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Actes et paroles/Pendant l’exil/1853

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1853



Les proscrits meurent. ― La guerre éclate.
Paroles d’espérance sur les tombeaux et sur les peuples.




I


SUR LA TOMBE DE JEAN BOUSQUET


Au cimetière de Saint-Jean, à Jersey


20 avril 1853.



Victor Hugo à Jersey habitait une solitude, une maison appelée Marine-Terrace, isolée au bord de la mer.

Cependant les proscrits commençaient à mourir. Un homme ne doit pas être mis dans la tombe sans qu’une parole soit dite qui aille de lui à Dieu.

Les proscrits vinrent trouver Victor Hugo, et lui demandèrent de dire, au nom de tous, cette parole.



Citoyens,


L’homme auquel nous sommes venus dire l’adieu suprême, Jean Bousquet, de Tarn-et-Garonne, fut un énergique soldat de la démocratie. Nous l’avons vu, proscrit inflexible, dépérir douloureusement au milieu de nous. Le mal le rongeait ; il se sentait lentement empoisonné par le souvenir de tout ce qu’on laisse derrière soi ; il pouvait revoir les êtres absents, les lieux aimés, sa ville, sa maison ; il pouvait revoir la France, il n’avait qu’un mot à dire, cette humiliation exécrable que M. Bonaparte appelle amnistie ou grâce s’offrait à lui, il l’a chastement repoussée, et il est mort. Il avait trente-quatre ans. Maintenant le voilà ! (L’orateur montre la fosse.)

Je n’ajouterai pas un éloge à cette simple vie, à cette grande mort. Qu’il repose en paix, dans cette fosse obscure où la terre va le couvrir, et où son âme est allée retrouver les espérances éternelles du tombeau !

Qu’il dorme ici, ce républicain, et que le peuple sache qu’il y a encore des cœurs fiers et purs, dévoués à sa cause ! Que la république sache qu’on meurt plutôt que de l’abandonner ! Que la France sache qu’on meurt parce qu’on ne la voit plus !

Qu’il dorme, ce patriote, au pays de l’étranger ! Et nous, ses compagnons de lutte et d’adversité, nous qui lui avons fermé les yeux, à sa ville natale, à sa famille, à ses amis, s’ils nous demandent : Où est-il ? nous répondrons : Mort dans l’exil ! comme les soldats répondaient au nom de La Tour d’Auvergne : Mort au champ d’honneur !

Citoyens ! aujourd’hui, en France, les apostasies sont en joie. La vieille terre du 14 juillet et du 10 août assiste à l’épanouissement hideux des turpitudes et à la marche triomphale des traîtres. Pas une indignité qui ne reçoive immédiatement une récompense. Ce maire a violé la loi, on le fait préfet ; ce soldat a déshonoré le drapeau, on le fait général ; ce prêtre a vendu la religion, on le fait évêque ; ce juge a prostitué la justice, on le fait sénateur ; cet aventurier, ce prince a commis tous les crimes, depuis les vilenies devant lesquelles reculerait un filou jusqu’aux horreurs devant lesquelles reculerait un assassin, il passe empereur. Autour de ces hommes, tout est fanfares, banquets, danses, harangues, applaudissements, génuflexions. Les servilités viennent féliciter les ignominies. Citoyens, ces hommes ont leurs fêtes ; eh bien ! nous aussi nous avons les nôtres. Quand un de nos compagnons de bannissement, dévoré par la nostalgie, épuisé par la fièvre lente des habitudes rompues et des affections brisées, après avoir bu jusqu’à la lie toutes les agonies de la proscription, succombe enfin et meurt, nous suivons sa bière couverte d’un drap noir ; nous venons au bord de la fosse ; nous nous mettons à genoux, nous aussi, non devant le succès, mais devant le tombeau ; nous nous penchons sur notre frère enseveli et nous lui disons : ― Ami ! nous te félicitons d’avoir été vaillant, nous te félicitons d’avoir été généreux et intrépide, nous te félicitons d’avoir été fidèle, nous te félicitons d’avoir donné à ta foi jusqu’au dernier souffle de ta bouche, jusqu’au dernier battement de ton cœur, nous te félicitons d’avoir souffert, nous te félicitons d’être mort ! ― Puis nous relevons la tête, et nous nous en allons le cœur plein d’une sombre joie. Ce sont là les fêtes de l’exil.

