la France de tels choix qu’il en sorte la paix du monde. Vaincre est quelque chose, pacifier est tout. Faites, en présence de la civilisation qui vous regarde, une république désirable, une république sans état de siége, sans bâillon, sans exils, sans bagnes politiques, sans joug militaire, sans joug clérical, une république de vérité et de liberté. Tournez-vous vers les hommes éclairés. Envoyez-les au sénat, ils savent ce qu’il faut à la France. C’est de lumière que l’ordre est fait. La paix est une clarté. L’heure des violences est passée. Les penseurs sont plus utiles que les soldats ; par l’épée on discipline, mais par l’idée on civilise. Quelqu’un est plus grand que Thémistocle, c’est Socrate ; quelqu’un est plus grand que César, c’est Virgile ; quelqu’un est plus grand que Napoléon, c’est

Voltaire.

XXVI

OBSÈQUES DE FRÉDÉRICK-LEMAÎTRE

(20 janvier 1876.)

Extrait du Rappel :

« Le grand peuple de Paris a fait au grand artiste qu’il vient de perdre des funérailles dignes de tous deux. Paris sait honorer ses morts comme il convient. À l’acteur sans maître comme sans rival, qui faisait courir tout Paris quand il interprétait si superbement les héros des grands drames d’autrefois, Paris reconnaissant a fait un cortège suprême comme n’en ont pas les rois.

« Toutes les illustrations dans les lettres, dans les arts, tous les artistes de tous les théâtres de Paris étaient là ; plus cinquante mille inconnus. On a vu là comme Frédérick était avant tout l’artiste populaire.

« Dès le matin, une foule considérable se portait aux abords du numéro 15 de la rue de Bondy, où le corps était exposé. Vers onze heures, les abords de la petite église de la rue des Marais devenaient difficiles. De nombreux agents s’échelonnaient, barrant le passage et faisant circuler les groupes qui se formaient. Heureusement, à quelques mètres de l’église, la rue des Marais débouche sur le bou- levard Magenta et forme une sorte de place irrégulière avec terre-plein planté d’arbres. La foule s’est réfugiée là.

« À midi précis, le corbillard quittait la maison mortuaire. Le fils de Frédérick a prié Victor Hugo, qui arrivait en ce moment, de vouloir bien tenir un des cordons du char funèbre. « De tout mon cœur », a répondu Victor Hugo. Et il a tenu l’un des cordons jusqu’à l’église, avec MM. Taylor, Halanzier, Dumaine, Febvre et Laferrière.

« Le service religieux s’est prolongé jusqu’à une heure et demie. Faure a rendu ce dernier hommage à son camarade mort, d’interpréter le Requiem devant son cercueil, avec cette ampleur de voix et cette sûreté de style qui font de lui l’un des premiers chanteurs de l’Europe. Bosquin et Menu ont ensuite chanté, l’un le Pie Jesu, et l’autre l’Agnus Dei.

« À deux heures moins un quart, le char se mettait en marche avec difficulté au milieu des flots profonds de la foule. Les maisons étaient garnies jusque sur les toits, et cela tout le long de la route. La circulation des voitures s’arrêtait jusqu’au boulevard Magenta. Des deux côtés de la chaussée, une haie compacte sur cinq ou six rangs.

« Le cortège est arrivé à deux heures et demie, par le boulevard Magenta et les boulevards Rochechouart et Clichy, au cimetière Montmartre. Une foule nouvelle attendait là.

« Frédérick devait être inhumé dans le caveau où l’avait précédé son fils, le malheureux Charles Lemaître, qui s’est, comme on sait, précipité d’une fenêtre dans un accès de fièvre chaude. Les abords de la tombe étaient gardés depuis deux heures par plusieurs centaines de personnes. Les agents du cimetière et un officier de paix suivi de gardiens ont eu toutes les peines du monde à faire ouvrir un passage au corps.

« Au sortir de l’église, M. Frédérick-Lemaître fils avait prié encore Victor Hugo de dire quelques paroles sur la tombe de son père ; et Victor Hugo, quoique pris à l’improviste, n’avait pas voulu refuser de rendre ce suprême hommage au magnifique créateur du rôle de Ruy Blas.

« Il a donc pris le premier la parole, et prononcé, d’une voix émue, mais nette et forte, l’adieu que voici :

On me demande de dire un mot. Je ne m’attendais pas à l’honneur qu’on me fait de désirer ma parole ; je suis bien ému pour parler : j’essayerai pourtant.

Je salue dans cette tombe le plus grand acteur de ce siècle ; le plus merveilleux comédien peut-être de tous les temps.

Il y a comme une famille d’esprits puissants et singuliers qui se succèdent et qui ont le privilége de réverbérer pour la foule et de faire vivre et marcher sur le théâtre les grandes créations des poëtes ; cette série superbe commence par Thespis, traverse Roscius et arrive jusqu’à nous par Talma ; Frédérick-Lemaître en a été, dans notre siècle, le continuateur éclatant. Il est le dernier de ces grands acteurs par la date, le premier par la gloire. Aucun comédien ne l’a égalé, parce qu’aucun n’a pu l’égaler. Les autres acteurs, ses prédécesseurs, ont représenté les rois, les pontifes, les capitaines, ce qu’on appelle les héros, ce qu’on appelle les dieux ; lui, grâce à l’époque où il est né, il a été le peuple. (Mouvement.) Pas d’incarnation plus féconde et plus haute. Étant le peuple, il a été le drame ; il a eu toutes les facultés, toutes les forces et toutes les grâces du peuple ; il a été indomptable, robuste, pathétique, orageux, charmant. Comme le peuple, il a été la tragédie et il a été aussi la comédie. De là sa toute-puissance ; car l’épouvante et la pitié sont d’autant plus tragiques qu’elles sont mêlées à la poignante ironie humaine. Aristophane complète Eschyle ; et, ce qui émeut le plus complètement les foules, c’est la terreur doublée du rire. Frédérick-Lemaître avait ce double don ; c’est pourquoi il a été, parmi tous les artistes dramatiques de son époque, le comédien suprême. Il a été l’acteur sans pair. Il a eu tout le triomphe possible dans son art et dans son temps ; il a eu aussi l’insulte, ce qui est l’autre forme du triomphe.

Il est mort. Saluons cette tombe. Que reste-t-il de lui aujourd’hui ? Ici-bas un génie. Là-haut une âme.

Le génie de l’acteur est une lueur qui s’efface ; il ne laisse qu’un souvenir. L’immortalité qui appartient à Molière poëte, n’appartient pas à Molière comédien. Mais, disons-le, la mémoire qui survivra à Frédérick-Lemaître sera magniil est destiné à laisser au sommet de son art un souvenir souverain.

Je salue et je remercie Frédérick-Lemaître. Je salue le prodigieux artiste ; je remercie mon fidèle et superbe auxiliaire dans ma longue vie de combat. Adieu, Frédérick-Lemaître !

Je salue en même temps, car votre émotion profonde, à vous tous qui êtes ici, m’emplit et me déborde moi-même, je salue ce peuple qui m’entoure et qui m’écoute. Je salue en ce peuple le grand Paris. Paris, quelque effort qu’on fasse pour l’amoindrir, reste la ville incomparable. Il a cette double qualité, d’être la ville de la révolution et d’être la ville de la civilisation, et il les tempère l’une par l’autre. Paris est comme une âme immense où tout peut tenir. Rien ne l’absorbe tout à fait, et il donne aux nations tous les spectacles. Hier il avait la fièvre des agitations politiques ; aujourd’hui le voilà tout entier à l’émotion littéraire. À l’heure la plus décisive et la plus grave, au milieu des préoccupations les plus sévères, il se dérange de sa haute et laborieuse pensée pour s’attendrir sur un grand artiste mort. Disons-le bien haut, d’une telle ville on doit tout espérer et ne rien craindre ; elle aura toujours en elle la mesure civilisatrice ; car elle a tous les dons et toutes les puissances. Paris est la seule cité sur la terre qui ait le don de transformation, qui, devant l’ennemi à repousser, sache être Sparte, qui devant le monde à dominer, sache être Rome, et qui,

devant l’art et l’idéal à honorer, sache être Athènes. (Profonde sensation.)

