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Actes et paroles/Pendant l’exil/1855

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1855


Ce que pourrait être l’Europe. ― Ce qu’elle est.
Suite des complaisances de l’Angleterre pour l’empire. L’empereur
reçu à Londres. ― Les proscrits chassés de Jersey.




I


SIXIÈME ANNIVERSAIRE


DU 24 FÉVRIER 1848


24 février 1855.



Proscrits,

Si la révolution, inaugurée il y a sept ans à pareil jour à l’Hôtel de Ville de Paris, avait suivi son cours naturel, et n’avait pas été, pour ainsi dire, dès le lendemain même de son avènement, détournée de son but ; si la réaction d’abord, Louis Bonaparte ensuite, n’avaient pas détruit la république, la réaction par ruse et lent empoisonnement, Louis Bonaparte par escalade nocturne, effraction, guet-apens et meurtre ; si, dès les jours éclatants de Février, la république avait montré son drapeau sur les Alpes et sur le Rhin et jeté au nom de la France à l’Europe ce cri : Liberté ! qui eût suffi à cette époque, vous vous en souvenez tous, pour consommer sur le vieux continent le soulèvement de tous les peuples et achever l’écroulement de tous les trônes ; si la France, appuyée sur la grande épée de 92, eût donné aide, comme elle le devait, à l’Italie, à la Hongrie, à la Pologne, à la Prusse, à l’Allemagne ; si, en un mot, l’Europe des peuples eût succédé en 1848 à l’Europe des rois, voici quelle serait aujourd’hui, après sept années de liberté et de lumière, la situation du continent.

On verrait ceci :

Le continent serait un seul peuple ; les nationalités vivraient de leur vie propre dans la vie commune ; l’Italie appartiendrait à l’Italie, la Pologne appartiendrait à la Pologne, la Hongrie appartiendrait à la Hongrie, la France appartiendrait à l’Europe, l’Europe appartiendrait à l’Humanité.

Plus de Rhin, fleuve allemand ; plus de Baltique et de mer Noire, lacs russes ; plus de Méditerranée, lac français ; plus d’Atlantique, mer anglaise ; plus de canons au Sund et à Gibraltar ; plus de kammerlicks aux Dardanelles. Les fleuves libres, les détroits libres, les océans libres.

Le groupe européen n’étant plus qu’une nation, l’Allemagne serait à la France, la France serait à l’Italie ce qu’est aujourd’hui la Normandie à la Picardie et la Picardie à la Lorraine. Plus de guerre ; par conséquent plus d’armée. Au seul point de vue financier, bénéfice net par an pour l’Europe, quatre milliards[1].

Plus de frontières, plus de douanes, plus d’octrois ; le libre échange ; flux et reflux gigantesque de numéraire et de denrées, industrie et commerce vingtuplés ; bonification annuelle pour la richesse du continent, au moins dix milliards. Ajoutez les quatre milliards de la suppression des armées, plus deux milliards au moins gagnés par l’abolition des fonctions parasites sur tout le continent, y compris la fonction de roi, cela fait tous les ans un levier de seize milliards pour soulever les questions économiques. Une liste civile du travail, une caisse d’amortissement de la misère épuisant les bas-fonds du chômage et du salariat avec une puissance de seize milliards par an. Calculez cette énorme production de bien-être. Je ne développe pas.

Une monnaie continentale, à double base métallique et fiduciaire, ayant pour point d’appui le capital Europe tout entier et pour moteur l’activité libre de deux cents millions d’hommes, cette monnaie, une, remplacerait et résorberait toutes les absurdes variétés monétaires d’aujourd’hui, effigies de princes, figures des misères, variétés qui sont autant de causes d’appauvrissement ; car, dans le va-et-vient monétaire, multiplier la variété, c’est multiplier le frottement ; multiplier le frottement, c’est diminuer la circulation. En monnaie, comme en toute chose, circulation, c’est unité.

La fraternité engendrerait la solidarité ; le crédit de tous serait la propriété de chacun, le travail de chacun, la garantie de tous.

Liberté d’aller et venir, liberté de s’associer, liberté de posséder, liberté d’enseigner, liberté de parler, liberté d’écrire, liberté de penser, liberté d’aimer, liberté de croire, toutes les libertés feraient faisceau autour du citoyen gardé par elles et devenu inviolable.

Aucune voie de fait, contre qui que ce soit ; même pour amener le bien. Car à quoi bon ? Par la seule force des choses, par la simple augmentation de la lumière, par le seul fait du plein jour succédant à la pénombre monarchique et sacerdotale, l’air serait devenu irrespirable à l’homme de force, à l’homme de fraude, à l’homme de mensonge, à l’homme de proie, à l’exploitant, au parasite, au sabreur, à l’usurier, à l’ignorantin, à tout ce qui vole dans les crépuscules avec l’aile de la chauve-souris.

La vieille pénalité se serait dissoute comme le reste. La guerre étant morte, l’échafaud, qui a la même racine, aurait séché et disparu de lui-même. Toutes les formes du glaive se seraient évanouies. On en serait à douter que la créature humaine ait jamais pu, ait jamais osé mettre à mort la créature humaine, même dans le passé. Il y aurait, dans la galerie ethnographique du Louvre, un mortier-Paixhans sous verre, un canon-Lancastre sous verre, une guillotine sous verre, une potence sous verre, et l’on irait par curiosité voir au muséum ces bêtes féroces de l’homme comme on va voir à la ménagerie les bêtes féroces de Dieu.

On dirait : c’est donc cela, un gibet ! comme on dit : c’est donc cela, un tigre !

On verrait partout le cerveau qui pense, le bras qui agit ; la matière, qui obéit ; la machine servant l’homme ; les expérimentations sociales sur une vaste échelle ; toutes les fécondations merveilleuses du progrès par le progrès ; la science aux prises avec la création ; des ateliers toujours ouverts dont la misère n’aurait qu’à pousser la porte pour devenir le travail ; des écoles toujours ouvertes dont l’ignorance n’aurait qu’à pousser la porte pour devenir la lumière ; des gymnases gratuits et obligatoires où les aptitudes seules marqueraient les limites de l’enseignement, où l’enfant pauvre recevrait la même culture que l’enfant riche ; des scrutins où la femme voterait comme l’homme. Car le vieux monde du passé trouve la femme bonne pour les responsabilités civiles, commerciales, pénales, il trouve la femme bonne pour la prison, pour Clichy, pour le bagne, pour le cachot, pour l’échafaud ; nous, nous trouvons la femme bonne pour la dignité et pour la liberté ; il trouve la femme bonne pour l’esclavage et pour la mort, nous la trouvons bonne pour la vie ; il admet la femme comme personne publique pour la souffrance et pour la peine, nous l’admettons comme personne publique pour le droit. Nous ne disons pas : âme de première qualité, l’homme ; âme de deuxième qualité, la femme. Nous proclamons la femme notre égale, avec le respect de plus. Ô femme, mère, compagne, sœur, éternelle mineure, éternelle esclave, éternelle sacrifiée, éternelle martyre, nous vous relèverons ! De tout ceci le vieux monde nous raille, je le sais. Le droit de la femme, proclamé par nous, est le sujet principal de sa gaîté. Un jour, à l’assemblée, un interrupteur me cria : ― C’est surtout avec ça, les femmes, que vous nous faites rire. ― Et vous, lui répondis-je, c’est surtout avec ça, les femmes, que vous nous faites pleurer.

Je reprends, et j’achève cette esquisse.

Au faîte de cette splendeur universelle, l’Angleterre et la France rayonneraient ; car elles sont les aînées de la civilisation actuelle ; elles sont au dix-neuvième siècle les deux nations mères ; elles éclairent au genre humain en marche les deux routes du réel et du possible ; elles portent les deux flambeaux, l’une le fait, l’autre l’idée. Elles rivaliseraient sans se nuire ni s’entraver. Au fond, et à voir les choses de la hauteur philosophique, ― permettez-moi cette parenthèse ― il n’y a jamais eu entre elles d’autre antipathie que ce désir d’aller au delà, cette impatience de pousser plus loin, cette logique de marcheur en avant, cette soif de l’horizon, cette ambition de progrès indéfini qui est toute la France et qui a quelquefois importuné l’Angleterre sa voisine, volontiers satisfaite des résultats obtenus et épouse tranquille du fait accompli. La France est l’adversaire de l’Angleterre comme le mieux est l’ennemi du bien.

Je continue.