Telle est la pensée austère et sereine qui est au fond de toutes nos âmes ; et devant ce sépulcre, devant ce gouffre où il semble que l’homme s’engloutit, devant cette sinistre apparence du néant, nous nous sentons consolidés dans nos principes et dans nos certitudes ; l’homme convaincu n’a jamais le pied plus ferme que sur la terre, mouvante du tombeau ; et, l’œil fixé sur ce mort, sur cet être évanoui, sur cette ombre qui a passé, croyants inébranlables, nous glorifions celle qui est immortelle et celui qui est éternel, la liberté et Dieu !

Oui, Dieu ! Jamais une tombe ne doit se fermer sans que ce grand mot, sans que ce mot vivant y soit tombé. Les morts le réclament, et ce n’est pas nous qui le leur refuserons. Que le peuple religieux et libre au milieu duquel nous vivons le comprenne bien, les hommes du progrès, les hommes de la démocratie, les hommes de la révolution savent que la destinée de l’âme est double, et l’abnégation qu’ils montrent dans cette vie prouve combien ils comptent profondément sur l’autre. Leur foi dans ce grand et mystérieux avenir résiste même au spectacle repoussant que nous donne depuis le 2 décembre le clergé catholique asservi. Le papisme romain en ce moment épouvante la conscience humaine. Ah ! je le dis, et j’ai le cœur plein d’amertume, en songeant à tant d’abjection et de honte, ces prêtres, qui, pour de l’argent, pour des palais, des mitres et des crosses, pour l’amour des biens temporels, bénissent et glorifient le parjure, le meurtre et la trahison, ces églises où l’on chante Te Deum au crime couronné, oui, ces églises, oui, ces prêtres suffiraient pour ébranler les plus fermes convictions dans les âmes les plus profondes, si l’on n’apercevait, au-dessus de l’église, le ciel, et, au-dessus du prêtre, Dieu !

Et ici, citoyens, sur le seuil de cette tombe ouverte, au milieu de cette foule recueillie qui environne cette fosse, le moment est venu de semer, pour qu’elle germe dans toutes les consciences, une grave et solennelle parole.

Citoyens, à l’heure où nous sommes, heure fatale et qui sera comptée dans les siècles, le principe absolutiste, le vieux principe du passé, triomphe par toute l’Europe ; il triomphe comme il lui convient de triompher, par le glaive, par la hache, par la corde et le billot, par les massacres, par les fusillades, par les tortures, par les supplices. Le despotisme, ce Moloch entouré d’ossements, célèbre à la face du soleil ses effroyables mystères sous le pontificat sanglant des Haynau, des Bonaparte et des Radetzky. Potences en Hongrie, potences en Lombardie, potences en Sicile ; en France, la guillotine, la déportation et l’exil. Rien que dans les états du pape, et je cite le pape qui s’intitule le roi de la douceur, rien que dans les états du pape, dis-je, depuis trois ans, seize cent quarante-quatre patriotes, le chiffre est authentique, sont morts fusillés ou pendus, sans compter les innombrables morts ensevelis vivants dans les cachots et les oubliettes. Au moment où je parle, le continent, comme aux plus odieux temps de l’histoire, est encombré d’échafauds et de cadavres ; et, le jour où la révolution voudrait se faire un drapeau des linceuls de toutes les victimes, l’ombre de ce drapeau noir couvrirait l’Europe.

Ce sang, tout ce sang qui coule, de toutes parts, à ruisseaux, à torrents, démocrates, c’est le vôtre.

Eh bien, citoyens, en présence de cette saturnale de massacre et de meurtre, en présence de ces infâmes tribunaux où siègent des assassins en robe de juges, en présence de tous ces cadavres chers et sacrés, en présence de cette lugubre et féroce victoire des réactions, je le déclare solennellement, au nom des proscrits de Jersey qui m’en ont donné le mandat, et j’ajoute au nom de tous les proscrits républicains, car pas une voix de vrai républicain ayant quelque autorité ne me démentira, je le déclare devant ce cercueil d’un proscrit, le deuxième que nous descendons dans la fosse depuis dix jours, nous les exilés, nous les victimes, nous abjurons, au jour inévitable et prochain du grand dénouement révolutionnaire, nous abjurons toute volonté, tout sentiment, toute idée de représailles sanglantes !

