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Actes et paroles/Pendant l’exil/1862

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1862



Barbès à Victor Hugo.
Continuation de la lutte pour l’inviolabilité de la vie humaine ;
en Belgique et en Suisse contre la peine de mort,
en France contre la torture. — Charleroi. Genève. — Affaire Doise.
Les Misérables. — Établissement du Dîner des Enfants pauvres.

I

LES CONDAMNÉS DE CHARLEROY

Plusieurs journaux belges ayant attribué à Victor Hugo des vers adressés au roi des Belges pour demander la grâce des neuf condamnés à mort de Charleroi, Victor Hugo écrivit à ce sujet la lettre que voici :

Hauteville-House, 21 janvier 1862.
Monsieur,

Je vis dans la solitude, et, depuis deux mois particulièrement, le travail, – un travail pressant, – m’absorbe à ce point que je ne sais plus rien de ce qui se passe au dehors.

Aujourd’hui, un ami m’apporte plusieurs journaux contenant de fort beaux vers où est demandée la grâce de neuf condamnés à mort. Au bas de ces vers, je lis ma signature.

Ces vers ne sont pas de moi.

Quel que soit l’auteur de ces vers, je le remercie.

Quand il s’agit de sauver des têtes, je trouve bon qu’on use de mon nom, et même qu’on en abuse.

J’ajoute que, pour une telle cause, il me parait presque impossible d’en abuser. C’est ici, à coup sûr, que la fin justifie les moyens.

Que l’auteur pourtant me permette de lui reporter l’honneur de ces vers, qui, je le répète, me semblent fort beaux.

Et au premier remercîment que je lui adresse, j’en joins un second ; c’est de m’avoir fait connaître cette lamentable affaire de Charleroi.

Je regarde ces vers comme un appel qu’il m’adresse ; c’est une manière de m’inviter à élever la voix en me remettant sous les yeux les efforts que j’ai faits dans d’autres circonstances analogues, et je le remercie de cette généreuse mise en demeure.

Je réponds à son appel ; je m’unis à lui pour tâcher d’épargner à la Belgique cette chute de neuf têtes sur l’échafaud. Il s’est tourné vers le roi, je connais peu les rois ; je me tourne vers la nation.

Cette affaire du Hainaut est pour la Belgique, au point de vue du progrès, une de ces occasions d’où les peuples sortent amoindris ou agrandis.

Je supplie la nation belge d’être grande. Il dépend d’elle évidemment que cette hideuse guillotine à neuf colliers ne fonctionne point sur la place publique. Aucun gouvernement ne résiste à ces saintes pressions de l’opinion vers la douceur. Ne point vouloir de l’échafaud, ce doit être la première volonté d’un peuple. On dit : Ce que veut le peuple, Dieu le veut. Il dépend de vous, belges, de faire dire : Ce que Dieu veut, le peuple le veut.

Nous traversons en ce moment l’heure mauvaise du dix-neuvième siècle. Depuis dix ans, il y a un recul apparent de civilisation ; Venise enchaînée, la Hongrie garrottée, la Pologne torturée ; partout la peine de mort. Les monarchies ont des Haynau, les républiques ont des Taliaferro. La peine de mort est élevée à la dignité d’ultima ratio. Les races, les couleurs, les partis, se la jettent à la tête et s’en servent comme d’une réplique. Les blancs l’utilisent contre les nègres ; les nègres, représaille lugubre, l’aiguisent contre les blancs.

Le gouvernement espagnol fusille les républicains, et le gouvernement italien fusille les royalistes. Rome exécute un innocent. L’auteur du meurtre se nomme et réclame en vain ; c’est fait ; le bourreau ne revient pas sur son travail. L’Europe croit en la peine de mort et s’y obstine ; l’Amérique se bat à cause d’elle et pour elle. L’échafaud est l’ami de l’esclavage. L’ombre d’une potence se projette sur la guerre fratricide des États-Unis.

Jamais l’Amérique et l’Europe n’ont eu un tel parallélisme et ne se sont entendues à ce point ; toutes les questions les divisent, excepté celle-là, tuer ; et c’est sur la peine de mort que les deux mondes tombent d’accord. La peine de mort règne ; une espèce de droit divin de la hache sort pour les catholiques romains de l’évangile et pour les protestants virginiens de la bible. Penn construisait par la pensée, comme trait d’union, un arc de triomphe idéal entre les deux mondes ; sur cet arc de triomphe, il faudrait aujourd’hui placer l’échafaud.

Cette situation étant donnée, l’occasion est admirable pour la Belgique.

Un peuple qui a la liberté doit avoir aussi la volonté. Tribune libre, presse libre, voilà l’organisme de l’opinion complet. Que l’opinion parle ; c’est ici un moment décisif. Dans les circonstances où nous sommes, en répudiant la peine de mort, la Belgique peut, si elle veut, devenir brusquement, elle petit peuple presque annulé, la nation dirigeante.

L’occasion, j’y insiste, est admirable. Car il est évident que, s’il n’y a pas d’échafaud pour les criminels du Hainaut, il n’y en aura désormais pour personne, et que la guillotine ne pourra plus germer dans la libre terre de Belgique. Vos places publiques ne seront plus sujettes à cette apparition sinistre. Par l’irrésistible logique des choses, la peine de mort, virtuellement abolie chez vous aujourd’hui, le sera légalement demain.

Il serait beau que le petit peuple fit la leçon aux grands, et, par ce seul fait, fût plus grand qu’eux ; il serait beau, devant la croissance abominable des ténèbres, en présence de la barbarie recrudescente, que la Belgique, prenant le rôle de grande puissance en civilisation, donnât tout à coup au genre humain l’éblouissement de la vraie lumière, en proclamant, dans les conditions où éclate le mieux la majesté du principe, non à propos d’un dissident révolutionnaire ou religieux, non à propos d’un ennemi politique, mais à propos de neuf misérables indignes de toute autre pitié que de la pitié philosophique, l’inviolabilité de la vie humaine, et en refoulant définitivement vers la nuit cette monstrueuse peine de mort, qui a pour gloire d’avoir dressé sur la terre deux crucifix, celui de Jésus-Christ sur le vieux monde, celui de John Brown sur le nouveau.

Que la généreuse Belgique y songe ; c’est à elle, Belgique, que l’échafaud de Charleroi ferait dommage. Quand la philosophie et l’histoire mettent en balance une civilisation, les têtes coupées pèsent contre.

En écrivant ceci, je remplis un devoir. Aidez-moi, monsieur, et prêtez-moi, pour ce douloureux et suprême intérêt, votre publicité.

Victor Hugo

Cette lettre fut publiée dans les journaux anglais et belges. Une commutation eut lieu. Sept têtes sur neuf furent sauvées.

II

ARMAND BARBÈS

En 1839, Barbès fut condamné à mort. Victor Hugo envoya au roi Louis-Philippe les quatre vers que l’on connaît, et obtint la vie de Barbès. Les deux lettres qu’on va lire ont trait à ce fait.

à victor hugo
Cher et illustre citoyen,

Le condamné dont vous parlez dans le septième volume des Misérables doit vous paraître un ingrat.

Il y a vingt-trois ans qu’il est votre obligé !… et il ne vous a rien dit.

Pardonnez-lui ! pardonnez-moi !

Dans ma prison d’avant février, je m’étais promis bien des fois de courir chez vous, si un jour la liberté m’était rendue.

Rêves de jeune homme ! Ce jour vint pour me jeter, comme un brin de paille rompue, dans le tourbillon de 1848.

Je ne pus rien faire de ce que j’avais si ardemment désiré.

Et depuis, pardonnez-moi ce mot, cher citoyen, la majesté de votre génie a toujours arrêté la manifestation de ma pensée.

Je fus fier, dans mon heure de danger, de me voir protégé par un rayon de votre flamme. Je ne pouvais mourir, puisque vous me défendiez.

Que n’ai-je eu la puissance de montrer que j’étais digne que votre bras s’étendît sur moi ! Mais chacun a sa destinée, et tous ceux qu’Achille a sauvés n’étaient pas des héros.

