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Actes et paroles/Pendant l’exil/1854

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1854


La peine de mort. ― Un gibet à Guernesey.
Complaisances anglaises. — Évocation de l’avenir. ― Misère.
Nostalgie. ― Encore un qui meurt.
Désastres en Crimée. ― Bassesse dans le parlement.
Attitude du proscrit devant le proscripteur.




I


AUX HABITANTS DE GUERNESEY


Janvier 1854.



Une condamnation à mort est prononcée dans les îles de la Manche. Victor Hugo intervient.



Peuple de Guernesey,


C’est un proscrit qui vient à vous.

C’est un proscrit qui vient vous parler pour un condamné. L’homme qui est dans l’exil tend la main à l’homme qui est dans le sépulcre. Ne le trouvez pas mauvais, et écoutez-moi.

Le mardi 18 octobre 1853, à Guernesey, un homme, John-Charles Tapner, est entré la nuit chez une femme, MMe Saujon, et l’a tuée ; puis il l’a volée, et il a mis le feu au cadavre et à la maison, espérant que le premier forfait s’en irait dans la fumée du second. Il s’est trompé. Les crimes ne sont pas complaisants, et l’incendie a refusé de cacher l’assassinat. La providence n’est pas une recéleuse ; elle a livré le meurtrier.

Le procès fait à Tapner a jeté un jour hideux sur plusieurs autres crimes. Depuis un certain temps des mains, tout de suite disparues, avaient mis le feu à diverses maisons dans l’île ; les présomptions se sont fixées sur Tapner, et il a paru vraisemblable que tous les précédents incendies dussent se résumer dans le sanglant incendiaire du 18 octobre.

Cet homme a été jugé ; jugé avec une impartialité et un scrupule qui honorent votre libre et intègre magistrature. Treize audiences ont été employées à l’examen des faits et à la formation lente de la conviction des juges. Le 3 janvier l’arrêt a été rendu à l’unanimité ; et à neuf heures du soir, en audience publique et solennelle, votre honorable chef-magistrat, le bailli de Guernesey, d’une voix brisée et éteinte, tremblant d’une émotion dont je le glorifie, a déclaré à l’accusé « que la loi punissant de mort le meurtre », il devait, lui John-Charles Tapner, se préparer à mourir, qu’il serait pendu, le 27 janvier prochain, sur le lieu même de son crime, et que, là où il avait tué, il serait tué.

Ainsi, à ce moment où nous sommes, il y a, au milieu de vous, au milieu de nous, habitants de cet archipel, un homme qui, dans cet avenir plein d’heures obscures pour tous les autres hommes, voit distinctement sa dernière heure ; en cet instant, dans cette minute où nous respirons librement, où nous allons et venons, où nous parlons et sourions, il y a, à quelques pas de nous, et le cœur se serre en y songeant, il y a dans une geôle, sur un grabat de prison, un homme, un misérable homme frissonnant, qui vit l’œil fixé sur un jour de ce mois, sur le 27 janvier, spectre qui grandit et qui approche. Le 27 janvier, masqué pour nous tous comme tous les autres jours qui nous attendent, ne montre qu’à cet homme son visage, la face sinistre de la mort.

Guernesiais, Tapner est condamné à mort ; en présence du texte des codes, votre magistrature a fait, son devoir ; elle a rempli, pour me servir des propres termes du chef-magistrat, « son obligation » ; mais prenez garde. Ceci est le talion. Tu as tué, tu seras tué. Devant la loi humaine, c’est juste ; devant la loi divine, c’est redoutable.

Peuple de Guernesey, rien n’est petit quand il s’agit de l’inviolabilité humaine. Le monde civilisé vous demande la vie de cet homme.

Qui suis-je ? rien. Mais a-t-on besoin d’être quelque chose pour supplier ? est-il nécessaire d’être grand pour crier grâce ? Hommes des îles de la Manche, nous proscrits de France, nous vivons au milieu de vous, nous vous aimons. Nous voyons vos voiles passer à l’horizon dans les crépuscules des tempêtes, et nous vous envoyons nos bénédictions et nos prières. Nous sommes vos frères. Nous vous estimons, nous vous honorons ; nous vénérons en vous le travail, le courage, les nuits passées à la mer pour nourrir la femme et les enfants, les mains calleuses du matelot, le front hâlé du laboureur, la France dont nous sommes les fils et dont vous êtes les petits-fils, l’Angleterre dont vous êtes les citoyens et dont nous sommes les hôtes.

Permettez-nous donc de vous adresser la parole, puisque nous sommes assis à votre foyer, et de vous payer votre hospitalité en coopération cordiale. Permettez-nous de nous attrister de tout ce qui pourrait assombrir votre doux pays.

Le plongeur se précipite au fond de la mer et rapporte une poignée de gravier. Nous autres, nous sommes les souffrants, nous sommes les éprouvés, c’est-à-dire les penseurs ; les rêveurs, si vous voulez. ― Nous plongeons au fond des choses, nous tâchons de toucher Dieu, et nous rapportons une poignée de vérités.

La première des vérités, la voici : tu ne tueras pas.

Et cette parole est absolue ; elle a été dite pour la loi, aussi bien que pour l’individu.

Guernesiais, écoutez ceci :

Il y a une divinité horrible, tragique, exécrable, païenne. Cette divinité s’appelait Moloch chez les hébreux et Teutatès chez les celtes ; elle s’appelle à présent la peine de mort. Elle avait autrefois pour pontife, dans l’orient, le mage, et, dans l’occident, le druide ; son prêtre aujourd’hui, c’est le bourreau. Le meurtre légal a remplacé le meurtre sacré. Jadis elle a rempli votre île de sacrifices humains ; et elle en a laissé partout les monuments, toutes ces pierres lugubres où la rouille des siècles a effacé la rouille du sang, qu’on rencontre à demi ensevelies dans l’herbe au sommet de vos collines et sur lesquelles la ronce siffle au vent du soir. Aujourd’hui, en cette année dont elle épouvante l’aurore, l’idole monstrueuse reparaît parmi vous ; elle vous somme de lui obéir ; elle vous convoque à jour fixe, pour la célébration de son mystère, et, comme autrefois, elle réclame de vous, de vous qui avez lu l’évangile, de vous qui avez l’œil fixé sur le calvaire, elle réclame un sacrifice humain ! Lui obéirez-vous ? redeviendrez-vous païens le 27 janvier 1854 pendant deux heures ? païens pour tuer un homme ! païens pour perdre une âme ! païens pour mutiler la destinée du criminel en lui retranchant le temps du repentir ! Ferez-vous cela ? Serait-ce là le progrès ? Où en sont les hommes si le sacrifice humain est encore possible ? Adore-t-on encore à Guernesey l’idole, la vieille idole du passé, qui tue en face de Dieu qui crée ? À quoi bon lui avoir ôté le peulven si c’est pour lui rendre la potence ?

Quoi ! commuer une peine, laisser à un coupable la chance du remords et de la réconciliation, substituer au sacrifice humain l’expiation intelligente, ne pas tuer un homme, cela est-il donc si malaisé ? Le navire est-il donc si en détresse qu’un homme y soit de trop ? un criminel repentant pèse-t-il donc tant à la société humaine qu’il faille se hâter de jeter par-dessus le bord dans l’ombre de l’abîme cette créature de Dieu ?

Guernesiais ! la peine de mort recule aujourd’hui partout et perd chaque jour du terrain ; elle s’en va devant le sentiment humain. En 1830, la chambre des députés de France en réclamait l’abolition, par acclamation ; la constituante de Francfort l’a rayée des codes en 1848 ; la constituante de Rome l’a supprimée en 1849 ; notre constituante de Paris ne l’a maintenue qu’à une majorité imperceptible ; je dis plus, la Toscane, qui est catholique, l’a abolie ; la Russie, qui est barbare, l’a abolie ; Otahiti, qui est sauvage, l’a abolie. Il semble que les ténèbres elles-mêmes n’en veulent plus. Est-ce que vous en voulez, vous, hommes de ce bon pays ?

Il dépend de vous que la peine de mort soit abolie de fait à Guernesey ; il dépend de vous qu’un homme ne soit pas « pendu jusqu’à ce que mort s’ensuive » le 27 janvier ; il dépend de vous que ce spectacle effroyable, qui laisserait une tache noire sur votre beau ciel, ne vous soit pas donné.

Votre constitution libre met à votre disposition tous les moyens d’accomplir cette œuvre religieuse et sainte. Réunissez-vous légalement. Agitez pacifiquement l’opinion et les consciences. L’île entière peut, je dis plus, doit intervenir. Les femmes doivent presser les maris, les enfants attendrir les pères, les hommes signer des requêtes et des pétitions. Adressez-vous à vos gouvernants et à vos magistrats dans les limites de la loi. Réclamez le sursis, réclamez la commutation de peine. Vous l’obtiendrez.

Levez-vous. Hâtez-vous. Ne perdez pas un jour, ne perdez pas une heure, ne perdez pas un instant. Que ce fatal 27 janvier vous soit sans cesse présent. Que toute l’île compte les minutes comme cet homme !

Songez-y bien, depuis que cette sentence de mort est prononcée, le bruit que vous entendez maintenant dans toutes vos horloges, c’est le battement du cœur de ce misérable.

Un précédent est-il nécessaire ? en voici un :

En 1851, un homme, à Jersey, tua un autre homme. Un nommé Jacques Fouquet tira un coup de fusil à un nommé Derbyshire. Jacques Fouquet fut déclaré coupable successivement par les deux jurys. Le 27 août 1851 la cour le condamna à mort. Devant l’imminence d’une exécution capitale, l’île s’émut. Un grand meeting eut lieu ; seize cents personnes y assistèrent. Des français y parlèrent aux applaudissements du généreux peuple jersiais. Une pétition fut signée. Le 23 septembre, la grâce de Fouquet arriva.

Maintenant, qu’est-il advenu de Fouquet ?

Je vais vous le dire.

Fouquet vit et Fouquet se repent[1].

Qu’est-ce que le gibet a à répondre à cela ?

Guernesiais ! ce qu’a fait Jersey, Guernesey peut le faire. Ce que Jersey a obtenu, Guernesey l’obtiendra.

Dira-t-on qu’ici, dans ce sombre guet-apens du 18 octobre, la mort semble justice ? que le crime de Tapner est bien grand ?

Plus le crime est grand, plus le temps doit être mesuré long au repentir.

Quoi ! une femme aura été assassinée, lâchement tuée, lâchement ! une maison aura été pillée, violée, incendiée, un meurtre aura été accompli, et autour de ce meurtre on croira entrevoir une foule d’autres actions perverses, un attentat aura été commis, je me trompe, plusieurs attentats, qui exigeraient une longue et solennelle réparation, le châtiment accompagné de la réflexion, le rachat du mal par la pénitence, l’agenouillement du criminel sous le crime et du condamné sous la peine, toute une vie de douleur et de purification ; et parce qu’un matin, à un jour précis, le vendredi 27 janvier, en quelques minutes, un poteau aura été enfoncé dans la terre, parce qu’une corde aura serré le cou d’un homme, parce qu’une âme se sera enfuie d’un corps misérable avec le hurlement du damné, tout sera bien !

Brièveté chétive de la justice humaine !

Oh ! nous sommes le dix-neuvième siècle ; nous sommes le peuple nouveau ; nous sommes le peuple pensif, sérieux, libre, intelligent, travailleur, souverain ; nous sommes le meilleur âge de l’humanité, l’époque de progrès, d’art, de science, d’amour, d’espérance, de fraternité ; échafauds ! qu’est-ce que vous nous voulez ? Ô machines monstrueuses de la mort, hideuses charpentes du néant, apparitions du passé, toi qui tiens à deux bras ton couperet triangulaire, toi qui secoues un squelette au bout d’une corde, de quel droit reparaissez-vous en plein midi, en plein soleil, en plein dix-neuvième siècle, en pleine vie ? vous êtes des spectres. Vous êtes les choses de la nuit, rentrez dans la nuit. Est-ce que les ténèbres offrent leurs services à la lumière ? Allez-vous-en. Pour civiliser l’homme, pour corriger le coupable, pour illuminer la conscience, pour faire germer le repentir dans les insomnies du crime, nous avons mieux que vous, nous avons la pensée, l’enseignement, l’éducation patiente, l’exemple religieux, la clarté en haut, l’épreuve en bas, l’austérité, le travail, la clémence. Quoi ! du milieu de tout ce qui est grand, de tout ce qui est vrai, de tout ce qui est beau, de tout ce qui est auguste, on verra obstinément surgir la peine de mort ! Quoi ! la ville souveraine, la ville centrale du genre humain, la ville du 14 juillet et du 10 août, la ville où dorment Rousseau et Voltaire, la métropole des révolutions, la cité-crèche de l’idée, aura la Grève, la barrière Saint-Jacques, la Roquette ! Et ce ne sera pas assez de cette contradiction abominable ! et ce contre-sens sera peu ! et cette horreur ne suffira pas ! Et il faudra qu’ici aussi, dans cet archipel, parmi les falaises, les arbres et les fleurs, sous l’ombre des grandes nuées qui viennent du pôle, l’échafaud se dresse, et domine, et constate son droit, et règne ! ici ! dans le bruit des vents, dans la rumeur éternelle des flots, dans la solitude de l’abîme, dans la majesté de la nature ! Allez-vous-en, vous dis-je ! disparaissez ! Qu’est-ce que vous venez faire, toi, guillotine, au milieu de Paris, toi, gibet, en face de l’océan ?