Les coupables seront châtiés, certes, tous les coupables, et châtiés sévèrement, il le faut ; mais pas une tête ne tombera ; pas une goutte de sang, pas une éclaboussure d’échafaud ne tachera la robe immaculée de la république de Février. La tête même du brigand de décembre sera respectée avec horreur par le progrès. La révolution fera de cet homme un plus grand exemple en remplaçant sa pourpre d’empereur par la casaque de forçat. Non, nous ne répliquerons pas à l’échafaud par l’échafaud. Nous répudions la vieille et inepte loi du talion. Comme la monarchie, le talion fait partie du passé ; nous répudions le passé. La peine de mort, glorieusement abolie par la république en 1848, odieusement rétablie par Louis Bonaparte, reste abolie pour nous, abolie à jamais. Nous avons emporté dans l’exil le dépôt sacré du progrès ; nous le rapporterons à la France fidèlement. Ce que nous demandons à l’avenir, ce que nous voulons de lui, c’est la justice, ce n’est pas la vengeance. D’ailleurs, de même que pour avoir à jamais le dégoût des orgies, il suffisait aux spartiates d’avoir vu des esclaves ivres de vin, à nous républicains, pour avoir à jamais horreur des échafauds, il nous suffit de voir les rois ivres de sang.

Oui, nous le déclarons, et nous attestons cette mer qui lie Jersey à la France, ces champs, cette calme nature qui nous entoure, cette libre Angleterre qui nous écoute, les hommes de la révolution, quoi qu’en disent les abominables calomnies bonapartistes, rentreront en France, non comme des exterminateurs, mais comme des frères ! Nous prenons à témoin de nos paroles ce ciel sacré qui rayonne au-dessus de nos têtes et qui ne verse dans nos âmes que des pensées de concorde et de paix ! nous attestons ce mort qui est là dans cette fosse et qui, pendant que je parle, murmure à voix basse dans son suaire : Oui, frères, repoussez la mort ! je l’ai acceptée pour moi, je n’en veux pas pour autrui !

La république, c’est l’union, l’unité, l’harmonie, la lumière, le travail créant le bien-être, la suppression des conflits d’homme à homme et de nation à nation, la fin des exploitations inhumaines, l’abolition de la loi de mort, et l’établissement de la loi de vie.

Citoyens, cette pensée est dans vos esprits, et je n’en suis que l’interprète ; le temps des sanglantes et terribles nécessités révolutionnaires est passé ; pour ce qui reste à faire, l’indomptable loi du progrès suffit. D’ailleurs, soyons tranquilles, tout combat avec nous dans les grandes batailles qui nous restent à livrer ; batailles dont l’évidente nécessité n’altère pas la sérénité des penseurs ; batailles dans lesquelles l’énergie révolutionnaire égalera l’acharnement monarchique ; batailles dans lesquelles la force unie au droit terrassera la violence alliée à l’usurpation ; batailles superbes, glorieuses, enthousiastes, décisives, dont l’issue n’est pas douteuse, et qui seront les Tolbiac, les Hastings et les Austerlitz de la démocratie. Citoyens, l’époque de la dissolution du vieux monde est arrivée. Les antiques despotismes sont condamnés par la loi providentielle ; le temps, ce fossoyeur courbé dans l’ombre, les ensevelit ; chaque jour qui tombe les enfouit plus avant dans le néant. Dieu jette les années sur les trônes comme nous jetons les pelletées de terre sur les cercueils.

Et maintenant, frères, au moment de nous séparer, poussons le cri de triomphe, poussons le cri du réveil ; comme je vous le disais il y a quelques mois à propos de la Pologne, c’est sur les tombes qu’il faut parler de résurrection. Certes, l’avenir, un avenir prochain, je le répète, nous promet en France la victoire de l’idée démocratique, l’avenir nous promet la victoire de l’idée sociale ; mais il nous promet plus encore, il nous promet sous tous les climats, sous tous les soleils, dans tous les continents, en Amérique aussi bien qu’en Europe, la fin de toutes les oppressions et de tous les esclavages. Après les rudes épreuves que nous subissons, ce qu’il nous faut, ce n’est pas seulement l’émancipation de telle ou telle classe qui a souffert trop longtemps, l’abolition de tel ou tel privilège, la consécration de tel ou tel droit ; cela, nous l’aurons ; mais cela ne nous suffit pas ; ce qu’il nous faut, ce que nous obtiendrons, n’en doutez pas, ce que pour ma part, du fond de cette nuit sombre de l’exil, je contemple d’avance avec l’éblouissement de la joie, citoyens, c’est la délivrance de tous les peuples, c’est l’affranchissement de tous les hommes ! Amis, nos souffrances engagent Dieu. Il nous en doit le prix. Il est débiteur fidèle, il s’acquittera. Ayons donc une foi virile, et faisons avec transport notre sacrifice. Opprimés de toutes les nations, offrez vos plaies ; polonais, offrez vos misères ; hongrois, offrez votre gibet ; italiens, offrez votre croix ; héroïques déportés de Cayenne et d’Afrique, nos frères, offrez votre chaîne ; proscrits, offrez votre proscription ; et toi, martyr, offre ta mort à la liberté du genre humain.




