À valider

Actes et paroles/Pendant l’exil/1860

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J Hetzel (p. 189-204).




I


RENTRÉE À JERSEY



Le 18 juin 1860, on vit à Jersey une chose singulière. Toutes les murailles étaient couvertes d’une affiche où on lisait : Victor Hugo is arrived. Jersey, cinq ans auparavant, avait expulsé Victor Hugo, et maintenant toute la population de Jersey, en habit de fête, saluait Victor Hugo dans les rues de Saint-Hélier.

Voici ce qui s’était passé.

C’était le moment de cette merveilleuse expédition des Mille qui a ébloui l’Europe. L’histoire n’a pas d’entr’actes. Les libérateurs se suivent et se ressemblent, mais leurs destinées diffèrent. Après John Brown, Garibaldi. Il s’agissait d’aider Garibaldi dans son entreprise superbe. Une vaste souscription s’organisa en Angleterre. Jersey songea à Victor Hugo. On pensa que sa parole pouvait donner l’élan à cette souscription. Toute l’île avait maintenant honte de l’expulsion de 1855. Une députation, conduite par MM. Philippe Asplet et Derbyshire, apporta à Victor Hugo une adresse signée de cinq cents notables habitants de Jersey et le priant de rentrer dans l’île et de parler pour Garibaldi. Victor Hugo, le 18 juin 1860, rentra à Jersey, et, au milieu d’une foule immense et émue, prononça les paroles qu’on va lire.


Messieurs,


Je me rends à votre appel. Partout où une tribune se dresse pour la liberté et me réclame, j’arrive, c’est mon instinct, et je dis la vérité, c’est mon devoir. (Écoutez ! écoutez !)

La vérité, la voici : c’est qu’à cette heure il n’est permis à personne d’être indifférent aux grandes choses qui s’accomplissent ; c’est qu’il faut à l’œuvre auguste de la délivrance universelle commencée aujourd’hui l’effort de tous, le concours de tous, le coup de main de tous ; c’est que pas une oreille ne doit se fermer, c’est que pas un cœur ne doit se taire ; c’est que là où s’élève le cri de tous les peuples il doit y avoir un écho dans les entrailles de tous les hommes ; c’est que celui qui n’a qu’un sou doit le donner aux libérateurs, c’est que celui qui n’a qu’une pierre doit la jeter aux tyrans. (Applaudissements.)

Que les uns agissent, que les autres parlent, que tous travaillent ! oui, à la manœuvre tous ! Le vent souffle. Que l’encouragement public aux héros soit la joie des âmes ! que les multitudes s’empourprent d’enthousiasme comme une fournaise ! Que ceux qui ne combattent pas par l’épée, combattent par l’idée ! Que pas une intelligence ne reste neutre, que pas un esprit ne reste oisif ! Que ceux qui luttent se sentent regardés, aimés et appuyés ! Qu’autour de cet homme vaillant qui est debout là-bas dans Palerme il y ait un feu sur toutes les montagnes de la Sicile et une lumière sur tous les sommets de l’Europe ! (Bravo !)

Je viens de prononcer ce mot, les tyrans, ai-je exagéré ?

Ai-je calomnié le gouvernement napolitain ? Pas de paroles. Voici des faits.

Faites attention. Ceci est de l’histoire vivante ; on pourrait dire, de l’histoire saignante. (Écoutez !)