Dans la vieille cité du dix août et du vingt-deux septembre, déclarée désormais la Ville d’Europe, Urbs, une colossale assemblée, l’assemblée des États-Unis d’Europe, arbitre de la civilisation, sortie du suffrage universel de tous les peuples du continent, traiterait et réglerait, en présence de ce majestueux mandant, juge définitif, et avec l’aide de la presse universelle libre, toutes les questions de l’humanité, et ferait de Paris au centre du monde un volcan de lumière.

Citoyens, je le dis en passant, je ne crois pas à l’éternité de ce qu’on appelle aujourd’hui les parlements ; mais les parlements, générateurs de liberté et d’unité tout ensemble, sont nécessaires jusqu’au jour, jour lointain, encore et voisin de l’idéal, où, les complications politiques s’étant dissoutes dans la simplification du travail universel, la formule : le moins de gouvernement possible recevant une application de plus en plus complète, les lois factices ayant toutes disparu et les lois naturelles demeurant seules, il n’y aura plus d’autre assemblée que l’assemblée des créateurs et des inventeurs, découvrant et promulguant la loi et ne la faisant pas, l’assemblée de l’intelligence, de l’art et de la science, l’Institut. L’Institut transfiguré et rayonnant, produit d’un tout autre mode de nomination, délibérant publiquement. Sans nul doute, l’Institut, dans la perspective des temps, est l’unique assemblée future. Chose frappante et que j’ajoute encore en passant, c’est la Convention qui a créé l’Institut. Avant d’expirer, ce sombre aigle des révolutions a déposé sur le généreux sol de France l’œuf mystérieux qui contient les ailes de l’avenir.

Ainsi, pour résumer en peu de mots les quelques linéaments que je viens d’indiquer, et beaucoup de détails m’échappent, je jette ces idées au hasard et rapidement et je ne trace qu’un à peu près, si la révolution de 1848 avait vécu et porté ses fruits, si la république fût restée debout, si, de république française, elle fût devenue, comme la logique l’exige, république européenne, fait qui se serait accompli alors, certes, en moins d’une année, et presque sans secousse ni déchirement, sous le souffle du grand vent de Février, citoyens, si les choses s’étaient passées de la sorte, que serait aujourd’hui l’Europe ? une famille. Les nations sœurs. L’homme frère de l’homme. On ne serait plus ni français, ni prussien, ni espagnol ; on serait européen. Partout la sérénité, l’activité, le bien-être, la vie. Pas d’autre lutte, d’un bout à l’autre du continent, que la lutte du bien, du beau, du grand, du juste, du vrai et de l’utile domptant l’obstacle et cherchant l’idéal. Partout cette immense victoire qu’on appelle le travail dans cette immense clarté qu’on appelle la paix.

Voilà, citoyens, si la révolution eût triomphé, voilà, en raccourci et en abrégé, le spectacle que nous donnerait à cette heure l’Europe des peuples.

Mais ces choses ne se sont point réalisées. Heureusement on a rétabli l’ordre. Et, au lieu de cela, que voyons-nous ?

Ce qui est debout en ce moment, ce n’est pas l’Europe des peuples ; c’est l’Europe des rois.

Et que fait-elle, l’Europe des rois ?

Elle a la force ; elle peut ce qu’elle veut ; les rois sont libres puisqu’ils ont étouffé la liberté ; l’Europe des rois est riche ; elle a des millions, elle a des milliards ; elle n’a qu’à ouvrir la veine des peuples pour en faire jaillir du sang et de l’or. Que fait-elle ? Déblaie-t-elle les embouchures des fleuves ? abrège-t-elle la route de l’Inde ? relie-t-elle le Pacifique à l’Atlantique ? perce-t-elle l’isthme de Suez ? coupe-t-elle l’isthme de Panama ? jette-t-elle dans les profondeurs de l’océan le prodigieux fil électrique qui rattachera les continents aux continents par l’idée devenue éclair, et qui, fibre colossale de la vie universelle, fera du globe un cœur énorme ayant pour battement la pensée de l’homme ? À quoi s’occupe l’Europe des rois ? accomplit-elle, maîtresse du monde, quelque grand et saint travail de progrès, de civilisation et d’humanité ? à quoi dépense-t-elle les forces gigantesques du continent dont elle dispose ? que fait-elle ?

Citoyens, elle fait une guerre.

Une guerre pour qui ?

Pour vous, peuples ?

Non, pour eux, rois.

Quelle guerre ?

Une guerre misérable par l’origine : une clef ; épouvantable par le début : Balaklava ; formidable par la fin : l’abîme.

Une guerre qui part du risible pour aboutir à l’horrible.

Proscrits, nous avons déjà plus d’une fois parlé de cette guerre, et nous sommes condamnés à en parler longtemps encore. Hélas ! je n’y songe, quant à moi, que le cœur serré.

Ô français qui m’entourez, la France avait une armée, une armée la première du monde, une armée admirable, incomparable, formée aux grandes guerres par vingt ans d’Afrique, une armée tête de colonne du genre humain, espèce de Marseillaise vivante, aux strophes hérissées de bayonnettes, qui, mêlée au souffle de la Révolution, n’eût eu qu’à faire chanter ses clairons pour faire à l’instant même tomber en poussière sur le continent tous les vieux sceptres et toutes les vieilles chaînes ; cette armée, où est-elle ? qu’est-elle devenue ? Citoyens, M. Bonaparte l’a prise. Qu’en a-t-il fait ? d’abord il l’a enveloppée dans le linceul de son crime ; ensuite il lui a cherché une tombe. Il a trouvé la Crimée.

Car cet homme est poussé et aveuglé par ce qu’il a en lui de fatal et par cet instinct de la destruction du vieux monde qui est son âme à son insu.

Proscrits, détournez un moment vos yeux de Cayenne où il y a aussi un sépulcre, et regardez là-bas à l’orient. Vous y avez des frères.

L’armée française et l’armée anglaise sont là.

Qu’est-ce que c’est que cette tranchée qu’on ouvre devant cette ville tartare ? cette tranchée à deux pas de laquelle coule le ruisseau de sang d’Inkermann, cette tranchée où il y a des hommes qui passent la nuit debout et qui ne peuvent se coucher parce qu’ils sont dans l’eau jusqu’aux genoux ; d’autres qui sont couchés, mais dans un demi-mètre de boue qui les recouvre entièrement et où ils mettent une pierre pour que leur tête en sorte ; d’autres qui sont couchés, mais dans la neige, sous la neige, et qui se réveilleront demain les pieds gelés ; d’autres qui sont couchés, mais sur la glace et qui ne se réveilleront pas ; d’autres qui marchent pieds nus par un froid de dix degrés parce qu’ayant ôté leurs souliers, ils n’ont plus la force de les remettre ; d’autres couverts de plaies qu’on ne panse pas ; tous sans abri, sans feu, presque sans aliments, faute de moyens de transport, ayant pour vêtement des haillons mouillés devenus glaçons, rongés de dyssenterie et de typhus, tués par le lit où ils dorment, empoisonnés par l’eau qu’ils boivent[2], harcelés de sorties, criblés de bombes, réveillés de l’agonie par la mitraille, et ne cessant d’être des combattants que pour redevenir des mourants ; cette tranchée où l’Angleterre, à l’heure qu’il est, a entassé trente mille soldats, où la France, le 17 décembre, ― j’ignore le chiffre ultérieur, ― avait couché quarante-six mille sept cents hommes ; cette tranchée où, en moins de trois mois, quatrevingt mille hommes ont disparu ; cette tranchée de Sébastopol, c’est la fosse des deux armées. Le creusement de cette fosse, qui n’est pas finie, a déjà coûté trois milliards.

La guerre est un fossoyeur en grand qui se fait payer cher.

Oui, pour creuser la fosse des deux armées d’Angleterre et de France, la France et l’Angleterre, en comptant tout, y compris le capital des flottes englouties, y compris la dépression de l’industrie, du commerce et du crédit, ont déjà dépensé trois milliards. Trois milliards ! avec ces trois milliards on eût complété le réseau des chemins de fer anglais et français, on eût construit le tunnel tubulaire de la Manche, meilleur trait d’union des deux peuples que la poignée de main de lord Palmerston et de M. Bonaparte qu’on nous montre au-dessus de nos têtes avec cette légende : À la bonne foi ; avec ces trois milliards, on eût drainé toutes les bruyères de France et d’Angleterre, donné de l’eau salubre à toutes les villes, à tous les villages et à tous les champs, assaini la terre et l’homme, reboisé dans les deux pays toutes les pentes, prévenu par conséquent les inondations et les débordements, empoissonné tous les fleuves de façon à donner au pauvre le saumon à un sou la livre, multiplié les ateliers et les écoles, exploré et exploité partout les gisements houillers et minéraux, doté toutes les communes de pioches à vapeur, ensemencé les millions d’hectares en friche, transformé les égouts en puits d’engrais, rendu les disettes impossibles, mis le pain dans toutes les bouches, décuplé la production, décuplé la consommation, décuplé la circulation, centuplé la richesse ! ― Il vaut mieux prendre ― je me trompe ― ne pas prendre Sébastopol !