II


SUR LA TOMBE DE LOUISE JULIEN


CIMETIERE DE SAINT-JEAN


26 juillet 1853.



Citoyens,

Trois cercueils en quatre mois.

La mort se hâte, et Dieu nous délivre un à un.

Nous ne t’accusons pas, nous te remercions, Dieu puissant qui nous rouvres, à nous exilés, les portes de la patrie éternelle !

Cette fois, l’être inanimé et cher que nous apportons à la tombe, c’est une femme.

Le 21 janvier dernier, une femme fut arrêtée chez elle par le sieur Boudrot, commissaire de police à Paris. Cette femme, jeune encore, elle avait trente-cinq ans ; mais estropiée et infirme, fut envoyée à la préfecture et enfermée dans la cellule nº 1, dite cellule d’essai. Cette cellule, sorte de cage de sept à huit pieds carrés à peu près, sans air et sans jour, la malheureuse prisonnière l’a peinte d’un mot ; elle l’appelle : cellule-tombeau ; elle dit, je cite ses propres paroles : « C’est dans cette cellule-tombeau, qu’estropiée, malade, j’ai passé vingt et un jours, collant mes lèvres d’heure en heure contre le treillage pour aspirer un peu d’air vital et ne pas mourir[1]. » Au bout de ces vingt et un jours, le 14 février, le gouvernement de décembre mit cette femme dehors et l’expulsa. Il la jeta à la fois hors de la prison et hors de la patrie. La proscrite sortait du cachot d’essai avec les germes de la phthisie. Elle quitta la France et gagna la Belgique. Le dénûment la força de voyager toussant, crachant le sang, les poumons malades, en plein hiver, dans le nord, sous la pluie et la neige, dans ces affreux wagons découverts qui déshonorent les riches entreprises des chemins de fer. Elle arriva à Ostende ; elle était chassée de France, la Belgique la chassa. Elle passa en Angleterre. À peine débarquée à Londres, elle se mit au lit. La maladie contractée dans le cachot, aggravée par le voyage forcé de l’exil, était devenue menaçante. La proscrite, je devrais dire la condamnée à mort, resta gisante deux mois et demi. Puis, espérant un peu de printemps et de soleil, elle vint à Jersey. On se souvient encore de l’y avoir vue arriver par une froide matinée pluvieuse, à travers les brumes de la mer, râlant et grelottant sous sa pauvre robe de toile toute mouillée. Peu de jours après son arrivée, elle se coucha ; elle ne s’est plus relevée.

Il y a trois jours elle est morte.

Vous me demanderez ce qu’était cette femme et ce qu’elle avait fait pour être traitée ainsi ; je vais vous le dire.

Cette femme, par des chansons patriotiques, par de sympathiques et cordiales paroles, par de bonnes et civiques actions, avait rendu célèbre, dans les faubourgs de Paris, le nom de Louise Julien sous lequel le peuple la connaissait et la saluait. Ouvrière, elle avait nourri sa mère malade ; elle l’a soignée et soutenue dix ans. Dans les jours de lutte civile, elle faisait de la charpie ; et, boiteuse et se traînant, elle allait dans les ambulances, et secourait les blessés de tous les partis. Cette femme du peuple était un poète, cette femme du peuple était un esprit ; elle chantait la république, elle aimait la liberté, elle appelait ardemment l’avenir fraternel de toutes les nations et de tous les hommes ; elle croyait à Dieu, au peuple, au progrès, à la France ; elle versait autour d’elle, comme un vase, dans les esprits des prolétaires, son grand cœur plein d’amour et de foi. Voilà ce que faisait cette femme. M. Bonaparte l’a tuée.

Ah ! une telle tombe n’est pas muette ; elle est pleine de sanglots, de gémissements et de clameurs.

