À formater

Actes et paroles/Pendant l’exil/1866

La bibliothèque libre.
Aller à la navigation Aller à la recherche








1866


Le Droit à la liberté — Le droit à la vie. — Le droit à la patrie.

I

LA LIBERTÉ

Hauteville-House, 19 mars 1866.
à m. clément duvernois
Monsieur,

Vous souhaitez, en termes magnifiques et avec l’accent d’une sympathie fière, la bienvenue à mon livre, les Travailleurs de la mer. Je vous remercie.

Vous, intelligence éminente et conscience ferme, vous faites partie d’un vaillant groupe puissamment commandé. Vous arborez l’éternel drapeau, vous jetez l’éternel cri, vous revendiquez l’éternel droit : liberté !

La liberté, c’est là aujourd’hui l’immense soif des consciences. La liberté est de tous les partis, étant le mode vital de la pensée. Toute âme veut la liberté comme toute prunelle veut la lumière. Aussi, dès le premier jour, la foule s’est tournée vers vous.

Je veux, comme vous, la liberté ; je partage à cette heure son exil.

J’ai écrit : Le jour où la liberté rentrera, je rentrerai. J’attends la liberté avec une grande patience personnelle et une grande impatience nationale.

La France sans la liberté, c’est encore la déesse, ce n’est plus l’âme.

En quoi je diffère de vous, le voici : je suis un révolutionnaire. Pour moi la révolution continue.

Tous les deux ou trois mille ans, le progrès a besoin d’une secousse ; l’alanguissement humain le gagne, et un quid divinum est nécessaire. Il lui faut une nouvelle impulsion presque initiale. Dans l’histoire, telle que la courte mémoire des peuples nous la donne, la réaction chantée par Homère, de l’Europe sur l’Asie, a été la première secousse, le christianisme a été la seconde, la révolution française est la troisième.

Toute révolution a un caractère double, et c’est à cela qu’on la reconnaît ; c’est une formation sous une élimination.

On ne peut vouloir l’une sans vouloir l’autre, cette double acceptation caractérise le révolutionnaire.

Les révolutions ne créent point, elles sont des explosions de calorique latent, pas autre chose. Elles mettent hors de l’homme le fait éternel et intérieur dont la sortie est devenue nécessaire. C’est pour l’humanité une question d’âge. Ce fait, elles le dégagent ; on le croit nouveau parce qu’on le voit ; auparavant on le sentait. S’il était nouveau, il serait injuste ; il ne peut y avoir rien de nouveau dans le droit. L’élément qui apparaît et se révèle principe, telle est l’éclosion magnifique des révolutions ; le droit occulte devient droit public ; il passe de l’état confus à l’état précis ; il couvait, il éclate ; il était sentiment, il devient évidence. Cette simplicité sublime est propre aux actes de souveraineté du progrès.

Les deux dernières grandes secousses du progrès ont mis en lumière et dressé à jamais au-dessus des sociétés modifiables les deux grands faits de l’homme : le christianisme a dégagé l’égalité ; la révolution française a dégagé la liberté.

Là où ces deux faits manquent, la vie n’est pas.

Être tous frères, être tous libres, c’est vivre ; ce sont les deux mouvements de poumons de la civilisation.

Égalité, liberté, aspiration et respiration du genre humain.

Cela posé, il est étrange d’entendre raisonner sur les libertés accessoires et sur les libertés nécessaires.

L’un dit : Vous respirerez quand on pourra.

L’autre dit : Vous respirerez comme on voudra.

Les libertés, cette énonciation est un non-sens. La liberté est. Elle a cela de commun avec Dieu, qu’elle exclut le pluriel.

Elle aussi, elle dit : sum qui sum.

Tenez donc haut votre drapeau. Votre cri liberté, c’est le verbe même de la civilisation. C’est le sublime fiat lux de l’homme, c’est le profond et mystérieux appel qui fera lever l’astre. L’astre est derrière l’horizon, et il vous entend. Courage !

Pardonnez au solitaire si, provoqué par vos éloquentes et graves paroles et par votre puissant mot de ralliement, il est sorti un moment de son silence. Je me hâte d’y rentrer, mais auparavant, monsieur, laissez-moi vous serrer la main.

Victor Hugo

II

LE CONDAMNÉ À MORT DE JERSEY
BRADLEY

lettre à un ami
Bruxelles, 27 juillet 1866.

Je suis en voyage, et vous aussi. Je ne sais où vous adresser ma lettre. Vous arrivera-t-elle ? La vôtre pourtant m’est parvenue, mais pas un des journaux dont vous me parlez. Vous me demandez d’intervenir ; mais je ne sais pas le premier mot de cette lugubre affaire Bradley. Et puis, hélas ! que dire ? Bradley n’est qu’un détail ; son supplice se perd dans le grand supplice universel. La civilisation, en ce moment, est sur le chevalet. En Angleterre, on rétablit la fusillade ; en Russie, la torture ; en Allemagne, le banditisme. À Paris, abaissement de la conscience politique, de la conscience littéraire, de la conscience philosophique. La guillotine française travaille de façon à piquer d’honneur le gibet anglais.