Il vaut mieux employer ses milliards à faire périr ses armées ! il vaut mieux se ruiner à se suicider !

Donc, devant le continent qui frissonne, les deux armées agonisent. Et, pendant ce temps-là, que fait « l’empereur Napoléon III » ? J’ouvre un journal de l’empire (l’orateur déploie un journal) et j’y lis : « Le carnaval poursuit ses joies. Ce ne sont que fêtes et bals. Le deuil que la cour a pris à l’occasion des morts des reines de Sardaigne sera suspendu vingt-quatre heures pour ne pas empêcher le bal qui va avoir lieu aux Tuileries. »

Oui, c’est le bruit d’un orchestre que nous entendons dans le pavillon de l’Horloge ; oui, le Moniteur enregistre et détaille le quadrille où ont « figuré leurs majestés » ; oui, l’empereur danse, oui, ce Napoléon danse, pendant que, les prunelles fixées sur les ténèbres, nous regardons, et que le monde civilisé, frémissant, regarde avec nous Sébastopol, ce puits de l’abîme, ce tonneau sombre ou viennent l’une après l’autre, pâles, échevelées, versant dans le gouffre leurs trésors et leurs enfants, et recommençant toujours, la France et l’Angleterre, ces deux Danaïdes aux yeux sanglants !

Pourtant on annonce que « l’empereur » va partir. Pour la Crimée ! est-ce possible ? Voici que la pudeur lui viendrait et qu’il aurait conscience de la rougeur publique ? On nous le montre brandissant vers Sébastopol le sabre de Lodi, chaussant les bottes de sept lieues de Wagram, avec Troplong et Baroche éplorés pendus aux deux basques de sa redingote grise. Que veut dire ce va-t-en guerre ? ― Citoyens, un souvenir. Le matin du coup d’état, apprenant que la lutte commençait, M. Bonaparte s’écria : Je veux aller partager les dangers de mes braves soldats ! Il y eut probablement là quelque Baroche ou quelque Troplong qui s’éplora. Rien ne put le retenir. Il partit. Il traversa les Champs-Élysées et les Tuileries entre deux triples haies de bayonnettes. En débouchant des Tuileries, il entra rue de l’Échelle. Rue de l’Échelle, cela signifie rue du Pilori ; il y avait là autrefois en effet une échelle ou pilori. Dans cette rue il aperçut de la foule, il vit le geste menaçant du peuple ; un ouvrier lui cria : à bas le traître ! Il pâlit, tourna bride, et rentra à l’Élysée. Ne nous donnons donc pas les émotions du départ. S’il part, la porte des Tuileries, comme celle de l’Élysée, reste entre-bâillée derrière lui ; s’il part, ce n’est pas pour la tranchée où l’on agonise, ni pour la brèche où l’on meurt. Le premier coup de canon qui lui criera : à bas le traître ! lui fera rebrousser chemin. Soyons tranquilles. Jamais, ni dans Paris, ni en Crimée, ni dans l’histoire, Louis Bonaparte ne dépassera la rue de l’Échelle.

Du reste, s’il part, l’œil de l’histoire sera fixé sur Paris. Attendons.

Citoyens, je viens d’exposer devant vous, et je circonscris la peinture, le tableau que présente l’Europe aujourd’hui.

Ce que serait l’Europe républicaine, je vous l’ai dit ; ce qu’est l’Europe impériale ; vous le voyez.

Dans cette situation générale, la situation spéciale de la France, la voici :

Les finances gaspillées, l’avenir grevé d’emprunts, lettres de change signées Deux-Décembre et Louis Bonaparte et par conséquent sujettes à protêt, l’Autriche et la Prusse ennemies avec des masques d’alliées, la coalition des rois latente mais visible, les rêves de démembrement revenus, un million d’hommes prêt a s’ébranler vers le Rhin au premier signe du czar, l’armée d’Afrique anéantie. Et pour point d’appui, quoi ? l’Angleterre ; un naufrage.

Tel est cet effrayant horizon aux deux extrémités duquel se dressent deux spectres, le spectre de l’armée en Crimée, le spectre de la république en exil.

Hélas ! l’un de ces deux spectres a au flanc le coup de poignard de l’autre, et le lui pardonne.

Oui, j’y insiste, la situation est si lugubre que le parlement épouvanté ordonne une enquête, et qu’il semble à ceux qui n’ont pas foi en l’avenir des peuples providentiels que la France va périr et que l’Angleterre va sombrer.

Résumons.

La nuit partout. Plus de tribune en France, plus de presse, plus de parole. La Russie sur la Pologne, l’Autriche sur la Hongrie, l’Autriche sur Milan, l’Autriche sur Venise, Ferdinand sur Naples, le pape sur Rome, Bonaparte sur Paris. Dans ce huis clos de l’obscurité, toutes sortes d’actes de ténèbres ; exactions, spoliations, brigandages, transportations, fusillades, gibets ; en Crimée, une guerre affreuse ; des cadavres d’armées sur des cadavres de nations ; l’Europe cave d’égorgement. Je ne sais quel tragique flamboiement sur l’avenir. Blocus, villes incendiées, bombardements, famines, pestes, banqueroutes. Pour les intérêts et les égoïsmes le commencement d’un sauve-qui-peut. Révoltes obscures des soldats en attendant le réveil des citoyens. État de choses terrible, vous dis-je, et cherchez-en l’issue. Prendre Sébastopol, c’est la guerre sans fin ; ne pas prendre Sébastopol, c’est l’humiliation sans remède. Jusqu’à présent on s’était ruiné pour la gloire, maintenant ou se ruine pour l’opprobre. Et que deviendront, sous ce trépignement de césars furieux, ceux des peuples qui survivent ? Ils pleureront jusqu’à leur dernière larme, ils paieront jusqu’à leur dernier sou, ils saigneront jusqu’à leur dernier enfant. Nous sommes en Angleterre, que voyons-nous autour de nous ? Partout des femmes en noir. Des mères, des sœurs, des orphelines, des veuves. Rendez-leur donc ce qu’elles pleurent, à ces femmes ! Toute l’Angleterre est sous un crêpe. En France il y a ces deux immenses deuils, l’un qui est la mort, l’autre, pire, qui est l’ignominie ; l’hécatombe de Balaklava et le bal des Tuileries.

Proscrits, cette situation a un nom. Elle s’appelle « la société sauvée ».

Ne l’oublions pas, ce nom nous le dit, reportons toujours tout à l’origine. Oui, cette situation, toute cette situation sort du « grand acte » de décembre. Elle est le produit du parjure du 2 et de la boucherie du 4. On ne peut pas dire d’elle du moins qu’elle est bâtarde. Elle a une mère, la trahison, et un père, le massacre. Voyez ces deux choses qui aujourd’hui se touchent comme les deux doigts de la main de justice divine, le guet-apens de 1851 et la calamité de 1855, la catastrophe de Paris et la catastrophe de l’Europe. M. Bonaparte est parti de ceci pour arriver à cela.

Je sais bien qu’on me dit, je sais bien que M. Bonaparte me dit et me fait dire par ses journaux : ― Vous n’avez à la bouche que le Deux-Décembre ! Vous répétez toujours ces choses-là ! ― À quoi je réponds : ― Vous êtes toujours là !

Je suis votre ombre.

Est-ce ma faute à moi si l’ombre du crime est un spectre ?

Non ! non ! non ! non ! ne nous taisons pas, ne nous lassons pas, ne nous arrêtons pas. Soyons toujours là, nous aussi, nous qui sommes le droit, la justice et la réalité. Il y a maintenant au-dessus de la tête de Bonaparte deux linceuls, le linceul du peuple et le linceul de l’armée, agitons-les sans relâche. Qu’on entende sans cesse, qu’on entende à travers tout, nos voix au fond de l’horizon ! ayons la monotonie redoutable de l’océan, de l’ouragan, de l’hiver, de la tempête, de toutes les grandes protestations de la nature.