XXVII

ÉLECTION DES SÉNATEURS

de la seine

Le 30 janvier 1876, Victor Hugo fut nommé membre du sénat par les électeurs privilégiés, dits électeurs sénatoriaux.

Ces électeurs nommèrent les sénateurs de Paris, dans l’ordre suivant :

1. — Freycinet.
2. — Tolain.
3. — Hérold
4. — Victor Hugo.
5. — Alphonse Peyrat.

XXVIII

LE CONDAMNÉ SIMBOZEL

M. Victor Hugo a reçu la lettre suivante :

Paris, 1er février 1876.
Monsieur,

C’est une infortune qui vient à vous, certaine que ma douleur trouvera un écho dans votre cœur.

J’ai demandé la grâce de mon pauvre ami à tous ceux qui auraient dû m’entendre, mais toutes les portes m’ont été fermées. J’ai écrit partout et je n’ai obtenu aucune réponse. Le seul crime de mon mari est d’avoir pris part à l’insurrection du 18 Mars. Il a été condamné pour ce fait (arrêté depuis une année seulement), comme tant d’autres malheureux, à la déportation simple.

Quoique tout prouvât, au jugement, qu’il s’était conduit en honnête homme, rien n’y a fait, il a été condamné. En m’adressant à vous, monsieur, je sais bien que je ne pourrai avoir la grâce de mon mari, mais cette pensée-là m’est venue ; mon mari professait un véritable culte pour vous ; il avait foi dans votre grand et généreux cœur, qui a toujours plaidé en faveur des plus humbles et des plus malheureux. Il vous appelait le grand médecin de l’humanité. C’est pourquoi je vous adresse ma prière.

Un navire va partir de Saint-Brieuc le 1er mars prochain pour la Nouvelle-Calédonie, contenant tous prisonniers politiques, et mon mari en fait partie. Jugez de ma douleur. Si je le suis, comme c’est mon devoir, je laisse mon père et ma mère sans ressources, trop vieux pour gagner leur vie ; je suis leur seul soutien, puisqu’il n’est plus là.

Au nom de votre petite Jeanne, que vous aimez tant, je vous implore ; faites entendre votre grande voix pour empêcher que ce dernier départ ait lieu.

Depuis cinq ans, ne devrait-il pas y avoir un pardon, après tout ce que nous avons souffert ?

Pardonnez ma lettre, monsieur, la main me tremble en pensant que j’ose vous écrire, vous si illustre, moi si humble. Je ne suis qu’une pauvre ouvrière, mais je vous sais si bon ! et je sais que ma lettre trouvera le chemin de votre cœur, car je vous écris avec mes larmes, non seulement pour moi, mais aussi pour tous les malheureux qui souffrent de ma douleur. Si Dieu voulait que par votre généreuse intervention vous puissiez les sauver de cette affreuse mer qui doit les emporter loin de leur patrie !

J’espère, car je crois en vous.

Agréez, monsieur, l’expression de ma vive reconnaissance.

Celle qui vous honore et qui vous bénit,

Louise Simbozel,
rue Leregrattier, 2 (île Saint-Louis).

M. Victor Hugo a répondu :

Paris, 2 février 1876.

Ne désespérez pas, madame. L’amnistie approche. En attendant, je ferai tous mes efforts pour empêcher ce fatal départ du 1er mars. Comptez sur moi.

Agréez, madame, l’hommage de mon respect,

Victor Hugo.

Informations prises, et un départ de condamnés politiques devant en effet avoir lieu le 1er mars, M. Victor Hugo a écrit au président de

la république la lettre qui suit :
Paris, 7 février 1876.
Monsieur le président de la république,

La femme d’un condamné politique qui n’a pas encore quitté la France me fait l’honneur de m’écrire. Je mets la lettre sous vos yeux.

En l’absence de la commission des grâces, c’est à vous que je crois devoir m’adresser. Ce condamné fait partie d’un convoi de transportés qui doit partir pour la Nouvelle-Calédonie le 1er mars.

C’est huit jours après, le 8 mars, que les Chambres nouvelles entreront en fonction. Je suis de ceux qui pensent qu’elles voudront signaler leur avénement par l’amnistie. Ce grand acte d’apaisement est attendu par la France.

En présence de cette éventualité, et pour toutes les raisons réunies, vous jugerez sans doute, monsieur le maréchal, qu’il conviendrait que le départ du 1er mars fût ajourné jusqu’à la décision des Chambres.

Un ordre de vous suffirait pour faire surseoir au départ. J’espère cet ordre de votre humanité, et je serais heureux d’y applaudir.

Recevez, monsieur le président de la république, l’assurance de ma haute considération.

Victor Hugo.

Malgré cette réclamation, l’ordre du départ fut maintenu par M. le président de la république, alors conseillé par M. Buffet. Deux semaines après, les électeurs du suffrage universel et les électeurs du suffrage restreint, cette fois d’accord, destituèrent M. Buffet, et, l’excluant du Sénat et de l’Assemblée législative, le mirent hors de la vie politique.

Depuis, M. Buffet y est rentré ; mais pas par une très grande porte.

XXIX

L’EXPOSITION DE PHILADELPHIE

16 avril 1876, jour de pâques.
(Salle du Château-d’Eau.)
Amis et concitoyens.

La pensée qui se dégage du milieu de nous en ce moment est la plus sainte pensée de concorde et d’harmonie que puissent avoir les peuples. La civilisation a ses hauts faits ; et entre tous éclate cette Exposition de Philadelphie à laquelle, dans deux ans, répondra l’Exposition de Paris. Nous faisons ici l’annonce de ces grands événements pacifiques. Nous venons proclamer l’auguste amitié des deux mondes, et affirmer l’alliance entre les deux vastes groupes d’hommes que l’Atlantique sépare par la tempête et unit par la navigation. Dans une époque inquiète et troublée, cela est bon à dire et beau à voir.

Nous, citoyens, nous n’avons ni trouble ni inquiétude, et en entrant dans cette enceinte avec la sérénité de l’espérance, avec un ferme désir et un ferme dessein d’apaisement universel, sachant que nous ne voulons que le juste, l’honnête et le vrai, résolus à glorifier le travail qui est la grande probité civique, nous constatons que la France est plus que jamais en équilibre avec le monde civilisé, et nous sommes heureux de sentir que nous avons en nous la conscience du genre humain.

Ce que nous célébrons aujourd’hui, c’est la communion des nations ; nous acceptons la solennité de ce jour, et nous l’augmentons par la fraternité. De la pâque chrétienne, nous faisons la pâque populaire. (Applaudissements prolongés.)

Nous venons ici confiants et paisibles. Quel motif de trouble ou de crainte aurions-nous ? Aucun. Nous sommes une France nouvelle. Une ère de stabilité s’ouvre. Les catastrophes ont passé, mais elles nous ont laissé notre âme. La monarchie est morte et la patrie est vivante. (Acclamation. Cris de Vive la république !)

Il ne sortira pas de nos lèvres une parole de rancune et de colère. Ce que fait l’histoire est bien fait. Dix-huit siècles de monarchie finissent par créer une force des choses, et, à un moment donné, cette force des choses abat l’oppression, détrône l’usurpation, et relève cet immense vaincu, le peuple. Elle fait plus que le relever, elle le couronne. C’est ce couronnement du peuple qu’on appelle la république. La souveraineté légitime est aujourd’hui fondée. Au sacre d’un homme, fait par un prêtre, Dieu, l’éternel juste, a substitué le sacre d’une nation, fait par le droit. (Mouvement.)

Cela est grand, et nous sommes contents.

Maintenant, que voulons-nous ? La paix.

La paix entre les nations par le travail fécondé, la paix entre les hommes par le devoir accompli.

Devoir et travail, tout est là.

Nous entrons résolument dans la vie fière et tranquille des peuples majeurs.

Citoyens, en affirmant ces vérités, je vous sens d’accord avec moi. Ce que j’ai à vous dire, vous le devinez d’avance ; car vos consciences et la mienne se pénètrent et se mêlent ; c’est ma pensée qui est dans votre cœur et c’est votre parole qui est dans ma bouche.

