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Actes et paroles/Pendant l’exil/1870

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1870



Événements d’Amérique. — Aux femmes de Cuba.
La révolution littéraire mêlée aux révolutions politiques.
George Sand et Victor Hugo.
Mort d’un proscrit. — Les sauveteurs et les travailleurs.
Le plébiscite. — Aux femmes de Guernesey. — Événements d’Europe.

I

CUBA

L’Europe, où couvaient de redoutables événements, commençait à perdre de vue les choses lointaines. À peine savait-on, de ce côté de l’Atlantique, que Cuba était en pleine insurrection. Les gouverneurs espagnols réprimaient cette révolte avec une brutalité sauvage. Des districts entiers furent exécutés militairement. Les femmes s’enfuyaient. Beaucoup se réfugiaient à New-York. Au commencement de 1870, une adresse des femmes de Cuba, couverte de plus de trois cents signatures, fut envoyée de New-York à Victor Hugo pour le prier d’intervenir dans cette lutte. Il répondit :

AUX FEMMES DE CUBA

Femmes de Cuba, j’entends votre plainte. Ô désespérées, vous vous adressez à moi. Fugitives, martyres, veuves, orphelines, vous demandez secours à un vaincu. Proscrites, vous vous tournez vers un proscrit ; celles qui n’ont plus de foyer appellent à leur aide celui qui n’a plus de patrie. Certes, nous sommes bien accablés ; vous n’avez plus que votre voix, et je n’ai plus que la mienne ; votre voix gémit, la mienne avertit. Ces deux souffles, chez vous le sanglot, chez moi le conseil, voilà tout ce qui nous reste. Qui sommes-nous ? La faiblesse. Non, nous sommes la force. Car vous êtes le droit, et je suis la conscience.

La conscience est la colonne vertébrale de l’âme ; tant que la conscience est droite, l’âme se tient debout ; je n’ai en moi que cette force-là, mais elle suffît. Et vous faites bien de vous adresser à moi.

Je parlerai pour Cuba comme j’ai parlé pour la Crète.

Aucune nation n’a le droit de poser son ongle sur l’autre, pas plus l’Espagne sur Cuba que l’Angleterre sur Gibraltar. Un peuple ne possède pas plus un autre peuple qu’un homme ne possède un autre homme. Le crime est plus odieux encore sur une nation que sur un individu ; voilà tout. Agrandir le format de l’esclavage, c’est en accroître l’indignité. Un peuple tyran d’un autre peuple, une race soutirant la vie à une autre race, c’est la succion monstrueuse de la pieuvre, et cette superposition épouvantable est un des faits terribles du dix-neuvième siècle. On voit à cette heure la Russie sur la Pologne, l’Angleterre sur l’Irlande, l’Autriche sur la Hongrie, la Turquie sur l’Herzégovine et sur la Crète, l’Espagne sur Cuba. Partout des veines ouvertes, et des vampires sur des cadavres.

Cadavres, non. J’efface le mot. Je l’ai dit déjà, les nations saignent, mais ne meurent pas. Cuba a toute sa vie et la Pologne a toute son âme.

L’Espagne est une noble et admirable nation, et je l’aime ; mais je ne puis l’aimer plus que la France. Eh bien, si la France avait encore Haïti, de même que je dis à l’Espagne : Rendez Cuba ! je dirais à la France : Rends Haïti !

Et en lui parlant ainsi, je prouverais à ma patrie ma vénération. Le respect se compose de conseils justes. Dire la vérité, c’est aimer.

Femmes de Cuba, qui me dites si éloquemment tant d’angoisses et tant de souffrances, je me mets à genoux devant vous, et je baise vos pieds douloureux. N’en doutez pas, votre persévérante patrie sera payée de sa peine, tant de sang n’aura pas coulé en vain, et la magnifique Cuba se dressera un jour libre et souveraine parmi ses sœurs augustes, les républiques d’Amérique. Quant à moi, puisque vous me demandez ma pensée, je vous envoie ma conviction. À cette heure où l’Europe est couverte de crimes, dans cette obscurité où l’on entrevoit sur des sommets on ne sait quels fantômes qui sont des forfaits portant des couronnes, sous l’amas horrible des événements décourageants, je dresse la tête et j’attends. J’ai toujours eu pour religion la contemplation de l’espérance. Posséder par intuition l’avenir, cela suffit au vaincu. Regarder aujourd’hui ce que le monde verra demain, c’est une joie. À un instant marqué, quelle que soit la noirceur du moment présent, la justice, la vérité et la liberté surgiront, et feront leur entrée splendide sur l’horizon. Je remercie Dieu de m’en accorder dès à présent la certitude ; le bonheur qui reste au proscrit dans les ténèbres, c’est de voir un lever d’aurore au fond de son âme.