Le royaume de Naples, ― celui dont nous nous occupons en ce moment, ― n’a qu’une institution, la police. Chaque district a sa « commission de bastonnade ». Deux sbires, Ajossa et Maniscalco, règnent sous le roi ; Ajossa bâtonne Naples, Maniscalco bâtonne la Sicile. Mais le bâton n’est que le moyen turc ; ce gouvernement a de plus le procédé de l’inquisition, la torture. Oui, la torture. Écoutez. Un sbire, Bruno, attache les accusés la tête entre les jambes jusqu’à ce qu’ils avouent. Un autre sbire, Pontillo, les assied sur un gril et allume du feu dessous ; cela s’appelle « le fauteuil ardent ». Un autre sbire, Luigi Maniscalco, parent du chef, a inventé un instrument ; on y introduit le bras ou la jambe du patient, on tourne un écrou, et le membre est broyé ; cela se nomme « la machine angélique ». Un autre suspend un homme à deux anneaux par les bras à un mur, par les pieds au mur de face ; cela fait, il saute sur l’homme et le disloque. Il y a les poucettes qui écrasent les doigts de la main ; il y a le tourniquet serre-tête, cercle de fer comprimé par une vis, qui fait sortir et presque jaillir les yeux. Quelquefois on échappe ; un homme, Casimiro Arsimano, s’est enfui ; sa femme, ses fils et ses filles ont été pris et assis à sa place sur le fauteuil ardent. Le cap Zafferana confine à une plage déserte ; sur cette plage des sbires apportent des sacs ; dans ces sacs il y a des hommes ; on plonge le sac sous l’eau et on l’y maintient jusqu’à ce qu’il ne remue plus ; alors on retire le sac et l’on dit à l’être qui est dedans : avoue ! S’il refuse, on le replonge. Giovanni Vienna, de Messine, a expiré de cette façon. À Monreale, un vieillard et sa fille étaient soupçonnés de patriotisme ; le vieillard est mort sous le fouet ; sa fille, qui était une femme grosse, a été mise nue et est morte sous le fouet. Messieurs, il y a un jeune homme de vingt ans qui fait ces choses-là. Ce jeune homme s’appelle François II. Cela se passe au pays de Tibère. (Acclamations.)

Est-ce possible ? c’est authentique. La date ? 1860. L’année où nous sommes. Ajoutez à cela le fait d’hier, Palerme écrasée d’obus, noyée dans le sang, massacrée ; ― ajoutez cette tradition épouvantable de l’extermination des villes qui semble la rage maniaque d’une famille, et qui dans l’histoire débaptisera hideusement cette dynastie et changera Bourbon en Bomba. (Hourras.)

Oui, un jeune homme de vingt ans commet toutes ces actions sinistres. Messieurs, je le déclare, je me sens pris d’une pitié profonde en songeant à ce misérable petit roi. Quelles ténèbres ! C’est à l’âge où l’on aime, où l’on croit, où l’on espère, que cet infortuné torture et tue. Voilà ce que le droit divin fait d’une malheureuse âme. Le droit divin remplace toutes les générosités de l’adolescence et du commencement par les décrépitudes et les terreurs de la fin ; il met la tradition sanguinaire comme une chaîne sur le prince et sur le peuple ; il accumule sur le nouveau venu du trône les influences de famille, choses terribles ! Ôtez Agrippine de Néron, défalquez Catherine de Médicis de Charles IX, vous n’aurez plus peut-être ni Charles IX ni Néron. À la minute même ou l’héritier du droit divin saisit le sceptre, il voit venir à lui ces deux vampires, Ajossa et Maniscalco, que l’histoire connaît, qui s’appellent ailleurs Narcisse et Pallas, ou Villeroy et Bachelier ; ces spectres s’emparent du triste enfant couronné ; la torture lui affirme qu’elle est le gouvernement, la bastonnade lui déclare qu’elle est l’autorité, la police lui dit : je viens d’en haut ; on lui montre d’où il sort ; on lui rappelle son bisaïeul Ferdinand Ier celui qui disait : le monde est régi par trois F, Festa, Farina, Força[1], son aïeul François Ier, l’homme des guets-apens, son père Ferdinand II, l’homme des mitraillades ; voudra-t-il renier ses pères ? On lui prouve qu’il doit être féroce par piété filiale ; il obéit ; l’abrutissement du pouvoir absolu le stupéfie ; et c’est ainsi qu’il y a des enfants monstrueux ; et c’est ainsi que fatalement, hélas ! les jeunes rois continuent les vieilles tyrannies. (Mouvement prolongé.)

Il fallait délivrer ce peuple ; je dirais presque, il fallait délivrer ce roi. Garibaldi s’en est chargé. (Bravos.)

Garibaldi. Qu’est-ce que c’est que Garibaldi ? C’est un homme, rien de plus. Mais un homme dans toute l’acception sublime du mot. Un homme de la liberté ; un homme de l’humanité. Vir, dirait son compatriote Virgile.