Peuple de pêcheurs, bons et vaillants hommes de la mer, ne laissez pas mourir cet homme. Ne jetez pas l’ombre d’une potence sur votre île charmante et bénie. N’introduisez pas dans vos héroïques et incertaines aventures de mer ce mystérieux élément de malheur. N’acceptez pas la solidarité redoutable de cet empiétement du pouvoir humain sur le pouvoir divin. Qui sait ? qui connaît ? qui a pénétré l’énigme ? Il y a des abîmes dans les actions humaines, comme il y a des gouffres dans les flots. Songez aux jours d’orage, aux nuits d’hiver, aux forces irritées et obscures qui s’emparent de vous à de certains moments. Songez comme la côte de Serk est rude, comme les bas-fonds des Minquiers sont perfides, comme les écueils de Pater-Noster sont mauvais. Ne faites pas souffler dans vos voiles le vent du sépulcre. N’oubliez pas, navigateurs, n’oubliez pas, pêcheurs, n’oubliez pas, matelots, qu’il n’y a qu’une planche entre vous et l’éternité, que vous êtes à la discrétion des vagues qu’on ne sonde pas et de la destinée qu’on ignore, qu’il y a peut-être des volontés dans ce que vous prenez pour des caprices, que vous luttez sans cesse contre la mer et contre le temps, et que, vous, hommes, qui savez si peu de chose et qui ne pouvez rien, vous êtes toujours face à face avec l’infini et avec l’inconnu !

L’inconnu et l’infini, c’est la tombe.

N’ouvrez pas, de vos propres mains, une tombe au milieu de vous.

Quoi donc ! les voix de cet infini ne nous disent-elles rien ? Est-ce que tous les mystères ne nous entretiennent pas les uns des autres ? Est-ce que la majesté de l’océan ne proclame pas la sainteté du tombeau ?

Dans la tempête, dans l’ouragan, dans les coups d’équinoxe, quand les brises de la nuit balanceront l’homme mort aux poutres du gibet, est-ce que ce ne sera pas une chose terrible que ce squelette maudissant cette île dans l’immensité ?

Est-ce que vous ne songerez pas en frémissant, j’y insiste, que ce vent qui viendra souffler dans vos agrès aura rencontré à son passage cette corde et ce cadavre, et que cette corde et ce cadavre lui auront parlé ?

Non ! plus de supplices ! nous, hommes de ce grand siècle, nous n’en voulons plus. Nous n’en voulons pas plus pour le coupable que pour le non coupable. Je le répète, le crime se rachète par le remords et non par un coup de hache ou un nœud coulant ; le sang se lave avec les larmes et non avec le sang. Non ! ne donnons plus de besogne au bourreau. Ayons ceci présent à l’esprit, et que la conscience du juge religieux et honnête médite d’accord avec la nôtre : indépendamment du grand forfait contre l’inviolabilité de la vie humaine accompli aussi bien sur le brigand exécuté que sur le héros supplicié, tous les échafauds ont commis des crimes. Le code de meurtre est un scélérat masqué avec ton masque, ô justice, et qui tue et massacre impunément. Tous les échafauds portent des noms d’innocents et de martyrs. Non, nous ne voulons plus de supplices. Pour nous la guillotine s’appelle Lesurques, la roue s’appelle Calas, le bûcher s’appelle Jeanne d’Arc, la torture s’appelle Campanella, le billot s’appelle Thomas Morus, la ciguë s’appelle Socrate, le gibet se nomme Jésus-Christ !

Oh ! s’il y a quelque chose d’auguste dans ces enseignements de fraternité, dans ces doctrines de mansuétude et d’amour que toutes les bouches qui crient : religion, et toutes les bouches qui disent : démocratie, que toutes les voix de l’ancien et du nouvel évangile sèment et répandent aujourd’hui d’un bout, du monde à l’autre, les unes au nom de l’Homme-Dieu, les autres au nom de l’Homme-Peuple ; si ces doctrines sont justes, si ces idées sont vraies ; si le vivant est frère du vivant, si la vie de l’homme est vénérable, si l’âme de l’homme est immortelle ; si Dieu seul a le droit de retirer ce que Dieu seul a eu le pouvoir de donner ; si la mère qui sent l’enfant remuer dans ses entrailles est un être béni, si le berceau est une chose sacrée, si le tombeau est une chose sainte, ― insulaires de Guernesey, ne tuez pas cet homme !

Je dis : ne le tuez pas, car, sachez-le bien, quand on peut empêcher la mort, laisser mourir, c’est tuer.

Ne vous étonnez pas de cette instance qui est dans mes paroles. Laissez, je vous le dis, le proscrit intercéder pour le condamné. Ne dites pas : que nous veut cet étranger ? Ne dites pas au banni : de quoi te mêles-tu ? ce n’est pas ton affaire. ― Je me mêle des choses du malheur ; c’est mon droit, puisque je souffre. L’infortune a pitié de la misère ; la douleur se penche sur le désespoir.

D’ailleurs, cet homme et moi, n’avons-nous pas des souffrances qui se ressemblent ? ne tendons-nous pas chacun les bras à ce qui nous échappe ? moi banni, lui condamné, ne nous tournons-nous pas chacun vers notre lumière, lui vers la vie, moi vers la patrie ?

Et, l’on devrait réfléchir à ceci, ― l’aveuglement de la créature humaine qui proscrit et qui juge est si profond, la nuit est telle sur la terre, que nous sommes frappés, nous les bannis de France, pour avoir fait notre devoir, comme cet homme est frappé pour avoir commis un crime. La justice et l’iniquité se donnent la main dans les ténèbres.

Mais qu’importe ! pour moi cet assassin n’est plus un assassin, cet incendiaire n’est plus un incendiaire, ce voleur n’est plus un voleur ; c’est un être frémissant qui va mourir. Le malheur le fait mon frère. Je le défends.

L’adversité qui nous éprouve a parfois, outre l’épreuve, des utilités imprévues, et il arrive que nos proscriptions, expliquées par les choses auxquelles elles servent, prennent des sens inattendus et consolants.

Si ma voix est entendue, si elle n’est pas emportée comme un souffle vain dans le bruit du flot et de l’ouragan, si elle ne se perd pas dans la rafale qui sépare les deux îles, si la semence de pitié que je jette à ce vent de mer germe dans les cœurs et fructifie, s’il arrive que ma parole, la parole obscure du vaincu, ait cet insigne honneur d’éveiller l’agitation salutaire d’où sortiront la peine commuée et le criminel pénitent, s’il m’est donné à moi, le proscrit rejeté et inutile, de me mettre en travers d’un tombeau qui s’ouvre, de barrer le passage à la mort, et de sauver la tête d’un homme, si je suis le grain de sable tombé de la main du hasard qui fait pencher la balance et qui fait prévaloir la vie sur la mort, si ma proscription a été bonne à cela, si c’était là le but mystérieux de la chute de mon foyer et de ma présence en ces îles, oh ! alors tout est bien, je n’ai pas souffert, je remercie, je rends grâces et je lève les mains au ciel, et, dans cette occasion où éclatent toutes les volontés de la providence, ce sera votre triomphe, ô Dieu, d’avoir fait bénir Guernesey par la France, ce peuple presque primitif par la civilisation tout entière, les hommes qui ne tuent point par l’homme qui a tué, la loi de miséricorde et de vie par le meurtrier, et l’exil par l’exilé !

Hommes de Guernesey, ce qui vous parle en cet instant, ce n’est pas moi, qui ne suis que l’atome emporté n’importe dans quelle nuit par le souffle de l’adversité ; ce qui s’adresse à vous aujourd’hui, je viens de vous le dire, c’est la civilisation tout entière ; c’est elle qui tend vers vous ses mains vénérables. Si Beccaria proscrit était au milieu de vous, il vous dirait : la peine capitale est impie ; si Franklin banni vivait à votre foyer, il vous dirait : la loi qui tue est une loi funeste ; si Filangieri réfugié, si Vico exilé, si Turgot expulsé, si Montesquieu chassé, habitaient sous votre toit, ils vous diraient : l’échafaud est abominable ; si Jésus-Christ, en fuite devant Caïphe, abordait votre île, il vous dirait : ne frappez pas avec le glaive ; ― et à Montesquieu, à Turgot, à Vico, à Filangieri, à Beccaria, à Franklin vous criant : grâce ! à Jésus-Christ vous criant : grâce ! répondriez-vous : Non !

Non ! c’est la réponse du mal. Non ! c’est la réponse du néant. L’homme croyant et libre affirme la vie, affirme la pitié, la clémence et le pardon, prouve l’âme de la société par la miséricorde de la loi, et ne répond non ! qu’à l’opprobre, au despotisme et à la mort.

Un dernier mot et j’ai fini.

À cette heure fatale de l’histoire où nous sommes, car si grand que soit un siècle et si beau que soit un astre, ils ont leurs éclipses, à cette minute sinistre que nous traversons, qu’il y ait au moins un lieu sur la terre où le progrès couvert de plaies, jeté aux tempêtes, vaincu, épuisé, mourant, se réfugie et surnage ! Îles de la Manche, soyez le radeau de ce naufragé sublime ! Pendant que l’orient et l’occident se heurtent pour la fantaisie des princes, pendant que les continents n’offrent partout aux yeux que ruse, violence, fourberie, ambition, pendant que les grands empires étalent les passions basses, vous, petits pays, donnez les grands exemples. Reposez le regard du genre humain.

Oui, en ce moment où le sang des hommes coule à ruisseaux à cause d’un homme, en ce moment où l’Europe assiste à l’agonie héroïque des turcs sous le talon du czar, triomphateur qu’attend le châtiment, en ce moment où la guerre, évoquée par un caprice d’empereur, se lève de toutes parts avec son horreur et ses crimes, qu’ici du moins, dans ce coin du monde, dans cette république de marins et de paysans, on voie ce beau spectacle : un petit peuple brisant l’échafaud ! Que la guerre soit partout, et ici la paix ! Que la barbarie soit partout, et ici la civilisation ! Que la mort, puisque les princes le veulent, soit partout, et que la vie soit ici ! Tandis que les rois, frappés de démence, font de l’Europe un cirque où les hommes vont remplacer les tigres et s’entre-dévorer, que le peuple de Guernesey, de son rocher, entouré des calamités du monde et des tempêtes du ciel, fasse un piédestal et un autel ; un piédestal à l’Humanité, un autel à Dieu !


Jersey, Marine-Terrace, 10 janvier 1854.




II


À LORD PALMERSTON[2]


SECRÉTAIRE D’ÉTAT DE L’INTÉRIEUR


en Angleterre.



La lettre qui précède avait ému l’île de Guernesey. Des meetings avaient eu lieu, une adresse à la reine avait été signée, les journaux anglais avaient reproduit en l’appuyant la demande de Victor Hugo pour la grâce de Tapner. Le gouvernement anglais avait successivement accordé trois sursis. On pensait que l’exécution n’aurait pas lieu. Tout à coup le bruit se répand que l’ambassadeur de France, M. Walewski, est allé voir lord Palmerston. Deux jours après, Tapner est exécuté. L’exécution eut lieu le 10 février. Le 11, Victor Hugo écrivit à lord Palmerston la lettre qu’on va lire :


Monsieur,


Je mets sous vos yeux une série de faits qui se sont accomplis à Jersey dans ces dernières années.

Il y a quinze ans, Caliot, assassin, fut condamné à mort et gracié. Il y a huit ans, Thomas Nicolle, assassin, fut condamné à mort et gracié. Il y a trois ans, en 1851, Jacques Fouquet, assassin, fut condamné à mort et gracié. Pour tous ces criminels la mort fut commuée en déportation. Pour obtenir ces grâces, à ces diverses époques, il a suffi d’une pétition des habitants de l’île.

J’ajoute qu’en 1851 on se borna également à déporter Edward Carlton, qui avait assassiné sa femme dans des circonstances horribles.