Victor Hugo.
Hauteville-House.

POUR CUBA

En même temps, les chefs de l’île belligérante demandaient à Victor Hugo de proclamer leur droit. Il le fit.

Ceux qu’on appelle les insurgés de Cuba me demandent une déclaration, la voici :

Dans ce conflit entre l’Espagne et Cuba, l’insurgée c’est l’Espagne.

De même que dans la lutte de décembre 1851, l’insurgé c’était Bonaparte.

Je ne regarde pas où est la force, je regarde où est la justice.

Mais, dit-on, la mère patrie ! est-ce que la mère patrie n’a pas un droit ?

Entendons-nous.

Elle a le droit d’être mère, elle n’a pas le droit d’être bourreau.

Mais, en civilisation, est-ce qu’il n’y a pas les peuples aînés et les peuples puînés ? Est-ce que les majeurs n’ont pas la tutelle des mineurs ?

Entendons-nous encore.

En civilisation, l’aînesse n’est pas un droit, c’est un devoir. Ce devoir, à la vérité, donne des droits ; entre autres le droit à la colonisation. Les nations sauvages ont droit à la civilisation, comme les enfants ont droit à l’éducation, et les nations civilisées la leur doivent. Payer sa dette est un devoir ; c’est aussi un droit. De là, dans les temps antiques, le droit de l’Inde sur l’Égypte, de l’Égypte sur la Grèce, de la Grèce sur l’Italie, de l’Italie sur la Gaule. De là, à l’époque actuelle, le droit de l’Angleterre sur l’Asie, et de la France sur l’Afrique ; à la condition pourtant de ne pas faire civiliser les loups par les tigres ; à la condition que l’Angleterre n’ait pas Clyde et que la France n’ait pas Pélissier.

Découvrir une île ne donne pas le droit de la martyriser ; c’est l’histoire de Cuba ; il ne faut pas partir de Christophe Colomb pour aboutir à Chacon.

Que la civilisation implique la colonisation, que la colonisation implique la tutelle, soit ; mais la colonisation n’est pas l’exploitation ; mais la tutelle n’est pas l’esclavage.

La tutelle cesse de plein droit à la majorité du mineur, que le mineur soit un enfant ou qu’il soit un peuple. Toute tutelle prolongée au delà de la minorité est une usurpation ; l’usurpation qui se fait accepter par habitude ou tolérance est un abus ; l’usurpation qui s’impose par la force est un crime.

Ce crime, partout où je le vois, je le dénonce.

Cuba est majeure.

Cuba n’appartient qu’à Cuba.

Cuba, à cette heure, subit un affreux et inexprimable supplice. Elle est traquée et battue dans ses forêts, dans ses vallées, dans ses montagnes. Elle a toutes les angoisses de l’esclave évadé.

Cuba lutte, effarée, superbe et sanglante, contre toutes les férocités de l’oppression. Vaincra-t-elle ? oui. En attendant, elle saigne et souffre. Et, comme si l’ironie devait toujours être mêlée aux tortures, il semble qu’on entrevoit on ne sait quelle raillerie dans ce sort féroce qui, dans la série de ses gouverneurs différents, lui donne toujours le même bourreau, sans presque prendre la peine de changer le nom, et qui, après Chacon, lui envoie Concha, comme un saltimbanque qui retourne son habit.

Le sang coule de Porto-Principe à Santiago ; le sang coule aux montagnes de Cuivre, aux monts Carcacunas, aux monts Guajavos ; le sang rougit tous les fleuves, et Canto, et Ay la Chica ; Cuba appelle au secours.

Ce supplice de Cuba, c’est à l’Espagne que je le dénonce, car l’Espagne est généreuse. Ce n’est pas le peuple espagnol qui est coupable, c’est le gouvernement. Le peuple d’Espagne est magnanime et bon. Ôtez de son histoire le prêtre et le roi, le peuple d’Espagne n’a fait que du bien. Il a colonisé, mais comme le Nil déborde, en fécondant.