Citoyens, les peuples, dans le légitime orgueil de leur toute-puissance et de leur droit, construisent avec le granit et le marbre des édifices sonores, des enceintes majestueuses, des estrades sublimes, du haut desquelles parle leur génie, du haut desquelles se répandent à flots dans les âmes les éloquences saintes du patriotisme, du progrès et de la liberté ; les peuples, s’imaginant qu’il suffit d’être souverains pour être invincibles, croient inaccessibles et imprenables ces citadelles de la parole, ces forteresses sacrées de l’intelligence humaine et de la civilisation, et ils disent : la tribune est indestructible. Ils se trompent ; ces tribunes-là peuvent être renversées. Un traître vient, des soldats arrivent, une bande de brigands se concerte, se démasque, fait feu, et le sanctuaire est envahi, et la pierre et le marbre sont dispersés, et le palais, et le temple, où la grande nation parlait au monde, s’écroule, et l’immonde tyran vainqueur s’applaudit, bat des mains, et dit : C’est fini. Personne ne parlera plus. Pas une voix ne s’élèvera désormais. Le silence est fait. — Citoyens ! à son tour le tyran se trompe. Dieu ne veut pas que le silence se fasse ; Dieu ne veut pas que la liberté, qui est son verbe, se taise. Citoyens ! au moment où les despotes triomphants croient la leur avoir ôtée à jamais, Dieu redonne la parole aux idées. Cette tribune détruite, il la reconstruit. Non au milieu de la place publique, non avec le granit et le marbre, il n’en a pas besoin. Il la reconstruit dans la solitude ; il la reconstruit avec l’herbe du cimetière, avec l’ombre des cyprès, avec le monticule sinistre que font les cercueils cachés sous terre ; et de cette solitude, de cette herbe, de ces cyprès, de ces cercueils disparus, savez-vous ce qui sort, citoyens ? Il en sort le cri déchirant de l’humanité, il en sort la dénonciation et le témoignage, il en sort l’accusation inexorable qui fait pâlir l’accusé couronné, il en sort la formidable protestation des morts ! Il en sort la voix vengeresse, la voix inextinguible, la voix qu’on n’étouffe pas, la voix qu’on ne bâillonne pas ! — Ah ! M. Bonaparte a fait taire la tribune ; c’est bien ; maintenant qu’il fasse donc taire le tombeau !

Lui et ses pareils n’auront rien fait tant qu’on entendra sortir un soupir d’une tombe, et tant qu’on verra rouler une larme dans les yeux augustes de la pitié.

Pitié ! ce mot que je viens de prononcer, il a jailli du plus profond de mes entrailles devant ce cercueil, cercueil d’une femme, cercueil d’une sœur, cercueil d’une martyre ! Pauline Roland en Afrique, Louise Julien à Jersey, Francesca Maderspach à Temeswar, Blanca Téléki à Pesth, tant d’autres, Rosalie Gobert, Eugénie Guillemot, Augustine Péan, Blanche Clouart, Joséphine Prabeil, Élisabeth Parlès, Marie Reviel, Claudine Hibruit, Anne Sangla, veuve Combescure, Armantine Huet, et tant d’autres encore, sœurs, mères, filles, épouses, proscrites, exilées, transportées, torturées, suppliciées, crucifiées, ô pauvres femmes ! Oh ! quel sujet de larmes profondes et d’inexprimables attendrissements ! Faibles, souffrantes, malades, arrachées à leurs familles, à leurs maris, à leurs parents, à leurs soutiens, vieilles quelquefois et brisées par l’âge, toutes ont été des héroïnes, plusieurs ont été des héros ! Oh ! ma pensée en ce moment se précipite dans ce sépulcre et baise les pieds froids de cette morte dans son cercueil ! Ce n’est pas une femme que je vénère dans Louise Julien, c’est la femme ; la femme de nos jours, la femme digne de devenir citoyenne ; la femme telle que nous la voyons autour de nous, dans tout son dévouement, dans toute sa douceur, dans tout son sacrifice, dans toute sa majesté ! Amis, dans les temps futurs, dans cette belle, et paisible, et tendre, et fraternelle république sociale de l’avenir, le rôle de la femme sera grand ; mais quel magnifique prélude à ce rôle que de tels martyres si vaillamment endurés ! Hommes et citoyens, nous avons dit plus d’une fois dans notre orgueil : — Le dix-huitième siècle a proclamé le droit de l’homme ; le dix-neuvième proclamera le droit de la femme ; — mais, il faut l’avouer, citoyens, nous ne nous sommes point hâtés ; beaucoup, de considérations, qui étaient graves, j’en conviens, et qui voulaient être mûrement examinées, nous ont arrêtés ; et à l’instant où je parle, au point même où le progrès est parvenu, parmi les meilleurs républicains, parmi les démocrates les plus vrais et les plus purs, bien des esprits excellents hésitent encore à admettre dans l’homme et dans la femme l’égalité de l’âme humaine, et, par conséquent, l’assimilation, sinon l’identité complète, des droits civiques. Disons-le bien haut, citoyens, tant que la prospérité a duré, tant que la république a été debout, les femmes, oubliées par nous, se sont oubliées elles-mêmes ; elles se sont bornées à rayonner comme la lumière ; à échauffer les esprits, à attendrir les cœurs, à éveiller les enthousiasmes, à montrer du doigt à tous le bon, le juste, le grand et le vrai. Elles n’ont rien ambitionné au delà. Elles qui, par moment, sont l’image, de la patrie vivante, elles qui pouvaient être l’âme de la cité, elles ont été simplement l’âme de la famille. À l’heure de l’adversité, leur attitude a changé, elles ont cessé d’être modestes ; à l’heure de l’adversité, elles nous ont dit : — Nous ne savons pas si nous, avons droit à votre puissance, à votre liberté, à votre grandeur ; mais ce que nous savons, c’est que nous avons droit à votre misère. Partager vos souffrances, vos accablements, vos dénûments, vos détresses, vos renoncements, vos exils, votre abandon si vous êtes sans asile, votre faim si vous êtes sans pain, c’est là le droit de la femme, et nous le réclamons. — Ô mes frères ! et les voilà qui nous suivent dans le combat, qui nous accompagnent dans la proscription, et qui nous devancent dans le tombeau !