Voilà ce qui s’est passé depuis quinze ans dans l’île d’où je vous écris.

Par suite de tous ces faits significatifs, on a effacé les scellements du gibet sur le vieux Mont-Patibulaire de Saint-Hélier, et il n’y a plus de bourreau à Jersey.

Maintenant quittons Jersey et venons à Guernesey.

Tapner, assassin, incendiaire et voleur, est condamné à mort. À l’heure qu’il est, monsieur, et au besoin les faits que je viens de vous citer suffiraient à le prouver, dans toutes les consciences saines et droites la peine de mort est abolie ; Tapner condamné, un cri s’élève, les pétitions se multiplient ; une, qui s’appuie énergiquement sur le principe de l’inviolabilité de la vie humaine, est signée par six cents habitants les plus éclairés de l’île. Notons ici que, des nombreuses sectes chrétiennes qui se partagent les quarante mille habitants de Guernesey, trois ministres seulement[3] ont accordé leur signature à ces pétitions. Tous les autres l’ont refusée. Ces hommes ignorent probablement que la croix est un gibet. Le peuple criait : grâce ! le prêtre a crié : mort ! Plaignons le prêtre et passons. Les pétitions vous sont remises, monsieur. Vous accordez un sursis. En pareil cas, sursis signifie commutation. L’île respire ; le gibet ne sera point dressé. Point. Le gibet se dresse. Tapner est pendu.

Après réflexion.

Pourquoi ?

Pourquoi refuse-t-on à Guernesey ce qu’on avait tant de fois accordé à Jersey ? pourquoi la concession à l’une et l’affront à l’autre ? pourquoi la grâce ici et le bourreau là ? pourquoi cette différence là où il y avait parité ? quel est le sens de ce sursis qui n’est plus qu’une aggravation ? est-ce qu’il y aurait un mystère ? à quoi a servi la réflexion ?

Il se dit, monsieur, des choses devant lesquelles je détourne la tête. Non, ce qui se dit n’est pas. Quoi ! une voix, la voix la plus obscure, ne pourrait pas, si c’est la voix d’un exilé, demander grâce, dans un coin perdu de l’Europe, pour un homme qui va mourir, sans que M. Bonaparte l’entendît ! sans que M. Bonaparte intervînt ! sans que M. Bonaparte mît le holà ! Quoi ! M. Bonaparte qui a la guillotine de Belley, la guillotine de Draguignan et la guillotine de Montpellier, n’en aurait pas assez, et aurait l’appétit d’une potence à Guernesey ! Quoi ! dans cette affaire, vous auriez, vous monsieur, craint de faire de la peine au proscripteur en donnant raison au proscrit, l’homme pendu serait une complaisance, ce gibet serait une gracieuseté, et vous auriez fait cela pour « entretenir l’amitié » ! Non, non, non ! je ne le crois pas, je ne puis le croire ; je ne puis en admettre l’idée, quoique j’en aie le frisson !

En présence de la grande et généreuse nation anglaise, votre reine aurait le droit de grâce et M. Bonaparte aurait le droit de veto ! En même temps qu’il y a un tout-puissant au ciel, il y aurait ce tout-puissant sur la terre ! ― Non !

Seulement il n’a pas été possible aux journaux de France de parler de Tapner. Je constate le fait, mais je n’en conclus rien.

Quoi qu’il en soit, vous avez ordonné, ce sont les termes de la dépêche, que la justice « suivit son cours » ; quoi qu’il en soit, tout est fini ; quoi qu’il en soit, Tapner, après trois sursis et trois réflexions[4], a été pendu hier 10 février, et, ― si, par aventure, il y a quelque chose de fondé dans les conjectures que je repousse, ― voici, monsieur, le bulletin de la journée. Vous pourriez, dans ce cas, le transmettre aux Tuileries. Ces détails n’ont rien qui répugne à l’empire du Deux-Décembre ; il planera avec joie sur cette victoire. C’est un aigle à gibets.

Depuis quelques jours, le condamné était frissonnant. Le lundi 6 on avait entendu ce dialogue entre lui et un visiteur : — Comment êtes-vous ?J’ai plus peur de la mort que jamais. ― Est-ce du supplice que vous avez peur ?Non, pas de cela… Mais quitter mes enfants ! et il s’était mis à pleurer. Puis il avait ajouté : Pourquoi ne me laisse-t-on pas le temps de me repentir ?

La dernière nuit, il a lu plusieurs fois le psaume 51. Puis, après s’être étendu un moment sur son lit, il s’est jeté à genoux. Un assistant s’est approché et lui a dit : — Sentez-vous que vous avez besoin de pardon ? Il a répondu : Oui. La même personne a repris : — Pour qui priez-vous ? Le condamné a dit : Pour mes enfants. Puis il a relevé la tête, et l’on a vu son visage inondé de larmes, et il est resté à genoux. Entendant sonner quatre heures du matin, il s’est tourné et a dit aux gardiens : — J’ai encore quatre heures, mais où ira ma misérable âme ? Les apprêts ont commencé ; on l’a arrangé comme il fallait qu’il fût ; le bourreau de Guernesey pratique peu ; le condamné a dit tout bas au sous-shérif : — Cet homme saura-t-il bien faire la chose ?Soyez tranquille, a répondu le sous-shérif. Le procureur de la reine est entré ; le condamné lui a tendu la main ; le jour naissait, il a regardé la fenêtre blanchissante du cachot et a murmuré : Mes enfants ! Et il s’est mis à lire un livre intitulé : croyez et vivez.

Dès le point du jour une multitude immense fourmillait aux abords de la geôle.

Un jardin était attenant à la prison. On y avait dressé l’échafaud. Une brèche avait été faite au mur pour que le condamné passât. À huit heures du matin, la foule encombrant les rues voisines, deux cents spectateurs « privilégiés » étant dans le jardin, l’homme a paru à la brèche. Il avait le front haut et le pas ferme ; il était pâle ; le cercle rouge de l’insomnie entourait ses yeux. Le mois qui venait de s’écouler l’avait vieilli de vingt années. Cet homme de trente ans en paraissait cinquante. « Un bonnet de coton blanc profondément enfoncé sur la tête et relevé sur le front, ― dit un témoin oculaire[5], ― vêtu de la redingote brune qu’il portait aux débats, et chaussé de vieilles pantoufles », il a fait le tour d’une partie du jardin dans une allée sablée exprès. Les bordiers, le shérif, le lieutenant-shérif, le procureur de la reine, le greffier et le sergent de la reine l’entouraient. Il avait les mains liées ; mal, comme vous allez voir. Pourtant, selon l’usage anglais, pendant que les mains étaient croisées par les liens sur la poitrine, une corde rattachait les coudes derrière le dos. Il marchait l’œil fixé sur le gibet. Tout en marchant il disait à voix haute : Ah ! mes pauvres enfants ! À côté de lui, le chapelain Bouwerie, qui avait refusé de signer la demande en grâce, pleurait. L’allée sablée menait à l’échelle. Le nœud pendait. Tapner a monté. Le bourreau tremblait ; les bourreaux d’en bas sont quelquefois émus. Tapner s’est mis lui-même sous le nœud coulant et y a passé son cou, et, comme il avait les mains peu attachées, voyant que le bourreau, tout égaré, s’y prenait mal, il l’a aidé. Puis, « comme s’il eût pressenti ce qui allait suivre », ― dit le même témoin, ― il a dit : Liez-moi donc mieux les mains. ― C’est inutile, a répondu le bourreau. Tapner étant ainsi debout dans le nœud coulant, les pieds sur la trappe, le bourreau a rabattu le bonnet sur son visage, et l’on n’a plus vu de cette face pâle qu’une bouche qui priait. La trappe prête à s’ouvrir sous lui avait environ deux pieds carrés. Après quelques secondes, le temps de se retourner, l’homme des « hautes œuvres » a pressé le ressort de la trappe. Un trou s’est fait sous le condamné, il y est tombé brusquement, la corde s’est tendue, le corps a tourné, on a cru l’homme mort. « On pensa, dit le témoin, que Tapner avait été tué roide par la rupture de la moelle épinière. » Il était tombé de quatre pieds de haut, et de tout son poids, et c’était un homme de haute taille ; et le témoin ajoute : Ce soulagement des cœurs oppressés ne dura pas deux minutes. Tout à coup, l’homme, pas encore cadavre et déjà spectre, a remué ; les jambes se sont élevées et abaissées l’une après l’autre comme si elles essayaient de monter des marches dans le vide, ce qu’on entrevoyait de la face est devenu horrible, les mains, presque déliées, s’éloignaient et se rapprochaient « comme pour demander assistance », dit le témoin. Le lien des coudes s’était rompu à la secousse de la chute. Dans ces convulsions, la corde s’est mise à osciller, les coudes du misérable ont heurté le bord de la trappe, les mains s’y sont cramponnées, le genou droit s’y est appuyé, le corps s’est soulevé, et le pendu s’est penché sur la foule. Il est retombé, puis a recommencé. Deux fois, dit le témoin. La seconde fois il s’est dressé à un pied de hauteur ; la corde a été un moment lâche. Puis il a relevé son bonnet et la foule a vu ce visage. Cela durait trop, à ce qu’il paraît. Il a fallu finir. Le bourreau qui était descendu, est remonté, et a fait, je cite toujours le témoin oculaire, « lâcher prise au patient ». La corde avait dévié ; elle était sous le menton ; le bourreau l’a remise sous l’oreille ; après quoi il a pressé sur les deux épaules[6]. Le bourreau et le spectre ont lutté un moment. Le bourreau a vaincu. Puis cet infortuné, condamné lui-même, s’est précipité dans le trou où pendait Tapner, lui a étreint les deux genoux et s’est suspendu à ses pieds. La corde s’est balancée un moment, portant le patient et le bourreau, le crime et la loi. Enfin, le bourreau a lui-même « lâché prise ». C’était fait. L’homme était mort.

Vous le voyez, monsieur, les choses se sont bien passées. Cela a été complet. Si c’est un cri d’horreur qu’on a voulu, on l’a.

La ville étant bâtie en amphithéâtre, on voyait cela de toutes les fenêtres. Les regards plongeaient dans le jardin.

La foule criait : shame ! shame ! Des femmes sont tombées évanouies.

Pendant ce temps-là, Fouquet, le gracié de 1851, se repent. Le bourreau a fait de Tapner un cadavre ; la clémence a refait de Fouquet un homme.

Dernier détail.

Entre le moment où Tapner est tombé dans le trou de la trappe et l’instant où le bourreau, ne sentant plus de frémissement, lui a lâché les pieds, il s’est écoulé douze minutes. Douze minutes ! Qu’on calcule combien cela fait de temps, si quelqu’un sait à quelle horloge se comptent les minutes de l’agonie !

Voilà donc, monsieur, de quelle façon Tapner est mort.

Cette exécution a coûté cinquante mille francs. C’est un beau luxe[7].

Quelques amis de la peine de mort disent qu’on aurait pu avoir cette strangulation pour « vingt-cinq livres sterling ». Pourquoi lésiner ? Cinquante mille francs ! quand on y pense, ce n’est pas trop cher ; il y a beaucoup de détails dans cette chose-là.

On voit l’hiver, à Londres, dans de certains quartiers, des groupes d’êtres pelotonnés dans les angles des rues, au coin des portes, passant ainsi les jours et les nuits, mouillés, affamés, glacés, sans abri, sans vêtements et sans chaussures, sous le givre et sous la pluie. Ces êtres sont des vieillards, des enfants et des femmes ; presque tous irlandais ; comme vous, monsieur. Contre l’hiver ils ont la rue, contre la neige ils ont la nudité, contre la faim ils ont le tas d’ordures voisin. C’est sur ces indigences-là que le budget prélève les cinquante mille francs donnés au bourreau Rooks. Avec ces cinquante mille francs, on ferait vivre pendant un an cent de ces familles. Il vaut mieux tuer un homme.

Ceux qui croient que le bourreau Rooks a commis quelque maladresse paraissent être dans l’erreur. L’exécution de Tapner n’a rien que de simple. C’est ainsi que cela doit se passer. Un nommé Tawel a été pendu récemment par le bourreau de Londres, qu’une relation que j’ai sous les yeux qualifie ainsi : « Le maître des exécuteurs, celui qui s’est acquis une célébrité sans rivale dans sa peu enviable profession. » Eh bien, ce qui est arrivé à Tapner était arrivé à Tawel[8].

On aurait tort de dire qu’aucune précaution n’avait été prise pour Tapner. Le jeudi 9, quelques zélés de la peine capitale avaient visité la potence déjà toute prête dans le jardin. S’y connaissant, ils avaient remarqué que « la corde était grosse comme le pouce et le nœud coulant gros comme le poing ». Avis avait été donné au procureur royal, lequel avait fait remplacer la grosse corde par une corde fine. De quoi donc se plaindrait-on ?