Vieux maintenant, je suis, depuis un an, dans un triste état de santé. J’ai cru souvent que mon cœur ou ma tête allait éclater. Mais je me félicite, malgré mes souffrances, d’avoir été conservé, puisque sous le coup de votre nouveau bienfait[1], je trouve l’audace de vous remercier de l’ancien.

Et puisque j’ai pris la parole, merci aussi, mille fois merci pour notre sainte cause et pour la France, du grand livre que vous venez de faire.

Je dis : la France, car il me semble que cette chère patrie de Jeanne d’Arc et de la Révolution était seule capable d’enfanter votre cœur et votre génie, et, fils heureux, vous avez posé sur le front glorieux de votre mère une nouvelle couronne de gloire !

À vous, de profonde affection.

A. Barbès.
La Haie, le 10 juillet 1862.
à armand barbès
Hauteville-House, 15 juillet 1862.
Mon frère d’exil,

Quand un homme a, comme vous, été le combattant et le martyr du progrès ; quand il a, pour la sainte cause démocratique et humaine, sacrifié sa fortune, sa jeunesse, son droit au bonheur, sa liberté ; quand il a, pour servir l’idéal, accepté toutes les formes de la lutte et toutes les formes de l’épreuve, la calomnie, la persécution, la défection, les longues années de la prison, les longues années de l’exil ; quand il s’est laissé conduire par son dévouement jusque sous le couperet de l’échafaud, quand un homme a fait cela, tous lui doivent, et lui ne doit rien à qui que ce soit. Qui a tout donné au genre humain est quitte envers l’individu.

Il ne vous est possible d’être ingrat envers personne. Si je n’avais pas fait, il y a vingt-trois ans, ce dont vous voulez bien me remercier, c’est moi, je le vois distinctement aujourd’hui, qui aurais été ingrat envers vous.

Tout ce que vous avez fait pour le peuple, je le ressens comme un service personnel.

J’ai, à l’époque que vous me rappelez, rempli un devoir, un devoir étroit. Si j’ai été alors assez heureux pour vous payer un peu de la dette universelle, cette minute n’est rien devant votre vie entière, et tous, nous n’en restons pas moins vos débiteurs.

Ma récompense, en admettant que je méritasse une récompense, a été l’action elle-même. J’accepte néanmoins avec attendrissement les nobles paroles que vous m’envoyez, et je suis profondément touché de votre reconnaissance magnanime.

Je vous réponds dans l’émotion de votre lettre. C’est une belle chose que ce rayon qui vient de votre solitude à la mienne. À bientôt, sur cette terre ou ailleurs. Je salue votre grande âme.

Victor Hugo.

III

LES MISÉRABLES

16 septembre 1862.

Après la publication des Misérables, Victor Hugo alla à Bruxelles. Ses éditeurs, MM. Lacroix et Verboeckhoven, lui offrirent un banquet. Ce fut une occasion de rencontre pour les écrivains célèbres de tous les pays. (Voir aux Notes.) Victor Hugo, entouré de tant d’hommes généreux, dont quelques-uns étaient si illustres, répondit à la salutation de toutes ces nobles âmes par les paroles qu’on va lire. Ceux qui assistèrent à cette sévère et douce fête offerte à un proscrit se souviennent que Victor Hugo ne put réprimer ses larmes au moment où la pensée d’Aspromonte lui traversa l’esprit.

Messieurs,

Mon émotion est inexprimable ; si la parole me manque, vous serez indulgents.

Si je n’avais à répondre qu’à l’honorable bourgmestre de Bruxelles, ma tâche serait simple ; je n’aurais, pour glorifier le magistrat si dignement populaire et la ville si noblement hospitalière, qu’à répéter ce qui est dans toutes les bouches, et il me suffirait d’être un écho ; mais comment remercier les autres voix éloquentes et cordiales qui m’ont parlé ? À côté de ces éditeurs considérables, auxquels on doit l’idée féconde d’une librairie internationale, sorte de lien préparatoire entre les peuples, je vois ici, réunis, des publicistes, des philosophes, d’éminents écrivains, l’honneur des lettres, l’honneur du continent civilisé. Je suis troublé et confus d’être le centre d’une telle fête d’intelligences, et de voir tant d’honneur s’adresser à moi, qui ne suis rien qu’une conscience acceptant le devoir et un cœur résigné au sacrifice.

Remercier cette ville dans son premier magistrat serait simple, mais, je le répète, comment vous remercier tous ? comment serrer toutes vos mains dans une seule étreinte ? Eh bien, le moyen est simple aussi. Vous tous, qui êtes ici, écrivains, journalistes, éditeurs, imprimeurs, publicistes, penseurs, que représentez-vous ? Toutes les énergies de l’intelligence, toutes les formes de la publicité, vous êtes l’esprit-légion, vous êtes l’organe nouveau de la société nouvelle, vous êtes la Presse. Je porte un toast à la presse !

À la presse chez tous les peuples ! à la presse libre ! à la presse puissante, glorieuse et féconde !

Messieurs, la presse est la clarté du monde social ; et, dans tout ce qui est clarté, il y a quelque chose de la providence.

La pensée est plus qu’un droit, c’est le souffle même de l’homme. Qui entrave la pensée, attente à l’homme même. Parler, écrire, imprimer, publier, ce sont là, au point de vue du droit, des identités ; ce sont là les cercles, s’élargissant sans cesse, de l’intelligence en action ; ce sont là les ondes sonores de la pensée.

De tous ces cercles, de tous ces rayonnements de l’esprit humain, le plus large, c’est la presse. Le diamètre de la presse, c’est le diamètre même de la civilisation.

À toute diminution de la liberté de la presse correspond une diminution de civilisation ; là où la presse libre est interceptée, on peut dire que la nutrition du genre humain est interrompue. Messieurs, la mission de notre temps, c’est de changer les vieilles assises de la société, de créer l’ordre vrai, et de substituer partout les réalités aux fictions. Dans ce déplacement des bases sociales, qui est le colossal travail de notre siècle, rien ne résiste à la presse appliquant sa puissance de traction au catholicisme, au militarisme, à l’absolutisme, aux blocs de faits et d’idées les plus réfractaires.

La presse est la force. Pourquoi ? parce qu’elle est l’intelligence.

Elle est le clairon vivant, elle sonne la diane des peuples, elle annonce à voix haute l’avènement du droit, elle ne tient compte de la nuit que pour saluer l’aurore, elle devine le jour, elle avertit le monde. Quelquefois, pourtant, chose étrange, c’est elle qu’on avertit. Ceci ressemble au hibou réprimandant le chant du coq.

Oui, dans certains pays, la presse est opprimée. Est-elle esclave ? Non. Presse esclave ! c’est là un accouplement de mots impossible.

D’ailleurs, il y a deux grandes manières d’être esclave, celle de Spartacus et celle d’Épictète. L’un brise ses fers, l’autre prouve son âme. Quand l’écrivain enchaîné ne peut recourir à la première manière, il lui reste la seconde.

Non, quoi que fassent les despotes, j’en atteste tous les hommes libres qui m’écoutent, et cela, vous l’avez récemment dit en termes admirables, monsieur Pelletan, et de plus, vous et tant d’autres, vous l’avez prouvé par votre généreux exemple, non, il n’y a point d’asservissement pour l’esprit !

Messieurs, au siècle ou nous sommes, sans la liberté de la presse, point de salut. Fausse route, naufrage et désastre partout.

Il y a aujourd’hui de certaines questions, qui sont les questions du siècle, et qui sont là devant nous, inévitables. Pas de milieu ; il faut s’y briser, ou s’y réfugier. La société navigue irrésistiblement de ce côté-là. Ces questions sont le sujet du livre douloureux dont il a été parlé tout à l’heure si magnifiquement. Paupérisme, parasitisme, production et répartition de la richesse, monnaie, crédit, travail, salaire, extinction du prolétariat, décroissance progressive de la pénalité, misère, prostitution, droit de la femme, qui relève de minorité une moitié de l’espèce humaine, droit de l’enfant, qui exige — je dis exige — l’enseignement gratuit et obligatoire, droit de l’âme, qui implique la liberté religieuse ; tels sont les problèmes. Avec la presse libre, ils ont de la lumière au-dessus d’eux, ils sont praticables, on voit leurs précipices, on voit leurs issues, on peut les aborder, on peut y pénétrer. Abordés et pénétrés, c’est-à-dire résolus, ils sauveront le monde. Sans la presse, nuit profonde ; tous ces problèmes sont sur-le-champ redoutables, on ne distingue plus que leurs escarpements, on peut en manquer l’entrée, et la société peut y sombrer. Eteignez le phare, le port devient l’écueil.