Ainsi, citoyens, une bataille à outrance, une fuite sans fond de toutes les forces vives, un écroulement sans limites, voilà où en est cette malheureuse société du passé qui s’était crue sauvée en effet parce qu’un beau matin elle avait vu un aventurier, son conquérant, confier l’ordre au sergent de ville et l’abrutissement au jésuite !

Cela est en bonnes mains, avait-elle dit.

Qu’en pense-t-elle maintenant ?

Ô peuples, il y a des hommes de malédiction. Quand ils promettent la paix, ils tiennent la guerre ; quand ils promettent le salut, ils tiennent le désastre ; quand ils promettent la prospérité, ils tiennent la ruine ; quand ils promettent la gloire, ils tiennent la honte ; quand ils prennent la couronne de Charlemagne, ils mettent dessous le crâne d’Ezzelin ; quand ils refont la médaille de César, c’est avec le profil de Mandrin ; quand ils recommencent l’empire, c’est par 1812 ; quand ils arborent un aigle, c’est une orfraie ; quand ils apportent à un peuple un nom, c’est un faux nom ; quand ils lui font un serment, c’est un faux serment ; quand ils lui annoncent un Austerlitz, c’est un faux Austerlitz ; quand ils lui donnent un baiser, c’est le baiser de Judas ; quand ils lui offrent un pont pour passer d’une rive à l’autre, c’est le pont de la Bérésina.

Ah ! il n’est, pas un de nous, proscrits, qui ne soit navré, car la désolation est partout, car l’abjection est partout, car l’abomination est partout ; car l’accroissement du czar, c’est la diminution de la lumière ; car, moi qui vous parle, l’abaissement de cette grande, fière, généreuse et libre Angleterre m’humilie comme homme ; car, suprême douleur, nous entendons en ce moment la France qui tombe avec le bruit que ferait la chute d’un cercueil !

Vous êtes navrés, mais vous avez courage et foi. Vous faites bien, amis. Courage, plus que jamais ! Je vous l’ai dit déjà, et cela devient plus évident de jour en jour, à cette heure la France et l’Angleterre n’ont plus qu’une voie de salut, l’affranchissement des peuples, la levée en masse des nationalités, la révolution. Extrémité sublime. Il est beau que le salut soit en même temps la justice. C’est là que la providence éclate. Oui, courage plus que jamais ! Dans le péril Danton criait : de l’audace ! de l’audace ! et encore de l’audace ! ― Dans l’adversité il faut crier : de l’espoir ! de l’espoir ! et encore de l’espoir ! ― Amis, la grande république, la république démocratique, sociale et libre rayonnera avant peu ; car c’est la fonction de l’empire de la faire renaître, comme c’est la fonction de la nuit de ramener le jour. Les hommes de tyrannie et de malheur disparaîtront. Leur temps se compte maintenant par minutes. Ils sont adossés au gouffre ; et déjà, nous qui sommes dans l’abîme, nous pouvons voir leur talon qui dépasse le rebord du précipice. Ô proscrits ! j’en atteste les ciguës que les Socrates ont bues, les Golgotha où sont montés les Jésus-Christs, les Jéricho que les Josués ont fait crouler ; j’en atteste les bains de sang qu’ont pris les Thraséas, les braises ardentes qu’ont mâchées les Porcias, épouses des Brutus, les bûchers d’où les Jean Huss ont crié : le cygne naîtra ! j’en atteste ces mers qui nous entourent et que les Christophe-Colombs ont franchies, j’en atteste ces étoiles qui sont au-dessus de nos têtes et que les Galilées ont interrogées, proscrits, la liberté est immortelle ! proscrits, la vérité est éternelle !

Le progrès, c’est le pas même de Dieu.

Donc, que ceux qui pleurent se consolent, et que ceux qui tremblent ― il n’y en a pas parmi nous ― se rassurent. L’humanité ne connaît pas le suicide et Dieu ne connaît pas l’abdication. Non, les peuples ne resteront pas indéfiniment dans les ténèbres, ignorant l’heure qu’il est dans la science, l’heure qu’il est dans la philosophie, l’heure qu’il est dans l’art, l’heure qu’il est dans l’esprit humain, l’œil stupidement fixé sur le despotisme, ce sinistre cadran d’ombre où la double aiguille sceptre et glaive, à jamais immobile, marque éternellement minuit !




II


LETTRE À LOUIS BONAPARTE


8 avril 1855.



Cette funèbre guerre de Crimée se termina par le baiser de la reine Victoria à « l’empereur des français ». Louis Bonaparte alla à Londres chercher ce baiser. Ce fut une sorte d’enivrement des deux gouvernements. Les fêtes après les carnages ; ces choses là s’enchaînent.

La fête fut splendide. Elle fut même complète. L’exil s’en mêla. En débarquant à Douvres, « l’empereur » put lire, affichées sur tous les murs, les paroles que voici :


VICTOR HUGO À LOUIS BONAPARTE


Qu’est-ce que vous venez faire ici ? à qui en voulez-vous ? qui venez-vous insulter ? L’Angleterre dans son peuple ou la France dans ses proscrits ? Nous en avons déjà enterré neuf, à Jersey seulement. Est-ce là ce que vous voulez savoir ? Le dernier s’appelait Félix Bony, et avait vingt-neuf ans ; cela vous suffit-il ? Voulez-vous voir son tombeau ? Que venez-vous faire ici, vous dis-je ? Cette Angleterre qui n’a point de bât sur le cou, cette France bannie, ce peuple souverain de lui-même, cette proscription décimée et calme, n’ont que faire de vous. Laissez la liberté en paix. Laissez l’exil tranquille.

Ne venez pas.

Quel leurre viendrez-vous offrir à cette illustre et généreuse nation ? quel coup d’ongle préméditez-vous contre la liberté anglaise ? arriveriez-vous plein de promesses comme en France en 1848 ? changeriez-vous la pantomime ? mettrez-vous la main sur votre cœur pour l’alliance anglaise de la même façon que vous l’y mettiez pour la république ? sera-ce toujours l’habit boutonné, la plaque sur l’habit, la main sur la plaque, l’accent ému, l’œil humide ? quelle parole la plus sacrée allez-vous jurer ? quelle affirmation de fidélité éternelle, quel engagement inviolable, quelle protestation portant votre exergue, quel serment frappé à votre effigie allez-vous mettre en circulation ici, vous, le faux monnayeur de l’honneur !

Qu’est-ce que vous apporteriez à cette terre ? Cette terre est la terre de Thomas Morus, de Hampden, de Bradshaw, de Shakespeare, de Milton, de Newton, de Watt, de Byron, et elle n’a pas besoin d’un échantillon de la boue du boulevard Montmartre. Vous venez chercher une jarretière ? En effet, c’est jusque-là que vous avez du sang.

Je vous dis de ne pas venir. Vous ne seriez pas à votre place ici. Regardez. Vous voyez bien que ce peuple est libre. Vous voyez bien que ces gens-là vont et viennent, lisent, écrivent, interrogent, pensent, crient, se taisent, respirent, comme bon leur semble. Cela ne ressemble à rien de ce que vous connaissez. Vous aurez beau regarder les collets d’habit, vous n’y trouverez pas le pli que donne le poing du gendarme. Non, vraiment, vous ne seriez pas chez vous. Vous seriez dans un air irrespirable pour vous. Vous voyez bien qu’il n’y a pas de janissaires ici, pas plus de janissaires prêtres que de janissaires soldats ; vous voyez bien qu’il n’y pas d’espions ; vous voyez bien qu’il n’y a pas de jésuites ; vous voyez bien que les juges rendent la justice !

La tribune parle, les journaux parlent, la conscience publique parle ; il y a du soleil en ce pays. Vous voyez bien qu’il fait jour, aigle ! que venez-vous faire ici ?

Si vous voulez savoir, alliance à part, ce que ce peuple pense de vous, lisez ses vrais journaux, ses journaux d’il y a deux ans.

Visiterez-vous Londres, habillé en empereur et en  ? D’autres qui étaient empereurs aussi, et généraux aussi, l’ont visitée avant vous, et y ont eu des ovations diversement triomphales ; vous auriez le même accueil. Irez-vous au square Trafalgar ? irez-vous au square Waterloo, au pont Waterloo, à la colonne Waterloo ? Nicolas y a été reçu par les aldermen. Irez-vous à la brasserie Perkins ? Haynau y a été reçu par les ouvriers.