Tapner est resté une heure au gibet. L’heure écoulée, on l’a détaché ; et le soir, à huit heures, on l’a enterré dans le cimetière dit des étrangers, à côté du supplicié de 1830, Béasse.

Il y a encore un autre être condamné. C’est la femme de Tapner. Elle s’est évanouie, deux fois en lui disant adieu ; le second évanouissement a duré une demi-heure ; on l’a crue morte.

Voilà, monsieur, j’y insiste, de quelle façon est mort Tapner.

Un fait que je ne puis vous taire, c’est l’unanimité de la presse locale sur ce point : — Il n’y aura plus d’exécution à mort dans ce pays, l’échafaud n’y sera plus toléré.

La Chronique de Jersey du 11 février ajoute : « Le supplice a été plus atroce que le crime. »

J’ai peur que, sans le vouloir, vous n’ayez aboli la peine de mort à Guernesey.

Je livre en outre à vos réflexions ce passage d’une lettre que m’écrit un des principaux habitants de l’île : « L’indignation était au comble, et si tous avaient pu voir ce qui se passait sous le gibet, quelque chose de sérieux serait arrivé, on aurait tâché de sauver celui qu’on torturait. »

Je vous confie ces criailleries.

Mais revenons à Tapner.

La théorie de l’exemple est satisfaite. Le philosophe seul est triste, et se demande si c’est là ce qu’on appelle la justice « qui suit son cours ».

Il faut croire que le philosophe a tort. Le supplice a été effroyable, mais le crime était hideux. Il faut bien que la société se défende, n’est-ce pas ? où en serions-nous si, etc., etc., etc. ? L’audace des malfaiteurs n’aurait plus de bornes. On ne verrait qu’atrocités et guet-apens. Une répression est nécessaire. Enfin, c’est votre avis, monsieur, les Tapner doivent être pendus, à moins qu’ils ne soient empereurs.

Que la volonté des hommes d’état soit faite !

Les idéologues, les rêveurs, les étranges esprits chimériques qui ont la notion du bien et du mal, ne peuvent sonder sans trouble certains côtés du problème de la destinée.

Pourquoi Tapner, au lieu de tuer une femme, n’en a-t-il pas tué trois cents, en ajoutant au tas quelques centaines de vieillards et d’enfants ? pourquoi, au lieu de forcer une porte, n’a-t-il pas crocheté un serment ? pourquoi, au lieu de dérober quelques schellings, n’a-t-il pas volé vingt-cinq millions ? Pourquoi, au lieu de brûler la maison Saujon, n’a-t-il pas mitraillé Paris ? Il aurait un ambassadeur à Londres.

Il serait pourtant bon qu’on en vînt à préciser un peu le point où Tapner cesse d’être un brigand et où Schinderhannes commence à devenir de la politique.

Tenez, monsieur, c’est horrible. Nous habitons, vous et moi, l’infiniment petit. Je ne suis qu’un proscrit et vous n’êtes qu’un ministre. Je suis de la cendre, vous êtes de la poussière. D’atome à atome on peut se parler. On peut d’un néant à l’autre se dire ses vérités. Eh bien, sachez-le, quelles que soient les splendeurs actuelles de votre politique, quelle que soit la gloire de l’alliance de M. Bonaparte, quelque honneur qu’il y ait pour vous à mettre votre tête à côté de la sienne dans le bonnet qu’il porte, si retentissants et si magnifiques que soient vos triomphes en commun dans l’affaire turque, monsieur, cette corde qu’on noue au cou d’un homme, cette trappe qu’on ouvre sous ses pieds, cet espoir qu’il se cassera la colonne vertébrale en tombant, cette face qui devient bleue sous le voile lugubre du gibet, ces yeux sanglants qui sortent brusquement de leur orbite, cette langue qui jaillit du gosier, ce rugissement d’angoisse que le nœud étouffe, cette âme éperdue qui se cogne au crâne sans pouvoir s’en aller, ces genoux convulsifs qui cherchent un point d’appui, ces mains liées et muettes qui se joignent et qui crient au secours, et cet autre homme, cet homme de l’ombre, qui se jette sur ces palpitations suprêmes, qui se cramponne aux jambes du misérable et qui se pend au pendu, monsieur, c’est épouvantable. Et si par hasard les conjectures que j’écarte avaient raison, si l’homme qui s’est accroché aux pieds de Tapner était M. Bonaparte, ce serait monstrueux. Mais, je le répète, je ne crois pas cela. Vous n’avez obéi à aucune influence ; vous avez dit : que la justice « suive son cours » ; vous avez donné cet ordre comme un autre ; les rabâchages sur la peine de mort vous touchent peu. Pendre un homme, boire un verre d’eau. Vous n’avez pas vu la gravité de l’acte. C’est une légèreté d’homme d’état ; rien de plus. Monsieur, gardez vos étourderies pour la terre, ne les offrez pas à l’éternité. Croyez-moi, ne jouez pas avec ces profondeurs-là ; n’y jetez rien de vous. C’est une imprudence. Ces profondeurs-là, je suis plus près que vous, je les vois. Prenez garde. Exsul sicut mortuus. Je vous parle de dedans le tombeau.

Bah ! qu’importé ! Un homme pendu ; et puis après ? une ficelle que nous allons rouler, une charpente que nous allons déclouer, un cadavre que nous allons enterrer, voilà grand’chose. Nous tirerons le canon, un peu de fumée en orient, et tout sera dit. Guernesey, Tapner, il faut un microscope pour voir cela. Messieurs, cette ficelle, cette poutre, ce cadavre, ce méchant gibet imperceptible, cette misère, c’est l’immensité. C’est la question sociale, plus haute que la question politique. C’est plus encore, c’est ce qui n’est plus la terre. Ce qui est peu de chose, c’est votre canon, c’est votre politique, c’est votre fumée. L’assassin qui du matin au soir devient l’assassiné, voilà ce qui est effrayant ; une âme qui s’envole tenant le bout de corde du gibet, voilà ce qui est, entre deux dîners, formidable. Hommes d’état, entre deux protocoles, entre deux sourires, vous pressez nonchalamment de votre pouce ganté de blanc le ressort de la potence, et la trappe tombe sous les pieds du pendu. Cette trappe, savez-vous ce que c’est ? C’est l’infini qui apparaît ; c’est l’insondable et l’inconnu ; c’est la grande ombre qui s’ouvre brusque et terrible sous votre petitesse.

Continuez. C’est bien. Qu’on voie les hommes du vieux monde à l’œuvre. Puisque le passé s’obstine, regardons-le. Voyons successivement toutes ses figures : à Tunis, c’est le pal ; chez le czar, c’est le knout ; chez le pape, c’est le garrot ; en France, c’est la guillotine ; en Angleterre, c’est le gibet ; en Asie et en Amérique, c’est le marché d’esclaves. Ah ! tout cela s’évanouira ! Nous les anarchistes, nous les démagogues, nous les buveurs de sang, nous vous le déclarons, à vous les conservateurs et les sauveurs, la liberté humaine est auguste, l’intelligence humaine est sainte, la vie humaine est sacrée, l’âme humaine est divine. Pendez maintenant !

Prenez garde. L’avenir approche. Vous croyez vivant ce qui est mort et vous croyez mort ce qui est vivant. La vieille société est debout, mais morte, vous dis-je. Vous vous êtes trompés. Vous avez mis la main dans les ténèbres sur le spectre et vous en avez fait votre fiancée. Vous tournez le dos à la vie ; elle va tout à l’heure se lever derrière vous. Quand nous prononçons ces mots, progrès, révolution, liberté, humanité, vous souriez, hommes malheureux, et vous nous montrez la nuit où nous sommes et où vous êtes. Vraiment, savez-vous ce que c’est que cette nuit ? Apprenez-le, avant peu les idées en sortiront énormes et rayonnantes. La démocratie, c’était hier la France ; ce sera demain l’Europe. L’éclipse actuelle masque le mystérieux agrandissement de l’astre.

Je suis, monsieur, votre serviteur,

VICTOR HUGO.


Marine-Terrace, 11 février 1854.




III


CINQUIÈME ANNIVERSAIRE


DU 24 FÉVRIER 1848


24 février 1854.



Citoyens,4

Une date, c’est une idée qui se fait chiffre ; c’est une victoire qui se condense et se résume dans un nombre lumineux, et qui flamboie à jamais dans la mémoire des hommes.

Vous venez de célébrer le 24 Février 1848 ; vous avez glorifié la date passée ; permettez-moi de me tourner vers la date future.

Permettez-moi de me tourner vers cette journée, sœur encore ignorée du 24 Février, qui donnera son nom à la prochaine révolution, et qui s’identifiera avec elle.

Permettez-moi d’envoyer à la date future toutes les aspirations de mon âme.

Qu’elle ait autant de grandeur que la date passée, et qu’elle ait plus de bonheur !

Que les hommes pour qui elle resplendira soient fermes et purs, qu’ils soient bons et grands, qu’ils soient justes, utiles et victorieux, et qu’ils aient une autre récompense que l’exil !

Que leur sort soit meilleur que le nôtre !

Citoyens ! que la date future soit la date définitive !

Que la date future continue l’œuvre de la date passée, mais qu’elle l’achève !

Que, comme le 24 Février, elle soit radieuse et fraternelle ; mais qu’elle soit hardie et qu’elle aille au but ! qu’elle regarde l’Europe de la façon dont Danton la regardait !

Que, comme Février, elle abolisse la monarchie en France, mais qu’elle l’abolisse aussi sur le continent ! qu’elle ne trompe pas l’espérance ! que partout elle substitue le droit humain au droit divin ! qu’elle crie aux nationalités : debout ! Debout, Italie ! debout, Pologne ! debout, Hongrie ! debout, Allemagne, debout, peuples, pour la liberté ! Qu’elle embouche le clairon du réveil ! qu’elle annonce le lever du jour ! que, dans cette halte nocturne où gisent les nations engourdies par je ne sais quel lugubre sommeil, elle sonne la diane des peuples !

Ah ! l’instant s’avance ! je vous l’ai déjà dit et j’y insiste, citoyens ! dès que les chocs décisifs auront lieu, dès que la France abordera directement la Russie et l’Autriche et les saisira corps à corps, quand la grande guerre commencera, citoyens ! vous verrez la révolution luire. C’est à la révolution qu’il est réservé de frapper les rois du continent. L’empire est le fourreau, la république est l’épée.

Donc, acclamons la date future ! acclamons la révolution prochaine ! souhaitons la bienvenue à cet ami mystérieux qui s’appelle demain !

Que la date future soit splendide ! que la prochaine révolution soit invincible ! qu’elle fonde les États-Unis d’Europe !

Que, comme Février, elle ouvre à deux battants l’avenir, mais qu’elle ferme à jamais l’abominable porte du passé ! que de toutes les chaînes des peuples elle forge à cette porte, un verrou ! et que ce verrou soit énorme comme a été la tyrannie !

Que, comme Février, elle relève et place sur l’autel le sublime trépied Liberté-Égalité-Fraternité, mais que sur ce trépied elle allume, de façon à en éclairer toute la terre, la grande flamme Humanité !

Qu’elle en éblouisse les penseurs, qu’elle en aveugle les despotes !

Que, comme Février, elle renverse l’échafaud politique relevé par le Bonaparte de décembre, mais qu’elle renverse aussi l’échafaud social ! Ne l’oublions pas citoyens, c’est sur la tête du prolétaire que l’échafaud social suspend son couperet. Pas de pain dans la famille, pas de lumière dans le cerveau ; de là la faute, de là la chute, de là le crime.

Un soir, à la nuit tombante, je me suis approché d’une guillotine qui venait de travailler dans la place de Grève. Deux poteaux soutenaient le couperet encore fumant. J’ai demandé au premier poteau : Comment t’appelles-tu ? il m’a répondu : Misère. J’ai demandé au deuxième poteau : Comment t’appelles-tu ? Il m’a répondu : Ignorance.

Que la révolution prochaine, que la date future, arrache ces poteaux et brise cet échafaud !

Que, comme Février, elle confirme le droit de l’homme, mais qu’elle proclame le droit de la femme et qu’elle décrète le droit de l’enfant ; c’est-à-dire l’égalité pour l’une et l’éducation pour l’autre !