Le jour où il sera le maître, il reprendra Gibraltar et rendra Cuba.

Quand il s’agit d’esclaves, on s’augmente de ce qu’on perd. Cuba affranchie accroît l’Espagne, car croître en gloire c’est croître. Le peuple espagnol aura cette ambition d’être libre chez lui et grand hors de chez lui.

Victor Hugo
Hauteville-House.

LUCRÈCE BORGIA

GEORGE SAND À VICTOR HUGO

Mon grand ami, je sors de la représentation de Lucrèce Borgia, le cœur tout rempli d’émotion et de joie. J’ai encore dans la pensée toutes ces scènes poignantes, tous ces mots charmants ou terribles, le sourire amer d’Alfonse d’Este, l’arrêt effrayant de Gennaro, le cri maternel de Lucrèce ; j’ai dans les oreilles les acclamations de cette foule qui criait : « Vive Victor Hugo ! » et qui vous appelait, hélas ! comme si vous alliez venir, comme si vous pouviez l’entendre.

On ne peut pas dire, quand on parle d’une œuvre consacrée telle que Lucrèce Borgia : le drame a eu un immense succès ; mais je dirai : vous avez eu un magnifique triomphe. Vos amis du Rappel, qui sont mes amis, me demandent si je veux être la première à vous donner la nouvelle de ce triomphe. Je le crois bien que je le veux ! Que cette lettre vous porte donc, cher absent, l’écho de cette belle soirée.

Cette soirée m’en a rappelé une autre, non moins belle. Vous ne savez pas que j’assistais à la première représentation de Lucrèce Borgia, — il y a aujourd’hui, me dit-on, trente-sept ans, jour pour jour.

Je me souviens que j’étais au balcon, et le hasard m’avait placée à côté de Bocage que je voyais ce jour-là pour la première fois. Nous étions, lui et moi, des étrangers l’un pour l’autre ; l’enthousiasme commun nous fit amis. Nous applaudissions ensemble ; nous disions ensemble : Est-ce beau ! Dans les entr’actes, nous ne pouvions nous empêcher de nous parler, de nous extasier, de nous rappeler réciproquement tel passage ou telle scène.

Il y avait alors dans les esprits une conviction et une passion littéraires qui tout de suite vous donnaient la même âme et créaient comme une fraternité de l’art. À la fin du drame, quand le rideau se baissa sur le cri tragique : « Je suis ta mère ! » nos mains furent vite l’une dans l’autre. Elles y sont restées jusqu’à la mort de ce grand artiste, de ce cher ami.

J’ai revu aujourd’hui Lucrèce Borgia telle que je l’ai vue alors. Le drame n’a pas vieilli d’un jour ; il n’a pas un pli, pas une ride. Cette belle forme, aussi nette et aussi ferme que du marbre de Paros, est restée absolument intacte et pure.

Et puis, vous avez touché là, vous avez exprimé là avec votre incomparable magie le sentiment qui nous prend le plus aux entrailles ; vous avez incarné et réalisé « la mère ». C’est éternel comme le cœur.

Lucrèce Borgia est peut-être, dans tout votre théâtre, l’œuvre la plus puissante et la plus haute. Si Ruy Blas est par excellence le drame heureux et brillant, l’idée de Lucrèce Borgia est plus pathétique, plus saisissante et plus profondément humaine.

Ce que j’admire surtout, c’est la simplicité hardie qui sur les robustes assises de trois situations capitales a bâti ce grand drame. Le théâtre antique procédait avec cette largeur calme et forte.

Trois actes, trois scènes, suffisent à poser, à nouer et à dénouer cette étonnante action :

La mère insultée en présence du fils ;

Le fils empoisonné par la mère ;

La mère punie et tuée par le fils.

La superbe trilogie a dû être coulée d’un seul jet, comme un groupe de bronze. Elle l’a été, n’est-ce pas ? Je crois même me rappeler comment elle l’a été.

Je me rappelle dans quelles conditions et dans quelles circonstances Lucrèce Borgia fut en quelque sorte improvisée, au commencement de 1833.

Le Théâtre-Français avait donné, à la fin de 1832, la première et unique représentation du Roi s’amuse. Cette représentation avait été une rude bataille et s’était continuée et achevée entre une tempête de sifflets et une tempête de bravos. Aux représentations suivantes, qu’est-ce qui allait l’emporter, des bravos ou des sifflets ? Grande question, importante épreuve pour l’auteur…

Il n’y eut pas de représentations suivantes.