Citoyens, puisque cette fois encore vous avez voulu que je parlasse en votre nom, puisque votre mandat donne à ma voix l’autorité qui manquerait à une parole isolée ; sur la tombe de Louise Julien, comme il y a trois mois, sur la tombe de Jean Bousquet, le dernier cri que je veux jeter, c’est le cri de courage, d’insurrection et d’espérance !

Oui, des cercueils comme celui de cette noble femme qui est là signifient et prédisent la chute prochaine des bourreaux, l’inévitable écroulement des despotismes et des despotes. Les proscrits meurent l’un après l’autre ; le tyran creuse leur fosse ; mais à un jour venu, citoyens, la fosse tout à coup attire et engloutit le fossoyeur !

Ô morts qui m’entourez et qui m’écoutez, malédiction à Louis Bonaparte ! Ô morts, exécration à cet homme ! Pas d’échafauds quand viendra la victoire, mais une longue et infamante expiation à ce misérable ! Malédiction sous tous les cieux, sous tous les climats, en France, en Autriche, en Lombardie, en Sicile, à Rome, en Pologne, en Hongrie, malédiction aux violateurs du droit humain et de la loi divine ! Malédiction aux pourvoyeurs des pontons, aux dresseurs des gibets, aux destructeurs des familles, aux tourmenteurs des peuples ! Malédiction aux proscripteurs des pères, des mères et des enfants ! Malédiction aux fouetteurs de femmes ! Proscrits ! soyons implacables dans ces solennelles et religieuses revendications du droit et de l’humanité. Le genre humain a besoin de ces cris terribles ; la conscience universelle a besoin de ces saintes indignations de la pitié. Exécrer les bourreaux, c’est consoler les victimes. Maudire les tyrans, c’est bénir les nations.




III


VINGT-TROISIÈME ANNIVERSAIRE

DE LA RÉVOLUTION POLONAISE


29 novembre 1853, à Jersey.



Proscrits, mes frères !


Tout marche, tout avance, tout approche, et, je vous le dis avec une joie profonde, déjà se font jour et deviennent visibles les symptômes précurseurs du grand avénement. Oui, réjouissez-vous, proscrits de toutes les nations, ou, pour mieux dire, proscrits de la grande nation unique, de cette nation qui sera le genre humain et qui s’appellera République universelle. — Réjouissez-vous ! l’an dernier, nous ne pouvions qu’invoquer l’espérance ; cette année, nous pouvons presque attester la réalité. L’an dernier, à pareille époque, à pareil jour, nous nous bornions à dire : l’Idée ressuscitera. Cette année, nous pouvons dire : l’Idée ressuscite !

Et comment ressuscite-t-elle ? de quelle façon ? par qui ? c’est là ce qu’il faut admirer.

Citoyens, il y a en Europe un homme qui pèse sur l’Europe ; qui est tout ensemble prince spirituel, seigneur temporel, despote, autocrate, obéi dans la caserne, adoré dans le monastère, chef de la consigne et du dogme, et qui met en mouvement, pour l’écrasement des libertés du continent, un empire de la force de soixante millions d’hommes. Ces soixante millions d’hommes, il les tient dans sa main, non comme des hommes, mais comme des brutes, non comme des esprits, mais comme des outils. En sa double qualité ecclésiastique et militaire, il met un uniforme à leurs âmes comme à leurs corps ; il dit : marchez ! et il faut marcher ; il dit : croyez ! et il faut croire. Cet homme s’appelle en politique l’Absolu, et en religion l’Orthodoxe ; il est l’expression suprême de la toute-puissance humaine ; il torture, comme bon lui semble, des peuples entiers ; il n’a qu’à faire un signe, et il le fait, pour vider la Pologne dans la Sibérie ; il croise, mêle et noue tous les fils de la grande conspiration des princes contre les hommes ; il a été à Rome, et lui, pape grec, il a donné le baiser d’alliance au pape latin ; il règne à Berlin, à Munich, à Dresde, à Stuttgart, à Vienne, comme à Saint-Pétersbourg ; il est l’âme de l’empereur d’Autriche et la volonté du roi de Prusse ; la vieille Allemagne n’est plus que sa remorque. Cet homme est quelque chose qui ressemble à l’ancien roi des rois ; c’est l’Agamemnon de cette guerre de Troie que les hommes du passé font aux hommes de l’avenir ; c’est la menace sauvage de l’ombre à la lumière, du nord au midi. Je viens de vous le dire, et je résume d’un mot ce monstre de l’omnipotence : empereur comme Charles-Quint, pape comme Grégoire VII, il tient dans ses mains une croix qui se termine en glaive et un sceptre qui se termine en knout.