Que, comme Février, elle répudie la confiscation et les violences, qu’elle ne dépouille personne ; mais qu’elle dote tout le monde ! qu’elle ne soit pas faite contre les riches, mais qu’elle soit faite pour les pauvres ! Oui ! que, par une immense réforme économique, par le droit du travail mieux compris, par de larges institutions d’escompte et de crédit, par le chômage rendu impossible, par l’abolition des douanes et des frontières, par la circulation décuplée, par la suppression des armées permanentes, qui coûtent à l’Europe quatre milliards par an, sans compter ce que coûtent les guerres, par la complète mise en valeur du sol, par un meilleur balancement de la production et de la consommation, ces deux battements de l’artère sociale, par l’échange, source jaillissante de vie, par la révolution monétaire, levier qui peut soulever toutes les indigences, enfin, par une gigantesque création de richesses toutes nouvelles que dès à présent la science entrevoit et affirme, elle fasse du bien-être matériel, intellectuel et moral la dotation universelle !

Qu’elle broie, écrase, efface, anéantisse, toutes les vieilles institutions déshonorées, c’est là sa mission politique ; mais qu’elle fasse marcher de front sa mission sociale et qu’elle donne du pain aux travailleurs ! Qu’elle préserve les jeunes âmes de l’enseignement, — je me trompe, — de l’empoisonnement jésuitique et clérical, mais qu’elle établisse et constitue sur une base colossale l’instruction gratuite et obligatoire ! Savez-vous, citoyens, ce qu’il faut à la civilisation, pour qu’elle devienne l’harmonie ? Des ateliers, et des ateliers ! des écoles, et des écoles ! L’atelier et l’école, c’est le double laboratoire d’où sort la double vie, la vie du corps et la vie de l’intelligence. Qu’il n’y ait plus de bouches affamées ! qu’il n’y ait plus de cerveaux ténébreux ! Que ces deux locutions, honteuses, usuelles, presque proverbiales, que nous avons tous prononcées plus d’une fois dans notre vie : — cet homme n’a pas de quoi manger ; cet homme ne sait pas lire ; — que ces deux locutions, qui sont comme les deux lueurs de la vieille misère éternelle, disparaissent du langage humain !

Qu’enfin, comme le 24 Février, la grande date future, la révolution prochaine, fasse dans tous les sens des pas en avant, mais qu’elle ne fasse point un pas en arrière ! qu’elle ne se croise pas les bras avant d’avoir fini ! que son dernier mot soit : suffrage universel, bien-être universel, paix universelle, lumière universelle !

Quand on nous demande : qu’entendez-vous par République Universelle ? nous entendons cela. Qui en veut ? (Cri unanime : — Tout le monde !)

Et maintenant, amis, cette date que j’appelle, cette date qui, réunie au grand 24 Février 1848 et à l’immense 22 septembre 1792, sera comme le triangle de feu de la révolution, cette troisième date, cette date suprême, quand viendra-t-elle ? quelle année, quel mois, quel jour illustrera-t-elle ? de quels chiffres se composera-t-elle dans la série ténébreuse des nombres ? sont-ils loin ou près de nous, ces chiffres encore obscurs et destinés à une si prodigieuse lumière ? Citoyens, déjà, dès à présent, à l’heure où je parle, ils sont écrits sur une page du livre de l’avenir, mais cette page-là, le doigt de Dieu ne l’a pas encore tournée. Nous ne savons rien, nous méditons, nous attendons ; tout ce que nous pouvons dire et répéter, c’est qu’il nous semble que la date libératrice approche. On ne distingue pas le chiffre, mais on voit le rayonnement.

Proscrits ! levons nos fronts pour que ce rayonnement les éclaire !

Levons nos fronts, pour que, si les peuples demandent : — Qu’est-ce donc qui blanchit de la sorte le haut du visage de ces hommes ? — on puisse répondre : — C’est la clarté de la révolution qui vient !

Levons nos fronts, proscrits, et, comme nous l’avons fait si souvent dans notre confiance religieuse, saluons l’avenir !

L’avenir a plusieurs noms.

Pour les faibles, il se nomme l’impossible ; pour les timides, il se nomme l’inconnu ; pour les penseurs et pour les vaillants, il se nomme l’idéal.

L’impossible !

L’inconnu !

Quoi ! plus de misère pour l’homme, plus de prostitution pour la femme, plus d’ignorance pour l’enfant, ce serait l’impossible !

Quoi ! les États-Unis d’Europe, libres et maîtres chacun chez eux, mus et reliés par une assemblée centrale, et communiant à travers les mers avec les États-Unis d’Amérique, ce serait l’inconnu !

Quoi ! ce qu’a voulu Jésus-Christ, c’est l’impossible !

Quoi ! ce qu’a fait Washington, c’est l’inconnu !

Mais on nous dit : — Et la transition ! et les douleurs de l’enfantement ! et la tempête du passage du vieux monde au monde nouveau ! un continent qui se transforme ! l’avatar d’un continent ! Vous figurez-vous cette chose redoutable ? la résistance désespérée des trônes, la colère des castes, la furie des armées, le roi défendant sa liste civile, le prêtre défendant sa prébende, le juge défendant sa paie, l’usurier défendant son bordereau, l’exploiteur défendant son privilège, quelles ligues ! quelles luttes ! quels ouragans ! quelles batailles ! quels obstacles ! Préparez vos yeux à répandre des larmes ; préparez vos veines à verser du sang ! arrêtez-vous ! reculez !… — Silence aux faibles et aux timides ! l’impossible, cette barre de fer rouge, nous y mordrons ; l’inconnu, ces ténèbres, nous nous y plongerons ; et nous te conquerrons, idéal !

Vive la révolution future !




IV


APPEL AUX CONCITOYENS


14 juin 1854.



Il devient urgent d’élever la voix et d’avertir les cœurs fidèles et généreux. Que ceux qui sont dans le pays se souviennent de ceux qui sont hors du pays. Nous, les combattants de la proscription, nous sommes entourés de détresses héroïques et inouïes. Le paysan souffre loin de son champ, l’ouvrier souffre loin de son atelier ; pas de travail, pas de vêtements, pas de souliers, pas de pain ; et au milieu de tout cela des femmes et des enfants ; voilà où en sont une foule de proscrits. Nos compagnons ne se plaignent pas, mais nous nous plaignons pour eux. Les despotes, M. Bonaparte en tête, ont fait ce qu’il faut, la calomnie, la police et l’intimidation aidant, pour empêcher les secours d’arriver à ces inébranlables confesseurs de la démocratie et de la liberté. En les affamant, on espère les dompter. Rêve. Ils tomberont à leur poste. En attendant, le temps se passe, les situations s’aggravent, et ce qui n’était que de la misère devient de l’agonie. Le dénûment, la nostalgie et la faim déciment l’exil. Plusieurs sont morts déjà. Les autres doivent-ils mourir ?

Concitoyens de la république universelle, secourir l’homme qui souffre, c’est le devoir ; secourir l’homme qui souffre pour l’humanité, c’est plus que le devoir.

Vous tous qui êtes restés dans vos patries et qui avez du moins ces deux choses qui font vivre, le pain et l’air natal, tournez vos yeux vers cette famille de l’exil qui lutte pour tous et qui ébauche dans les douleurs et dans l’épreuve la grande famille des peuples.

Que chacun donne ce qu’il pourra. Nous appelons nos frères au secours de nos frères.




V


SUR LA TOMBE DE FÉLIX BONY


27 septembre 1854.



Citoyens,

Encore un condamné à mort par l’exil qui vient de subir sa peine !

Encore un qui meurt tout jeune, comme Hélin, comme Bousquet, comme Louise Julien, comme Gaffney, comme Izdebski, comme Cauvet ! Félix Bony, qui est dans cette bière, avait vingt-neuf ans.

Et, chose poignante ! les enfants tombent aussi ! Avant d’arriver à cette sépulture, tout à l’heure, nous nous sommes arrêtés devant une autre fosse, fraîchement ouverte comme celle-ci, où nous avons déposé le fils de notre compagnon d’exil Eugène Beauvais, pauvre enfant mort des douleurs de sa mère, et mort, hélas ! presque avant d’avoir vécu !

Ainsi, dans la douloureuse étape que nous faisons, le jeune homme et l’enfant roulent pêle-mêle sous nos pieds dans l’ombre.

Félix Bony avait été soldat ; il avait subi cette monstrueuse loi du sang qu’on appelle conscription et qui arrache l’homme à la charrue, pour le donner au glaive.

Il avait été ouvrier ; et, chômage, maladie, travail au rabais, exploitation, marchandage, parasitisme, misère, il avait traversé les sept cercles de l’enfer du prolétaire. Comme vous le voyez, cet homme, si jeune encore, avait été éprouvé de tous les côtés, et l’infortune l’avait trouvé solide.

Depuis le 2 décembre, il était proscrit.

Pourquoi ? pour quel crime ?

Son crime, c’était le mien à moi qui vous parle, c’était le vôtre à vous qui m’écoutez. Il était républicain dans une république ; il croyait que celui qui a prêté un serment doit le tenir, que, parce qu’on est ou qu’on se croit prince, on n’est pas dispensé d’être honnête homme, que les soldats doivent obéir aux constitutions, que les magistrats doivent respecter les lois ; il avait ces idées étranges, et il s’est levé pour les soutenir ; il a pris les armes, comme nous l’avons tous fait, pour défendre les lois ; il a fait de sa poitrine le bouclier de la constitution ; il a accompli son devoir, en un mot. C’est pour cela qu’il a été frappé ; c’est pour cela qu’il a été banni ; c’est pour cela qu’il a été « condamné », comme parlent les juges infâmes qui rendent la justice au nom de l’accusé Louis Bonaparte.

Il est mort ; mort de nostalgie comme les autres qui l’ont précédé ici ; mort d’épuisement, mort loin de sa ville natale, mort loin de sa vieille mère, mort loin de son petit enfant. Il a agonisé, car l’agonie commence avec l’exil, il a agonisé trois ans ; il n’a pas fléchi une heure. Vous l’avez tous connu, vous vous en souvenez ! Ah ! c’était un vaillant et ferme cœur !

Qu’il repose dans cette paix sévère ! et qu’il trouve du moins dans le sépulcre la réalisation sereine de ce qui fut son idéal pendant la vie. La mort, c’est la grande fraternité.

Ô proscrits, puisque c’est vrai que cet ami est mort, et que voilà encore un des nôtres qui s’évanouit dans le cercueil, faisons l’appel dans nos rangs ; serrons-nous devant la mort comme les soldats devant la mitraille ; c’est le moment de pleurer et c’est le moment de sourire ; c’est ici la pâque suprême. Retrempons notre conscience républicaine, retrempons notre foi en Dieu et au progrès dans ces ténèbres où nous descendrons tous peut-être l’un après l’autre avant d’avoir revu la chère terre de la patrie ; asseyons-nous, côte à côte avec nos morts, à cette sainte cène de l’honneur, du dévouement et du sacrifice ; faisons la communion de la tombe.

Donc l’air de la proscription tue. On meurt ici, on meurt souvent, on meurt sans cesse. Le proscrit lutte, résiste, tient tête, s’assied au bord de la mer et regarde du côté de la France, et meurt. Les autres après lui continuent le combat ; seulement la brèche de l’exil commence à s’encombrer de cadavres.

Tout est bien. Et ceci (montrant la fosse) rachète cela (l’orateur étend le bras du côté de la France). Pendant que tant d’hommes qui auraient la force s’ils voulaient acceptent la servitude, et, le bât sur le cou, subissent le triomphe du guet-apens, lâche triomphe et lâche soumission, pendant que les foules s’en vont dans la honte, les proscrits s’en vont dans la tombe. ― Tout est bien.

Ô mes amis, quelle profonde douleur !

Ah ! que du moins, en attendant le jour où ils se lèveront, en attendant le jour où ils auront pudeur, en attendant le jour où ils auront horreur, les peuples maintenant à terre, les uns garrottés, les autres abrutis, ce qui est pire, les autres prosternés, ce qui est pire encore, regardent passer, le front haut dans les ténèbres, et s’enfoncer en silence dans le désert de l’exil cette fière colonne de proscrits qui marche vers l’avenir, ayant en tête des cercueils !

L’avenir. Ce mot m’est venu. Savez-vous pourquoi ? C’est qu’il sort naturellement de la pensée dans le lieu mystérieux où nous sommes ; c’est que c’est un bon endroit pour regarder l’avenir que le bord des fosses. De cette hauteur on voit loin dans la profondeur divine et loin dans l’horizon humain. Aujourd’hui que la Liberté, la Vérité et la Justice ont les mains liées derrière le dos et sont battues de verges et sont fouettées en place publique, la Liberté par les soldats, la Vérité par les prêtres, la Justice par les juges ; aujourd’hui que l’Idée venue de Dieu est suppliciée, Dieu est sur l’horizon humain, Dieu est sur la place publique où on le fouette, et l’on peut dire, oui, l’on peut dire qu’il souffre et qu’il saigne avec nous. On a donc le droit de sonder la plaie humaine dans ce lieu des choses éternelles. D’ailleurs on n’importune pas la tombe, et surtout la tombe des martyrs, en parlant d’espérance. Eh bien ! je vous le dis, et c’est surtout du haut de ce talus funèbre qu’on le voit distinctement, espérez ! Il y a partout des lueurs dans la nuit, lueur en Espagne, lueur en Italie, en Orient clarté ; incendie, disent les myopes de la politique, et moi je dis, aurore !