Messieurs, avec la presse libre, pas d’erreur possible, pas de vacillation, pas de tâtonnement dans la marche humaine. Au milieu des problèmes sociaux, ces sombres carrefours, la presse est le doigt indicateur. Nulle incertitude. Allez à l’idéal, allez à la justice et à la vérité. Car il ne suffit pas de marcher, il faut marcher en avant. Dans quel sens allez-vous ? Là est toute la question. Simuler le mouvement, ce n’est point accomplir le progrès ; marquer le pas sans avancer, cela est bon pour l’obéissance passive ; piétiner indéfiniment dans l’ornière est un mouvement machinal indigne du genre humain. Ayons un but, sachons où nous allons, proportionnons l’effort au résultat, et que dans chacun des pas que nous faisons il y ait une idée, et qu’un pas s’enchaîne logiquement à l’autre, et qu’après l’idée vienne la solution, et qu’à la suite du droit vienne la victoire. Jamais de pas en arrière. L’indécision du mouvement dénonce le vide du cerveau. Vouloir et ne vouloir pas, quoi de plus misérable ! Qui hésite, recule et atermoie, ne pense pas. Quant à moi, je n’admets pas plus la politique sans tête que l’Italie sans Rome.

Puisque j’ai prononcé ce mot, Rome, souffrez que je m’interrompe, et que ma pensée, détournée un instant, aille à ce vaillant qui est là-bas sur un lit de douleur. Certes, il a raison de sourire. La gloire et le droit sont avec lui. Ce qui confond, ce qui accable, c’est qu’il se soit trouvé, c’est qu’il ait pu se trouver en Italie, dans cette noble et illustre Italie, des hommes pour lever l’épée contre cette vertu. Ces italiens-là n’ont donc pas reconnu un romain ?

Ces hommes se disent les hommes de l’Italie ; ils crient qu’elle est victorieuse, et ils ne s’aperçoivent pas qu’elle est décapitée. Ah ! c’est là une sombre aventure, et l’histoire reculera indignée devant cette hideuse victoire qui consiste à tuer Garibaldi afin de ne pas avoir Rome !

Le cœur se soulève. Passons.

Messieurs, quel est l’auxiliaire du patriote ? La presse. Quel est l’épouvantail du lâche et du traître ? La presse.

Je le sais, la presse est haïe, c’est là une grande raison de l’aimer.

Toutes les iniquités, toutes les superstitions, tous les fanatismes la dénoncent, l’insultent et l’injurient comme ils peuvent. Je me rappelle une encyclique célèbre dont quelques mots remarquables me sont restés dans l’esprit. Dans cette encyclique, un pape, notre contemporain, Grégoire XVI, ennemi de son siècle, ce qui est un peu le malheur des papes, et ayant toujours présents à la pensée l’ancien dragon et la bête de l’Apocalypse, qualifiait ainsi la presse dans son latin de moine camaldule : Gula ignea, caligo, impetus immanis cum strepitu horrendo. Je ne conteste rien de cela ; le portrait est ressemblant. Bouche de feu, fumée, rapidité prodigieuse, bruit formidable. Eh oui, c’est la locomotive qui passe ! c’est la presse, c’est l’immense et sainte locomotive du progrès !

Où va-t-elle ? où entraîne-t-elle la civilisation ? où emporte-t-il les peuples, ce puissant remorqueur ? Le tunnel est long, obscur et terrible. Car on peut dire que l’humanité est encore sous terre, tant la matière l’enveloppe et l’écrase, tant les superstitions, les préjugés et les tyrannies font une voûte épaisse, tant elle a de ténèbres au-dessus d’elle ! Hélas, depuis que l’homme existe, l’histoire entière est souterraine ; on n’y aperçoit nulle part le rayon divin. Mais au dix-neuvième siècle, mais après la révolution française, il y a espoir, il y a certitude. Là-bas, loin devant nous, un point lumineux apparaît. Il grandit, il grandit à chaque instant, c’est l’avenir, c’est la réalisation, c’est la fin des misères, c’est l’aube des joies, c’est Chanaan, c’est la terre future où l’on n’aura plus autour de soi que des frères et au-dessus de soi que le ciel. Courage à la locomotive sacrée ! courage à la pensée ! courage à la science ! courage à la philosophie ! courage à la presse ! courage à vous tous, esprits ! L’heure approche où l’humanité, délivrée enfin de ce noir tunnel de six mille ans, éperdue, brusquement face à face avec le soleil de l’idéal, fera sa sortie sublime dans l’éblouissement !

Messieurs, encore un mot, et permettez, dans votre indulgence cordiale, que ce mot soit personnel.

Être au milieu de vous, c’est un bonheur. Je rends grâce à Dieu qui m’a donné, dans ma vie sévère, cette heure charmante. Demain je rentrerai dans l’ombre. Mais je vous ai vus, je vous ai parlé, j’ai entendu vos voix, j’ai serré vos mains, j’emporte cela dans ma solitude.

Vous, mes amis de France, — et mes autres amis qui sont ici trouveront tout simple que ce soit à vous que j’adresse mon dernier mot, — il y a onze ans, vous avez vu partir presque un jeune homme, vous retrouvez un vieillard. Les cheveux ont changé, le cœur non. Je vous remercie de vous être souvenus d’un absent ; je vous remercie d’être venus. Accueillez, — et vous aussi, plus jeunes, dont les noms m’étaient chers de loin et que je vois ici pour la première fois, — accueillez mon profond attendrissement. Il me semble que je respire parmi vous l’air natal, il me semble que chacun de vous m’apporte un peu de France, il me semble que je vois sortir de toutes vos âmes groupées autour de moi, quelque chose de charmant et d’auguste qui ressemble à une lumière et qui est le sourire de la patrie.

Je bois à la presse ! à sa puissance, à sa gloire, à son efficacité ! à sa liberté en Belgique, en Allemagne, en Suisse, en Italie, en Espagne, en Angleterre, en Amérique ! à sa délivrance ailleurs !

IV

LE BANQUET DES ENFANTS


à l’éditeur castel
Hauteville-House, 5 octobre 1862.
Mon cher monsieur Castel,

Le hasard a fait tomber sous vos yeux quelques espèces d’essais de dessins faits par moi, à des heures de rêverie presque inconsciente, avec ce qui restait d’encre dans ma plume, sur des marges ou des couvertures de manuscrits. Ces choses, vous désirez les publier ; et l’excellent graveur, M. Paul Chenay, s’offre à en faire les fac-simile. Vous me demandez mon consentement. Quel que soit le beau talent de M. Paul Chenay, je crains fort que ces traits de plume quelconques, jetés plus ou moins maladroitement sur le papier par un homme qui a autre chose à faire, ne cessent d’être des dessins du moment qu’ils auront la prétention d’en être. Vous insistez pourtant, et je consens. Ce consentement à ce qui est peut-être un ridicule veut être expliqué. Voici donc mes raisons :

J’ai établi depuis quelque temps dans ma maison, à Guernesey, une petite institution de fraternité pratique que je voudrais accroître et surtout propager. Cela est si peu de chose que je puis en parler. C’est un repas hebdomadaire d’enfants indigents. Toutes les semaines, des mères pauvres me font l’honneur d’amener leurs enfants dîner chez moi. J’en ai eu huit d’abord, puis quinze ; j’en ai maintenant vingt-deux[2]. Ces enfants dînent ensemble ; ils sont tous confondus, catholiques, protestants, anglais, français, irlandais, sans distinction de religion ni de nation. Je les invite à la joie et au rire, et je leur dis : Soyez libres. Ils ouvrent et terminent le repas par un remercîment à Dieu, simple et en dehors de toutes les formules religieuses pouvant engager leur conscience. Ma femme, ma fille, ma belle-sœur, mes fils, mes domestiques et moi, nous les servons. Ils mangent de la viande et boivent du vin, deux grandes nécessités pour l’enfance. Après quoi ils jouent et vont à l’école. Des prêtres catholiques, des ministres protestants, mêlés à des libres penseurs et à des démocrates proscrits, viennent quelquefois voir cette humble cène, et il ne me paraît pas qu’aucun soit mécontent. J’abrège ; mais il me semble que j’en ai dit assez pour faire comprendre que cette idée, l’introduction des familles pauvres dans les familles moins pauvres, introduction à niveau et de plain-pied, fécondée par des hommes meilleurs que moi, par le cœur des femmes surtout, peut n’être pas mauvaise ; je la crois pratique et propre à de bons fruits, et c’est pourquoi j’en parle, afin que ceux qui pourront et voudront l’imitent. Ceci n’est pas de l’aumône, c’est de la fraternité. Cette pénétration des familles indigentes dans les nôtres nous profite comme à eux ; elle ébauche la solidarité ; elle met en action et en mouvement, et fait marcher pour ainsi dire devant nous la sainte formule démocratique, Liberté, Égalité, Fraternité. C’est la communion avec nos frères moins heureux. Nous apprenons à les servir, et ils apprennent à nous aimer.