Venez-vous parler à l’Angleterre de la Crimée ? Vous toucheriez là à un grand deuil. Le désastre de Sébastopol a ouvert le flanc de l’Angleterre plus profondément encore que le flanc de la France. L’armée française agonise, l’armée anglaise est morte ; ce qui, si l’on en croit ceux qui admirent vos hasards, aurait fait faire à l’un de vos historiographes cette remarque : ― Sans le vouloir, nous vengeons Waterloo. Napoléon III a fait plus de mal à l’Angleterre en un an d’alliance qu’en quinze ans de guerre Napoléon premier. (À propos, vos amis ne disent plus : le grand. Pourquoi donc ?)

Oui, vous avez de ces flatteurs-là, empereur d’occasion. C’est une chose étrange en effet que cette aventure qu’on appelle votre destinée. Les paroles manquent et l’on tombe dans un abîme de stupeur en pensant que vous en êtes peut-être vraiment venu vous-même à croire que vous êtes quelqu’un, en songeant que vous prenez votre tragédie horrible au sérieux, et que, probablement, vous vous imagineriez faire sur l’Europe je ne sais quel effet de perspective le jour où vous apparaîtriez au peuple anglais dans votre mise en scène d’à présent, muet, heureux et lugubre, debout dans votre nuée de crimes, couronné d’une sorte d’infamie impériale et mystérieuse, et portant sur votre front toutes ces actions sombres qui sont de la compétence du tonnerre.

Et de la cour d’assises, monsieur.

Ah ! ces terribles choses vraies, vous les entendrez. Pourquoi venez-vous ici ?

Tenez, parmi ceux de ce gouvernement qui, pour des raisons variées, vous font accueil, prenez le plus enthousiaste, le plus enivré, le plus effaré de vous, prenez l’anglais qui crie le mieux : Vive l’empereur ! alderman, ministre, lord, et faites-lui cette simple question : ― S’il arrivait en ce pays qu’un homme tenant le pouvoir à un titre quelconque, un ministre, par exemple (c’est ce que vous étiez, monsieur), s’il arrivait que cet homme, sous prétexte qu’il aurait, devant les hommes et devant Dieu, juré fidélité à la constitution, prît une nuit l’Angleterre à la gorge, brisât le parlement, renversât la tribune, jetât les membres inviolables des assemblées dans les cabanons de Millbank et de Newgate, démolît Westminster, fit du sac de laine l’oreiller de son corps de garde, chassât les juges à coups de bottes, liât les mains derrière le dos à la justice, bâillonnât la presse, écrasât les imprimeries, étranglât les journaux, couvrît Londres de canons et de bayonnettes, vidât les fourgons de la Banque dans les poches de ses soldats, prît les maisons d’assaut, égorgeât les hommes, les femmes, les vieillards et les enfants, fît de Hyde-Park une fosse d’arquebusades nocturnes, mitraillât la Cité, mitraillât le Strand, mitraillât Régent street, mitraillât Charing Cross, vingt quartiers de Londres, vingt comtés d’Angleterre, encombrât les rues des cadavres des passants, emplît les morgues et les cimetières, fît la nuit partout, le silence partout, la mort partout, supprimât, en un mot, d’un seul coup, la loi, la liberté, le droit, la nation, le souffle, la vie, qu’est-ce que le peuple anglais ferait à cet homme ? ― Avant que la phrase soit finie, vous verriez sortir de terre d’elle-même et se dresser devant vous l’échelle de l’échafaud !

Oui, l’échafaud. Et, si hideux que soient les crimes que je viens d’énumérer, je prononce ce mot, ― pourquoi m’en cacherais-je ? ― avec un serrement de cœur ; car la suprême parole du progrès, confessée par nous, démocrates-socialistes, n’a pas jusqu’à cette heure été acceptée en Angleterre, et pour ce grand peuple insulaire, arrêté à mi-côte du dix-neuvième siècle et à quelque distance du sommet de la civilisation, la vie humaine n’est pas encore inviolable.

Il faut être sur ce haut plateau de l’exil et de l’épreuve où nous sommes pour embrasser l’horizon entier de la vérité et pour comprendre que toute vie humaine, même votre vie humaine à vous, monsieur, est sacrée.

Ce n’est pas du reste de cette façon, et du haut d’un principe, que vos amis de ce pays traitent les questions qui vous touchent. Ils trouvent plus court de dire qu’il n’y a jamais eu de coup d’état, que ce n’est pas vrai, que vous n’avez jamais prêté le moindre serment, que le deux-décembre n’a jamais existé, qu’il n’a pas été versé une goutte de sang, que Saint-Arnaud, Espinasse et Maupas sont des personnages mythologiques, qu’il n’y a pas de proscrits, que Lambessa est dans la lune, et que nous faisons semblant.

Les habiles disent qu’il y a bien eu quelque chose en effet, mais que nous exagérons, que les hommes tués n’avaient pas tous des cheveux blancs, que les femmes tuées n’étaient pas toutes grosses, et que l’enfant de sept ans de la rue Tiquetonne avait huit ans.

Je reprends.

Ne venez pas dans ce pays.

Songez d’ailleurs à l’imprudence ; et à quoi exposeriez-vous le gouvernement qui vous recevrait chez lui ? Paris a des éruptions inattendues ; il l’a prouvé en 1789, en 1830 et en 1848. Qu’est-ce qui garantit au peuple anglais, qui prise haut, et avec raison, l’amitié de la France, qu’est-ce qui garantit au gouvernement britannique qu’une révolution ne va pas éclater derrière vos talons, que le décor ne va pas changer subitement, que ce vieux trouble-fête de faubourg Saint-Antoine ne va pas se réveiller en sursaut et donner un coup de pied dans l’empire, et que, tout à coup, en une secousse de télégraphe électrique, lui, gouvernement d’Angleterre, il ne va pas se trouver brusquement ayant pour hôte à Saint-James et pour convive au banquet royal, non sa majesté l’empereur des français, mais l’accusé pâle et frissonnant de la France et de la république ? non le Napoléon de la colonne, mais le Napoléon du poteau ?

Mais vos polices vous rassurent. Le coup d’état a dans sa poche le vieil œil de Vidocq et voit le fond des choses avec ça. C’est ce qui lui tient lieu de conscience. La police vous répond du peuple de même que le prêtre vous répond de Dieu. M. Piétri et M. Sibour vous parlent chacun d’un côté. ― Cette canaille de peuple n’existe plus, affirme M. Piétri. ― Je voudrais bien voir que Dieu bougeât, murmure M. Sibour. Vous êtes tranquille. Vous dites : ― Bah ! ces démagogues rêvent. Ils voudraient me faire peur avec des croquemitaines. Il n’y a plus de révolution ; Veuillot l’a broutée. Le coup d’état peut dormir sur les deux oreilles de Baroche. Paris, la populace, les faubourgs, tout cela est sous mes talons. Qu’importe tout cela ?

Au fait, c’est juste. Et qu’importe l’histoire ? qu’importe la postérité ? Qu’il y ait aujourd’hui un deux-décembre faisant pendant à Austerlitz, un Sébastopol faisant équilibre à Marengo, qu’il y ait un Napoléon le grand et un autre Napoléon s’agitant sous le microscope, que notre oncle soit notre oncle ou ne le soit pas, qu’il ait vécu ou soit mort, que l’Angleterre lui ait mis Wellington sur la tête et Hudson-Lowe sur la poitrine, qu’est-ce que cela fait ? Nous n’en sommes plus là. C’est du passé ou du libelle. Si nous sommes petit, cela ne regarde personne. On nous admire. N’est-ce pas, Troplong ? Oui, sire. Il n’y a plus qu’une question aujourd’hui, notre empire. Une seule chose importe, prouver que nous sommes reçu ; imposer « le parvenu » à la vieille maison royale de Brunswick ; faire disparaître la catastrophe de Crimée sous des fêtes en Angleterre ; se réjouir dans ce crêpe ; couvrir ces mitrailles d’un feu d’artifice ; montrer notre habit de général là où l’on a vu notre bâton de policeman ; être joyeux ; danser un peu à Buckingham Palace. Cela fait, tout est fait.