Hommes de Paris, c’est avec une émotion profonde que je vous parle. Vous êtes les initiateurs du progrès. Vous êtes le peuple des peuples. Après avoir repoussé l’invasion militaire, qui est la barbarie, vous allez accepter chez vous et porter chez les autres l’invasion industrielle, qui est la civilisation. Après avoir bravement fait la guerre, vous allez faire magnifiquement la paix. (Applaudissements répétés.) Vous êtes la vaillante jeunesse de l’humanité nouvelle. La vieillesse a le droit de saluer la jeunesse. Laissez-moi vous saluer. Laissez celui qui s’en va souhaiter la bienvenue à vous qui arrivez. (Mouvement.) Non, je ne me lasserai pas de vous rendre témoignage. J’ai été dix-neuf ans absent ; j’ai passé ces dix-neuf années dans l’isolement de la mer, en contemplation devant les héroïques et sublimes spectacles de la nature, et, quand il m’a été donné enfin de revenir dans mon pays, quand je suis sorti de la tempête des flots pour rentrer dans la tempête des hommes, j’ai pu comparer à la grandeur de l’océan devant l’ouragan et le tonnerre la grandeur de Paris devant l’ennemi. (Longs applaudissements.) De là mon orgueil quand je suis parmi vous. Hommes de Paris, femmes de Paris, enfants de Paris, soyez glorifiés et remerciés par le solitaire en cheveux blancs ; il a partagé vos épreuves, et dans ses angoisses vos âmes ont secouru son âme ; il vous sert depuis quarante ans, et il est heureux d’user ses dernières forces à vous servir encore ; il rend grâces à la destinée qui lui a accordé un moment suprême pour vous seconder et vous défendre, et qui lui a permis de faire pour cela une halte entre l’exil et la tombe. (Profonde sensation. Vive Victor Hugo !)

Citoyens, nous sommes dans la voie juste, continuons. Persévérer, c’est vaincre. Ô peuple calomnié et méconnu, ne vous découragez pas ; soyez toujours le peuple superbe et bon qui fonde l’ordre sur le devoir et la liberté sur le travail. Soyez cette élite humaine qui a toutes les volontés honnêtes, qui enseigne et qui conseille, qui marche sans cesse, qui lutte sans cesse, et qui fait tous ses efforts pour ne haïr personne. Hélas ! cela est quelquefois difficile. N’importe, ô mes frères, soutenons ceux qui chancellent, rassurons ceux qui tremblent, assistons ceux qui souffrent, aimons ceux qui aiment, et, quant à ceux qui ne pardonnent pas, — pardonnons-leur ! (Vive émotion. Applaudissements prolongés.)

N’ayons aucune défaillance. J’en conviens, l’histoire par moments semble pleine de ténèbres. On dirait que le vieil effort du mal contre le bien va réussir. Les hommes du passé, ceux qu’on appelle empereurs, papes et rois, qui se croient les maîtres du monde, et qui ne sont pas même les maîtres de leur berceau ni de leur tombeau (mouvement), les hommes du passé font un travail terrible. Pendant que nous tâchons de créer la vie, ils font la guerre, c’est-à-dire la mort. Faire la mort, quelle sombre folie ! Les hommes régnants, si différents des hommes pensants, travaillent pendant que nous travaillons. Ils ont leur fécondité à eux, qui est la destruction ; ils ont, eux aussi, leurs inventions, leurs perfectionnements, leurs découvertes ; ils inventent quoi ? le canon Krupp ; ils perfectionnent, quoi ? la mitrailleuse ; ils découvrent, quoi ? le Syllabus. (Explosion de bravos.) Ils ont pour épée la force et pour cuirasse l’ignorance ; ils tournent dans le cercle vicieux des batailles ; ils cherchent la pierre philosophale de l’armement invincible et définitif ; ils dépensent des millions pour faire des navires que ne peut trouer aucun projectile, puis ils dépensent d’autres millions pour faire des projectiles qui peuvent trouer tous les navires (rires et bravos prolongés) ; cela fait, ils recommencent ; leurs pugilats et leurs carnages vont de la Crimée au Mexique et du Mexique à la Chine ; ils ont Inkermann, ils ont Balaklava, ils ont Sadowa, et Puebla qui a pour contre-coup Queretaro, et Rosbach qui a pour réplique Iéna, et Iéna qui a pour réplique Sedan (sensation, bravos) ; triste chaîne sans fin de victoires, c’est-à-dire de catastrophes ; ils s’arrachent des provinces ; ils écrasent les armées par les armées ; ils multiplient les frontières, les prohibitions, les préjugés, les obstacles ; ils mettent le plus de muraille possible entre l’homme et l’homme ; ici la vieille muraille romaine, là la vieille muraille germanique ; ici Pierre, là César ; et, quand ils croient avoir bien séparé les nations des nations, bien rebâti le moyen âge sur la révolution, bien tiré de la maxime diviser pour régner tout ce qu’elle contient de monarchie et de haine, bien fondé la discorde à jamais, bien dissipé tous les rêves de paix universelle, quand ils sont satisfaits et triomphants dans la certitude de la guerre éternelle, quand ils disent : c’est fini ! — tout à coup, on voit, aux deux extrémités de la terre, se lever, l’une à l’orient, l’autre à l’occident, deux mains immenses qui se tendent l’une vers l’autre, et se joignent et s’étreignent par-dessus l’océan ; c’est l’Europe qui fraternise avec l’Amérique. (Longs applaudissements.)

C’est le genre humain qui dit : Aimons-nous !

L’avenir est dès à présent visible ; il appartient à la démocratie une et pacifique ; et, vous, nos délégués à l’Exposition de Philadelphie, vous ébauchez sous nos yeux ce fait superbe que le vingtième siècle verra, l’embrassement des États-Unis d’Amérique et des États-Unis d’Europe. (Applaudissements.)

Allez, travailleurs de France, allez, ouvriers de Paris qui savez penser, allez, ouvrières de Paris qui savez combattre, hommes utiles, femmes vaillantes, allez porter la bonne nouvelle, allez dire au nouveau monde que le vieux monde est jeune. Vous êtes les ambassadeurs de la fraternité. Vous êtes les représentants de Gutenberg chez Franklin et de Papin chez Fulton ; vous êtes les députés de Voltaire dans le pays de Washington. Dans cette illustre Amérique, vous arriverez de l’orient ; vous aurez pour étendard l’aurore ; vous serez des hommes éclairants ; les porte-drapeau d’aujourd’hui sont les porte-lumière. Soyez suivis et bénis par l’acclamation humaine, vous qui, après tant de désastres et tant de violences, le flambeau de la civilisation à la main, allez de la terre où naquit Jésus-Christ à la terre où naquit John Brown !

Que la civilisation, qui se compose d’activité, de concorde et de mansuétude, soit satisfaite. Le rapprochement des deux grandes républiques ne sera pas perdu ; notre politique s’en améliorera. Un souffle de clémence dilatera les cœurs. Les deux continents échangeront non seulement leurs produits, leurs commerces, leurs industries, mais leurs idées, et les progrès dans la justice aussi bien que les progrès dans la prospérité. L’Amérique, en présence des esclaves, a imité de nous ce grand exemple, la délivrance ; et nous, en présence des condamnés de la guerre civile, nous imiterons de l’Amérique ce grand exemple, l’amnistie. (Sensation. — Applaudissements. — Vive l’amnistie !)

Que la paix soit entre les hommes ! (Longue acclamation. — Vive Victor

Hugo ! — Vive la république !)

XXX

OBSÈQUES DE MADAME LOUIS BLANC

(26 avril 1876.)

On lit dans le Rappel :

« Bien longtemps avant l’heure indiquée, les abords du no 96 de la rue de Rivoli étaient encombrés d’une foule qui grossissait de moment en moment, et qui débordait sur le boulevard Sébastopol et sur le square de la tour Saint-Jacques.

« Le cercueil, couvert de couronnes d’immortelles et de gros bouquets de lilas blancs, était exposé dans l’allée.