A-t-il une armée ? Non. Une poignée de volontaires. Des munitions de guerre ? Point. De la poudre ? Quelques barils à peine. Des canons ? Ceux de l’ennemi. Quelle est donc sa force ? qu’est-ce qui le fait vaincre ? qu’a-t-il avec lui ? L’âme des peuples. Il va, il court, sa marche est une traînée de flamme, sa poignée d’hommes méduse les régiments, ses faibles armes sont enchantées, les balles de ses carabines tiennent tête aux boulets de canon ; il a avec lui la Révolution, et, de temps en temps, dans le chaos de la bataille, dans la fumée, dans l’éclair, comme si c’était un héros d’Homère, on voit derrière lui la déesse. (Acclamation.)

Quelque opiniâtre que soit la résistance, cette guerre est surprenante par sa simplicité. C’est l’assaut donné par un homme à une royauté ; son essaim vole autour de lui ; les femmes lui jettent des fleurs, les hommes se battent en chantant, l’armée royale fuit ; toute cette aventure est épique ; c’est lumineux, formidable et charmant, comme une attaque d’abeilles.

Admirez ces étapes radieuses. Et, je vous le prédis, pas une ne fera défaut dans les échéances infaillibles de l’avenir. Après Marsala, Palerme ; après Palerme, Messine ; après Messine, Naples ; après Naples, Rome ; après Rome, Venise ; après Venise, tout. (Applaudissements enthousiastes)

Messieurs, il vient de Dieu le tremblement de cette Sicile au-dessus de laquelle on voit flamboyer aujourd’hui le patriotisme, la foi, la liberté, l’honneur, l’héroïsme, et une révolution à éclipser l’Etna !

Oui, cela devait être, et il est magnifique que l’exemple soit donné au monde par la terre des éruptions. (Bravos.)

Oh ! quand l’heure est venue, que c’est beau un peuple ! Quelle admirable chose que cette rumeur, que ce soulèvement, que cet oubli des intérêts vils et des bas côtés de l’homme, que ces femmes poussant leurs maris et combattant elles-mêmes, que ces mères criant à leurs fils : va ! que cette joie de courir aux armes, de respirer et d’être, que ce cri de tous, que cette immense lueur à l’horizon ! On ne pense plus à l’enrichissement, à l’or, au ventre, aux plaisirs, à l’hébétement de l’orgie ; on a honte et orgueil ; on se redresse ; le pli fier des têtes provoque les tyrans ; les barbaries s’en vont, les despotismes croulent, les consciences rejettent les esclavages, les parthénons secouent les croissants, la Minerve austère se dresse dans le soleil sa lance à la main. Les fosses s’ouvrent ; on s’appelle de tombeau en tombeau. Ressuscitez ! c’est plus que la vie, c’est l’apothéose. Oh ! c’est un divin battement de cœur, et les anciens vaincus héroïques se consolent, et l’œil des philosophes proscrits s’emplit de larmes, quand ce qui était déchu s’indigne, quand ce qui était tombé se relève, quand les splendeurs éclipsées reparaissent charmantes et redoutables ; quand Stamboul redevient Byzance, quand Sétiniah redevient Athènes, quand Rome redevient Rome ! (Acclamations redoublées.)

Tous, qui que nous soyons, battons des mains à l’Italie. Glorifions-la, cette terre aux grands enfantements. Alma parens. C’est dans de telles nations que de certains dogmes abstraits apparaissent réels et visibles ; elles sont vierges par l’honneur et mères par le progrès.