Le lendemain de la première représentation, le Roi s’amuse était interdit « par ordre », et attend encore, je crois, sa seconde représentation. Il est vrai qu’on joue tous les jours Rigoletto.

Cette confiscation brutale portait au poëte un préjudice immense. Il dut y avoir là pour vous, mon ami, un cruel moment de douleur et de colère.

Mais, dans ce même temps, Harel, le directeur de la Porte-Saint-Martin, vient vous demander un drame pour son théâtre et pour Mlle Georges. Seulement, ce drame, il le lui faut tout de suite, et Lucrèce Borgia n’est construite que dans votre cerveau, l’exécution n’en est pas même commencée.

N’importe ! vous aussi, vous voulez tout de suite votre revanche. Vous vous dites à vous-même ce que vous avez dit depuis au public dans la préface même de Lucrèce Borgia :

« Mettre au jour un nouveau drame, six semaines après le drame proscrit, ce sera encore une manière de dire son fait au gouvernement. Ce sera lui montrer qu’il perd sa peine. Ce sera lui prouver que l’art et la liberté peuvent repousser en une nuit sous le pied maladroit qui les écrase. »

Vous vous mettez aussitôt à l’œuvre. En six semaines, votre nouveau drame est écrit, appris, répété, loué. Et le 2 février 1833, deux mois après la bataille du Roi s’amuse, la première représentation de Lucrèce Borgia est la plus éclatante victoire de votre carrière dramatique.

Il est tout simple que cette œuvre d’une seule venue soit solide, indestructible et à jamais durable, et qu’on l’ait applaudie hier comme on l’a applaudie il y a quarante ans, comme on l’applaudira dans quarante ans encore, comme on l’applaudira toujours.

L’effet, très grand dès le premier acte, a grandi de scène en scène, et a eu au dernier acte toute son explosion.

Chose étrange ! ce dernier acte, on le connaît, on le sait par cœur, on attend l’entrée des moines, on attend l’apparition de Lucrèce Borgia, on attend le coup de couteau de Gennaro.

Eh bien ! on est pourtant saisi, terrifié, haletant, comme si on ignorait tout ce qui va se passer ; la première note du De Profundis coupant la chanson à boire vous fait passer un frisson dans les veines, on espère que Lucrèce Borgia sera reconnue et pardonnée par son fils, on espère que Gennaro ne tuera pas sa mère. Mais non, vous ne le voudrez pas, maître inflexible ; il faut que le crime soit expié, il faut que le parricide aveugle châtie et venge tous ces forfaits, aveugles aussi peut-être.

Le drame a été admirablement monté et joué sur ce théâtre où il se retrouvait chez lui.

Mme Laurent a été vraiment superbe dans Lucrèce. Je ne méconnais pas les grandes qualités de beauté, de force et de race que possédait Mlle Georges ; mais j’avouerai que son talent ne m’émouvait que quand j’étais émue par la situation même. Il me semble que Marie Laurent me ferait pleurer à elle seule. Elle a eu comme Mlle Georges, au premier acte, son cri terrible de lionne blessée : « Assez ! assez ! » Mais au dernier acte, quand elle se traîne aux pieds de Gennaro, elle est si humble, si tendre, si suppliante, elle a si peur, non d’être tuée, mais d’être tuée par son fils, que tous les cœurs se fondent comme le sien et avec le sien. On n’osait pas applaudir, on n’osait pas bouger, on retenait son souffle. Et puis toute la salle s’est levée pour la rappeler et pour l’acclamer en même temps que vous.

Vous n’avez eu jamais un Alfonse d’Este aussi vrai et aussi beau que Mélingue. C’est un Bonington, ou, mieux, c’est un Titien vivant. On n’est pas plus prince, et prince italien, prince du seizième siècle. Il est féroce et il est raffiné. Il prépare, il compose et il savoure sa vengeance en artiste, avec autant d’élégance que de cruauté. On l’admire avec épouvante faisant griffe de velours comme un beau tigre royal.

Taillade a bien la figure tragique et fatale de Gennaro. Il a trouvé de beaux accents d’âpreté hautaine et farouche, dans la scène où Gennaro est exécuteur et juge.