Cette clarté de l’orient, si faible encore, c’est là l’inconnu, c’est là le mystère. Proscrits, ne la quittez pas des yeux un seul instant. C’est là que va se lever l’avenir.

Laissez-moi, avec la gravité qui sied en présence de l’auditeur funèbre qui est là (l’orateur montre le cercueil), laissez-moi vous parler des événements qui s’accomplissent et des événements qui se préparent, librement, à cœur ouvert, comme il convient à ceux qui sont sûrs de l’avenir, étant sûrs du droit. On nous dit quelquefois : ― Prenez garde. Vos paroles sont trop hardies. Vous manquez de prudence. ― Est-ce qu’il est question de prudence aujourd’hui ? il est question de courage. Aux heures de lutte à corps perdu, gloire à ceux qui ont des paroles sans précautions et des sabres sans fourreau !

D’ailleurs les rois sont entraînés. Soyez tranquilles.

Il y a deux faits dans la situation présente ; une alliance et une guerre.

Que nous veulent ces deux faits ?

L’alliance ? J’en conviens, nous regardons pour l’instant sans enthousiasme cette apparente intimité entre Fontenoy et Waterloo d’où il semble qu’il soit sorti une espèce d’Anglo-France ; nous laissons, témoins froids et muets de ce spectacle, le chœur banal qui suit tous les cortèges et qui se groupe à la porte de tous les succès, chanter, des deux côtés de la Manche, en se renvoyant les strophes de Paris à Londres, cette alliance admirable grâce à laquelle se promènent aujourd’hui au soleil le chasseur de Vincennes bras dessus bras dessous avec le rifle-guard, le marin français bras dessus bras dessous avec le marin anglais, la capote bleue bras dessus bras dessous avec l’habit rouge, et sans doute aussi, dans le sépulcre, Napoléon bras dessus bras dessous avec Hudson Lowe.

Nous sommes calmes devant cela. Mais qu’on ne se méprenne pas sur notre pensée. Nous, hommes de France, nous aimons les hommes d’Angleterre ; les lignes jaunes ou vertes dont on barbouille les mappe-mondes n’existent pas pour nous ; nous républicains-démocrates-socialistes, nous répudions en même temps que les clôtures de caste à caste ces préjugés de peuple à peuple sortis des plus misérables ténèbres du vieil aveuglement humain ; nous honorons en particulier cette noble et libre nation anglaise qui fait dans le labeur commun de la civilisation un si magnifique travail ; nous savons ce que vaut ce grand peuple qui a eu Shakespeare, Cromwell et Newton ; nous sommes cordialement assis à son foyer, sans lui rien devoir, car c’est notre présence qui fait son honneur ; en fait de concorde, puisque c’est là la question, nous allons bien au delà de tout ce que rêvent les diplomaties, nous ne voulons pas seulement l’alliance de la France avec l’Angleterre ; nous voulons l’alliance de l’Europe avec elle-même, et de l’Europe avec l’Amérique, et du monde avec le monde ! nous sommes les ennemis de la guerre ; nous sommes les souffre-douleurs de la fraternité ; nous sommes les agitateurs de la lumière et de la vie ; nous combattons la mort qui bâtit les échafauds et la nuit qui trace les frontières ; pour nous il n’y a dès à présent qu’un peuple comme il n’y aura dans l’avenir qu’un homme ; nous voulons l’harmonie universelle dans le rayonnement universel ; et nous tous qui sommes ici, tous ! nous donnerions notre sang avec joie pour avancer d’une heure le jour où sera donné le sublime baiser de paix des nations !

Donc que les amis de l’alliance anglo-française ne prennent pas le change sur mes paroles. Plus que qui que ce soit, j’y insiste, nous républicains, nous voulons ces alliances ; car, je le répète, l’union parmi les peuples, et, plus encore, l’unité dans l’humanité, c’est là notre symbole. Mais ces unions, nous les voulons pures, intimes, profondes, fécondes ; morales pour qu’elles soient réelles, honnêtes pour qu’elles soient durables ; nous les voulons fondées sur les intérêts sans nul doute, mais fondées plus encore sur toutes les fraternités du progrès et de la liberté ; nous voulons qu’elles soient en quelque sorte la résultante d’une majestueuse marche amicale dans la lumière ; nous les voulons sans humiliation d’un côté, sans abdication de l’autre, sans arrière-pensées pour l’avenir, sans spectres dans le passé ; nous trouvons que le mépris entre les gouvernements, même dissimulé, est un mauvais ingrédient pour cimenter l’estime entre les nations ; en un mot, nous voulons sur les frontons radieux de ces alliances de peuple à peuple des statues de marbre et non des hommes de fange.

Nous voulons des fédérations signées Washington et non des plâtrages signés Bonaparte.

Les alliances comme celles que nous voyons en ce moment, nous les croyons mauvaises pour les deux parties, pour les deux peuples que nous admirons et que nous aimons, pour les deux gouvernements dont nous prenons moins de souci. Sait-on bien ce qu’on veut ici, et sait-on bien ce qu’on fera là ? Nous disons qu’au fond, des deux côtés, on se défie quelque peu, et qu’on n’a pas tort ; nous disons à ceux-ci qu’il y a toujours du côté d’un marchand l’affaire commerciale, et nous disons à ceux-là qu’il y a toujours du côté d’un traître la trahison.

Comprend-on maintenant ?

Autant l’alliance bâclée nous laisse froids, autant la guerre pendante nous émeut. Oui, nous considérons avec un inexprimable mélange d’espérance et d’angoisse cette dernière aventure des monarchies, ce coup de tête pour une clef qui a déjà coûté des millions d’or et des milliers d’hommes. Guerre d’intrigues plus encore que de mêlées, où les turcs sont de plus en plus héroïques, où le Deux-Décembre est de plus en plus lâche, où l’Autriche est de plus en plus russe ; guerre meurtrière sans coups de canon, où nos vaillants soldats, fils de l’atelier et de la chaumière, meurent misérablement, hélas ! sans même qu’il sorte de leurs pauvres cadavres la funèbre auréole des batailles ; guerre où il n’y a pas encore eu d’autre vainqueur que la peste, où le typhus seul a pu publier des bulletins, et où il n’y a eu jusqu’ici d’Austerlitz que pour le choléra ; guerre ténébreuse, obscure, inquiète, reculante, fatale ; guerre mystérieuse que ceux-là mêmes qui la font ne comprennent pas, tant elle est pleine de la providence ; redoutable énigme aveuglément posée par les rois, et dont la Révolution seule sait le mot !

À l’heure où nous sommes, à l’instant précis où je parle, en ce moment même, citoyens, la péripétie de cette sombre lutte s’accomplit ; l’avortement de la Baltique semble avoir eu son contre-coup de honte dans la mer Noire, et comme, après tout, de tels peuples que la France et l’Angleterre ne peuvent pas être indéfiniment et impunément humiliés dans leurs armées, le dénoûment se risque, la tentative se fait. Citoyens, cette guerre, qui a gardé son secret devant Cronstadt, se démasquera-t-elle devant Sébastopol ? à qui sera la chute ? à qui sera le Te Deum ? personne ne le sait encore. Mais quoi qu’il arrive, proscrits, quel que soit l’événement, c’est le despotisme qui s’écroule, soit sur Nicolas, soit sur Bonaparte. C’est, je répète mes paroles d’il y a un an, c’est le supplice de l’Europe qui finit. Le coup qui se frappe dans cette minute même jettera bas nécessairement dans un temps donné ou l’empereur de la Sibérie, ou l’empereur de Cayenne ; c’est-à-dire tous les deux ; car l’un de ces deux poteaux de l’échafaud des peuples ne peut pas tomber sans entraîner l’autre.

Cependant que font les deux despotes ? Ils sourient dans le calme imbécile de la misérable omnipotence humaine ; ils sourient à l’avenir terrible ! ils s’endorment dans la plénitude difforme et hideuse de leur absolutisme satisfait ; ils n’ont même pas la fantaisie des tristes gloires personnelles de la guerre, si faciles aux princes ; ils n’ont pas même souci des souffrances de ces douloureuses multitudes qu’ils appellent leurs armées. Pendant que, pour eux et par eux, des milliers d’hommes agonisent dans les ambulances sur les grabats du choléra, pendant que Varna est en flammes, pendant qu’Odessa fume sous le canon, pendant que Kola brûle au nord et Sulina au midi, pendant qu’on écrase de boulets et de bombes Silistrie, pendant que les sauvageries de Bomarsund répliquent aux férocités de Sinope, tandis que les tours sautent, tandis que les vaisseaux flamboient et s’abîment, tandis que les « magasins de cadavres » des hôpitaux russes regorgent, pendant les marches forcées de la Dobrudscha, pendant les désastres de Kustendji, pendant que des régiments entiers fondent et s’évanouissent dans le lugubre bivouac de Karvalik, que font les deux czars ? L’un prend le frais à son palais d’été ; l’autre prend les bains de mer à Biarritz.

Troublons ces joies.

Ô peuples, au-dessus des combinaisons, des intrigues et des ententes, au-dessus des diplomaties, au-dessus des guerres, au-dessus de toutes les questions, question turque, question grecque, question russe, au-dessus de tout ce que les monarchies font ou rêvent, planent les crimes.

Ne laissons pas prescrire la protestation vengeresse ; ne nous laissons pas distraire du but formidable. C’est toujours l’heure de dire : Néron est là ! On prétend que les générations oublient. Eh bien ! pour la sainteté même du droit, pour l’honneur même de la conscience humaine, les victimes nous le demandent, les martyrs nous le crient du fond de leurs tombeaux, ravivons les souvenirs, et faisons de toutes les mémoires des ulcères.

Ô peuples, le lugubre et menaçant acte d’accusation, non ! ne nous lassons jamais de le redire ! En ce moment les autocrates et les tyrans du continent triomphent ; ils ont mitraillé à Palerme, mitraillé à Brescia, mitraillé à Berlin, mitraillé à Vienne, mitraillé à Paris ; ils ont fusillé à Ancône, fusillé à Bologne, fusillé à Rome, fusillé à Arad, fusillé à Vincennes, fusillé au Champ de Mars ; ils ont dressé le gibet à Pesth, le garrot à Milan, la guillotine à Belley ; ils ont expédié les pontons, encombré les cachots, peuplé les casemates, ouvert les oubliettes ; ils ont donné au désert la fonction de bagne ; ils ont appelé à leur aide Tobolsk et ses neiges, Lambessa et ses fièvres, l’îlot de la Mère et son typhus ; ils ont confisqué, ruiné, séquestré, spolié ; ils ont proscrit, banni, exilé, expulsé, déporté ; quand cela a été fait, quand ils ont eu bien mis le pied sur la gorge de l’humanité, quand ils ont entendu son dernier râle, ils ont dit tout joyeux : c’est fini ! ― Et maintenant les voilà dans la salle du banquet. Les y voilà, vainqueurs, enivrés, tout-puissants, couronne en tête, lauriers au front. C’est le festin de la grande noce. C’est le mariage de la monarchie et du guet-apens, de la royauté et de l’assassinat, du droit divin et du faux serment, de tout ce qu’ils appellent auguste avec tout ce que nous appelons infâme ; mariage hideux et splendide ; sous leurs pieds est la fanfare ; toutes les trahisons et toutes les lâchetés chantent l’épithalame. Oui, les despotes triomphent ; oui, les despotes rayonnent ; oui, eux et leurs sbires, eux et leurs complices, eux et leurs courtisans, eux et leurs courtisanes, ils sont fiers, heureux, contents, gorgés, repus, glorieux ; mais qu’est-ce que cela fait à la justice éternelle ? Nations opprimées, l’heure approche. Regardez bien cette fête ; les lampions et les lustres sont allumés, l’orchestre ne s’interrompt pas ; les panaches et l’or et les diamants brillent ; la valetaille en uniforme, en soutane ou en simarre se prosterne ; les princes vêtus de pourpre rient et se félicitent ; mais l’heure va sonner, vous dis-je ; le fond de la salle est plein d’ombre ; et, voyez, dans cette ombre, dans cette ombre formidable, la Révolution, couverte de plaies, mais vivante, bâillonnée, mais terrible, se dresse derrière eux, l’œil fixé sur vous, peuples, et agite dans ses deux mains sanglantes au-dessus de leurs têtes des poignées de haillons arrachées aux linceuls des morts !