Vous qui m’écoutez, vous la représentez-vous, cette vision splendide, l’Italie libre ? libre ! libre du golfe de Tarente aux lagunes de Saint-Marc, car, je te l’affirme dans ta tombe, ô Manin, Venise sera de la fête ! Dites, vous la figurez-vous, cette vision qui sera une réalité demain ? C’est fini, tout ce qui était mensonge, fiction, cendre et nuit, s’est dissipé. L’Italie existe. L’Italie est l’Italie. Où il y avait un terme géographique, il y a une nation ; où il y avait un cadavre, il y a une âme ; où il y avait un spectre, il y a un archange, l’immense archange des peuples, la Liberté, debout, les ailes déployées. L’Italie, la grande morte, s’est réveillée ; voyez-la, elle se lève et sourit au genre humain. Elle dit à la Grèce : je suis ta fille ; elle dit à la France : je suis ta mère. Elle a autour d’elle ses poëtes, ses orateurs, ses artistes, ses philosophes, tous ces conseillers de l’humanité, tous ces pères conscrits de l’intelligence universelle, tous ces membres du sénat des siècles, et à sa droite et à sa gauche ces deux effrayants grands hommes, Dante et Michel-Ange. Oh ! puisque la politique aime ces mots-là, ce sera bien là le plus majestueux des faits accomplis ! Quel triomphe ! quel avènement ! quel merveilleux phénomène que l’unité traversant d’un seul éclair cette variété magnifique de villes sœurs, Milan, Turin, Gênes, Florence, Bologne, Pise, Sienne, Vérone, Parme, Palerme, Messine, Naples, Venise, Rome ! L’Italie se dresse, l’Italie marche, patuit dea; elle éclate ; elle communique au progrès du monde entier la grande fièvre joyeuse propre à son génie ; et l’Europe s’électrisera à ce resplendissement prodigieux ; et il n’y aura pas moins d’extase dans l’œil des peuples, pas moins de réverbération sublime dans les fronts, pas moins d’admiration, pas moins d’allégresse, pas moins d’éblouissement pour cette nouvelle clarté sur la terre que pour une nouvelle étoile dans le ciel. (Bravo ! Bravo !)

Messieurs, si nous voulons nous rendre compte de ce qui se prépare en même temps que de ce qui se fait, n’oublions point ceci que Garibaldi, l’homme d’aujourd’hui, l’homme de demain, est aussi l’homme d’hier ; avant d’être le soldat de l’unité italienne il a été le combattant de la république romaine ; et à nos yeux, et aux yeux de quiconque sait comprendre les méandres nécessaires du progrès serpentant vers son but et les avatars de l’idée se transformant pour reparaître, 1860 continue 1849. (Sensation.)

Les libérateurs sont grands. Que l’acclamation reconnaissante des peuples les suive dans leurs fortunes ! Hier c’étaient les larmes, aujourd’hui c’est l’hosanna. La providence a de ces rétablissements d’équilibre ; John Brown succombe en Amérique, mais Garibaldi triomphe en Europe. L’humanité, consternée devant l’infâme gibet de Charlestown, se rassure devant la flamboyante épée de Catalafimi. (Bravo !)

Ô mes frères en humanité, c’est l’heure de la joie et de l’embrassement. Mettons de côté toute nuance exclusive, tout dissentiment politique, petit en ce moment ; à cette minute sainte où nous sommes, fixons uniquement nos yeux sur cette œuvre sacrée, sur ce but solennel, sur cette vaste aurore, les nations affranchies, et confondons toutes nos âmes dans ce cri formidable digne du genre humain et du ciel : vive la liberté ! Oui, puisque l’Amérique, hélas ! lugubrement conservatrice de la servitude, penche vers la nuit, que l’Europe se rallume ! Oui, que cette civilisation de l’ancien continent, qui a aboli la superstition par Voltaire, l’esclavage par Wilberforce, l’échafaud par Beccaria, que cette civilisation aînée reparaisse dans son rayonnement désormais inextinguible, et qu’elle élève au-dessus des hommes son vieux phare composé de ces trois grandes flammes, la France, l’Angleterre et l’Italie ! (Acclamations.)

Messieurs, encore un mot. Ne quittons pas cette Sicile sans lui jeter un dernier regard. Concluons.

Quelle est la résultante de cette épopée splendide ? Que se dégage-t-il de tout ceci ? Une loi morale, une loi auguste ; et cette loi, la voici :

La force n’existe pas.

Non, la force n’est pas. Il n’y a que le droit.

Il n’y a que les principes ; il n’y a que la justice et la vérité ; il n’y a que les peuples ; il n’y a que les âmes, ces forces de l’idéal ; il n’y a que la conscience ici-bas et la providence là-haut. (Sensation.)