Brésil, admirablement costumé en faux hidalgo, a une grande allure dans le personnage méphistophélique de Gubetta.

Les cinq jeunes seigneurs, — que des artistes de réelle valeur, Charles Lemaître en tête, ont tenu à honneur de jouer, — avaient l’air d’être descendus de quelque toile de Giorgione ou de Bonifazio.

La mise en scène est d’une exactitude, c’est-à-dire d’une richesse qui fait revivre à souhait pour le plaisir des yeux toute cette splendide Italie de la Renaissance. M. Raphaël Félix vous a traité — bien plus que royalement — artistement.

Mais — il ne m’en voudra pas de vous le dire — il y a quelqu’un qui vous a fêté encore mieux que lui, c’est le public, ou plutôt le peuple.

Quelle ovation à votre nom et à votre œuvre !

J’étais toute heureuse et fière pour vous de cette juste et légitime ovation. Vous la méritez cent fois, cher grand ami. Je n’entends pas louer ici votre puissance et votre génie, mais on peut vous remercier d’être le bon ouvrier et l’infatigable travailleur que vous êtes.

Quand on pense à ce que vous aviez fait déjà en 1833 ! Vous aviez renouvelé l’ode ; vous aviez, dans la préface de Cromwell, donné le mot d’ordre à la révolution dramatique ; vous aviez le premier révélé l’Orient dans les Orientales, le moyen âge dans Notre-Dame de Paris.

Et, depuis, que d’œuvres et que de chefs-d’œuvre ! que d’idées remuées, que de formes inventées ! que de tentatives, d’audaces et de découvertes !

Et vous ne vous reposez pas ! Vous saviez hier là-bas à Guernesey qu’on reprenait Lucrèce Borgia à Paris, vous avez causé doucement et paisiblement des chances de cette représentation, puis à dix heures, au moment où toute la salle rappelait Mélingue et Mme Laurent après le troisième acte, vous vous endormiez afin de pouvoir vous lever selon votre habitude à la première heure, et on me dit que dans le même instant où j’achève cette lettre, vous allumez votre lampe, et vous vous remettez tranquille à votre œuvre commencée.

George Sand
VICTOR HUGO À GEORGE SAND
Hauteville-House, 8 février 1870.

Grâce à vous, j’ai assisté à cette représentation. À travers votre admirable style, j’ai tout vu : ce théâtre, ce drame, l’éblouissement du spectacle, cette salle éclatante, ces puissants et pathétiques acteurs soulevant les frémissements de la foule, toutes ces têtes attentives, ce peuple ému, et vous, la gloire, applaudissant.

Depuis vingt ans je suis en quarantaine. Les sauveurs de la propriété ont confisqué ma propriété. Le coup d’état a séquestré mon répertoire. Mes drames pestiférés sont au lazaret ; le drapeau noir est sur moi. Il y a trois ans, on a laissé sortir du bagne Hernani ; mais on l’y a fait rentrer le plus vite qu’on a pu, le public n’ayant pas montré assez de haine pour ce brigand. Aujourd’hui c’est le tour de Lucrèce Borgia. La voilà libérée. Mais elle est bien dénoncée ; elle est bien suspecte de contagion. La laissera-t-on longtemps dehors ?

Vous venez de lui donner, vous, un laisser-passer inviolable. Vous êtes la grande femme de ce siècle, une âme noble entre toutes, une sorte de postérité vivante, et vous avez le droit de parler haut. Je vous remercie.

Votre lettre magnifique a été la bienvenue. Ma solitude est souvent fort insultée ; on dit de moi tout ce qu’on veut ; je suis un homme qui garde le silence. Se laisser calomnier est une force. J’ai cette force. D’ailleurs il est tout simple que l’empire se défende par tous les moyens. Il est ma cible, et je suis la sienne. De là, beaucoup de projectiles contre moi, qui, vu la mer à traverser, ont, il est vrai, la chance de tomber dans l’eau. Quels qu’ils soient, ils ne servent qu’à constater mon insensibilité, l’outrage m’endurcit dans ma certitude et dans ma volonté, je souris à l’injure ; mais, devant la sympathie, devant l’adhésion, devant l’amitié, devant la cordialité mâle et tendre du peuple, devant l’applaudissement d’une ville comme Paris, devant l’applaudissement d’une femme comme George Sand, moi vieux bonhomme pensif, je sens mon cœur se fondre. C’est donc vrai que je suis un peu aimé !