Donc voyage à Londres. Préférable du reste au voyage en Crimée ; à Londres les salves tireront à poudre. Quinze jours de galas. Triomphe. Promenades dans les résidences royales ; à Carlton-House ; à Osborn, dans l’île de Wight ; à Windsor où vous trouverez le lit de Louis-Philippe à qui vous devez votre vie et sa bourse, et où la tour de Lancastre vous parlera de Henri l’imbécile, et où la tour d’York vous parlera de Richard l’assassin. Puis grands et petits levers, bals, bouquets, orchestres, Rule Britannia croisé de Partant pour la Syrie, lustres allumés, palais illuminés, harangues, hurrahs. Détails de vos grands cordons et de vos grâces dans les journaux. C’est bien. À ces détails trouvez bon que d’avance j’en mêle d’autres qui viennent d’un autre de vos lieux de triomphe, de Cayenne. Les déportés, ― ces hommes qui n’ont commis d’autre crime que de résister à votre crime, c’est à-dire de faire leur devoir, et d’être de bons et vaillants citoyens, ― les déportés sont là, accouplés aux forçats, travaillant huit heures par jour sous le bâton des argousins, nourris de métuel et de couac comme autrefois les esclaves, tête rasée, vêtus de haillons marqués T. F. Ceux qui ne veulent pas porter en grosses lettres le mot galérien sur leurs souliers vont pieds nus. L’argent qu’on leur envoie leur est pris. S’ils oublient de mettre le bonnet bas devant quelqu’un des malfaiteurs, vos agents, qui les gardent, cas de punition, les fers, le cachot, le jeûne, la faim, ou bien on les lie, quinze jours durant, quatre heures chaque jour, par le cou, la poitrine, les bras et les jambes, avec de grosses cordes, à un billot. Par décret du sieur Bonnard se qualifiant gouverneur de la Guyane, en date du 29 août, permis aux gardiens de les tuer pour ce qu’on appelle « violation de consigne ». Climat terrible, ciel tropical, eaux pestilentielles, fièvre, typhus, nostalgie ; ils meurent-trente-cinq sur deux cents, dans le seul îlot Saint-Joseph ; ― on jette les cadavres à la mer. Voilà, monsieur.

Ces rabâchages du sépulcre vous font sourire, je le sais ; mais vous en souriez pour ceux qui en pleurent. J’en conviens, vos victimes, les orphelins et les veuves que vous faites, les tombeaux que vous ouvrez, tout cela est bien usé. Tous ces linceuls montrent la corde. Je n’ai rien de plus neuf à vous offrir ; que voulez-vous ? Vous tuez, on meurt. Prenons tous notre parti, nous de subir le fait, vous de subir le cri ; nous, des crimes, vous, des spectres.

Du reste, on nous dit ici de nous taire, et l’on ajoute que, si nous élevons la voix en ce moment, nous, les exilés, c’est l’occasion qu’on choisira pour nous jeter dehors. On ferait bien. Sortir à l’instant où vous entrez. Ce serait juste.

Il y aurait là pour les chassés quelque chose qui ressemblerait à de la gloire.

Et puis, comme politique, ce serait logique. La meilleure bienvenue au proscripteur, c’est la persécution des proscrits. On peut lire cela dans Machiavel, ou dans vos yeux.

La plus douce caresse au traître, c’est l’insulte aux trahis. Le crachat sur Jésus est sourire à Judas.

Qu’on fasse donc ce qu’on voudra.

La persécution. Soit.

Quelle que soit cette persécution, quelque forme qu’elle prenne, sachez ceci, nous l’accueillerons avec orgueil et joie ; et pendant qu’on vous saluera, nous la saluerons. Ce n’est pas nouveau ; toutes les fois qu’on a crié : Ave, Cæsar, l’écho du genre humain a répondu : Ave, dolor.

Quelle qu’elle soit, cette persécution, elle n’ôtera pas de nos yeux, ni des yeux de l’histoire, l’ombre hideuse que vous avez faite. Elle ne nous fera pas perdre de vue votre gouvernement du lendemain du coup d’état, ce banquet catholique et soldatesque, ce festin de mitres et de shakos, cette mêlée du séminaire et de la caserne dans une orgie, ce tohu-bohu d’uniformes débraillés et de soutanes ivres, cette ripaille d’évêques et de caporaux où personne ne sait plus ce qu’il fait, où Sibour jure et où Magnan prie, où le prêtre coupe son pain avec le sabre et où le soldat boit dans le ciboire. Elle ne nous fera pas perdre de vue l’éternel fond de votre destinée, cette grande nation éteinte, cette mort de la lumière du monde, cette désolation, ce deuil, ce faux serment énorme, Montmartre qui est une montagne sur votre horizon sinistre, le nuage immobile des fusillades du Champ de Mars ; là-bas, dressant leur triangle noir, les guillotines de 1852, et, là, à nos pieds, dans l’obscurité, cet océan qui charrie dans ses écumes vos cadavres de Cayenne.

Ah ! la malédiction de l’avenir est une mer aussi, et votre mémoire, cadavre horrible, roulera à jamais dans ses vagues sombres !

Ah ! malheureux ! avez-vous quelque idée de la responsabilité des âmes ? Quel est votre lendemain ? votre lendemain sur la terre ? votre lendemain dans le tombeau ? qu’est-ce qui vous attend ? croyez-vous en Dieu ? qui êtes-vous ?

Quelquefois, la nuit, ne dormant pas, le sommeil de la patrie est l’insomnie du proscrit, je regarde à l’horizon la France noire, je regarde l’éternel firmament, visage de la justice éternelle, je fais des questions à l’ombre sur vous, je demande aux ténèbres de Dieu ce qu’elles pensent des vôtres, et je vous plains, monsieur, en présence du silence formidable de l’infini.

VICTOR HUGO.




I


EXPULSION DE JERSEY



Cependant, souterrainement, Louis Bonaparte manœuvrait, ce qui lui avait attiré l’Avertissement qu’on a lu plus haut ; il avait mis en mouvement dans la chambre des communes quelqu’un d’inconnu qui porte un nom connu, sir Robert Peel, lequel avait, dans le patois sérieux qu’admet la politique, particulièrement en Angleterre, dénoncé Victor Hugo, Mazzini et Kossuth, et dit de Victor Hugo ceci : « Cet individu a une sorte de querelle personnelle avec le distingué personnage que le peuple français s’est choisi pour souverain. » Individu est, à ce qu’il paraît, le mot qui convient ; un M. de Ribaucourt l’a employé plus tard, en mai 1871, pour demander l’expulsion belge de Victor Hugo ; et M. Louis Bonaparte l’avait employé pour qualifier les représentants du peuple proscrits par lui en janvier 1852. Ce M. Peel, dans cette séance du 13 décembre 1854, après avoir signalé les actes et les publications de Victor Hugo, avait déclaré qu’il demanderait aux ministres de la reine s’il n’y aurait pas moyen d’y mettre un terme. La persécution du proscrit était en germe dans ces paroles. Victor Hugo, indifférent à ces choses diverses, continua l’œuvre de son devoir, et fit passer par-dessus la tête du gouvernement anglais sa Lettre à Louis Bonaparte, qu’on vient de lire. La colère fut profonde. L’alliance anglo-française éclata ; la police de Paris vint déchirer l’affiche du proscrit sur les murs de Londres. Cependant le gouvernement anglais trouva prudent d’attendre une autre occasion. Elle ne tarda pas à se présenter. Une lettre éloquente, ironique et spirituelle, adressée à la reine et signée Félix Pyat, fut publiée à Londres et reproduite à Jersey par le journal l’Homme (voir le livre les Hommes de l’exil). L’explosion eut lieu là-dessus. Trois proscrits, Ribeyrolles, rédacteur de l’Homme, le colonel Pianciani et Thomas, furent expulsés de Jersey par ordre du gouvernement anglais. Victor Hugo prit fait et cause pour eux. Il éleva la voix.


DÉCLARATION


Trois proscrits, Ribeyrolles, l’intrépide et éloquent écrivain ; Pianciani, le généreux représentant du peuple romain ; Thomas, le courageux prisonnier du Mont-Saint-Michel, viennent d’être expulsés de Jersey.

L’acte est sérieux. Qu’y a-t-il à la surface ? Le gouvernement anglais. Qu’y a-t-il au fond ? La police française. La main de Fouché peut mettre le gant de Castlereagh ; ceci le prouve.

Le coup d’état vient de faire son entrée dans les libertés anglaises. L’Angleterre en est arrivée à ce point, proscrire des proscrits. Encore un pas, et l’Angleterre sera une annexe de l’empire français, et Jersey sera un canton de l’arrondissement de Coutances.

À l’heure qu’il est, nos amis sont partis ; l’expulsion est consommée.

L’avenir qualifiera le fait ; nous nous bornons à le constater. Nous en prenons acte ; rien de plus. En mettant à part le droit outragé, les violences dont nos personnes sont l’objet nous font sourire.