« Les amis intimes qui montaient étaient reçus par M. Charles Blanc. Dans une chambre reculée, Louis Blanc, désespéré, sanglotait. Victor Hugo lui disait de grandes et profondes paroles, qui auraient été des consolations, s’il y en avait. Mme Charles Hugo, Mme Ménard-Dorian, MM. Gambetta, Crémieux, Paul Meurice, etc., étaient venus donner au grand citoyen si cruellement éprouvé un témoignage de leur douloureuse amitié.

« À une heure un quart, le corps a été placé sur le corbillard, et le cortège s’est mis en marche.

« Louis Blanc, si souffrant qu’il fût, moins de sa maladie que de son malheur, avait voulu suivre à pied. Il marchait derrière le char, donnant le bras à son frère.

« Le cortège a pris la rue de Rivoli et s’est dirigé vers le cimetière du Père-Lachaise par la rue Saint-Antoine, la place de la Bastille et la rue de la Roquette. Sur tout ce parcours, les trottoirs et la chaussée étaient couverts d’une multitude respectueuse et cordiale.

« Quant au cortège, il se composait de tout ce qu’il y a de républicains dans les deux Chambres, dans le conseil municipal et dans la presse. Nous n’avons pas besoin de dire que la rédaction du Rappel y était au complet.

« Sur tout le trajet, Victor Hugo a été l’objet de l’ovation que le peuple ne manque jamais de lui faire. Il était dans une des voitures de deuil. Pendant quelque temps, la police a pu empêcher la foule de trop s’approcher des roues. Mais à partir de la place de la Bastille, rien n’a pu retenir hommes et femmes de se presser à la portière, de serrer la main qui a écrit les Châtiments et Quatrevingt-Treize, de faire embrasser au grand poëte les petits enfants.

« De la place de la Bastille au cimetière, ç’a été une acclamation non interrompue : « Vive Victor Hugo ! Vive la république ! Vive l’amnistie ! » Devant la prison de la Roquette, une femme a crié : « Vive l’abolition de la peine de mort ! »

« Lorsqu’on est arrivé au cimetière, l’immense foule qui suivait le corbillard y a trouvé une nouvelle foule non moins immense. Ce n’est pas sans difficulté que le cortège a pu arriver à la fosse, creusée tout en haut du cimetière, derrière la chapelle.

« Le corps descendu dans la fosse, M. le pasteur Auguste Dide a pris la parole, Mme Louis Blanc était de la religion réformée. M. Dide a dit avec éloquence ce qu’à été pour Louis Blanc celle qu’il a perdue, dans la proscription, pendant le siége et depuis.

« La chaleureuse harangue de M. Dide a produit une vive et universelle impression. »

Ensuite Victor Hugo a parlé :

DISCOURS DE VICTOR HUGO.

Ce que Louis Blanc a fait pour moi il y a deux ans, je le fais aujourd’hui pour lui. Je viens dire en son nom l’adieu suprême à un être aimé. L’ami qui a encore la force de parler supplée l’ami qui ne sait même plus s’il a encore la force de vivre. Ces douloureux serrements de main au bord des tombes font partie de la destinée humaine.

Madame Louis Blanc fut la compagne modeste d’un illustre exil. Louis Blanc proscrit trouva cette âme. La providence réserve de ces rencontres aux hommes justes ; la vie portée à deux, c’est la vie heureuse. Madame Louis Blanc fut une figure sereine et calme, entrevue dans cette lumière orageuse qui de nos jours se mêle aux renommées. Madame Louis Blanc disparaissait dans le rayonnement de son glorieux mari, plus fière de disparaître que lui de rayonner. Il était sa gloire, elle était sa joie. Elle remplissait la grande fonction obscure de la femme, qui est d’aimer.

L’homme s’efforce, invente, crée, sème et moissonne, détruit et construit, pense, combat, contemple ; la femme aime. Et que fait-elle avec son amour ? Elle fait la force de l’homme. Le travailleur a besoin d’une vie accompagnée. Plus le travailleur est grand, plus la compagne doit être douce.

Madame Louis Blanc avait cette douceur. Louis Blanc est un apôtre de l’idéal ; c’est le philosophe dans lequel il y a un tribun, c’est le grand orateur, c’est le grand citoyen, c’est l’honnête homme belligérant, c’est l’historien qui creuse dans le passé le sillon de l’avenir. De là une vie insultée et tourmentée. Quand Louis Blanc, dans sa lutte pour le juste et pour le vrai, en proie à toutes les haines et à tous les outrages, avait bien employé sa journée et bien fait dans la tempête son fier travail d’esprit combattant, il se tournait vers cette humble et noble femme, et se reposait dans son sourire. (Sensation.)

Hélas ! elle est morte.

Ah ! vénérons la femme. Sanctifions-la. Glorifions-la. La femme, c’est l’humanité vue par son côté tranquille ; la femme, c’est le foyer, c’est la maison, c’est le centre des pensées paisibles. C’est le tendre conseil d’une voix innocente au milieu de tout ce qui nous emporte, nous courrouce et nous entraîne. Souvent, autour de nous, tout est l’ennemi ; la femme, c’est l’amie. Ah ! protégeons-la. Rendons-lui ce qui lui est dû. Donnons-lui dans la loi la place qu’elle a dans le droit. Honorons, ô citoyens, cette mère, cette sœur, cette épouse. La femme contient le problème social et le mystère humain. Elle semble la grande faiblesse, elle est la grande force. L’homme sur lequel s’appuie un peuple a besoin de s’appuyer sur une femme. Et le jour où elle nous manque, tout nous manque. C’est nous qui sommes morts, c’est elle qui est vivante. Son souvenir prend possession de nous. Et quand nous sommes devant sa tombe, il nous semble que nous voyons notre âme y descendre et la sienne en sortir. (Vive émotion.)

Vous voilà seul, ô Louis Blanc.

Ô cher proscrit, c’est maintenant que l’exil commence.

Mais j’ai foi dans votre indomptable courage. J’ai foi dans votre âme illustre. Vous vaincrez. Vous vaincrez même la douleur.

Vous savez bien que vous vous devez à la grande dispute du vrai, au droit, à la république, à la liberté. Vous savez bien que vous avez en vous l’unique mandat impératif, celui qu’aucune loi ne peut supprimer, la conscience. Vous dédierez à votre chère morte les vaillants efforts qui vous restent à faire. Vous vous sentirez regardé par elle. Ô mon ami, vivez, pleurez, persévérez. Les hommes tels que vous sont privilégiés dans le sens redoutable du mot ; ils résument en eux la douleur humaine ; le sort leur fait une poignante et utile ressemblance avec ceux qu’ils doivent protéger et défendre ; il leur impose l’affront continuel afin qu’ils s’intéressent à ceux que l’on calomnie ; il leur impose le combat perpétuel afin qu’ils s’intéressent à tous ceux qui luttent ; il leur impose le deuil éternel afin qu’ils s’intéressent à tous ceux qui souffrent ; comme si le mystérieux destin voulait, par cet incessant rappel à l’humanité, leur faire mesurer la grandeur de leur devoir à la grandeur de leur malheur. (Acclamation.)

Oh ! tous, qui que nous soyons, ô peuple, ô citoyens, oublions nos douleurs, et ne songeons qu’à la patrie. Elle aussi, cette auguste France, elle est bien lugubrement accablée. Soyons-lui cléments. Elle a des ennemis, hélas ! jusque parmi ses enfants ! Les uns la couvrent de ténèbres, les autres l’emplissent d’une implacable et sourde guerre. Elle a besoin de clarté, c’est-à-dire d’enseignement ; elle a besoin d’union, c’est-à-dire d’apaisement ; apportons-lui ce qu’elle demande. Éclairons-la, pacifions-la. Prenons conseil du grand lieu où nous sommes ; une fécondation profonde est dans tout, même dans la mort, la mort étant une autre naissance. Oui, demandons aux choses sublimes qui nous entourent de nous donner pour la patrie ce que la patrie réclame ; demandons-le aussi bien à ce tombeau qui est sous nos pieds, qu’à ce soleil qui est sur nos têtes ; car ce qui sort du soleil, c’est la lumière, et ce qui sort du tombeau, c’est la paix.

Paix et lumière, c’est la vie. (Profonde sensation. Vive Victor Hugo ! Vive Louis Blanc !)