En même temps que Lucrèce Borgia sort de prison, mon fils Charles va y rentrer. Telle est la vie. Acceptons-la.

Vous, de votre vie, éprouvée aussi par bien des douleurs, vous aurez fait une lumière. Vous aurez dans l’avenir l’auréole auguste de la femme qui a protégé la Femme. Votre admirable œuvre tout entière est un combat ; et ce qui est combat dans le présent est victoire dans l’avenir. Qui est avec le progrès est avec la certitude. Ce qui attendrit lorsqu’on vous lit, c’est la sublimité de votre cœur. Vous le dépensez tout entier en pensée, en philosophie, en sagesse, en raison, en enthousiasme. Aussi quel puissant écrivain vous êtes ! Je vais bientôt avoir une joie, car vous allez avoir un succès. Je sais qu’on répète une pièce de vous.

Je suis heureux toutes les fois que j’échange une parole avec vous ; ma rêverie a besoin de ces éclats de lumière que vous m’envoyez, et je vous rends grâce de vous tourner de temps en temps vers moi du haut de cette cime où vous êtes, grand esprit.

Mon illustre amie, je suis à vos pieds.

Victor Hugo

IV

WASHINGTON

On lit dans le Courrier de l’Europe du 12 mars 1870 :

« Des citoyens des États-Unis se sont réunis au Langham Hôtel pour la commémoration du jour de naissance de Washington. Parmi les toasts nombreux qui ont été portés, se trouvait le suivant :

« À Victor Hugo, l’ami de l’Amérique et le régénérateur prédestiné du vieux monde ! »

« Les citoyens chargèrent le colonel Berton, président du banquet, de transmettre à l’exilé de Guernesey le toast des citoyens d’Amérique. »

Victor Hugo s’est empressé de répondre :

Hauteville-House, 27 février 1870.2
Monsieur,

Je suis profondément touché du noble toast que vous m’avez transmis. Je vous remercie, vous et vos honorables amis. Oui ! à côté des États-Unis d’Amérique, nous devons avoir les États-Unis d’Europe ; les deux mondes devraient faire une seule République. Ce jour viendra, et alors la paix des peuples sera fondée sur cette base, la seule fondation solide, la liberté des hommes.

Je suis un homme qui veut le droit. Rien de plus. Votre confiance m’honore et me touche ; je serre vos mains cordiales.

Victor Hugo.

V

HENNETT DE KESLER

L’année 1870 s’ouvrit pour Victor Hugo par la mort d’un ami. Il avait recueilli chez lui, depuis plusieurs années, un vaillant vaincu de décembre, Hennett de Kesler. Kesler et Victor Hugo avaient échangé leur premier serrement de main le 3 décembre au matin, rue Sainte-Marguerite, à quelques pas de la barricade Baudin, qui venait d’être enlevée au moment même où Victor Hugo y arrivait. Cette fraternité commencée dans les barricades s’était continuée dans l’exil.

Kesler, dévoré par la nostalgie, mais inébranlable, mourut le 6 avril 1870. Sa tombe est au cimetière du Foulon, près de la ville de Saint-Pierre. C’est une pierre avec cette inscription :

à kesler

et au bas on peut lire :

Son compagnon d’exil,
Son compagnon d’exilVictor Hugo.

Le 7 avril, Victor Hugo prononça sur la fosse de Kesler les paroles que voici :

Le lendemain du guet-apens de 1851, le 3 décembre, au point du jour, une barricade se dressa dans le faubourg Saint-Antoine, barricade mémorable où tomba un représentant du peuple. Cette barricade, les soldats crurent la renverser, le coup d’état crut la détruire ; le coup d’état et ses soldats se trompaient. Démolie à Paris, elle fut refaite par l’exil.

La barricade Baudin reparut immédiatement, non plus en France, mais hors de France ; elle reparut, bâtie, non plus avec des pavés, mais avec des principes ; de matérielle qu’elle était, elle devint idéale, c’est-à-dire terrible ; les proscrits la construisirent, cette barricade altière, avec les débris de la justice et de la liberté. Toute la ruine du droit y fut employée, ce qui la fit superbe et auguste. Depuis, elle est là, en face de l’empire ; elle lui barre l’avenir, elle lui supprime l’horizon. Elle est haute comme la vérité, solide comme l’honneur, mitraillée comme la raison ; et l’on continue d’y mourir. Après Baudin, — car, oui, c’est la même barricade ! — Pauline Roland y est morte, Ribeyrolles y est mort, Charras y est mort, Xavier Durieu y est mort, Kesler vient d’y mourir.