Qu’est-ce que la force ? qu’est-ce que le glaive ? Qui donc parmi ceux qui pensent a peur du glaive ? Ce n’est pas nous, les hommes libres de France ; ce n’est pas vous, les hommes libres d’Angleterre. Le droit senti fait la tête haute. La force et le glaive, c’est du néant. Le glaive n’est qu’une lueur hideuse dans les ténèbres, un rapide et tragique évanouissement ; le droit, lui, c’est l’éternel rayon ; le droit, c’est la permanence du vrai dans les âmes ; le droit, c’est Dieu vivant dans l’homme. De là vient que là où est le droit, là est la certitude du triomphe. Un seul homme qui a avec lui le droit s’appelle Légion ; une seule épée qui a avec elle le droit s’appelle la foudre. Qui dit le droit dit la victoire. Des obstacles ? il n’y en a pas. Non, il n’y en a pas. Il n’y a pas de veto contre la volonté de l’avenir. Voyez où en est la résistance en Europe ; la paralysie gagne l’Autriche et la résignation gagne la Russie. Voyez Naples ; la lutte est vaine. Le passé agonisant perd sa peine. Le glaive s’en va en fumée. Ces êtres appelés Lanza, Landi, Aquila, sont des fantômes. À l’heure qu’il est, François II croit peut-être encore exister ; il se trompe ; je lui déclare ceci, c’est qu’il est une ombre. Il aurait beau refuser toute capitulation, assassiner Messine comme il a assassiné Palerme, se cramponner à l’atrocité ; c’est fini. Il a régné. Les sombres chevaux de l’exil frappent du pied à la porte de son palais. Messieurs, il n’y a que le droit, vous dis-je. Voulez-vous comparer le droit à la force ? Jugez-en par un chiffre. Le 11 mai, à Marsala, huit cents hommes débarquent. Vingt-sept jours après, le 7 juin, à Palerme, dix-huit mille hommes, terrifiés, ― s’embarquent. Les huit cents hommes, c’est le droit ; les dix-huit mille hommes, c’est la force.

Oh ! que partout les souffrants se consolent, que les enchaînés se rassurent. Tout ce qui se passe en ce moment, c’est de la logique.

Oui, aux quatre vents de l’horizon, l’espérance ! Que le mougick, que le fellah, que le prolétaire, que le paria, que le nègre vendu, que le blanc opprimé, que tous espèrent ; les chaînes sont un réseau ; elles se tiennent toutes ; une rompue, la maille se défait. De là la solidarité des despotismes ; le pape est plus frère du sultan qu’il ne croit. Mais, je le répète, c’est fini. Oh ! la belle chose que la force des choses ! il y a du surhumain dans la délivrance. La liberté est un abîme divin qui attire ; l’irrésistible est au fond des révolutions. Le progrès n’est autre chose qu’un phénomène de gravitation ; qui donc l’entraverait ? Une fois l’impulsion donnée, l’indomptable commence. Ô despotes, je vous en défie, arrêtez la pierre qui tombe, arrêtez le torrent, arrêtez l’avalanche, arrêtez l’Italie, arrêtez 89, arrêtez le monde précipité par Dieu dans la lumière ! (Applaudissements frénétiques.)


Victor Hugo avait, à propos de John Brown, prédit la guerre civile à l’Amérique, et, à propos de Garibaldi, prédit l’unité à l’Italie. Ces deux prédictions se réalisèrent.


________


Après le meeting, un banquet eut lieu ; ce banquet se termina par un toast à Victor Hugo.

Victor Hugo répondit :


Messieurs,


Puisque je suis debout, permettez-moi de ne point me rasseoir. Je sens le besoin de remercier immédiatement l’homme inspiré et cordial[2] que nous venons d’entendre. Je dirai peu de mots. Les sentiments profonds abrègent volontiers, et les cœurs pénétrés ont pour éloquence leur émotion même. Eh bien, je suis très ému.

La meilleure manière de vous remercier, c’est de vous dire que j’aime Jersey. Je vous l’ai dit hier, vous l’avez entendu au meeting et lu dans les journaux, je vous le répète aujourd’hui ; mais c’est à l’oreille d’un peuple, c’est au cœur d’un peuple que je parle, et les nations sont comme les femmes, elles ne se lassent pas de s’entendre dire : Je vous aime. J’ai quitté Jersey avec regret, je la retrouve avec bonheur. Les libérateurs ont cela de merveilleux et de charmant qu’ils délivrent quelquefois au delà de leur effort. Sans s’en douter, Garibaldi a fait d’une pierre deux coups ; il a fait sortir les Bourbons de la Sicile, et il m’a fait rentrer à Jersey.