La révolution française est en permanence ; la république française, c’est le droit ; l’avenir est inévitable. Qu’importe le reste ? Qu’est-ce, d’ailleurs, que cette expulsion ? Une parure de plus à l’exil, un trou de plus au drapeau.

Seulement, pas d’équivoque.

Voici ce que nous disons, nous, proscrits de France, à vous, gouvernement anglais :

M. Bonaparte, votre « allié puissant et cordial », n’a pas d’autre existence légale que celle-ci : prévenu du crime de haute trahison.

M. Bonaparte, depuis quatre ans, est sous le coup d’un mandat d’amener, signé Hardouin, président de la haute cour de justice ; Delapalme, Pataille, Moreau (de la Seine), Cauchy, juges, et contre-signé Renouard, procureur général[3].

M. Bonaparte a prêté serment, comme fonctionnaire, à la république, et s’est parjuré.

M. Bonaparte a juré fidélité à la constitution, et a brisé la constitution.

M. Bonaparte, dépositaire de toutes les lois, a violé toutes les lois.

M. Bonaparte a emprisonné les représentants du peuple inviolables, chassé les juges.

M. Bonaparte, pour échapper au mandat d’amener de la haute cour, a fait ce que fait le malfaiteur pour se soustraire aux gendarmes, il a tué.

M. Bonaparte a sabré, mitraillé, exterminé, massacré le jour, fusillé la nuit.

M. Bonaparte a guillotiné Cuisinier, Cirasse, Charlet, coupables d’avoir prêté main-forte au mandat d’amener de la justice.

M. Bonaparte a suborné les soldats, suborné les fonctionnaires, suborné les magistrats.

M. Bonaparte a volé les biens de Louis-Philippe à qui il devait la vie.

M. Bonaparte a séquestré, pillé, confisqué, terrorisé les consciences, ruiné les familles.

M. Bonaparte a proscrit, banni, chassé, expulsé, déporté en Afrique, déporté à Cayenne, déporté en exil quarante mille citoyens, du nombre desquels sont les signataires de cette déclaration.

Haute trahison, faux serment, parjure, subornation des fonctionnaires, séquestration des citoyens, spoliation, vol, meurtre, ce sont là des crimes prévus par tous les codes, chez tous les peuples ; punis en Angleterre de l’échafaud, punis en France, où la république a aboli la peine de mort, du bagne.

La cour d’assises attend M. Bonaparte.

Dès à présent, l’histoire lui dit : Accusé, levez-vous !

Le peuple français a pour bourreau et le gouvernement anglais a pour allié le crime-empereur.

Voilà ce que nous disons.

Voilà ce que nous disions hier, et la presse anglaise en masse le disait avec nous ; voilà ce que nous dirons demain, et la postérité unanime le dira avec nous.

Voilà ce que nous dirons toujours, nous qui n’avons qu’une âme, la vérité, et qu’une parole, la justice.

Et maintenant expulsez-nous !


Victor Hugo
.
Jersey, 17 octobre 1855.


À la signature de Victor Hugo vinrent se joindre trente-cinq signatures de proscrits. Les voici :

Le colonel Sandor Téléki, E. Beauvais, Bonnet-Duverdier, Hennet de Kesler, Arsène Hayes, Albert Barbieux, Roomilhac, avocat ; A.-C. Wiesener, ancien officier autrichien ; le docteur Gornet, Charles Hugo, J.-B. Amiel (de l’Ariége), François-Victor Hugo, F. Taféry, Théophile Guérin, Francis Zychon, Benjamin Colin, Édouard Colet, Koziell, V. Vincent, A. Piasecki, Giuseppe Rancan, Lefebvre, Barbier, docteur-médecin ; H. Préveraud, condamné à mort du Deux-Décembre (Allier) ; le docteur Franck, proscrit allemand ; Papowski et Zeno Swietoslawski, proscrits polonais ; Édouard Biffi, proscrit italien ; Fombertaux père, Fombertaux fils, Chardenal, Bouillard, le docteur Deville.

Ce qui suit est extrait du livre les Hommes de l’exil, par Charles Hugo :

Le samedi 27 octobre 1855, à dix heures du matin, trois personnes se présentèrent à Marine Terrace et demandèrent à parler à M. Victor Hugo et à ses deux fils.

« À qui ai-je l’honneur de parler ? demanda M. Victor Hugo au premier des trois.

— Je suis le connétable de Saint-Clément, monsieur Victor Hugo. Je suis chargé par son excellence le gouverneur de Jersey de vous dire qu’en vertu d’une décision de la couronne, vous ne pouvez plus séjourner dans cette île, et que vous aurez à la quitter d’ici au 2 novembre prochain. Le motif de cette mesure prise à votre égard est votre signature au bas de la « Déclaration » affichée dans les rues de Saint-Hélier, et publiée dans le journal l’Homme.

— C’est bien, monsieur. »

Le connétable de Saint-Clément fit ensuite la même communication dans les mêmes termes à MM. Charles Hugo et François-Victor Hugo, qui lui firent la même réponse.

M. Victor Hugo demanda au connétable s’il pouvait lui laisser copie de l’ordre du gouvernement anglais. Sur la réponse négative de M. Lenepveu qui déclara que ce n’était pas l’usage, Victor Hugo lui dit :

« Je constate que, nous autres proscrits, nous signons et publions ce que nous écrivons et que le gouvernement anglais cache ce qu’il écrit. »

Après avoir rempli leur mandat, le connétable et ses deux officiers s’étaient assis.

« Il est nécessaire, reprit alors Victor Hugo, que vous sachiez, messieurs, toute la portée de l’acte que vous venez d’accomplir, avec beaucoup de convenance d’ailleurs et dans des formes dont je me plais à reconnaître la parfaite mesure. Ce n’est pas vous que je fais responsables de cet acte ; je ne veux pas vous demander votre avis ; je suis sûr que dans votre conscience vous êtes indignés et navrés de ce que l’autorité militaire vous fait faire aujourd’hui. »

Les trois magistrats gardèrent le silence et baissèrent la tête.

Victor Hugo continua.

« Je ne veux pas savoir votre sentiment. Votre silence m’en dit assez. Il y a entre les consciences des honnêtes gens un pont par lequel les pensées communiquent, sans avoir besoin de sortir de la bouche. Il est nécessaire néanmoins, je vous le répète, que vous vous rendiez bien compte de l’acte auquel vous vous croyez forcés de prêter votre assistance. Monsieur le connétable de Saint-Clément, vous êtes membre des états de cette île. Vous avez été élu par le libre suffrage de vos concitoyens. Vous êtes représentant du peuple de Jersey. Que diriez-vous si le gouverneur militaire envoyait une nuit ses soldats vous arrêter dans votre lit, s’il vous faisait jeter en prison, s’il brisait en vos mains le mandat dont vous êtes investi, et si vous, représentant du peuple, il vous traitait comme le dernier des malfaiteurs ? Que diriez-vous s’il en faisait autant à chacun de vos collègues ? Ce n’est pas tout. Je suppose que, devant cette violation du droit, les juges de votre cour royale se rassemblassent et rendissent un arrêt qui déclarerait le gouverneur prévenu de crime de haute trahison, et qu’alors le gouverneur envoyât une escouade de soldats qui chassât les juges de leur siège, au milieu de leur délibération solennelle. Je suppose encore qu’en présence de ces attentats, les honnêtes citoyens de votre île se réunissent dans les rues, prissent les armes, fissent des barricades et se missent en mesure de résister à la force au nom du droit, et qu’alors le gouverneur les fît mitrailler par la garnison du fort ; je dis plus, je suppose qu’il fît massacrer les femmes, les enfants, les vieillards, les passants inoffensifs et désarmés pendant toute une journée, qu’il brisât les portes des maisons à coups de canon, qu’il éventrât les magasins à coups de mitraille, et qu’il fît tuer les habitants sous leurs lits à coups de bayonnette. Si le gouverneur de Jersey faisait cela, que diriez-vous ? »

Le connétable de Saint-Clément avait écouté dans le plus profond silence et avec un embarras visible ces paroles. À l’interpellation qui lui était adressée, il continua de rester muet. Victor Hugo répéta sa question : « Que diriez-vous, monsieur ? répondez.

— Je dirais, répondit M. Lenepveu, que le gouverneur aurait tort.