VI


LA GUERRE D’ORIENT


29 novembre 1854.



Proscrits,

L’anniversaire glorieux que nous célébrons en ce moment[9] ramène la Pologne dans toutes les mémoires ; la situation de l’Europe la ramène également dans les événements.

Comment ? je vais essayer de vous le dire.

Mais d’abord, cette situation, examinons-la.

Au point où elle en est, et en présence des choses décisives qui se préparent, il importe de préciser les faits.

Commençons par faire justice d’une erreur presque universelle.

Grâce aux nuages astucieusement jetés sur l’origine de l’affaire par le gouvernement français, et complaisamment épaissis par le gouvernement anglais, aujourd’hui, en Angleterre comme en France, on attribue généralement la guerre d’orient, ce désastre continental, à l’empereur Nicolas. On se trompe. La guerre d’orient est un crime ; mais ce n’est point le crime de Nicolas. Ne prêtons pas à ce riche. Rétablissons la vérité.

Nous conclurons ensuite.

Citoyens, le 2 décembre 1851, ― car il faut toujours remonter là, et, tant que M. Bonaparte sera debout, c’est de cette source horrible que sortiront tous les événements, et tous les événements, quels qu’ils soient, ayant ce poison dans les veines, seront malsains et vénéneux et se gangrèneront rapidement, ― le 2 décembre donc, M. Bonaparte fait ce que vous savez. Il commet un crime, érige ce crime en trône, et s’assied dessus. Schinderhannes se déclare César. Mais à César il faut Pierre. Quand on est empereur, le Oui du peuple, c’est peu de chose ; ce qui importe, c’est le Oui du pape. Ce n’est pas tout d’être parjure, traître et meurtrier, il faut encore être sacré. Bonaparte le Grand avait été sacré. Bonaparte le Petit voulut l’être.

Là était la question.

Le pape consentirait-il ?

Un aide de camp, nommé de Cotte, un des hommes religieux du jour, fut envoyé à Antonelli, le Consalvi d’à présent. L’aide de camp eut peu de succès. Pie VII avait sacré Marengo ; Pie IX hésita à sacrer le boulevard Montmartre. Mêler à ce sang et à cette boue la vieille huile romaine, c’était grave. Le pape fit le dégoûté. Embarras de M. Bonaparte. Que faire ? de quelle manière s’y prendre pour décider Pie IX ? Comment décide-t-on une fille ? comment décide-t-on un pape ? Par un cadeau. Cela est l’histoire.

Un proscrit (le citoyen Bianchi) : Ce sont les mœurs sacerdotales.

Victor Hugo, s’interrompant : Vous avez raison. Il y a longtemps que Jérémie a crié à Jérusalem et que Luther a crié à Rome : Prostituée ! (Reprenant.) M. Bonaparte, donc, résolut de faire un cadeau à M. Mastaï.

Quel cadeau ?

Ceci est toute l’aventure actuelle.

Citoyens, il y a deux papes en ce moment, le pape latin et le pape grec. Le pape grec, qui s’appelle aussi le czar, pèse sur le sultan du poids de toutes les Russies. Or le sultan, possédant la Judée, possède le tombeau du Christ. Faites attention à ceci. Depuis des siècles la grande ambition des deux catholicismes, grec et romain, serait de pouvoir pénétrer librement dans ce tombeau et d’y officier, non côte à côte et fraternellement, mais l’un excluant l’autre, le latin excluant le grec ou le grec excluant le latin. Entre ces deux prétentions opposées que faisait l’islamisme ? Il tenait la balance égale, c’est-à-dire la porte fermée, et ne laissait entrer dans le tombeau ni la croix grecque, ni la croix latine, ni Moscou, ni Rome. Grand crève-cœur surtout pour le pape latin qui affecte la suprématie. Donc, en thèse générale et en dehors même de M. Bonaparte, quel présent offrir au pape de Rome pour le déterminer à sacrer et couronner n’importe quel bandit ? Posez la question à Machiavel, il vous répondra : « Rien de plus simple. Faire pencher à Jérusalem la balance du côté de Rome ; rompre devant le tombeau du Christ l’humiliante égalité des deux croix ; mettre l’église d’orient sous les pieds de l’église d’occident ; ouvrir la sainte porte à l’une et la fermer à l’autre ; faire une avanie au pape grec ; en un mot, donner au pape latin la clef du sépulcre. »

C’est ce que Machiavel répondrait. C’est ce que M. Bonaparte a compris ; c’est ce qu’il a fait. On a appelé cela, vous vous en souvenez, l’affaire des Lieux-Saints.

L’intrigue a été nouée. D’abord secrètement. L’agent de M. Bonaparte à Constantinople, M. de Lavalette, a demandé de la part de son maître, au sultan, la clef du tombeau de Jésus pour le pape de Rome. Le sultan, faible, troublé, ayant déjà les vertiges de la fin de l’islamisme, tiraillé en deux sens contraires, ayant peur de Nicolas, ayant peur de Bonaparte, ne sachant à quel empereur entendre, a lâché prise et a donné la clef. Bonaparte a remercié, Nicolas s’est fâché. Le pape grec a envoyé au sérail son légat a latere, Menschikoff, une cravache à la main. Il a exigé, en compensation de la clef donnée à M. Bonaparte pour le pape de Rome, des choses plus solides, à peu près tout ce qui pouvait rester de souveraineté au sultan ; le sultan a refusé ; la France et l’Angleterre ont appuyé le sultan, et vous savez le reste. La guerre d’orient a éclaté.

Voilà les faits.

Rendons à César ce qui est à César et ne donnons pas à Nicolas ce qui est au Deux-Décembre. La prétention de M. Bonaparte à être sacré a tout fait. L’affaire des Lieux-Saints et la clef, c’est là l’origine de tout.

Maintenant, ce qui est sorti de cette clef, le voici :

À l’heure qu’il est, l’Asie Mineure, les îles d’Aland, le Danube, la Tchernaïa, la mer Blanche et la mer Noire, le nord et le midi voient des villes, florissantes il y a quelques mois encore, s’en aller en cendre et en fumée. À l’heure qu’il est Sinope est brûlée, Bomarsund est brûlée, Silistrie est brûlée, Varna est brûlée, Kola est brûlée, Sébastopol brûle. À l’heure qu’il est, par milliers, bientôt par cent mille, les français, les anglais, les turcs, les russes, s’entr’égorgent en orient devant un monceau de ruines. L’arabe vient du Nil pour se faire tuer par le tartare qui vient du Volga ; le cosaque vient des steppes pour se faire tuer par l’écossais qui vient des highlands. Les batteries foudroient les batteries, les poudrières sautent, les bastions s’écroulent, les redoutes s’effondrent, les boulets trouent les vaisseaux ; les tranchées sont sous les bombes, les bivouacs sont sous les pluies ; le typhus, la peste et le choléra s’abattent avec la mitraille sur les assiégeants, sur les assiégés, sur les camps, sur les flottes, sur la garnison, sur la ville où toute une population, femmes, enfants, vieillards, agonise. Les obus écrasent les hôpitaux ; un hôpital prend feu, et deux mille malades sont « calcinés », dit un bulletin. Et la tempête s’en mêle, c’est la saison ; la frégate turque Bahira sombre sous voiles, le deux-ponts égyptien Abad-i-Djihad s’engloutit près d’Eniada avec sept cents hommes, les coups de vent démâtent la flotte, le navire à hélice le Prince, la frégate la Nymphe des mers, quatre autres steamers de guerre coulent bas, le Sans-Pareil, le Samson, l’Agamemnon, se brisent aux bas-fonds dans l’ouragan, la Rétribution n’échappe qu’en jetant ses canons à la mer, le vaisseau de cent canons le Henri IV périt près d’Eupatoria, l’aviso à roues le Pluton est désemparé, trente-deux transports chargés d’hommes font côte, et se perdent. Sur terre les mêlées deviennent chaque jour plus sauvages ; les russes assomment les blessés à coups de crosse ; à la fin des journées, les tas de morts et de mourants empêchent l’infanterie de manœuvrer ; le soir, les champs de bataille font frissonner les généraux. Les cadavres anglais et français et les cadavres russes y sont mêlés comme s’ils se mordaient. ― Je n’ai jamais rien vu de pareil[10], s’écrie le vieux lord Raglan, qui a vu Waterloo. Et cependant on ira plus loin encore ; on annonce qu’on va employer contre la malheureuse ville les moyens « nouveaux » qu’on tenait « en réserve » et dont on frémissait. Extermination, c’est le cri de cette guerre. La tranchée seule coûte cent hommes par jour. Des rivières de sang humain coulent ; une rivière de sang à Alma, une rivière de sang à Balaklava, une rivière de sang à Inkermann ; cinq mille hommes tués le 20 septembre, six mille le 25 octobre, quinze mille le 5 novembre. Et cela ne fait que commencer. On envoie des armées, elles fondent. C’est bien. Allons, envoyez-en d’autres ! Louis Bonaparte redit à l’ex-général Canrobert le mot imbécile de Philippe IV à Spinola : Marquis, prends Breda. Sébastopol était hier une plaie, aujourd’hui c’est un ulcère, demain ce sera un cancer ; et ce cancer dévore la France, l’Angleterre, la Turquie et la Russie. Voilà l’Europe des rois. Ô avenir ! quand nous donneras-tu l’Europe des peuples ?

Je continue.

Sur les navires, après chaque affaire, des chargements de blessés qui font horreur. Pour ne citer que les chiffres que je sais, et je n’en sais pas la dixième partie, quatre cents blessés sur le Panama, quatre cent quarante-neuf sur le Colombo qui remorquait deux transports également chargés et dont j’ignore les chiffres, quatre cent soixante-dix sur le Vulcain, quinze cents sur le Kanguroo. On est blessé en Crimée, on est pansé à Constantinople. Deux cents lieues de mer, huit jours entre la blessure et le pansement. Chemin faisant, pendant la traversée, les plaies abandonnées deviennent effroyables ; les mutilés qu’on transporte sans assistance, sans secours, misérablement entassés les uns sur les autres, voient les lombrics, cette vermine du sépulcre, sortir de leurs jambes brisées, de leurs côtes enfoncées, de leurs crânes fendus, de leurs ventres ouverts ; et, sous ce fourmillement horrible, ils pourrissent avant d’être morts dans les entre-ponts pestilentiels des steamers-ambulances, immenses fosses communes pleines de vivants mangés de vers. (Victor Hugo s’interrompant :) ― Je n’exagère point. J’ai là les journaux anglais, les journaux ministériels. Lisez vous-mêmes. (L’orateur agite une liasse de journaux[11].) ― Oui, j’insiste, pas de secours. Quatre chirurgiens, sur le Vulcain, quatre chirurgiens sur le Colombo, pour neuf cent dix-neuf mourants ! Quant aux turcs, on ne les panse pas du tout. Ils deviennent ce qu’ils peuvent[12]. ― Je ne suis qu’un démagogue et un buveur de sang, je le sais bien, mais j’aimerais mieux moins de caisses de médailles bénites au camp de Boulogne, et plus de médecins au camp de Crimée.

Poursuivons.

En Europe, en Angleterre, en France, le contre-coup est terrible. Faillites sur faillites, toutes les transactions suspendues, le commerce agonisant, l’industrie morte. Les folies de la guerre s’étalent, les trophées présentent leur bilan. Pour ce qui est de la Baltique seulement, et en calculant ce qui a été dépensé rien que pour cette campagne, chacun des deux mille prisonniers russes ramenés de Bomarsund coûte à la France et à l’Angleterre trois cent trente-six mille francs par tête. En France, la misère. Le paysan vend sa vache pour payer l’impôt et donne son fils pour nourrir la guerre, ― son fils ! sa chair ! Comment se nomme cette chair, vous le savez, l’oncle l’a baptisée. Chaque régime voit l’homme à son point de vue. La république dit chair du peuple ; l’empire dit chair à canon.-Et la famine complète la misère. Comme c’est avec la Russie qu’on se bat, plus de blé d’Odessa. Le pain manque. Une espèce de Buzançais couve sous la cendre populaire et jette ses étincelles çà et là. À Boulogne, l’émeute de la faim, réprimée par les gendarmes. À Saint-Brieuc, les femmes s’arrachent les cheveux et crèvent les sacs de grains à coups de ciseaux. Et levées sur levées. Emprunts sur emprunts. Cent quarante mille hommes cette année seulement, pour commencer. Les millions s’engouffrent après les régiments. Le crédit sombre avec les flottes. Telle est la situation.

Tout ceci sort du Deux-Décembre.

Nous, proscrits dont le cœur saigne de toutes les plaies de la patrie et de toutes les douleurs de l’humanité, nous considérons cet état de choses lamentable avec une angoisse croissante.