Vos applaudissements et vos interruptions cordiales en ce moment me touchent au point que les mots me manquent pour vous le dire. Je ne sais comment répondre à une bienvenue si universelle et si gracieusement souriante de toutes parts, et à tant d’acclamations et à tant de sympathie. Je vous dirais presque : Épargnez-moi. Vous êtes tous contre un. Il y a un certain monstre fabuleux qui me paraît à cette heure fort doué. J’envie ce monstre. Il s’appelait Briarée. Je voudrais avoir comme lui cent bras pour vous donner cent poignées de main.

Ce que j’aime dans Jersey, je vais vous le dire ; j’en aime tout. J’aime ce climat où l’hiver et l’été s’amortissent, ces fleurs qui ont toujours l’air d’être en avril, ces arbres qui sont normands, ces roches qui sont bretonnes, ce ciel qui me rappelle la France, cette mer qui me rappelle Paris. J’aime cette population qui travaille et qui lutte, tous ces braves hommes qu’on rencontre à chaque instant dans vos rues et dans vos champs, et dont la physionomie se compose de la liberté anglaise et de la grâce française, qui est aussi une liberté.

Quand je suis arrivé ici, il y a huit ans, au sortir des plus prodigieuses luttes politiques du siècle, moi, naufragé encore tout ruisselant de la catastrophe de décembre, tout effaré de cette tempête, tout échevelé de cet ouragan, savez-vous ce que j’ai trouvé à Jersey ? Une chose sainte, sublime, inattendue, la paix. Oui, le plus grand crime politique des temps modernes, la liberté étouffée dans le pays même de la lumière, en pleine France, hélas ! ce monstrueux attentat venait d’être accompli ; j’avais lutté contre cet asservissement d’un peuple par un homme, tout ce combat convulsif tremblait encore en moi de la tête aux pieds ; j’étais indigné, éperdu et haletant. Eh bien, Jersey m’a calmé. J’ai trouvé, je le répète, la paix, le repos, un apaisement sévère et profond dans cette douce nature de vos campagnes, dans ce salut affectueux de vos laboureurs, dans ces vallées, dans ces solitudes, dans ces nuits qui sur la mer semblent plus largement étoilées, dans cet océan éternellement ému qui semble palpiter directement sous l’haleine de Dieu. Et c’est ainsi que, tout en gardant la colère sacrée contre le crime, j’ai senti l’immensité mêler à cette colère son élargissement serein, et ce qui grondait en moi s’est pacifié. Oui, je rends grâces à Jersey. Je vous rends grâces. Je sentais sous vos toits et dans vos villes la bonté humaine, et dans vos champs et sur vos mers je sentais la bonté divine. Oh ! je ne l’oublierai jamais, ce majestueux apaisement des premiers jours de l’exil par la nature ! Nous pouvons le dire aujourd’hui, la fierté ne nous défend plus cet aveu, et aucun de mes compagnons de proscription ne me démentira, nous avons tous souffert en quittant Jersey. Nous y avions tous des racines. Des fibres de notre cœur étaient entrées dans votre sol et y tenaient. L’arrachement a été douloureux. Nous aimions tous Jersey. Les uns l’aimaient pour y avoir été heureux, les autres pour y avoir été malheureux. La souffrance n’est pas une attache moins profonde que la joie. Hélas ! on peut éprouver de telles douleurs dans une terre de refuge, qu’il devient impossible de s’en séparer, quand même la patrie s’offrirait. Tenez, une chose que j’ai vue hier traverse en ce moment mon esprit, cette réunion est à la fois solennelle et intime, et ce que je vais vous dire convient à ce double caractère. Écoutez. Hier, j’étais allé, avec quelques amis chers, visiter cette île, revoir les lieux aimés, les promenades préférées jadis, et tous ces rayonnants paysages qui étaient restés dans notre mémoire comme des visions. En revenant, une pensée pieuse nous restait à satisfaire, et nous avons voulu finir notre visite par ce qui est la fin, par le cimetière.