XXXI

OBSÈQUES DE GEORGE SAND

10 juin 1876.

Les obsèques de Mme George Sand ont eu lieu à Nohant. M. Paul Meurice a lu sur sa tombe le discours de M. Victor Hugo.

Je pleure une morte, et je salue une immortelle.

Je l’ai aimée, je l’ai admirée, je l’ai vénérée ; aujourd’hui, dans l’auguste sérénité de la mort, je la contemple.

Je la félicite parce que ce qu’elle a fait est grand, et je la remercie parce que ce qu’elle a fait est bon. Je me souviens qu’un jour je lui ai écrit : « Je vous remercie d’être une si grande âme. »

Est-ce que nous l’avons perdue ?

Non.

Ces hautes figures disparaissent mais ne s’évanouissent pas. Loin de là ; on pourrait presque dire qu’elles se réalisent. En devenant invisibles sous une forme, elles deviennent visibles sous l’autre. Transfiguration sublime.

La forme humaine est une occultation. Elle masque le vrai visage divin qui est l’idée. George Sand était une idée ; elle est hors de la chair, la voilà libre ; elle est morte, la voilà vivante. Patuit dea.

George Sand a dans notre temps une place unique. D’autres sont les grands hommes ; elle est la grande femme.

Dans ce siècle qui a pour loi d’achever la révolution française et de commencer la révolution humaine, l’égalité des sexes faisant partie de l’égalité des hommes, une grande femme était nécessaire. Il fallait que la femme prouvât qu’elle peut avoir tous nos dons virils sans rien perdre de ses dons angéliques ; être forte sans cesser d’être douce. George Sand est cette preuve.

Il faut bien qu’il y ait quelqu’un qui honore la France, puisque tant d’autres la déshonorent. George Sand sera un des orgueils de notre siècle et de notre pays. Rien n’a manqué à cette femme pleine de gloire. Elle a été un grand cœur comme Barbès, un grand esprit comme Balzac, une grande âme comme Lamartine. Elle avait en elle la lyre. Dans cette époque où Garibaldi a fait des prodiges, elle a fait des chefs-d’œuvre.

Ces chefs-d’œuvre, les énumérer est inutile. À quoi bon se faire le plagiaire de la mémoire publique ? Ce qui caractérise leur puissance, c’est la bonté. George Sand était bonne ; aussi a-t-elle été haïe. L’admiration a une doublure, la haine, et l’enthousiasme a un revers, l’outrage. La haine et l’outrage prouvent pour, en voulant prouver contre. La huée est comptée par la postérité comme un bruit de gloire. Qui est couronné est lapidé. C’est une loi, et la bassesse des insultes prend mesure sur la grandeur des acclamations.

Les êtres comme George Sand sont des bienfaiteurs publics. Ils passent, et à peine ont-ils passé que l’on voit à leur place, qui semblait vide, surgir une réalisation nouvelle du progrès.

Chaque fois que meurt une de ces puissantes créatures humaines, nous entendons comme un immense bruit d’ailes ; quelque chose s’en va, quelque chose survient.

La terre comme le ciel a ses éclipses ; mais, ici-bas comme là-haut, la réapparition suit la disparition. Le flambeau qui était un homme ou une femme et qui s’est éteint sous cette forme, se rallume sous la forme idée. Alors on s’aperçoit que ce qu’on croyait éteint était inextinguible. Ce flambeau rayonne plus que jamais ; il fait désormais partie de la civilisation ; il entre dans la vaste clarté humaine ; il s’y ajoute ; et le salubre vent des révolutions l’agite, mais le fait croître ; car les mystérieux souffles qui éteignent les clartés fausses alimentent les vraies lumières.

Le travailleur s’en est allé ; mais son travail est fait.

Edgar Quinet meurt, mais la philosophie souveraine sort de sa tombe et, du haut de cette tombe, conseille les hommes. Michelet meurt, mais derrière lui se dresse l’histoire traçant l’itinéraire de l’avenir. George Sand meurt, mais elle nous lègue le droit de la femme puisant son évidence dans le génie de la femme. C’est ainsi que la révolution se complète. Pleurons les morts, mais constatons les avénements ; les faits définitifs surviennent, grâce à ces fiers esprits précurseurs. Toutes les vérités et toutes les justices sont en route vers nous, et c’est là le bruit d’ailes que nous entendons.

Acceptons ce que nous donnent en nous quittant nos morts illustres ; et, tournés vers l’avenir, saluons, sereins et pensifs, les grandes arrivées que nous annoncent ces grands départs.


XXXII

L’AMNISTIE AU SÉNAT

séance du lundi 22 mai 1876

m. le président. — L’ordre du jour appelle la discussion de la proposition de M. Victor Hugo et de plusieurs de nos collègues, relativement à l’amnistie.

La parole est à M. Victor Hugo.

(M. Victor Hugo monte à la tribune. Profonde attention.)

DISCOURS DE VICTOR HUGO
Messieurs,

Mes amis politiques et moi, nous avons pensé que, dans une si haute et si difficile question, il fallait, par respect pour la question même et par respect pour cette assemblée, ne rien laisser au hasard de la parole ; et c’est pourquoi j’ai écrit ce que j’ai à vous dire. Il convient d’ailleurs à mon âge de ne prononcer que des paroles pesées et réfléchies. Le sénat, je l’espère, approuvera cette prudence.

Du reste, et cela va sans dire, mes paroles n’engagent que moi.

Messieurs, après ces funestes malentendus qu’on appelle crises sociales, après les déchirements et les luttes, après les guerres civiles, qui ont ceci pour châtiment, c’est que souvent le bon droit s’y donne tort, les sociétés humaines, douloureusement ébranlées, se rattachent aux vérités absolues et éprouvent un double besoin, le besoin d’espérer et le besoin d’oublier.

J’y insiste ; quand on sort d’un long orage, quand tout le monde a, plus ou moins, voulu le bien et fait le mal, quand un certain éclaircissement commence à pénétrer dans les profonds problèmes à résoudre, quand l’heure est revenue de se mettre au travail, ce qu’on demande de toutes parts, ce qu’on implore, ce qu’on veut, c’est l’apaisement ; et, messieurs, il n’y a qu’un apaisement, c’est l’oubli.

Messieurs, dans la langue politique, l’oubli s'appelle amnistie.

Je demande l’amnistie.

Je la demande pleine et entière. Sans conditions. Sans restrictions. Il n’y a d’amnistie que l’amnistie.

L’oubli seul pardonne.

L’amnistie ne se dose pas. Demander : Quelle quantité d’amnistie faut-il ? c’est comme si l’on demandait : Quelle quantité de guérison faut-il ? Nous répondons : Il la faut toute.

Il faut fermer toute la plaie.

Il faut éteindre toute la haine.

Je le déclare, ce qui a été dit, depuis cinq jours, et ce qui a été voté, n’a modifié en rien ma conviction.

La question se représente entière devant vous, et vous avez le droit de l’examiner dans la plénitude de votre indépendance et de votre autorité.

Par quelle fatalité en est-on venu à ceci que la question qui devrait le plus nous rapprocher soit maintenant celle qui nous divise le plus ?

Messieurs, permettez-moi d’élaguer de cette discussion tout ce qui est arbitraire. Permettez-moi de chercher uniquement la vérité. Chaque parti a ses appréciations, qui sont loin d’être des démonstrations ; on est loyal des deux côtés, mais il ne suffit pas d’opposer des allégations à des allégations. Quand d’un côté on dit : l’amnistie rassure, de l’autre on répond : l’amnistie inquiète ; à ceux qui disent : l’amnistie est une question française, on répond : l’amnistie n’est qu’une question parisienne ; à ceux qui disent : l’amnistie est demandée par les villes, on réplique : l’amnistie est repoussée par les campagnes. Qu’est-ce que tout cela ? Ce sont des assertions. Et je dis à mes contradicteurs : les nôtres valent les vôtres. Nos affirmations ne prouvent pas plus contre vos négations que vos négations ne prouvent contre nos affirmations. Laissons de côté les mots et voyons les choses. Allons, au fait. L’amnistie est-elle juste ? oui ou non.