Partout le progrès est remis en question. Partout la liberté est reniée. Partout l’idéal est insulté. Partout la réaction prospère sous ses divers pseudonymes, bon ordre, bon goût, bon sens, bonnes lois, etc. ; mots qui sont des mensonges.

Jersey, la petite île, était en avant des grands peuples. Elle étaitlibre, honnête, intelligente, humaine. Il paraît que Jersey, voyant que le monde recule, tient à reculer, elle aussi. Paris a décapité Philippe, Jersey va pendre Bradley. Émulation en sens inverse du progrès.

Jersey affirmait le progrès ; Jersey va affirmer la réaction.

Le 11 août, fête dans l’île. On étranglera un homme. Jersey tient à avoir, comme un roi de Prusse ou un empereur de Russie, son accès de férocité. Ô pauvre petit coin de terre !

Quel démenti à Dieu, qui a tant fait pour ce charmant pays ! Quelle ingratitude envers cette douce, sereine et bienfaisante nature ! Un gibet à Jersey ! Qui est heureux devrait être clément.

J’aime Jersey, je suis navré.

Publiez ma lettre si vous voulez. Tout aujourd’hui s’efforce d’étouffer la lumière. Ne nous lassons pas cependant ; et, si le présent est sourd, jetons dans l’avenir, qui nous entendra, les protestations de la vérité et de l’humanité contre l’horrible nuit.

V. H.

III

LA CRÈTE

Un cri m’arrive d’Athènes.

Dans la ville de Phidias et d’Eschyle un appel m’est fait, des voix prononcent mon nom.

Qui suis-je pour mériter un tel honneur ? Rien. Un vaincu.

Et qui est-ce qui s’adresse à moi ? Des vainqueurs.

Oui, candiotes héroïques, opprimés d’aujourd’hui, vous êtes les vainqueurs de l’avenir. Persévérez. Même étouffés, vous triompherez. La protestation de l’agonie est une force. C’est l’appel devant Dieu, qui casse… quoi ? les rois.

Ces toutes-puissances que vous avez contre vous, ces coalitions de forces aveugles et de préjugés tenaces, ces antiques tyrannies armées, ont pour principal attribut une remarquable facilité de naufrage. La tiare en poupe, le turban en proue, le vieux navire monarchique fait eau. Il sombre à cette heure au Mexique, en Autriche, en Espagne, en Hanovre, en Saxe, à Rome, et ailleurs. Persévérez.

Vaincus, vous ne pouvez l’être.

Une insurrection étouffée n’est point un principe supprimé.

Il n’y a pas de faits accomplis. Il n’y a que le droit.

Les faits ne s’accomplissent jamais. Leur inachèvement perpétuel est l’en-cas laissé au droit. Le droit est insubmersible. Des vagues d’événements passent dessus ; il reparaît. La Pologne noyée surnage. Voilà quatre vingt-quatorze ans que la politique européenne charrie ce cadavre, et que les peuples regardent flotter, au-dessus des faits accomplis, cette âme.

Peuple de Crète, vous aussi vous êtes une âme.

Grecs de Candie, vous avez pour vous le droit, et vous avez pour vous le bon sens. Le pourquoi d’un pacha en Crète échappe à la raison. Ce qui est vrai de l’Italie est vrai de la Grèce. Venise ne peut être rendue à l’une sans que la Crète soit rendue à l’autre. Le même principe ne peut affirmer d’un côté, et mentir de l’autre. Ce qui est là l’aurore ne peut être ici le sépulcre.

En attendant, le sang coule, et l’Europe laisse faire. Elle en prend l’habitude. C’est aujourd’hui le tour du sultan. Il extermine une nationalité.

Existe-t-il un droit divin turc, vénérable au droit divin chrétien ? Le meurtre, le vol, le viol, s’abattent à cette heure sur Candie comme ils se ruaient, il y a six mois, sur l’Allemagne. Ce qui ne serait pas permis à Schinderhannes est permis à la politique. Avoir l’épée au côté et assister tranquillement à des massacres, cela s’appelle être homme d’état. Il paraît que la religion est intéressée à ce que les turcs fassent paisiblement l’égorgement de Candie, et que la société serait ébranlée si, entre Scarpento et Cythère, on ne passait point les petits enfants au fil de l’épée. Saccager les moissons et brûler les villages est utile. Le motif qui explique ces exterminations et les fait tolérer est au-dessus de notre pénétration. Ce qui s’est fait en Allemagne cet été nous étonne également. Une des humiliations des hommes qu’un long exil a rendus stupides — j’en suis un — c’est de ne point comprendre les grandes raisons des assassins actuels.

N’importe. La question crétoise est désormais posée.

Elle sera résolue, et résolue, comme toutes les questions de ce siècle, dans le sens de la délivrance.

La Grèce complète, l’Italie complète, Athènes au sommet de l’une, Rome au sommet de l’autre ; voilà ce que nous, France, nous devons à nos deux mères.

C’est une dette, la France l’acquittera. C’est un devoir, la France le remplira.

Quand ?

Persévérez.

Victor Hugo

Hauteville-House, 2 décembre 1866.