Nous avons fait arrêter la voiture qui nous menait devant ce champ de Saint-Jean où sont plusieurs des nôtres. Au moment où nous arrivions, savez-vous ce qui nous a fait tressaillir, savez-vous ce que nous avons vu ? Une femme, ou, pour mieux dire, une forme humaine sous un linceul noir, était là, à terre, plus qu’agenouillée, plus que prosternée, étendue, et en quelque sorte abîmée sur une tombe. Nous sommes restés immobiles, silencieux, mettant le doigt sur nos bouches devant cette majestueuse douleur. Cette femme, après avoir prié, s’est relevée, a cueilli une fleur dans l’herbe du sépulcre, et l’a cachée dans son cœur. Nous l’avons reconnue alors. Nous avons reconnu cette face pâle, ces yeux inconsolables et ces cheveux blancs. C’était une mère ! c’était la mère d’un proscrit ! du jeune et généreux Philippe Faure, mort il y a quatre ans sur la brèche sainte de l’exil. Depuis quatre ans, tous les jours, quelque temps qu’il fasse, cette mère vient là ; depuis quatre ans, cette mère s’agenouille sur cette pierre et la baise. Essayez donc de l’en arracher. Montrez-lui la France, oui, la France elle-même ! Que lui importe à cette mère ! Dites-lui : « Ce n’est pas ici votre pays » ; elle ne vous croira pas. Dites-lui : « Ce n’est pas ici que vous êtes née » ; elle vous répondra : « C’est ici que mon fils est mort. » Et vous vous tairez devant cette réponse, car la patrie d’une mère, c’est le tombeau de son enfant.

Messieurs, voilà comment il se fait qu’on aime une terre avec sa chair, avec son sang, avec son âme. Notre âme à nous est mêlée à celle-ci. Nous y avons nos amis morts. Sachez-le, il n’y a pas de terre étrangère ; partout la terre est la mère de l’homme, sa mère tendre, sévère et profonde. Dans tous les lieux où il a aimé, où il a pleuré, où il a souffert, c’est-à-dire partout, l’homme est chez lui.

Messieurs, je réponds au toast qui m’est porté par un toast à Jersey. Je bois à Jersey, à sa prospérité, à son enrichissement, à son amélioration, à son agrandissement industriel et commercial, et aussi et plus encore à son agrandissement intellectuel et moral.

Il y a deux choses qui font les peuples grands et charmants, ces deux choses sont la liberté et l’hospitalité, l’hospitalité était la gloire des nations antiques, la liberté est la splendeur des nations modernes. Jersey a ces deux couronnes, qu’elle les garde !

Qu’elle les garde à jamais ! C’est de la liberté qu’il convient de parler d’abord. Veillez, oui, veillez jalousement sur votre liberté. Ne souffrez plus que qui que ce soit ose y toucher. Cette île est une terre de beauté, de bonheur et d’indépendance. Vous n’y êtes pas seulement pour y vivre et pour en jouir, vous y êtes pour y faire votre devoir. Dieu se chargera de la maintenir belle ; vos femmes se chargeront de la maintenir heureuse ; vous, les hommes, chargez-vous de la conserver libre.

Et quant à votre hospitalité, conservez-la, elle aussi, religieusement. Les nations hospitalières ont, entre toutes, une sorte de grâce auguste et vénérable. Elles donnent l’exemple ; dans le vaste et tumultueux mouvement des peuples, elles ne font pas seulement de l’hospitalité, elles font de l’éducation ; l’hospitalité des nations est le commencement de la fraternité des hommes. Or, la fraternité humaine, c’est là le but. Soyez à jamais hospitaliers. Que cette fonction sacrée, l’hospitalité, honore éternellement cette île ; et, permettez-moi de lui associer Guernesey, sa sœur, et tout l’archipel de la Manche. C’est là une grande terre d’asile ; grande, non par l’étendue, mais par le nombre de réfugiés de tous les partis et de toutes les patries que depuis trois siècles elle a abrités et consolés. Oh ! rien au monde n’est plus beau que cela, être l’asile ! Soyez l’asile. Continuez d’accueillir tout ce qui vient à vous. Soyez l’archipel béni et sauveur. Dieu vous a mis ici pour ouvrir vos ports à toutes les voiles battues par la tempête, et vos cœurs à tous les hommes battus par la destinée.