Si elle est juste, elle est politique.

Là est toute la question.

Examinons.

Messieurs, aux époques de discorde, la justice est invoquée par tous les partis. Elle n’est d’aucun. Elle ne connaît qu’elle-même. Elle est divinement aveugle aux passions humaines. Elle est la gardienne de tout le monde et n’est la servante de personne. La justice ne se mêle point aux guerres civiles, mais elle ne les ignore pas, et elle y intervient. Et savez-vous à quel moment elle y arrive ?

Après.

Elle laisse faire les tribunaux d’exception, et, quand ils ont fini, elle commence.

Alors elle change de nom et elle s’appelle la clémence.

La clémence n’est autre chose que la justice, plus juste. La justice ne voit que la faute, la clémence voit le coupable. À la justice, la faute apparaît dans une sorte d’isolement inexorable ; à la clémence, le coupable apparaît entouré d’innocents ; il a un père, une mère, une femme, des enfants, qui sont condamnés avec lui et qui subissent sa peine. Lui, il a le bagne ou l’exil ; eux, ils ont la misère. Ont-ils mérité le châtiment ? Non. L’endurent-ils ? Oui. Alors la clémence trouve la justice injuste. Elle s’interpose et elle fait grâce. La grâce, c’est la rectification sublime que fait à la justice d’en bas la justice d’en haut. (Mouvement.)

Messieurs, la clémence a raison.

Elle a raison dans l’ordre civil et social, et elle a plus raison encore dans l’ordre politique. Là, devant cette calamité, la guerre entre citoyens, la clémence n’est pas seulement utile, elle est nécessaire ; là, se sentant en présence d’une immense conscience troublée qui est la conscience publique, la clémence dépasse le pardon, et, je viens de le dire, elle va jusqu’à l’oubli. Messieurs, la guerre civile est une sorte de faute universelle. Qui a commencé ? Tout le monde et personne. De là cette nécessité, l’amnistie. Mot profond qui constate à la fois la défaillance de tous et la magnanimité de tous. Ce que l’amnistie a d’admirable et d’efficace, c’est qu’on y retrouve la solidarité humaine. C’est plus qu’un acte de souveraineté, c’est un acte de fraternité. C’est le démenti à la discorde. L’amnistie est la suprême extinction des colères, elle est la fin des guerres civiles. Pourquoi ? Parce qu’elle contient une sorte de pardon réciproque.

Je demande l’amnistie.

Je la demande dans un but de réconciliation.

Ici les objections se dressent devant moi ; ces objections sont presque des accusations. On me dit : Votre amnistie est immorale et inhumaine ! vous sapez l’ordre social ! vous vous faites l’apologiste des incendiaires et des assassins ! vous plaidez pour des attentats ! vous venez au secours des malfaiteurs !

Je m’arrête. Je m’interroge.

Messieurs, depuis cinq ans, je remplis, dans la mesure de mes forces, un douloureux devoir que, du reste, d’autres, meilleurs que moi, remplissent mieux que moi. Je rends de temps en temps, et le plus fréquemment que je puis, de respectueuses visites à la misère. Oui, depuis cinq ans, j’ai souvent monté de tristes escaliers ; je suis entré dans des logis où il n’y a pas d’air l’été, où il n’y a pas de feu l’hiver, où il n’y a pas de pain ni l’hiver ni l’été. J’ai vu, en 1872, une mère dont l’enfant, un enfant de deux ans, était mort d’un rétrécissement d’intestins causé par le manque d’aliments. J’ai vu des chambres pleines de fièvre et de douleur ; j’ai vu se joindre des mains suppliantes ; j’ai vu se tordre des bras désespérés ; j’ai entendu des râles et des gémissements, là des vieillards, là des femmes, là des enfants ; j’ai vu des souffrances, des désolations, des indigences sans nom, tous les haillons du dénûment, toutes les pâleurs de la famine, et, quand j’ai demandé la cause de toute cette misère, on m’a répondu : C’est que l’homme est absent ! L’homme, c’est le point d’appui, c’est le travailleur, c’est le centre vivant et fort, c’est le pilier de la famille. L’homme n’y est pas, c’est pourquoi la misère y est. Alors j’ai dit : Il faudrait que l’homme revînt. Et parce que je dis cela, j’entends des cris de malédiction. Et, ce qui est pire, des paroles d’ironie. Cela m’étonne, je l’avoue. Je me demande ce qu’ils ont fait, ces êtres accablés, ces vieillards, ces enfants, ces femmes ; ces veuves, dont le mari n’est pas mort, ces orphelins dont le père est vivant ! Je me demande s’il est juste de punir tous ces groupes douloureux pour des fautes qu’ils n’ont pas commises. Je demande qu’on leur rende le père. Je suis stupéfait d’éveiller tant de colère parce que j’ai compassion de tant de détresse, parce que je n’aime pas voir les infirmes grelotter de faim et de froid, parce que je m’agenouille devant les vieilles mères inconsolables, et parce que je voudrais réchauffer les pieds nus des petits enfants ! Je ne puis m’expliquer comment il est possible qu’en défendant les familles j’ébranle la société, et comment il se fait que, parce que je plaide pour l’innocence, je sois l’avocat du crime !

Quoi ! parce que, voyant des infortunes inouïes et imméritées, de lamentables pauvretés, des mères et des épouses qui sanglotent, des vieillards qui n’ont même plus de grabats, des enfants qui n’ont même plus de berceaux, j’ai dit : me voilà ! que puis-je pour vous ? à quoi puis-je vous être bon ? et parce que les mères m’ont dit : rendez-nous nos fils ! et parce que les femmes m’ont dit : rendez-nous notre mari ! et parce que les enfants m’ont dit : rendez-nous notre père ! et parce que j’ai répondu : j’essaierai ! — j’ai mal fait ! j’ai eu tort !

Non ! vous ne le pensez pas, je vous rends cette justice. Aucun de vous ne le pense ici !

Eh bien ! j’essaie en ce moment.

Messieurs, écoutez-moi avec patience, comme on écoute celui qui plaide ; c’est le droit sacré de défense que j’exerce devant vous ; et si, songeant à tant de détresses et à tant d’agonies qui m’ont confié leur cause, dans la conviction de ma compassion, il m’arrive de dépasser involontairement les limites que je veux m’imposer, souvenez-vous que je suis en ce moment le porte-parole de la clémence, et que, si la clémence est une imprudence, c’est une belle imprudence, et la seule permise à mon âge ; souvenez-vous qu’un excès de pitié, s’il pouvait y avoir excès dans la pitié, serait pardonnable chez celui qui a vécu beaucoup d’années, que celui qui a souffert a droit de protéger ceux qui souffrent, que c’est un vieillard qui vous sollicite pour des femmes et pour des enfants, et que c’est un proscrit qui vous parle pour des vaincus. (Vive émotion sur tous les bancs.)

Messieurs, un profond doute est toujours mêlé aux guerres civiles. J’en atteste qui ? Le rapport officiel. Il avoue, page 2, que l’obscurité du mouvement (du 18 mars) permettait à chacun (je cite) d’entrevoir la réalisation de quelques idées, justes peut-être. C’est ce que nous avons toujours dit. Messieurs, la poursuite a été illimitée, l’amnistie ne doit pas être moindre. L’amnistie seule, l’amnistie totale, peut effacer ce procès fait à une foule, procès qui débute par trente-huit mille arrestations, dans lesquelles il y a huit cent cinquante femmes et six cent cinquante et un enfants de quinze ans, seize ans et dix-sept ans.

Est-il un seul de vous, messieurs, qui puisse aujourd’hui passer sans un serrement de cœur dans de certains quartiers de Paris ; par exemple, près de ce sinistre soulèvement de pavés encore visible au coin de la rue Rochechouart et du boulevard ? Qu’y a-t-il sous ces pavés ? Il y a cette clameur confuse des victimes qui va quelquefois si loin dans l’avenir. Je m’arrête ; je me suis imposé des réserves, et je ne veux pas les franchir ; mais cette clameur fatale, il dépend de vous de l’éteindre. Messieurs, depuis cinq ans l’histoire a les yeux fixés sur ce tragique sous-sol de Paris, et elle en entendra sortir des voix terribles tant que vous n’aurez pas fermé la bouche des morts et décrété l’oubli.