Ce prince, ce souverain, puisque les peuples permettent à des hommes de prendre ce nom, ce Nicolas de Russie est à cette heure l’homme véritable du despotisme. Il en est la tête ; Louis Bonaparte n’en est que le masque.

Dans ce dilemme qui a toute la rigueur d’un décret du destin, Europe républicaine ou Europe cosaque, c’est Nicolas de Russie qui incarne l’Europe cosaque. Nicolas de Russie est le vis-à-vis de la Révolution.

Citoyens, c’est ici qu’il faut se recueillir. Les choses nécessaires arrivent toujours ; mais par quelle voie ? c’est là ce qui est admirable, et j’appelle sur ceci votre attention.

Nicolas de Russie semblait avoir triomphé ; le despotisme, vieil édifice restauré, dominait de nouveau l’Europe, plus solide en apparence que jamais, avec le meurtre de dix nations pour base et le crime de Bonaparte pour couronnement. La France, que le grand poëte anglais, que Shakespeare appelle le « soldat de Dieu », la France était à terre, désarmée, garrottée, vaincue. Il paraissait qu’il n’y avait plus qu’à jouir de la victoire. Mais, depuis Pierre, les czars ont deux pensées, l’absolutisme et la conquête. La première satisfaite, Nicolas a songé à la seconde. Il avait à côté de lui, à son ombre, j’ai presque dit à ses pieds, un prince amoindri, un empire vieillissant, un peuple affaibli par son peu d’adhérence à la civilisation européenne. Il s’est dit : c’est le moment ; et il a étendu son bras vers Constantinople, et il a allongé sa serre vers cette proie. Oubliant toute dignité, toute pudeur, tout respect de lui-même et d’autrui, il a montré brusquement à l’Europe les plus cyniques nudités de l’ambition. Lui, colosse, il s’est acharné sur une ruine ; il s’est rué sur ce qui tombait, et il s’est dit avec joie : Prenons Constantinople ; c’est facile, injuste et utile.

Citoyens, qu’est-il arrivé ?

Le sultan s’est dressé.

Nicolas, par sa ruse et sa violence, s’est donné pour adversaire le désespoir, cette grande force. La révolution, foudre endormie, était là. Or, ― écoutez ceci, car c’est grand : ― il s’est trouvé que, froissé, humilié, navré, poussé à bout, ce turc, ce prince chétif, ce prince débile, ce moribond, ce fantôme sur lequel le czar n’avait qu’à souffler, ce petit sultan, souffleté par Mentschikoff et cravaché par Gortschakoff, s’est jeté sur la foudre et l’a saisie.

Et maintenant il la tient, il la secoue au-dessus de sa tête, et les rôles sont changés, et voici Nicolas qui tremble ! ― et voici les trônes qui s’émeuvent, et voici les ambassadeurs d’Autriche et de Prusse qui s’en vont de Constantinople, et voici les légions polonaise, hongroise et italienne qui se forment, et voici la Roumanie, la Transylvanie, la Hongrie qui frémissent, voici la Circassie qui se lève, voici la Pologne qui frissonne ; car tous, peuples et rois, ont reconnu cette chose éclatante qui flamboie et qui rayonne à l’orient, et ils savent bien que ce qui brille en ce moment dans la main désespérée de la Turquie, ce n’est pas le vieux sabre ébréché d’Othman, c’est l’éclair splendide des révolutions !

Oui, citoyens, c’est la révolution qui vient de passer le Danube !

Le Rhin, le Tibre, la Vistule et la Seine en ont tressailli.

Proscrits, combattants de toutes les dates, martyrs de toutes les luttes, battez des mains à cet ébranlement immense qui commence à peine, et que rien maintenant n’arrêtera. Toutes les nations qu’on croyait mortes dressent la tête en ce moment. Réveil des peuples, réveil de lions.