Si l’on veut distinguer entre les deux barricades, celle du faubourg Saint-Antoine et celle de l’exil, Kesler en était le trait d’union, car, ainsi que plusieurs autres proscrits, il était des deux.

Laissez-moi glorifier cet écrivain de talent et ce vaillant homme. Il avait toutes les formes du courage, depuis le vif courage du combat jusqu’au lent courage de l’épreuve, depuis la bravoure qui affronte la mitraille jusqu’à l’héroïsme qui accepte la nostalgie. C’était un combattant et un patient.

Comme beaucoup d’hommes de ce siècle, comme moi qui parle en ce moment, il avait été royaliste et catholique. Nul n’est responsable de son commencement. L’erreur du commencement rend plus méritoire la vérité de la fin.

Kesler avait été victime, lui aussi, de cet abominable enseignement qui est une sorte de piège tendu à l’enfance, qui cache l’histoire aux jeunes intelligences, qui falsifie les faits et fausse les esprits. Résultat : les générations aveuglées. Vienne un despote, il pourra tout escamoter aux nations ignorantes, tout jusqu’à leur consentement ; il pourra leur frelater même le suffrage universel. Et alors on voit ce phénomène, un peuple gouverné par extorsion de signature. Cela s’appelle un plébiscite.

Kesler avait, comme plusieurs de nous, refait son éducation ; il avait rejeté les préjugés sucés avec le lait ; il avait dépouillé, non le vieil homme, mais le vieil enfant ; pas à pas, il était sorti des idées fausses et entré dans les idées vraies ; et mûri, grandi, averti par la réalité, rectifié par la logique, de royaliste il était devenu républicain. Une fois qu’il eut vu la vérité, il s’y dévoua. Pas de dévouement plus profond et plus tenace que le sien. Quoique atteint du mal du pays, il a refusé l’amnistie. Il a affirmé sa foi par sa mort.

Il a voulu protester jusqu’au bout. Il est resté exilé par adoration pour la patrie. L’amoindrissement de la France lui serrait le cœur. Il avait l’œil fixé sur ce mensonge qui est l’empire ; il s’indignait, il frémissait de honte, il souffrait. Son exil et sa colère ont duré dix-neuf ans. Le voilà enfin endormi.

Endormi. Non. Je retire ce mot. La mort ne dort pas. La mort vit. La mort est une réalisation splendide. La mort touche à l’homme de deux façons. Elle le glace, puis elle le ressuscite. Son souffle éteint, oui, mais il rallume. Nous voyons les yeux qu’elle ferme, nous ne voyons pas ceux qu’elle ouvre.

Adieu, mon vieux compagnon. — Tu vas donc vivre de la vraie vie ! Tu vas aller trouver la justice, la vérité, la fraternité, l’harmonie et l’amour dans la sérénité immense. Te voilà envolé dans la clarté. Tu vas connaître le mystère profond de ces fleurs, de ces herbes que le vent courbe, de ces vagues qu’on entend là-bas, de cette grande nature qui accepte la tombe dans sa nuit et l’âme dans sa lumière. Tu vas vivre de la vie sacrée et inextinguible des étoiles. Tu vas aller où sont les esprits lumineux qui ont éclairé et qui ont vécu, où sont les penseurs, les martyrs, les apôtres, les prophètes, les précurseurs, les libérateurs. Tu vas voir tous ces grands cœurs flamboyants dans la forme radieuse que leur a donnée la mort. Écoute, tu diras à Jean-Jacques que la raison humaine est battue de verges ; tu diras à Beccaria que la loi en est venue à ce degré de honte qu’elle se cache pour tuer ; tu diras à Mirabeau que Quatrevingt-neuf est lié au pilori ; tu diras à Danton que le territoire est envahi par une horde pire que l’étranger ; tu diras à Saint-Just que le peuple n’a pas le droit de parler ; tu diras à Marceau que l’armée n’a pas le droit de penser ; tu diras à Robespierre que la République est poignardée ; tu diras à Camille Desmoulins que la justice est morte ; et tu leur diras à tous que tout est bien, et qu’en France une intrépide légion combat plus ardemment que jamais, et que, hors de France, nous, les sacrifiés volontaires, nous, la poignée des proscrits survivants, nous tenons toujours, et que nous sommes là, résolus à ne jamais nous rendre, debout sur cette grande brèche qu’on appelle l’exil, avec nos convictions et avec leurs fantômes !