Après la justice, après la pitié, considérez la raison d’état. Songez qu’à cette heure les déportés et les expatriés se comptent par milliers, et qu’il y a de plus les innombrables fuites des innocents effrayés, énorme chiffre inconnu. Cette vaste absence affaiblit le travail national ; rendez les travailleurs aux ateliers ; on vous l’a dit éloquemment dans l’autre Chambre, rendez à nos industries parisiennes ces ouvriers qui sont des artistes ; faites revenir ceux qui nous manquent ; pardonnez et rassurez ; le conseil municipal n’évalue pas à moins de cent mille le nombre des disparus. Les sévérités qui frappent des populations réagissent sur la prospérité publique ; l’expulsion des maures a commencé la ruine de l’Espagne et l’expulsion des juifs l’a consommée ; la révocation de l’édit de Nantes a enrichi l’Angleterre et la Prusse aux dépens de la France. Ne recommencez pas ces irréparables fautes politiques.

Pour toutes les raisons, pour les raisons sociales, pour les raisons morales, pour les raisons politiques, votez l’amnistie. Votez-la virilement. Élevez-vous au-dessus des alarmes factices. Voyez comme la suppression de l’état de siége a été simple. La promulgation de l’amnistie ne le serait pas moins. (Très bien à l’extrême gauche.) Faites grâce.

Je ne veux rien éluder. Ici se présente un côté grave de la question ; le pouvoir exécutif intervient et nous dit : Faire grâce, cela me regarde.

Entendons-nous.

Messieurs, il y a deux façons de faire grâce ; une petite et une grande. L’ancienne monarchie pratiquait la clémence de deux manières ; par lettres de grâce, ce qui effaçait la peine, et par lettres d’abolition, ce qui effaçait le délit. Le droit de grâce s’exerçait dans l’intérêt individuel, le droit d’abolition s’exerçait dans l’intérêt public. Aujourd’hui, de ces deux prérogatives de la royauté, le droit de grâce et le droit d’abolition, le droit de grâce, qui est le droit limité, est réservé au pouvoir exécutif, le droit d’abolition, qui est le droit illimité, vous appartient. Vous êtes en effet le pouvoir souverain ; et c’est à vous que revient le droit supérieur. Le droit d’abolition, c’est l’amnistie. Dans cette situation, le pouvoir exécutif vous offre de se substituer à vous ; la petite clémence remplacera la grande ; c’est l’ancien bon plaisir. C’est-à-dire que le pouvoir exécutif vous fait une proposition qui revient à ceci, une des deux commissions parlementaires vous a dit le mot dans toute son ingénuité : Abdiquez !

Ainsi, il y a un grand acte à faire, et vous ne le feriez pas ! Ainsi, le premier usage que vous feriez de votre souveraineté, ce serait l’abdication ! Ainsi, vous arrivez, vous sortez de la nation, vous avez en vous la majesté même du peuple, vous tenez de lui ce mandat auguste, éteindre les haines, fermer les plaies, calmer les cœurs, fonder la république sur la justice, fonder la paix sur la clémence ; et ce mandat, vous le déserteriez, et vous descendriez des hauteurs où la confiance publique vous a placés, et votre premier soin, ce serait de subordonner le pouvoir supérieur au pouvoir inférieur ; et, dans cette douloureuse question qui a besoin d’un vaste effort national, vous renonceriez, au nom de la nation, à la toute-puissance de la nation ! Quoi ! dans un moment où l’on attend tout de vous, vous vous annuleriez ! Quoi ! ce suprême droit d’abolition, vous ne l’exerceriez pas contre la guerre civile ! Quoi ! 1830 a eu son amnistie, la Convention a eu son amnistie, l’Assemblée constituante de 1789 a eu son amnistie, et, de même que Henri IV a amnistié la Ligue, Hoche a amnistié la Vendée ; et ces traditions vénérables, vous les démentiriez ! Et c’est par de la petitesse et de la peur que vous couronneriez toutes ces grandeurs de notre histoire ! Quoi ! laissant subsister tous les souvenirs cuisants, toutes les rancunes, toutes les amertumes, vous substitueriez un expédient sans efficacité politique, un long et contestable travail de grâces partielles, la miséricorde assaisonnée de favoritisme, les hypocrisies tenues pour repentirs, une obscure révision de procès périlleuse pour le respect légal dû à la chose jugée, une série de bonnes actions quasi royales, plus ou moins petites, à cette chose immense et superbe, la patrie ouvrant ses bras à ses enfants, et disant : Revenez tous ! j’ai oublié !

Non ! non ! non ! n’abdiquez pas ! (Mouvement.)

Messieurs, ayez foi en vous-mêmes. L’intrépidité de la clémence est le plus beau spectacle qu’on puisse donner aux hommes. Mais ici la clémence n’est pas l’imprudence, la clémence est la sagesse ; la clémence est la fin des colères et des haines ; la clémence est le désarmement de l’avenir. Messieurs, ce que vous devez à la France, ce que la France attend de vous, c’est l’avenir apaisé.

La pitié et la douceur sont de bons moyens de gouvernement. Placer au-dessus de la loi politique la loi morale, c’est l’unique moyen de subordonner toujours les révolutions à la civilisation. Dire aux hommes : Soyez bons, c’est leur dire : Soyez justes. Aux grandes épreuves doivent succéder les grands exemples. Une aggravation de catastrophes se rachète et se compense par une augmentation de justice et de sagesse. Profitons des calamités publiques pour ajouter une vérité à l’esprit humain, et quelle vérité plus haute que celle-ci : Pardonner, c’est guérir !

Votez l’amnistie.

Enfin, songez à ceci :

Les amnisties ne s’éludent point. Si vous votez l’amnistie, la question est close ; si vous rejetez l’amnistie, la question commence.

Je voudrais m’arrêter ici, mais les objections s’opiniâtrent. Je les entends. Quoi ! tout amnistier ? Oui ! Quoi ! non seulement les délits politiques, mais les délits ordinaires ? Je dis : Oui ! et l’on me réplique : Jamais !

Messieurs, ma réponse sera courte et ce sera mon dernier mot.

Je vais simplement mettre sous vos yeux une page d’histoire. Ensuite vous conclurez. (Mouvement. — Profond silence.)

Il y a vingt-cinq ans, un homme s’insurgeait contre une nation. Un jour de décembre, ou, pour mieux dire, une nuit, cet homme, chargé de défendre et de garder la République, la prenait au collet, la terrassait et la tuait, attentat qui est le plus grand forfait de l’histoire. (Très bien ! à l’extrême gauche.) Autour de cet attentat, car tout crime a pour point d’appui d’autres crimes, cet homme et ses complices commettaient d’innombrables délits de droit commun. Laissez passer l’histoire ! Vol : vingt-cinq millions étaient empruntés de force à la Banque ; subornation de fonctionnaires : les commissaires de police, devenus des malfaiteurs, arrêtaient des représentants inviolables ; embauchage militaire, corruption de l’armée : les soldats gorgés d’or étaient poussés à la révolte contre le gouvernement régulier ; offense à la magistrature : les juges étaient chassés de leurs siéges par des caporaux ; destruction d’édifices : le palais de l’Assemblée était démoli, l’hôtel Sallandrouze était canonné et mitraillé ; assassinat, Baudin était tué, Dussoubs était tué, un enfant de sept ans était tué rue Tiquetonne, le boulevard Montmartre était jonché de cadavres ; plus tard, car cet immense crime couvrit la France, Martin Bidauré était fusillé, fusillé deux fois, Charlet, Cirasse et Cuisinier étaient assassinés par la guillotine en place publique. Du reste, l’auteur de ces attentats était un récidiviste ; et, pour me borner aux délits de droit commun, il avait déjà tenté de commettre un meurtre, il avait, à Boulogne, tiré un coup de pistolet à un officier de l’armée, le capitaine Col-Puygellier. Messieurs, le fait que je rappelle, le monstrueux fait de Décembre, ne fut pas seulement un forfait politique, il fut un crime de droit commun ; sous le regard de l’histoire, il se décompose ainsi : vol à main armée, subornation, voies de fait aux magistrats, embauchages militaires, démolition d’édifices, assassinat. Et j’ajoute : contre qui fut commis ce crime ? Contre un peuple. Et au profit de qui ? Au profit d’un homme. (Très bien ! très bien ! à l’extrême gauche.)