C’est en songeant à cette petite œuvre, monsieur, que je crois pouvoir faire un sacrifice d’amour-propre et autoriser la publication souhaitée par vous. Le produit de cette publication contribuera à former la liste civile de mes petits enfants indigents. Voici l’hiver ; je ne serais pas fâché de donner des vêtements à ceux qui sont en haillons et d’offrir des souliers à ceux qui vont pieds nus. Votre publication m’y aidera. Ceci m’absout d’y consentir. J’avoue que je n’eusse jamais imaginé que mes dessins, comme vous voulez bien les appeler, pussent attirer l’attention d’un éditeur connaisseur tel que vous, et d’un artiste tel que M. Paul Chenay ; que votre volonté s’accomplisse ; ils se tireront comme ils pourront du grand jour pour lequel ils n’étaient point faits ; la critique a sur eux désormais un droit dont je tremble pour eux ; je les lui abandonne ; je suis sûr toujours que mes chers petits pauvres les trouveront très bons.

Publiez donc ces dessins, monsieur Castel, et recevez tous mes vœux pour votre succès.

Victor Hugo

V

GENÈVE ET LA PEINE DE MORT

Dans les derniers mois de 1862, la république de Genève revisa sa constitution. La question de la peine de mort se présenta. Un premier vote maintint l’échafaud ; mais il en fallait un second. Les républicains progressistes de Genève songèrent à Victor Hugo. Un membre de l’église réformée, M. Bost, auteur de plusieurs ouvrages estimés, lui écrivit une lettre dont voici les dernières lignes :

« La constituante genevoise a voté le maintien de la peine de mort par quarante-trois voix contre cinq ; mais la question doit reparaître bientôt dans un nouveau débat. Quel appui ce serait pour nous, quelle force nouvelle, si par quelques mots vous pouviez intervenir ! car ce n’est pas là une question cantonale ou fédérale, mais bien une question sociale et humanitaire, où toutes les interventions sont légitimes. Pour les grandes questions, il faut de grands hommes. Nos discussions auraient besoin d’être éclairées par le génie ; et ce nous serait à tous un grand secours qu’un coup de main qui nous viendrait de ce rocher vers lequel se tournent tant de regards. »

Cette lettre parvint à Victor Hugo le 16 novembre. Le 17 il répondait :

Hauteville-House, 17 novembre 1862.
Monsieur,

Ce que vous faites est bon ; vous avez besoin d’aide, vous vous adressez à moi, je vous remercie ; vous m’appelez, j’accours. Qu’y a-t-il ? Me voilà.

Genève est à la veille d’une de ces crises normales qui, pour les nations comme pour les individus, marquent les changements d’âge. Vous allez reviser votre constitution. Vous vous gouvernez vous-mêmes ; vous êtes vos propres maîtres ; vous êtes des hommes libres ; vous êtes une république. Vous allez faire une action considérable, remanier votre pacte social, examiner où vous en êtes en fait de progrès et de civilisation, vous entendre de nouveau entre vous sur les questions communes ; la délibération va s’ouvrir, et, parmi ces questions, la plus grave de toutes, l’inviolabilité de la vie humaine, est à l’ordre du jour.

C’est de la peine de mort qu’il s’agit.

Hélas, le sombre rocher de Sisyphe ! quand donc cessera-t-il de rouler et de retomber sur la société humaine, ce bloc de haine, de tyrannie, d’obscurité, d’ignorance et d’injustice qu’on nomme pénalité ? quand donc au mot peine substituera-t-on le mot enseignement ? quand donc comprendra-t-on qu’un coupable est un ignorant ? Talion, œil pour oeil, dent pour dent, mal pour mal, voilà à peu près tout notre code. Quand donc la vengeance renoncera-t-elle à ce vieil effort qu’elle fait de nous donner le change en s’appelant vindicte ? Croit-elle nous tromper ? Pas plus que la félonie quand elle s’appelle raison d’état. Pas plus que le fratricide quand il met des épaulettes et qu’il s’appelle la guerre. De Maistre a beau farder Dracon ; la rhétorique sanglante perd sa peine, elle ne parvient pas à déguiser la difformité du fait qu’elle couvre ; les sophistes sont des habilleurs inutiles ; l’injuste reste injuste, l’horrible reste horrible. Il y a des mots qui sont des masques ; mais à travers leurs trous on aperçoit la sombre lueur du mal.

Quand donc la loi s’ajustera-t-elle au droit ? quand donc la justice humaine prendra-t-elle mesure sur la justice divine ? quand donc ceux qui lisent la bible comprendront-ils la vie sauve de Caïn ? quand donc ceux qui lisent l’évangile comprendront-ils le gibet du Christ ? quand donc prêtera-t-on l’oreille à la grande voix vivante qui, du fond de l’inconnu, crie à travers nos ténèbres : Ne tue point ! quand donc ceux qui sont en bas, juge, prêtre, peuple, roi, s’apercevront-ils qu’il y a quelqu’un au-dessus d’eux ? Républiques à esclaves, monarchies à soldats, sociétés à bourreaux ; partout la force, nulle part le droit. Ô les tristes maîtres du monde ! chenilles d’infirmités, boas d’orgueil.

Une occasion se présente où le progrès peut faire un pas. Genève va délibérer sur la peine de mort. De là votre lettre, monsieur. Vous me demandez d’intervenir, de prendre part à la discussion, de dire un mot. Je crains que vous ne vous abusiez sur l’efficacité d’une chétive parole isolée comme la mienne. Que suis-je ? Que puis-je ? Voilà bien des années déjà, — cela date de 1828, — que je lutte avec les faibles forces d’un homme contre cette chose colossale, contradictoire et monstrueuse, la peine de mort, composée d’assez de justice pour satisfaire la foule et d’assez d’iniquité pour épouvanter le penseur. D’autres ont fait plus et mieux que moi. La peine de mort a cédé un peu de terrain ; voilà tout. Elle s’est sentie honteuse dans Paris, en présence de toute cette lumière. La guillotine a perdu son assurance, sans abdiquer pourtant ; chassée de la Grève, elle a reparu barrière Saint-Jacques ; chassée de la barrière Saint-Jacques, elle a reparu à la Roquette. Elle recule, mais elle reste.

Puisque vous réclamez mon concours, monsieur, je vous le dois. Mais ne vous faites pas illusion sur le peu de part que j’aurai au succès si vous réussissez. Depuis trente-cinq ans, je le répète, j’essaye de faire obstacle au meurtre en place publique. J’ai dénoncé sans relâche cette voie de fait de la loi d’en bas sur la loi d’en haut. J’ai poussé à la révolte la conscience universelle ; j’ai attaqué cette exaction par la logique, et par la pitié, cette logique suprême ; j’ai combattu, dans l’ensemble et dans le détail, la pénalité démesurée et aveugle qui tue ; tantôt traitant la thèse générale, tâchant d’atteindre et de blesser le fait dans son principe même, et m’efforçant de renverser, une fois pour toutes, non un échafaud, mais l’échafaud ; tantôt me bornant à un cas particulier, et ayant pour but de sauver tout simplement la vie d’un homme. J’ai quelquefois réussi, plus souvent échoué. Beaucoup de nobles esprits se sont dévoués à la même tâche ; et, il y a dix mois à peine, la généreuse presse belge, me venant énergiquement en aide lors de mon intervention pour les condamnés de Charleroi, est parvenue à sauver sept têtes sur neuf.