— Pardon, monsieur, entendons-nous sur les mots. Vous me rencontrez dans la rue, vous me saluez et je ne vous salue pas. Vous rentrez chez vous et vous dites : « M. Victor Hugo ne m’a pas rendu mon salut. Il a eu tort. » C’est bien. ― Un enfant étrangle sa mère. Vous bornerez-vous à dire : il a eu tort ? Non, vous direz : c’est un criminel. Eh bien, je vous le demande, l’homme qui tue la liberté, l’homme qui égorge un peuple, n’est-il pas un parricide ? Ne commet-il pas un crime ? répondez.

— Oui, monsieur. Il commet un crime, dit le connétable.

— Je prends acte de votre réponse, monsieur le connétable, et je poursuis. Violé dans l’exercice de votre mandat de représentant du peuple, chassé de votre siège, emprisonné, puis exilé, vous vous retirez dans un pays qui se croit libre et qui s’en vante. Là, votre premier acte est de publier le crime et d’afficher sur les murs l’arrêt de votre cour de justice qui déclare le gouverneur prévenu de haute trahison. Votre premier acte est de faire connaître à tous ceux qui vous entourent et, si vous le pouvez, au monde entier, le forfait monstrueux dont votre personne, votre famille, votre liberté, votre droit, votre patrie viennent d’être victimes. En faisant cela, monsieur le connétable, n’usez-vous pas de votre droit ? je vais plus loin, ne remplissez-vous pas votre devoir ? »

Le connétable essaya d’éviter de répondre à cette nouvelle question en murmurant qu’il n’était pas venu pour discuter la décision de l’autorité supérieure, mais seulement pour la signifier.

Victor Hugo insista :

« Nous faisons en ce moment une page d’histoire, monsieur. Nous sommes ici trois historiens, mes deux fils et moi, et un jour, cette conversation sera racontée. Répondez donc ; en protestant contre le crime, n’useriez-vous pas de votre droit, n’accompliriez-vous pas votre devoir ?

— Oui, monsieur.

— Et que penseriez-vous alors du gouvernement qui, pour avoir accompli ce devoir sacré, vous enverrait l’ordre de quitter le pays par un magistrat qui ferait vis-à-vis de vous ce que vous faites aujourd’hui vis-à-vis de moi ? Que penseriez-vous du gouvernement qui vous chasserait, vous proscrit, qui vous expulserait, vous représentant du peuple, dans l’exercice même de votre devoir ? Ne penseriez-vous pas que ce gouvernement est tombé au dernier degré de la honte ? Mais sur ce point, monsieur, je me contente de votre silence. Vous êtes ici trois honnêtes gens et je sais, sans que vous me le disiez, ce que me répond maintenant votre conscience. »

Un des officiers du connétable hasarda une observation timide :

« Monsieur Victor Hugo, il y a autre chose dans votre Déclaration que les crimes de l’empereur.

— Vous vous trompez, monsieur, et, pour mieux vous convaincre, je vais vous la lire. »

Victor Hugo lut la déclaration, et à chaque paragraphe il s’arrêta, demandant aux magistrats qui l’écoutaient : « Avions-nous le droit de dire cela ?

— Mais vous désapprouvez l’expulsion de vos amis, dit le connétable.

— Je la désapprouve hautement, reprit Victor Hugo. Mais n’avais-je pas le droit de le dire ? Votre liberté de la presse ne s’étendait-elle pas à permettre la critique d’une mesure arbitraire de l’autorité ?

— Certainement, certainement, dit le connétable.

— Et c’est pour cette Déclaration que vous venez me signifier l’ordre de mon expulsion ? pour cette Déclaration, que vous reconnaissez qu’il était de mon devoir de faire, dont vous avouez qu’aucun des termes ne dépasse les limites de votre liberté locale, et que vous eussiez faite à ma place ?

— C’est à cause de la lettre de Félix Pyat, dit un des officiers.

— Pardon, reprit Victor Hugo en s’adressant au connétable, ne m’avez-vous pas dit que je devais quitter l’île à cause de ma signature au bas de cette Déclaration ? »

Le connétable tira de sa poche le pli du gouverneur, l’ouvrit, et dit :

« En effet, c’est uniquement pour la Déclaration et pas pour autre chose que vous êtes expulsés.

— Je le constate et j’en prends acte devant toutes les personnes qui sont ici. »

Le connétable dit à M. Victor Hugo : « Pourrais-je vous demander, monsieur, quel jour vous comptez quitter l’île ? »

M. Victor Hugo fit un mouvement : « Pourquoi ? Est-ce qu’il vous reste quelque formalité à remplir ? Avez-vous besoin de certifier que le colis a été bien et dûment expédié à sa destination ?

— Monsieur, répondit le connétable, si je désirais connaître le moment de votre départ, c’était pour venir ce jour-là vous présenter mes respects.

— Je ne sais pas encore quel jour je partirai, monsieur, reprit Victor Hugo. Mais qu’on soit tranquille, je n’attendrai pas l’expiration du délai. Si je pouvais partir dans un quart d’heure, ce serait fait. J’ai hâte de quitter Jersey. Une terre où il n’y a plus d’honneur me brûle les pieds. »

Et Victor Hugo ajouta :

« Maintenant, monsieur le connétable, vous pouvez vous retirer. Vous allez rendre compte de l’exécution de votre mandat à votre supérieur, le lieutenant-gouverneur, qui en rendra compte à son supérieur, le gouvernement anglais, qui en rendra compte à son supérieur, M. Bonaparte. »


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Le 2 novembre 1855, Victor Hugo quitta Jersey. Il alla à Guernesey. Cependant le libre peuple anglais s’émut. Des meetings se firent dans toute la Grande-Bretagne, et la nation, indignée de l’expulsion de Jersey, blâma hautement le gouvernement. L’Angleterre, par Londres, l’Écosse, par Glascow, protestèrent. Victor Hugo remercia le peuple anglais.


Guernesey, Hauteville-House, 25 novembre 1855.



AUX ANGLAIS


Chers compatriotes de la grande patrie européenne.


J’ai reçu, des mains de notre courageux coreligionnaire Harney, la communication que vous avez bien voulu me faire au nom de votre comité et du meeting de Newcastle. Je vous en remercie, ainsi que vos amis, en mon nom et au nom de mes compagnons de lutte, d’exil et d’expulsion.

Il était impossible que l’expulsion de Jersey, que cette proscription des proscrits ne soulevât pas l’indignation publique en Angleterre. L’Angleterre est une grande et généreuse nation où palpitent toutes les forces vives du progrès, elle comprend que la liberté c’est la lumière. Or c’est un essai de nuit qui vient d’être fait à Jersey ; c’est une invasion des ténèbres ; c’est une attaque à main armée du despotisme contre la vieille constitution libre de la Grande-Bretagne ; c’est un coup d’état qui vient d’être insolemment lancé par l’empire en pleine Angleterre. L’acte d’expulsion a été accompli le 2 novembre ; c’est un anachronisme ; il aurait dû avoir lieu le 2 décembre.

Dites, je vous prie, à mes amis du comité et à vos amis du meeting combien nous avons été sensibles à leur noble et énergique manifestation. De tels actes peuvent avertir et arrêter ceux de vos gouvernants qui, à cette heure, méditent peut-être de porter, par la honte de l’Alien-Bill, le dernier coup au vieil honneur anglais.

Des démonstrations comme la vôtre, comme celles qui viennent d’avoir lieu à Londres, comme celles qui se préparent à Glascow, consacrent, resserrent et cimentent, non l’alliance vaine, fausse, funeste, l’alliance pleine de cendre du présent cabinet anglais et de l’empire bonapartiste, mais l’alliance vraie, l’alliance nécessaire, l’alliance éternelle du peuple libre d’Angleterre et du peuple libre de France.

Recevez, avec tous mes remercîments, l’expression de ma cordiale fraternité.


VICTOR HUGO.

  1. Pour la France, plus de liste civile, plus de clergé payé, plus de magistrature inamovible, plus d’administration centralisée, plus d’armée permanente ; bénéfice net par an : 800 millions. 2 millions par jour.
  2. Voir aux Notes.
  3. ARRÊT


    En vertu de l’article 68 de la Constitution,

    La haute cour de justice,

    Déclare Louis-Napoléon Bonaparte prévenu du crime de haute trahison,

    Convoque le Jury national pour procéder sans délai au jugement, et charge M. le conseiller Renouard des fonctions du ministère public près la haute cour.

    Fait à Paris, le 2 décembre 1851.
    Signe :
    Hardouin, président; Delapalme, Pataille
    Moreau (de la Seine), Cauchy, juges.