Vingt ans après, une autre commotion, l’événement dont les suites vous occupent aujourd’hui, a ébranlé Paris.

Paris, après un sinistre assaut de cinq mois, avait cette fièvre redoutable que les hommes de guerre appellent la fièvre obsidionale. Paris, cet admirable Paris, sortait d’un long siége stoïquement soutenu ; il avait souffert la faim, le froid, l’emprisonnement, car une ville assiégée est une ville en prison ; il avait subi la bataille de tous les jours, le bombardement, la mitraille, mais il avait sauvé, non la France, mais ce qui est plus encore peut-être, l’honneur de la France (mouvement). Il était saignant et content. L’ennemi pouvait le faire saigner, des français seuls pouvaient le blesser, on le blessa. On lui retira le titre de capitale de la France ; Paris ne fut plus la capitale… que du monde. Alors la première des villes voulut être au moins l’égale du dernier des hameaux, Paris voulut être une commune. (Rumeurs à droite.)

De là une colère ; de là un conflit. Ne croyez pas que je cherche ici à rien atténuer. Oui, — et je n’ai pas attendu à aujourd’hui pour le dire, entendez-vous bien ? — oui, l’assassinat des généraux Lecomte et Clément Thomas est un crime, comme l’assassinat de Baudin et Dussoubs est un crime ; oui, l’incendie des Tuileries et de l’Hôtel de Ville est un crime comme la démolition de la salle de l’Assemblée nationale est un crime ; oui, le massacre des otages est un crime comme le massacre des passants sur le boulevard est un crime (applaudissements à l’extrême gauche) ; oui, ce sont là des crimes ; et s’il s’y joint cette circonstance qu’on est repris de justice, et qu’on a derrière soi, par exemple, le coup de pistolet au capitaine Col-Puygellier, le cas est plus grave encore ; j’accorde tout ceci, et j’ajoute : ce qui est vrai d’un côté est vrai de l’autre. (Très bien ! à l’extrême gauche.)

Il y a deux groupes de faits séparés par un intervalle de vingt ans, le fait du 2 Décembre et le fait du 18 Mars. Ces deux faits s’éclairent l’un par l’autre ; ces deux faits, politiques tous les deux, bien qu’avec des causes absolument différentes, contiennent l’un et l’autre ce que vous appelez des délits communs.

Cela posé, j’examine. Je me mets en face de la justice.

Évidemment pour les mêmes délits, la justice aura été la même ; ou, si elle a été inégale dans ses arrêts, elle aura considéré d’un côté, qu’une population qui vient d’être héroïque devant l’ennemi devait s’attendre à quelque ménagement, qu’après tout les crimes à punir étaient le fait, non du peuple de Paris, mais de quelques hommes, et qu’enfin, si l’on examinait la cause même du conflit, Paris avait, certes, droit à l’autonomie, de même qu’Athènes qui s’est appelée l’Acropole, de même que Rome qui s’est appelée Urbs, de même que Londres qui s’appelle la Cité ; la justice aura considéré d’un autre côté à quel point est abominable le guet-apens d’un parvenu quasi princier qui assassine pour régner ; et pesant d’un côté le droit, de l’autre l’usurpation, la justice aura réservé toute son indulgence pour la population désespérée et fiévreuse, et toute sa sévérité pour le misérable prince d’aventure, repu et insatiable, qui après l’Élysée veut le Louvre, et qui, en poignardant la République, poignarde son propre serment. (Très bien ! à l’extrême gauche.)

Messieurs, écoutez la réponse de l’histoire. Le poteau de Satory, Nouméa, dix-huit mille neuf cent quatrevingt-quatre condamnés, la déportation simple et murée, les travaux forcés, le bagne à cinq mille lieues de la patrie, voilà de quelle façon la justice a châtié le 18 Mars ; et quant au crime du 2 Décembre, qu’a fait la justice ? la justice lui a prêté serment. (Mouvement prolongé.)

Je me borne aux faits judiciaires ; je pourrais en constater d’autres, plus lamentables encore ; mais je m’arrête.

Oui, cela est réel, des fosses, de larges fosses, ont été creusées ici et en Calédonie ; depuis la fatale année 1871 de longs cris d’agonie se mêlent à l’espèce de paix que fait l’état de siége ; un enfant de vingt ans, condamné à mort pour un article de journal, a eu sa grâce, le bagne, et a été néanmoins exécuté par la nostalgie, à cinq mille lieues de sa mère ; les pénalités ont été et sont encore absolues ; il y a des présidents de tribunaux militaires qui interdisent aux avocats de prononcer des mots d’indulgence et d’apaisement ; ces jours-ci, le 28 avril, une sentence atteignait, après cinq années, un ouvrier déclaré honnête et laborieux par tous les témoignages, et le condamnait à la déportation dans une enceinte fortifiée, arrachant ainsi ce travailleur à sa famille, ce mari à sa femme et ce père à ses enfants ; et il y a quelques semaines à peine, le 1er mars, un nouveau convoi de condamnés politiques, confondus avec des forçats, était, malgré nos réclamations, embarqué pour Nouméa. Le vent d’équinoxe a empêché le départ ; il semble par moment que le ciel veut donner aux hommes le temps de réfléchir ; la tempête, clémente, a accordé un sursis ; mais, la tempête ayant cessé, le navire est parti. (Sensation.) La répression est inexorable. C’est ainsi que le 18 Mars a été frappé.

Quant au 2 Décembre, j’y insiste, dire qu’il a été impuni serait dérisoire, il a été glorifié ; il a été, non subi, mais adoré ; il est passé à l’état de crime légal et de forfait inviolable. (Applaudissements à l’extrême gauche.) Les prêtres ont prié pour lui ; les juges ont jugé sous lui ; des représentants du peuple, à qui ce crime avait donné des coups de crosse, non seulement les ont reçus, mais les ont acceptés (rires à gauche), et se sont faits ses serviteurs. L’auteur du crime est mort dans son lit, après avoir complété le 2 Décembre par Sedan, la trahison par l’ineptie et le renversement de la république par la chute de la France ; et, quant aux complices, Morny, Billault, Magnan, Saint-Arnaud, Abbatucci, ils ont donné leurs noms à des rues de Paris. (Sensation.) Ainsi, à vingt ans d’intervalle, pour deux révoltes, pour le 18 Mars et le 2 Décembre, telles ont été les deux conduites tenues dans les régions du haut desquelles on gouverne ; contre le peuple, toutes les rigueurs ; devant l’empereur, toutes les bassesses.

Il est temps de faire cesser l’étonnement de la conscience humaine. Il est temps de renoncer à cette honte de deux poids et de deux mesures ; je demande, pour les faits du 18 Mars, l’amnistie pleine et entière. (Applaudissements prolongés à l’extrême gauche. — La séance est suspendue. L’orateur regagne son banc, félicité par ses collègues.)

quelques membres au centre. — Aux voix ! Aux voix !

m. le président. — Personne ne demande la parole ? (Silence au banc de la commission et au banc du gouvernement.) Il y a un amendement de M. Tolain.

m. tolain, au pied de la tribune. — En présence du silence de la commission et du gouvernement, qui ne trouvent rien à répondre, je retire mon amendement.

m. le président donne lecture des articles de la proposition d’amnistie, qui sont successivement rejetés, par assis et levé.

La proposition est mise aux voix dans son ensemble.

Se lèvent pour :
MM. Victor Hugo.
Peyrat.
Schoelcher.
Laurent Pichat.
Scheurer-Kestner.
Corbon.
Férouillat.
Brillier.
Pomel (d’Oran).
Lelièvre (d’Alger).

Le reste de l’Assemblée se lève contre.

La proposition d’amnistie est rejetée.

  1. Les honorables signataires nous pardonneront d’omettre ici les quelques lignes où leur sympathie pour M. Victor Hugo est le plus vivement exprimée.