Les écrivains du dix-huitième siècle ont détruit la torture ; les écrivains du dix-neuvième, je n’en doute pas, détruiront la peine de mort. Ils ont déjà fait supprimer en France le poing coupé et le fer rouge ; ils ont fait abroger la mort civile ; et ils ont suggéré l’admirable expédient provisoire des circonstances atténuantes. — « C’est à d’exécrables livres comme le Dernier jour d’un Condamné, disait le député Salverte, qu’on doit la détestable introduction des circonstances atténuantes. » Les circonstances atténuantes, en effet, c’est le commencement de l’abolition. Les circonstances atténuantes dans la loi, c’est le coin dans le chêne. Saisissons le marteau divin, frappons sur le coin sans relâche, frappons à grands coups de vérité, et nous ferons éclater le billot.

Lentement, j’en conviens. Il faudra du temps, certes. Pourtant ne nous décourageons pas. Nos efforts, même dans le détail, ne sont pas toujours inutiles. Je viens de vous rappeler le fait de Charleroi ; en voici un autre. Il y a huit ans, à Guernesey, en 1854, un homme, nommé Tapner, fut condamné au gibet ; j’intervins, un recours en grâce fut signé par six cents notables de l’île, l’homme fut pendu ; maintenant écoutez : quelques-uns des journaux d’Europe qui contenaient la lettre écrite par moi aux guernesiais pour empêcher le supplice arrivèrent en Amérique à temps pour que cette lettre pût être reproduite utilement par les journaux américains ; on allait pendre un homme à Québec, un nommé Julien ; le peuple du Canada considéra avec raison comme adressée à lui-même la lettre que j’avais écrite au peuple de Guernesey, et, par un contre-coup providentiel, cette lettre sauva, passez-moi l’expression, non Tapner qu’elle visait, mais Julien qu’elle ne visait pas. Je cite ces faits ; pourquoi ? parce qu’ils prouvent la nécessité de persister. Hélas ! le glaive persiste aussi.

Les statistiques de la guillotine et de la potence conservent leurs hideux niveaux ; le chiffre du meurtre légal ne s’est amoindri dans aucun pays. Depuis une dizaine d’années même, le sens moral ayant baissé, le supplice a repris faveur, et il y a recrudescence. Vous petit peuple, dans votre seule ville de Genève, vous avez vu deux guillotines dressées en dix-huit mois. En effet, ayant tué Vary, pourquoi ne pas tuer Elcy ? En Espagne, il y a le garrot ; en Russie, la mort par les verges. À Rome, l’église ayant horreur du sang, le condamné est assommé, ammazzato. L’Angleterre, où règne une femme, vient de pendre une femme.

Cela n’empêche pas la vieille pénalité de jeter les hauts cris, de protester qu’on la calomnie, et de faire l’innocente. On jase sur son compte, c’est affreux. Elle a toujours été douce et tendre ; elle fait des lois qui ont l’air sévère, mais elle est incapable de les appliquer. Elle, envoyer Jean Valjean au bagne pour le vol d’un pain ! Allons donc ! il est bien vrai qu’en 1816 elle envoyait aux travaux forcés à perpétuité les émeutiers affamés du département de la Somme ; il est bien vrai qu’en 1846… — Hélas ! ceux qui me reprochent le bagne de Jean Valjean oublient la guillotine de Buzançais.

La faim a toujours été vue de travers par la loi.

Je parlais tout à l’heure de la torture abolie. Eh bien ! en 1849, la torture existait encore. Où ? en Chine ? Non, en Suisse. Dans votre pays, monsieur. En octobre 1849, à Zug, un juge instructeur, voulant faire avouer un vol d’un fromage (vol d’un comestible. Encore la faim !) à une fille appelée Mathilde Wildemberg, lui serra les pouces dans un étau, et, au moyen d’une poulie, et d’une corde attachée à cet étau, fit hisser la misérable jusqu’au plafond. Ainsi suspendue par les pouces, un valet de bourreau la bâtonnait. En 1862, à Guernesey que j’habite, la peine tortionnaire du fouet est encore en vigueur. L’été passé, on a, par arrêt de justice, fouetté un homme de cinquante ans.

Cet homme se nommait Torode. C’était, lui aussi, un affamé, devenu voleur.

Non, ne nous lassons point. Faisons une émeute de philosophes pour l’adoucissement des codes. Diminuons la pénalité, augmentons l’instruction. Par les pas déjà faits, jugeons des pas à faire ! Quel bienfait que les circonstances atténuantes ! elles eussent empêché ce que je vais vous raconter.

À Paris, en 1818 ou 19, un jour d’été, vers midi, je passais sur la place du Palais de justice. Il y avait là une foule autour d’un poteau. Je m’approchai. À ce poteau était liée, carcan au cou, écriteau sur la tête, une créature humaine, une jeune femme ou une jeune fille. Un réchaud plein de charbons ardents était à ses pieds devant elle, un fer à manche de bois, plongé dans la braise, y rougissait, la foule semblait contente. Cette femme était coupable de ce que la jurisprudence appelle vol domestique et la métaphore banale, danse de l’anse du panier. Tout à coup, comme midi sonnait, en arrière de la femme et sans être vu d’elle, un homme monta sur l’échafaud ; j’avais remarqué que la camisole de bure de cette femme avait par derrière une fente rattachée par des cordons ; l’homme dénoua rapidement les cordons, écarta la camisole, découvrit jusqu’à la ceinture le dos de la femme, saisit le fer dans le réchaud, et l’appliqua, en appuyant profondément, sur l’épaule nue. Le fer et le poing du bourreau disparurent dans une fumée blanche. J’ai encore dans l’oreille, après plus de quarante ans, et j’aurai toujours dans l’âme l’épouvantable cri de la suppliciée. Pour moi, c’était une voleuse, ce fut une martyre. Je sortis de là déterminé — j’avais seize ans — à combattre à jamais les mauvaises actions de la loi.

De ces mauvaises actions la peine de mort est la pire. Et que n’a-t-on pas vu, même dans notre siècle, et sans sortir des tribunaux ordinaires et des délits communs ! Le 20 avril 1849, une servante, Sarah Thomas, une fille de dix-sept ans, fut exécutée à Bristol pour avoir, dans un moment de colère, tué d’un coup de bûche sa maîtresse qui la battait. La condamnée ne voulait pas mourir. Il fallut sept hommes pour la traîner au gibet. On la pendit de force. Au moment où on lui passait le nœud coulant, le bourreau lui demanda si elle avait quelque chose à faire dire à son père. Elle interrompit son râle pour répondre : oui, oui, dites-lui que je l’aime. Au commencement du siècle, sous Georges III, à Londres, trois enfants de la classe des ragged (déguenillés) furent condamnés à mort pour vol. Le plus âgé, le Newgate Calendar constate le fait, n’avait pas quatorze ans. Les trois enfants furent pendus.