Et pas de limites à cette hospitalité sainte ; ne discutez pas celui qui vient à vous ; recevez-le sans l’examiner. L’hospitalité a cela de grand, que quiconque souffre est digne d’elle. Nous qui sommes ici, tous les proscrits de France, nous n’avons fait de mal à personne, nous avons défendu les droits et les lois de notre pays, nous avons rempli nos mandats et écouté nos consciences, nous souffrons pour ce qui est juste et pour ce qui est vrai ; vous nous accueillez, et c’est bien ; mais il faut prévoir d’autres naufragés que nous. Si les bons ont leurs désastres, les coupables ont leurs écueils ; parce qu’on fait le mal, ce n’est pas une raison pour triompher toujours. Écoutez ceci : s’il vous arrive jamais des vaincus de la cause injuste, recevez-les comme vous nous recevez. Le malheur est une des formes saintes du droit ; et, entendez-le bien, de ces vaincus possibles, je n’excepte personne. Il se peut qu’un jour, ― car les événements sont dans la main divine, et la main divine, c’est la main inépuisable, ― il se peut que, parmi ceux que les grandes tempêtes ou les grandes marées de l’avenir jetteront sur vos bords, il y ait notre propre proscripteur à nous qui sommes ici, chassé à son tour et malheureux. Eh bien ! soyez-lui cléments comme vous nous êtes justes ; ― s’il frappe à votre porte, ouvrez-la-lui, et dites-lui : « Ce sont ceux que vous avez proscrits qui nous ont demandé pour vous cet asile que nous vous donnons. »




II



Le Progrès, de Port-au-Prince, publia la lettre suivante, écrite par Victor Hugo à M. Heurtelou, rédacteur en chef de ce journal, en réponse aux remercîments que M. Heurtelou lui avait adressés pour la défense de John Brown :


Hauteville-House, 31 mars 1860.


Vous êtes, monsieur, un noble échantillon de cette humanité noire si longtemps opprimée et méconnue.

D’un bout à l’autre de la terre, la même flamme est dans l’homme ; et les noirs comme vous le prouvent. Y a-t-il eu plusieurs Adam ? Les naturalistes peuvent discuter la question ; mais ce qui est certain, c’est qu’il n’y a qu’un Dieu.

Puisqu’il n’y a qu’un père, nous sommes frères.

C’est pour cette vérité que John Brown est mort ; c’est pour cette vérité que je lutte. Vous m’en remerciez, et je ne saurais vous dire combien vos belles paroles me touchent.

Il n’y a sur la terre ni blancs ni noirs, il y a des esprits ; vous en êtes un. Devant Dieu, toutes les âmes sont blanches.

J’aime votre pays, votre race, votre liberté, votre révolution, votre république. Votre île magnifique et douce plaît à cette heure aux âmes libres ; elle vient de donner un grand exemple ; elle a brisé le despotisme.

Elle nous aidera à briser l’esclavage.

Car la servitude, sous toutes ses formes, disparaîtra. Ce que les états du sud viennent de tuer, ce n’est pas John Brown, c’est l’esclavage.

Dès aujourd’hui, l’Union américaine peut, quoi qu’en dise le honteux message du président Buchanan, être considérée comme rompue. Je le regrette profondément, mais cela est désormais fatal ; entre le Sud et le Nord, il y a le gibet de Brown. La solidarité n’est pas possible. Un tel crime ne se porte pas à deux.

Ce crime, continuez de le flétrir, et continuez de consolider votre généreuse révolution. Poursuivez votre œuvre, vous et vos dignes concitoyens. Haïti est maintenant une lumière. Il est beau que parmi les flambeaux du progrès, éclairant la route des hommes, on en voie un tenu par la main d’un nègre.

Votre frère,


Victor Hugo.
  1. Fête, farine, fourche (potence.)
  2. Le pasteur N. Martin.