Cette guerre a éclaté au sujet d’un sépulcre dont tout le monde voulait les clefs. Quel sépulcre et quelles clefs ? C’est là ce que les rois ignorent. Citoyens, ce sépulcre, c’est la grande tombe où est enfermée la République, déjà debout dans les ténèbres et toute prête à sortir. Et ces clefs qui ouvriront ce sépulcre, dans quelles mains tomberont-elles ? Amis, ce sont les rois qui se les disputent, mais c’est le peuple qui les aura.

C’est fini, j’y insiste, désormais les négociations, les notes, les protocoles, les ultimatum, les armistices, les plâtrages de paix eux-mêmes n’y peuvent rien. Ce qui est fait est fait. Ce qui est entamé s’achèvera. Le sultan, dans son désespoir, a saisi la révolution, et la révolution le tient. Il ne dépend plus de lui-même à présent de se délivrer de l’aide redoutable qu’il s’est donnée. Il le voudrait qu’il ne le pourrait. Quand un homme prend un archange pour auxiliaire, l’archange l’emporte sur ses ailes.

Chose frappante ! il est peut-être dans la destinée du sultan de faire crouler tous les trônes. (Une voix : Y compris le sien.)

Et cette œuvre à laquelle on contraint le sultan, ce sera le czar qui l’aura provoquée ! Cet écroulement des trônes, d’où sortira la confédération des Peuples-Unis, ce sera le czar, je ne dirai pas qui l’aura voulu, mais qui l’aura causé. L’Europe cosaque aura fait surgir l’Europe républicaine. À l’heure qu’il est, citoyens, le grand révolutionnaire de l’Europe, ― c’est Nicolas de Russie.

N’avais-je pas raison de vous dire : admirez de quelle façon la providence s’y prend !

Oui, la providence nous emporte vers l’avenir à travers l’ombre. Regardez, écoutez, est-ce que vraiment vous ne voyez pas que le mouvement de tout commence à devenir formidable ? Le sinistre sabbat de l’absolutisme passe comme une vision de nuit. Les rangées de gibets chancellent à l’horizon, les cimetières entrevus paraissent et disparaissent, les fosses où sont les martyrs se soulèvent, tout se hâte dans ce tourbillon de ténèbres. Il semble qu’on entend ce cri mystérieux : « Hourrah ! hourrah ! les rois vont vite ! »

Proscrits, attendons l’heure. Elle va bientôt sonner, préparons-nous. Elle va sonner pour les nations, elle va sonner pour nous-mêmes. Alors, pas un cœur ne faiblira. Alors nous sortirons, nous aussi, de cette tombe qu’on appelle l’exil ; nous agiterons tous les sanglants et sacrés souvenirs, et, dans les dernières profondeurs, les masses se lèveront contre les despotes, et le droit et la justice et le progrès vaincront ; car le plus auguste et le plus terrible des drapeaux, c’est le suaire dans lequel les rois ont essayé d’ensevelir la liberté !

Citoyens, du fond de cette adversité où nous sommes encore, envoyons une acclamation à l’avenir. Saluons, au delà de toutes ces convulsions et de toutes ces guerres, saluons l’aube bénie des États-Unis d’Europe ! Oh ! ce sera là une réalisation splendide ! Plus de frontières, plus de douanes, plus de guerres, plus d’armées, plus de prolétariat, plus d’ignorance, plus de misère ; toutes les exploitations coupables supprimées, toutes les usurpations abolies ; la richesse décuplée, le problème du bien-être résolu par la science ; le travail, droit et devoir ; la concorde entre les peuples, l’amour entre les hommes ; la pénalité résorbée par l’éducation ; le glaive brisé comme le sabre ; tous les droits proclamés et mis hors d’atteinte, le droit de l’homme à la souveraineté, le droit de la femme à l’égalité, le droit de l’enfant à la lumière ; la pensée, moteur unique, la matière, esclave unique ; le gouvernement résultant de la superposition des lois de la société aux lois de la nature, c’est-à-dire pas d’autre gouvernement que le droit de l’Homme ; ― voilà ce que sera l’Europe demain peut-être, citoyens, et ce tableau qui vous fait tressaillir de joie n’est qu’une ébauche tronquée et rapide. Ô proscrits, bénissons nos pères dans leurs tombes, bénissons ces dates glorieuses qui rayonnent sur ces murailles, bénissons la sainte marche des idées. Le passé appartient aux princes ; il s’appelle Barbarie ; l’avenir appartient aux peuples ; il s’appelle Humanité !

  1. Voir les Bagnes d’Afrique et la Transportation de décembre, par Ch. Ribeyrolles, p.199.