Quelle idée les hommes se font-ils donc du meurtre ? Quoi ! en habit, je ne puis tuer ; en robe je le puis ! comme la soutane de Richelieu, la toge couvre tout ! Vindicte publique ? Ah ! je vous en prie, ne me vengez pas ! Meurtre, meurtre ! vous dis-je. Hors le cas de légitime défense entendu dans son sens le plus étroit (car, une fois votre agresseur blessé par vous et tombé, vous lui devez secours), est-ce que l’homicide est jamais permis ? est-ce que ce qui est interdit à l’individu est permis à la collection ? Le bourreau, voilà une sinistre espèce d’assassin ! l’assassin officiel, l’assassin patenté, entretenu, renté, mandé à certains jours, travaillant en public, tuant au soleil, ayant pour engins « les bois de justice », reconnu assassin de l’état ! l’assassin fonctionnaire, l’assassin qui a un logement dans la loi, l’assassin au nom de tous ! Il a ma procuration et la vôtre, pour tuer. Il étrangle ou égorge, puis frappe sur l’épaule de la société, et lui dit : Je travaille pour toi, paye-moi. Il est l’assassin cum privilegio legis, l’assassin dont l’assassinat est décrété par le législateur, délibéré par le juré, ordonné par le juge, consenti par le prêtre, gardé par le soldat, contemplé par le peuple. Il est l’assassin qui a parfois pour lui l’assassiné ; car j’ai discuté, moi qui parle, avec un condamné à mort appelé Marquis, qui était en théorie partisan de la peine de mort ; de même que, deux ans avant un procès célèbre, j’ai discuté avec un magistrat nommé Teste qui était partisan des peines infamantes. Que la civilisation y songe, elle répond du bourreau. Ah ! vous haïssez l’assassinat jusqu’à tuer l’assassin ; moi je hais le meurtre jusqu’à vous empêcher de devenir meurtrier. Tous contre un, la puissance sociale condensée en guillotine, la force collective employée à une agonie, quoi de plus odieux ? Un homme tué par un homme effraye la pensée, un homme tué par les hommes la consterne.

Faut-il vous le redire sans cesse ? cet homme, pour se reconnaître et s’amender, et se dégager de la responsabilité accablante qui pèse sur son âme, avait besoin de tout ce qui lui restait de vie. Vous lui donnez quelques minutes ! de quel droit ? Comment osez-vous prendre sur vous cette redoutable abréviation des phénomènes divers du repentir ? Vous rendez-vous compte de cette responsabilité damnée par vous, et qui se retourne contre vous, et qui devient la vôtre ? vous faites plus que tuer un homme, vous tuez une conscience.

De quel droit constituez-vous Dieu juge avant son heure ? quelle qualité avez-vous pour le saisir ? est-ce que cette justice-là est un des degrés de la vôtre ? est-ce qu’il y a plain-pied de votre barre à celle-là ? De deux choses l’une : ou vous êtes croyant, ou vous ne l’êtes pas. Si vous êtes croyant, comment osez-vous jeter une immortalité à l’éternité ? Si vous ne l’êtes pas, comment osez-vous jeter un être au néant ?

Il existe un criminaliste qui a fait cette distinction : — « On a tort de dire exécution ; on doit se borner à dire réparation. La société ne tue pas, elle retranche. » — Nous sommes des laïques, nous autres, nous ne comprenons pas ces finesses-là.

On prononce ce mot : justice. La justice ! oh ! cette idée entre toutes auguste et vénérable, ce suprême équilibre, cette droiture rattachée aux profondeurs, ce mystérieux scrupule puisé dans l’idéal, cette rectitude souveraine compliquée d’un tremblement devant l’énormité éternelle béante devant nous, cette chaste pudeur de l’impartialité inaccessible, cette pondération où entre l’impondérable, cette acception faite de tout, cette sublimation de la sagesse combinée avec la pitié, cet examen des actions humaines avec l’œil divin, cette bonté sévère, cette résultante lumineuse de la conscience universelle, cette abstraction de l’absolu se faisant réalité terrestre, cette vision du droit, cet éclair d’éternité apparu à l’homme, la justice ! cette intuition sacrée du vrai qui détermine, par sa seule présence, les quantités relatives du bien et du mal et qui, à l’instant où elle illumine l’homme, le fait momentanément Dieu, cette chose finie qui a pour loi d’être proportionnée à l’infini, cette entité céleste dont le paganisme fait une déesse et le christianisme un archange, cette figure immense qui a les pieds sur le cœur humain et les ailes dans les étoiles, cette Yungfrau des vertus humaines, cette cime de l’âme, cette vierge, ô Dieu bon, Dieu éternel, est-ce qu’il est possible de se l’imaginer debout sur la guillotine ? est-ce qu’on peut se l’imaginer bouclant les courroies de la bascule sur les jarrets d’un misérable ? est-ce qu’on peut se l’imaginer défaisant avec ses doigts de lumière la ficelle monstrueuse du couperet ? se l’imagine-t-on sacrant et dégradant à la fois ce valet terrible, l’exécuteur ? se l’imagine-t-on étalée, dépliée et collée par l’afficheur sur le poteau infâme du pilori ? se la représente-t-on enfermée et voyageant dans ce sac de nuit du bourreau Calcraft où est mêlée à des chaussettes et à des chemises la corde avec laquelle il a pendu hier et avec laquelle il pendra demain !

Tant que la peine de mort existera, on aura froid en entrant dans une cour d’assises, et il y fera nuit.

En janvier dernier, en Belgique, à l’époque des débats de Charleroi, — débats dans lesquels, par parenthèse, il sembla résulter des révélations d’un nommé Rabet que deux guillotinés des années précédentes, Goethals et Coecke, étaient peut-être innocents (quel peut-être !) — au milieu de ces débats, devant tant de crimes nés des brutalités de l’ignorance, un avocat crut devoir et pouvoir démontrer la nécessité de l’enseignement gratuit et obligatoire. Le procureur général l’interrompit et le railla : Avocat, dit-il, ce n’est point ici la chambre. Non, monsieur le procureur général, c’est ici la tombe.

La peine de mort a des partisans de deux sortes, ceux qui l’expliquent et ceux qui l’appliquent ; en d’autres termes, ceux qui se chargent de la théorie et ceux qui se chargent de la pratique. Or la pratique et la théorie ne sont pas d’accord ; elles se donnent étrangement la réplique. Pour démolir la peine de mort, vous n’avez qu’à ouvrir le débat entre la théorie et la pratique. Écoutez plutôt. Ceux qui veulent le supplice, pourquoi le veulent-ils ? Est-ce parce que le supplice est un exemple ? Oui, dit la théorie. Non, dit la pratique. Et elle cache l’échafaud le plus qu’elle peut, elle détruit Montfaucon, elle supprime le crieur public, elle évite les jours de marché, elle bâtit sa mécanique à minuit, elle fait son coup de grand matin ; dans de certains pays, en Amérique et en Prusse, on pend et on décapite à huis clos. Est-ce parce que la peine de mort est la justice ? Oui, dit la théorie ; l’homme était coupable, il est puni. Non, dit la pratique ; car l’homme est puni, c’est bien, il est mort, c’est bon ; mais qu’est-ce que cette femme ? c’est une veuve. Et qu’est-ce que ces enfants ? ce sont des orphelins. Le mort a laissé cela derrière lui. Veuve et orphelins, c’est-à-dire punis et pourtant innocents. Où est votre justice ? Mais si la peine de mort n’est pas juste, est-ce qu’elle est utile ? Oui, dit la théorie ; le cadavre nous laissera tranquilles. Non, dit la pratique ; car ce cadavre vous lègue une famille ; famille sans père, famille sans pain ; et voilà la veuve qui se prostitue pour vivre, et voilà les orphelins qui volent pour manger.

Dumolard, voleur à l’âge de cinq ans, était orphelin d’un guillotiné.

J’ai été fort insulté, il y a quelques mois, pour avoir osé dire que c’était là une circonstance atténuante.

On le voit, la peine de mort n’est ni exemplaire, ni juste, ni utile. Qu’est-elle donc ? Elle est. Sum qui sum. Elle a sa raison d’être en elle-même. Mais alors quoi ! la guillotine pour la guillotine, l’art pour l’art !

Récapitulons.

Ainsi toutes les questions, toutes sans exception, se dressent autour de la peine de mort, la question sociale, la question morale, la question philosophique, la question religieuse. Celle-ci surtout, cette dernière, qui est l’insondable, vous en rendez-vous compte ? Ah ! j’y insiste, vous qui voulez la mort, avez-vous réfléchi ? Avez-vous médité sur cette brusque chute d’une vie humaine dans l’infini, chute inattendue des profondeurs, arrivée hors de tour, sorte de surprise redoutable faite au mystère ? Vous mettez un prêtre là, mais il tremble autant que le patient. Lui aussi, il ignore. Vous faites rassurer la noirceur par l’obscurité.