Insistons-y, répétons-le, crions-le, et qu’on le sache et qu’on ne l’oublie plus désormais, je viens de le démontrer les faits à la main, et cela est incontestable, et l’histoire le dira, et je défie qui que ce soit de le nier, tout ceci sort du Deux-Décembre.

Ôtez l’intrigue dite affaire des Lieux-Saints, ôtez la clef, ôtez l’envie de sacre, ôtez le cadeau à faire au pape, ôtez le Deux-Décembre, ôtez M. Bonaparte ; vous n’avez pas la guerre d’orient.

Oui, ces flottes, les plus magnifiques qu’il y ait au monde, sont humiliées et amoindries ; oui, cette généreuse cavalerie anglaise est exterminée ; oui, les écossais gris, ces lions de la montagne ; oui, nos zouaves, nos spahis, nos chasseurs de Vincennes, nos admirables et irréparables régiments d’Afrique sont sabrés, hachés, anéantis ; oui, ces populations innocentes, ― et dont nous sommes les frères, car il n’y a pas d’étrangers pour nous, ― sont écrasées ; oui, parmi tant d’autres, ce vieux général Cathcart et ce jeune capitaine Nolan, l’honneur de l’uniforme anglais, sont sacrifiés ; oui, les entrailles et les cervelles, arrachées et dispersées par la mitraille, pendent aux broussailles de Balaklava ou s’écrasent aux murs de Sébastopol ; oui, la nuit, les champs de bataille pleins de mourants hurlent comme des bêtes fauves ; oui, la lune éclaire cet épouvantable charnier d’Inkermann où des femmes, une lanterne à la main, errent çà et là parmi les morts, cherchant leurs frères ou leurs maris, absolument comme ces autres femmes qui, il y a trois ans, dans la nuit du 4 décembre, regardaient l’un après l’autre les cadavres du boulevard Montmartre[13] ; oui, ces calamités couvrent l’Europe ; oui, ce sang, tout ce sang ruisselle en Crimée ; oui, ces veuves pleurent, oui, ces mères se tordent les bras, ― parce qu’il a pris fantaisie à M. Bonaparte, l’assassin de Paris, de se faire bénir et sacrer par M. Mastaï, l’étouffeur de Rome !

Et maintenant, méditons un moment, cela en vaut la peine.

Certes, si parmi les intrépides régiments français qui, côte à côte avec la vaillante armée anglaise, luttent devant Sébastopol contre toute la force russe, si, parmi ces combattants héroïques, il y a quelques-uns de ces tristes soldats qui, en décembre 1851, entraînés par des généraux infâmes, ont obéi aux lugubres consignes du guet-apens, les larmes nous viennent aux yeux, nos vieux cœurs français s’émeuvent, ce sont des fils de paysans, ce sont des fils d’ouvriers, nous crions pitié ! nous disons : ils étaient ivres, ils étaient aveugles, ils étaient ignorants, ils ne savaient ce qu’ils faisaient ! et nous levons les mains au ciel, et nous supplions pour ces infortunés. Le soldat, c’est l’enfant ; l’enthousiasme en fait un héros ; l’obéissance passive peut en faire un bandit ; héros, d’autres lui volent sa gloire ; bandit, que d’autres aussi prennent sa faute. Oui, devant le mystérieux châtiment qui commence, mon Dieu ! grâce pour les soldats ; mais quant aux chefs, faites !

Oui, proscrits, laissons faire le juge. Et voyez ! La guerre d’orient, je viens de vous le rappeler, c’est le fait même du Deux-Décembre arrivé pas à pas, et de transformation en transformation, à sa conséquence logique, l’embrasement de l’Europe. Ô profondeur vertigineuse de l’expiation ! le Deux-Décembre se retourne, et le voici qui, après avoir tué les nôtres, dépêche les siens. Il y a trois ans, il se nommait coup d’état et il assassinait Baudin ; aujourd’hui il se nomme guerre d’orient, et il exécute Saint-Arnaud. La balle qui, dans la nuit du 4, sur l’ordre de Lourmel, tua Dussoubs devant la barricade Montorgueil, ricoche dans les ténèbres selon on ne sait quelle loi formidable et revient fusiller Lourmel en Crimée. Nous n’avons pas à nous occuper de cela. Ce sont les coups sinistres de l’éclair ; c’est l’ombre qui frappe ; c’est Dieu.

La justice est un théorème ; le châtiment est rigide comme Euclide ; le crime a ses angles d’incidence et ses angles de réflexion ; et nous, hommes, nous tressaillons quand nous entrevoyons dans l’obscurité de la destinée humaine les lignes et les figures de cette géométrie énorme que la foule appelle hasard et que le penseur appelle providence.

Le curieux, disons-le en passant, c’est que la clef est inutile. Le pape, voyant hésiter l’Autriche, et d’ailleurs, flairant sans doute la chute prochaine, persiste à reculer devant M. Bonaparte. M. Bonaparte ne veut pas tomber de M. Mastaï à M. Sibour ; et il en résulte qu’il n’est pas sacré et qu’il ne le sera pas ; car, à travers tout ceci, la providence rit de son rire terrible.

Je viens d’exposer la situation, citoyens. À présent, ― et c’est par là que je veux terminer, et ceci me ramène à l’objet spécial de cette solennelle réunion, ― cette situation, si grave pour les deux grands peuples, car l’Angleterre y joue son commerce et l’orient, car la France y joue son honneur et sa vie, cette situation redoutable, comment en sortir ? La France a un moyen : se délivrer, chasser le cauchemar, secouer l’empire accroupi sur sa poitrine, remonter à la victoire, à la puissance, à la prééminence, par la liberté. L’Angleterre en a un autre, finir par où elle aurait dû commencer ; ne plus frapper le czar au talon de sa botte, comme elle le fait en ce moment, mais le frapper au cœur, c’est-à-dire soulever la Pologne. Ici, à cette même place, il y a un an précisément aujourd’hui, je donnais à l’Angleterre ce conseil, vous vous en souvenez. À cette occasion, les journaux qui soutiennent le cabinet anglais m’ont qualifié d’ « orateur chimérique », et voici que l’événement confirme mes paroles. La guerre en Crimée fait sourire le czar, la guerre en Pologne le ferait trembler. Mais la guerre en Pologne, c’est une révolution ? Sans doute. Qu’importe à l’Angleterre ? Qu’importe à cette grande et vieille Angleterre ? Elle ne craint pas les révolutions, ayant la liberté. Oui, mais M. Bonaparte, étant le despotisme, les craint, lui, et il ne voudra pas ! C’est donc à M. Bonaparte, et à sa peur personnelle des révolutions, que l’Angleterre sacrifie ses armées, ses flottes, ses finances, son avenir, l’Inde, l’Orient, tous ses intérêts. Avais-je tort de le dire il y a deux mois ? pour l’Angleterre, l’alliance de M. Bonaparte n’est pas seulement une diminution morale, c’est une catastrophe.

C’est l’alliance de M. Bonaparte qui depuis un an fait faire fausse route à tous les intérêts anglais dans la guerre d’orient. Sans l’alliance de M. Bonaparte, l’Angleterre aurait aujourd’hui un succès en Pologne, au lieu d’un échec, d’un désastre peut-être, en Crimée.

N’importe. Ce qui est dans les choses ne peut point n’en pas sortir. Les situations ont leur logique qui finit toujours par avoir le dernier mot. La guerre en Pologne, c’est-à-dire, pour employer le mot transparent adopté par le cabinet anglais, un système d’agression franchement continental, est désormais inévitable. C’est l’avenir immédiat. Au moment où je parle, lord Palmerston en cause aux Tuileries avec M. Bonaparte. Et, citoyens, ce sera là ma dernière parole, la guerre en Pologne, c’est la révolution en Europe.

Ah ! que la destinée s’accomplisse !

Ah ! que la fatalité soit sur ces hommes, sur ces bourreaux, sur ces despotes, qui ont arraché à tant de peuples, à tant de nobles peuples leurs sceptres de nations ! ― Je dis le sceptre, et non la vie. ― Car, proscrits, comme il faut le répéter sans cesse pour consterner les lâchetés et pour relever les courages, la mort apparente des peuples, si livide qu’elle soit, si glacée qu’elle semble, est un avatar et couvre le mystère d’une incarnation nouvelle. La Pologne est dans le sépulcre, mais elle a le clairon à la main ; la Hongrie est sous le suaire, mais elle a le sabre au poing ; l’Italie est dans la tombe, mais elle a la flamme au cœur ; la France est dans la fosse, mais elle a l’étoile au front. Et, tous les signes nous l’annoncent, au printemps prochain, au printemps, heure des résurrections comme le matin est l’heure des réveils, amis, toute la terre frémira d’éblouissement et de joie, quand, se dressant subitement, ces grands cadavres ouvriront tout à coup leurs grandes ailes !




VII



Les paroles de Victor Hugo émurent le parlement. Un membre de la majorité, familier des Tuileries, somma le gouvernement anglais de mettre fin à la « querelle personnelle » entre M. Louis Bonaparte et M. Victor Hugo. Victor Hugo sentit qu’il était nécessaire que le proscrit remît à sa place l’empereur et qu’il fallait rendre à M. Bonaparte le sentiment de sa situation vraie ; et il publia dans les journaux anglais ce qu’on va lire :



AVERTISSEMENT



Je préviens M. Bonaparte que je me rends parfaitement compte des ressorts qu’il fait mouvoir et qui sont à sa taille, et que j’ai lu avec intérêt les choses dites à mon sujet, ces jours passés, dans le parlement anglais. M. Bonaparte m’a chassé de France pour avoir pris les armes contre son crime, comme c’était mon droit de citoyen et mon devoir de représentant du peuple ; il m’a chassé de Belgique pour Napoléon le Petit; il me chassera peut-être d’Angleterre pour les protestations que j’y ai faites, que j’y fais et que je continuerai d’y faire. Cela regarde l’Angleterre plus que moi. Un triple exil n’est rien. Quant à moi, l’Amérique est bonne, et, si elle convient à M. Bonaparte, elle me convient aussi. J’avertis seulement M. Bonaparte qu’il n’aura pas plus raison de moi, qui suis l’atome, qu’il n’aura raison de la vérité et de la justice qui sont Dieu même. Je déclare au Deux-Décembre en sa personne que l’expiation viendra, et que, de France, de Belgique, d’Angleterre, d’Amérique, du fond de la tombe, si les âmes vivent, comme je le crois et l’affirme, j’en hâterai l’heure. M. Bonaparte a raison, il y a en effet entre moi et lui une « querelle personnelle », la vieille querelle personnelle du juge sur son siège et de l’accusé sur son banc.


VICTOR HUGO.


Jersey, 22 décembre 1854.

  1. Jacques Fouquet. ― On nous assure que Jacques Fouquet, condamné à mort par notre cour royale, comme coupable du crime de meurtre sur Frédéric Derbyshire et dont la peine fut commuée par sa majesté en celle de la déportation perpétuelle, a été transféré, il y a six mois, de la prison de Millbank où il était toujours resté, à Dartmore. Il est presque complètement guéri du mal qu’il avait au cou, et sa conduite a été telle à Millbank, que le gouverneur de cette prison regarde comme très probable une nouvelle commutation de sa peine, et un bannissement aux possessions anglaises.
    (Chronique de Jersey, 7 janvier 1854.)
  2. Voir aux Notes les extraits des journaux la Nation et l’Homme.
  3. M. Pearce, M. Carey, M. Cockburn.
  4. Du 27 janvier au 3 février. ― Du 3 février au 6. ― Du 6 au 10.
  5. Exécution de J.-C. Tapner. (Imprimé au bureau du Star de Guernesey.)
  6. Gazette de Guernesey, 11 février.
  7. « L’exécuteur Rooks a déjà coûté près de deux mille livres sterling au fisc. » Gazette de Guernesey, 11 février. Rooks n’avait encore pendu personne ; Tapner est son coup d’essai. Le dernier gibet qu’ait vu Guernesey remonte à vingt-quatre ans. Il fut dressé pour un assassin nommé Béasse, exécuté le 3 novembre 1830.
  8. « La trappe tomba, et le malheureux homme se livra tout d’abord à de violentes convulsions. Tout son corps frissonna. Les bras et les jambes se contractèrent, puis retombèrent ; se contractèrent encore, puis retombèrent encore ; se contractèrent encore, et ce ne fut qu’après ce troisième effort que le pendu ne fut plus qu’un cadavre. » (Execution of Tawel. Thorne’s printing establishment. Charles Street.)
  9. La révolution polonaise de 1830.
  10. Voir aux notes.
  11. Voir aux Notes.
  12. Id.
  13. Voir aux Notes.