Vous ne vous êtes donc jamais penchés sur l’inconnu ? Comment osez-vous précipiter là dedans quoi que ce soit ? Dès que, sur le pavé de nos villes, un échafaud apparaît, il se fait dans les ténèbres autour de ce point terrible un immense frémissement qui part de votre place de Grève et ne s’arrête qu’à Dieu. Cet empiétement étonne la nuit. Une exécution capitale, c’est la main de la société qui tient un homme au-dessus du gouffre, s’ouvre et le lâche. L’homme tombe. Le penseur, à qui certains phénomènes de l’inconnu sont perceptibles, sent tressaillir la prodigieuse obscurité. Ô hommes, qu’avez-vous fait ? qui donc connaît les frissons de l’ombre ? où va cette âme ? que savez-vous ?

Il y a près de Paris un champ hideux, Clamart. C’est le lieu des fosses maudites ; c’est le rendez-vous des suppliciés ; pas un squelette n’est là avec sa tête. Et la société humaine dort tranquille à côté de cela ! Qu’il y ait sur la terre des cimetières faits par Dieu, cela ne nous regarde pas, et Dieu sait pourquoi. Mais peut-on songer sans horreur à ceci, à un cimetière fait par l’homme !

Non, ne nous lassons pas de répéter ce cri : Plus d’échafaud ! mort à la mort !

C’est à un certain respect mystérieux de la vie qu’on reconnaît l’homme qui pense.

Je sais bien que les philosophes sont des songe-creux. — Â qui en veulent-ils ? Vraiment, ils prétendent abolir la peine de mort ! Ils disent que la peine de mort est un deuil pour l’humanité. Un deuil ! qu’ils aillent donc un peu voir la foule rire autour de l’échafaud ! qu’ils rentrent donc dans la réalité ! Où ils affirment le deuil, nous constatons le rire. Ces gens-là sont dans les nuages. Ils crient à la sauvagerie et à la barbarie parce qu’on pend un homme et qu’on coupe une tête de temps en temps. Voilà des rêveurs ! Pas de peine de mort, y pense-t-on ? peut-on rien imaginer de plus extravagant ? Quoi ! plus d’échafaud, et en même temps, plus de guerre ! ne plus tuer personne, je vous demande un peu si cela a du bon sens ! qui nous délivrera des philosophes ? quand aura-t-on fini des systèmes, des théories, des impossibilités et des folies ? Folies au nom de quoi, je vous prie ? au nom du progrès ? mot vide ; au nom de l’idéal ? mot sonore. Plus de bourreau, où en serions-nous ? Une société n’ayant pas la mort pour code, quelle chimère ! La vie, quelle utopie ! Qu’est-ce que tous ces faiseurs de réformes ? des poëtes. Gardons-nous des poëtes. Ce qu’il faut au genre humain, ce n’est pas Homère, c’est M. Fulchiron.

Il ferait beau voir une société menée et une civilisation conduite par Eschyle, Sophocle, Isaïe, Job, Pythagore, Pindare, Plaute, Lucrèce, Virgile, Juvénal, Dante, Cervantes, Shakespeare, Milton, Corneille, Molière et Voltaire. Ce serait à se tenir les côtes.

Tous les hommes sérieux éclateraient de rire. Tous les gens graves hausseraient les épaules ; John Bull aussi bien que Prudhomme. Et de plus ce serait le chaos ; demandez à tous les parquets possibles, à celui des agents de change comme à celui des procureurs du roi.

Quoi qu’il en soit, monsieur, cette question énorme, le meurtre légal, vous allez la discuter de nouveau. Courage ! Ne lâchez pas prise. Que les hommes de bien s’acharnent à la réussite.

Il n’y a pas de petit peuple. Je le disais il y a peu de mois à la Belgique à propos des condamnés de Charleroi ; qu’il me soit permis de le répéter à la Suisse aujourd’hui. La grandeur d’un peuple ne se mesure pas plus au nombre que la grandeur d’un homme ne se mesure à la taille. L’unique mesure, c’est la quantité d’intelligence et la quantité de vertu. Qui donne un grand exemple est grand. Les petites nations seront les grandes nations le jour où, à côté des peuples forts en nombre et vastes en territoire qui s’obstinent dans les fanatismes et les préjugés, dans la haine, dans la guerre, dans l’esclavage et dans la mort, elles pratiqueront doucement et fièrement la fraternité, abhorreront le glaive, anéantiront l’échafaud, glorifieront le progrès, et souriront, sereines comme le ciel. Les mots sont vains si les idées ne sont pas dessous. Il ne suffit pas d’être la république, il faut encore être la liberté ; il ne suffit pas d’être la démocratie, il faut encore être l’humanité. Un peuple doit être un homme, et un homme doit être une âme. Au moment où l’Europe recule, il serait beau que Genève avançât. Que la Suisse y songe, et votre noble petite république en particulier, une république plaçant en face des monarchies la peine de mort abolie, ce serait admirable. Ce serait grand de faire revivre sous un aspect nouveau le vieil antagonisme instructif, Genève et Rome, et d’offrir aux regards et à la méditation du monde civilisé, d’un côté Rome avec sa papauté qui condamne et damne, de l’autre Genève avec son évangile qui pardonne.

Ô peuple de Genève, votre ville est sur un lac de l’éden, vous êtes dans un lieu béni ; toutes les magnificences de la création vous environnent ; la contemplation habituelle du beau révèle le vrai et impose des devoirs ; la civilisation doit être harmonie comme la nature ; prenez conseil de toutes ces clémentes merveilles, croyez-en votre ciel radieux, la bonté descend de l’azur, abolissez l’échafaud. Ne soyez pas ingrats. Qu’il ne soit pas dit qu’en remercîment et en échange, sur cet admirable coin de terre où Dieu montre à l’homme la splendeur sacrée des Alpes, l’Arve et le Rhône, le Léman bleu, le mont Blanc dans une auréole de soleil, l’homme montre à Dieu la guillotine !


Si rapide qu’eut été la réponse de Victor Hugo, la délibération du comité constituant fut plus hâtive encore, et, quand la lettre arriva, le travail était terminé. Le projet de constitution maintenait la peine de mort. Victor Hugo ne se découragea pas. Le peuple n’ayant pas encore voté, tout n’était pas fini. Victor Hugo écrivit à M. Bost :


Hauteville-House, 29 novembre 1862.
Monsieur,

La lettre que j’ai eu l’honneur de vous envoyer le 17 novembre vous est parvenue, je pense, le 19 ou le 20. Le lendemain même du jour où je dictais cette lettre, a éclaté, devant la cour d’assises de la Somme, cette affaire Doise-Gardin qui non seulement a tout à coup mis en lumière certaines éventualités épouvantables de la peine de mort, mais encore a rendu palpable l’urgence d’une grande révision pénale ; les faits monstrueux ont une manière à eux de démontrer la nécessité des réformes.

Aujourd’hui, 29 novembre, je lis dans la Presse ces lignes datées du 24, et de Berne :

« Vous avez reproduit la lettre adressée par M. Victor Hugo à M. Bost, de Genève, au sujet de la peine de mort. La publication de cette lettre est venue un peu tard ; depuis quinze jours la constituante genevoise a terminé ses travaux. La constitution qu’elle a élaborée ne donne point satisfaction aux vœux du poëte, puisqu’elle n’abolit pas la peine de mort, sinon pour délit politique. »

Non, il n’est pas trop tard.

En écrivant, je m’adressais moins au comité constituant, qui prépare, qu’au peuple, qui décide.

Dans quelques jours, le 7 décembre, le projet de constitution sera soumis au peuple. Donc il est temps encore.

Une constitution qui, au dix-neuvième siècle, contient une quantité quelconque de peine de mort, n’est pas digne d’une république ; qui dit république, dit expressément civilisation ; et le peuple de Genève, en rejetant, comme c’est son droit et son devoir, le projet qu’on va lui soumettre, fera un de ces actes doublement grands qui ont tout à la fois l’empreinte de la souveraineté et l’empreinte de la justice.

Vous jugerez peut-être utile de publier cette lettre.

Je vous offre, monsieur, la nouvelle assurance de ma haute estime et de ma vive cordialité.

V. H.

La lettre fut publiée, le peuple vota, il rejeta le projet de constitution.

Quelques jours après, Victor Hugo reçut cette lettre :

« … Nous avons triomphé, la constitution des conservateurs est rejetée. Votre lettre a produit son effet, tous les journaux l’ont publiée, les catholiques l’ont combattue, M. Bost l’a imprimée à part à mille exemplaires, et le comité radical à quatre mille. Les radicaux, M. James Fazy en tête, se sont fait de votre lettre une arme de guerre, et les indépendants se sont aussi prononcés à votre suite pour l’abolition. Votre prépondérance a été complète. Quelques radicaux n’étaient pas très décidés auparavant ; c’est un radical, M. Héroi, qui passe pour avoir déterminé les deux exécutions de Vary et d’Elcy, et le grand conseil, qui a refusé ces deux grâces, est tout radical.

« Cependant, en somme, les radicaux sont gens de progrès et, maintenant que les voilà engagés contre la peine de mort, ils ne reculeront pas. On regarde ici l’abolition de l’échafaud comme certaine, et l’honneur, monsieur, vous en revient. J’espère que nous arriverons aussi à cet autre grand progrès, la séparation de l’église et de l’état.

« Je ne suis qu’un homme bien obscur, monsieur, mais je suis heureux ; je vous félicite et je nous félicite. L’immense effet de votre lettre nous honore. La patrie de M. de Sellon ne pouvait être insensible à la voix de Victor Hugo.

« Excusez cette lettre écrite en hâte, et veuillez agréer mon profond respect.

« A. GAYET (de Bonneville). »

VI

AFFAIRE DOISE

à m. le rédacteur du TEMPS
Monsieur,

Veuillez, je vous prie, m’inscrire dans la souscription Doise. Mais il ne faut pas se borner à de l’argent. Quelque chose de pire peut-être que Lesurques, la question rétablie en France au dix-neuvième siècle, l’aveu arraché par l’asphyxie, la camisole de force à une femme grosse, la prisonnière poussée à la folie, on ne sait quel effroyable infanticide légal, l’enfant tué par la torture dans le ventre de la mère, la conduite du juge d’instruction, des deux présidents et des deux procureurs généraux, l’innocence condamnée, et, quand elle est reconnue, insultée en pleine cour d’assises au nom de la justice qui devrait tomber à genoux devant elle, tout cela n’est point une affaire d’argent.

Certes, la souscription est bonne, utile et louable, mais il faut une indemnité plus haute. La société est plus atteinte encore que Rosalie Doise. L’outrage à la civilisation est profond. La grande insultée ici, c’est la justice.

Souscrire, soit ; mais il me semble que les anciens gardes des sceaux et les anciens bâtonniers ont autre chose à faire, et quant à moi, j’ai un devoir, et je n’y faillirai pas.

Victor Hugo.
Hauteville-House, 2 décembre 1862.

L’appel fait par Victor Hugo ne fut pas entendu. On a raison de dire que l’exil vit d’illusions. Victor Hugo se trompait en croyant qu’avertis de la sorte, les gardes des sceaux et les bâtonniers prendraient en main cette affaire. Aucune suite judiciaire ne fut donnée aux effroyables révélations de l’affaire Doise. Ceci, d’ailleurs, n’a rien que de normal ; jamais la justice n’a fait le procès à la justice.

Disons ici, pour que l’on s’en souvienne, de quelle façon Rosalie Doise avait été traitée. Il est bon de mettre ces détails sous les yeux des penseurs. Les penseurs précèdent les législateurs. La lumière faite d’abord dans les consciences se fait plus tard dans les codes.

Rosalie Doise était accusée, sur de très vagues présomptions, d’avoir tué son père, Martin Doise. Rosalie Doise n’avait point supporté cette accusation patiemment. Chaque fois qu’on l’interrogeait, elle s’emportait, ce qui choquait la gravité des magistrats. Elle perdait toute mesure, s’il faut en croire le réquisitoire, et s’indignait au point de sembler furieuse et folle. Dès qu’on cessait de l’accuser, elle se calmait et devenait muette et immobile sous l’accablement : Elle avait l’air, dit un témoin, d’une sainte de pierre.

« La justice » désirait que Rosalie Doise s’avouât parricide. Pour obtenir cet aveu, on la mit dans un cachot de huit pieds de long sur sept de haut et sept de large [3]. Ce cachot était fermé d’une double porte. Pas de jour et d’air que ce qui passait par un trou « grand comme une brique[4]», percé dans l’une des deux portes et donnant dans une salle intérieure de la prison ; le cachot était pavé de carreaux ; pas de chaise ; la prisonnière était forcée de se tenir debout ou de se coucher sur le carreau ; la nuit, on lui donnait une paillasse qu’on lui ôtait le matin. Dans un coin, le baquet des excréments. Elle ne sortait jamais. Elle n’est sortie que deux fois en six semaines. Parfois on lui mettait la camisole de force [5]. Elle était grosse.

Sentant remuer son enfant, elle avoua.

Elle fut condamnée aux travaux forcés à perpétuité. L’enfant mourut.

Elle était innocente.

Voici un fragment d’un de ses interrogatoires après qu’elle fut reconnue innocente ; on lui parle encore comme à une coupable :

« D. Mais enfin, on ne voit pas quels sont les moyens de contrainte qui ont été exercés contre vous.

« R. On m’a dit : avouez, ou vous resterez dans le trou noir, où l’on m’avait mise, où je n’avais même pas d’air.

« D. C’est-à-dire qu’on vous a mise au secret, ce qui est le droit et le devoir du magistrat. Vous avez persisté pendant cinq semaines dans vos aveux, après votre sortie du secret.

« R. Avec vivacité. Eh sans doute, je ne voulais pas retourner au cachot !

« Le procureur général : Mais vous n’avez pas été mise au cachot ?

« R. Oh ! je ne sais pas ; ce que je sais, c’est qu’il y avait deux portes au trou et pas d’air.

« Le procureur général : Vous n’étiez séparée que par une porte de la salle commune des détenus.

« Le président : Sortiez-vous dans le jour ?

« R. Je ne suis sortie que deux fois pendant tout le temps.

« D. C’est que vous ne le demandiez pas.

« R. Pardon, je ne demandais que ça. On me disait : Dites la vérité et vous sortirez.

« D. Le procureur général : Pas de confusion, sortiez-vous deux fois par jour ?

« R. Je ne suis sortie que deux fois en six ou sept semaines.

« D. Le président : Mais demandiez-vous à sortir ?

« R. Je demandais tant de choses et on ne m’accordait rien. Le commis-greffier me disait toujours : Avouez et vous sortirez.

« D. Le médecin vous visitait ?

« R. Je ne l’ai vu que deux fois en deux mois. La première fois, il m’a saignée, la seconde, il a dit de me faire sortir.

« D. Combien de jours êtes-vous accouchée après votre sortie du secret ?

« R. Quatre semaines après.

« D. Vous avez perdu votre enfant ?

« R. Oui. (Elle pleure). Mon enfant a vécu vingt-quatre jours. Comment aurait-il vécu ?… je ne dormais jamais au cachot. (Elle pleure.)

ARRÊT DE LA COUR DE CASSATION

du 9 octobre 1962

« La Cour

« Déclare inconciliables les arrêts de Cour d’assises qui ont condamné, comme coupables d’assassinat de Martin Doise,

« D’une part : Rosalie Doise, femme Gardin. (Travaux forcés à perpétuité.)

« D’autre part : Vanhalvyn et Verhamme. (Pour le même fait.) »


Disons, dès aujourd’hui, que Victor Hugo compte revenir sur cette affaire Doise dans un ouvrage intitulé Dossier de la Peine de Mort. Justice sera faite.


  1. Voir les Misérables, tome VII, livre I. Le mot bienfait est souligné dans la lettre de Barbès.
  2. Plus tard le nombre fut porté à quarante.
  3. Longueur, 2m,50 ; largeur, 2m,15 ; hauteur, 2m,40 (déposition du gardien chef).
  4. Le procureur général au gardien chef :
    — Il y avait un jour quelconque dans cette chambre ?
    Le gardien chef :
    — Mais oui, monsieur le procureur général, il y avait une ouverture de la grandeur d’une brique carrée.
  5. Le défenseur au gardien chef : — Ne lui a-t-on pas mis deux jours et deux nuits la camisole de force ?
    Le gardien chef :
    — Oui, parce qu’elle voulait de suicider.