VI

AUX MARINS DE LA MANCHE

J’ai reçu, des mains de l’honorable capitaine Harvey, la lettre collective que vous m’adressez ; vous me remerciez d’avoir dédié, d’avoir donné à cette mer de la Manche, un livre[1]. Ô vaillants hommes, vous faites plus que de lui donner un livre, vous lui donnez votre vie.

Vous lui donnez vos jours, vos nuits, vos fatigues, vos insomnies, vos courages ; vous lui donnez vos bras, vos cœurs, les pleurs de vos femmes qui tremblent pendant que vous luttez, l’adieu des enfants, des fiancées, des vieux parents, les fumées de vos hameaux envolées dans le vent ; la mer, c’est le grand danger, c’est le grand labeur, c’est la grande urgence ; vous lui donnez tout ; vous acceptez d’elle cette poignante angoisse, l’effacement des côtes ; chaque fois qu’on part, question lugubre, reverra-t-on ceux qu’on aime ? La rive s’en va comme un décor de théâtre qu’une main emporte. Perdre terre, quel mot saisissant ! on est comme hors des vivants. Et vous vous dévouez, hommes intrépides. Je vois parmi vos signatures les noms de ceux qui, dernièrement, à Dungeness, ont été de si héroïques sauveteurs[2]. Rien ne vous lasse. Vous rentrez au port, et vous repartez.

Votre existence est un continuel défi à l’écueil, au hasard, à la saison, aux précipices de l’eau, aux pièges du vent. Vous vous en allez tranquilles dans la formidable vision de la mer ; vous vous laissez écheveler par la tempête ; vous êtes les grands opiniâtres du recommencement perpétuel ; vous êtes les rudes laboureurs du sillon bouleversé ; là, nulle part la limite et partout l’aventure ; vous allez dans cet infini braver cet inconnu ; ce désert de tumulte et de bruit ne vous fait pas peur ; vous avez la vertu superbe de vivre seuls avec l’océan dans la rondeur sinistre de l’horizon ; l’océan est inépuisable et vous êtes mortels, mais vous ne le redoutez pas ; vous n’aurez pas son dernier ouragan et il aura votre dernier souffle. De là votre fierté, je la comprends. Vos habitudes de témérité ont commencé dès l’enfance, quand vous couriez tout nus sur les grèves ; mêlés aux vastes plis des marées montantes et brunis par le hâle, grandis par la rafale, vieillis dans les orages, vous ne craignez pas l’océan, et vous avez droit à sa familiarité farouche, ayant joué tout petits avec son énormité.

Vous me connaissez peu. Je suis pour vous une silhouette de l’abîme debout au loin sur un rocher. Vous apercevez par instants dans la brume cette ombre, et vous passez. Pourtant, à travers vos fracas de houles et de bourrasques, l’espèce de vague rumeur que peut faire un livre est venue jusqu’à vous. Vous vous tournez vers moi entre deux tempêtes et vous me remerciez.

Je vous salue.

Je vais vous dire ce que je suis. Je suis un de vous. Je suis un matelot, je suis un combattant du gouffre. J’ai sur moi un déchaînement d’aquilons. Je ruisselle et je grelotte, mais je souris, et quelquefois comme vous je chante. Un chant amer. Je suis un guide échoué, qui ne s’est pas trompé, mais qui a sombré, à qui la boussole donne raison et à qui l’ouragan donne tort, qui a en lui la quantité de certitude que produit la catastrophe traversée, et qui a droit de parler aux pilotes avec l’autorité du naufragé. Je suis dans la nuit, et j’attends avec calme l’espèce de jour qui viendra, sans trop y compter pourtant, car si Après-demain est sûr, Demain ne l’est pas ; les réalisations immédiates sont rares, et, comme vous, j’ai plus d’une fois, sans confiance, vu poindre la sinistre aurore. En attendant, je suis comme vous dans la tourmente, dans la nuée, dans le tonnerre ; j’ai autour de moi un perpétuel tremblement d’horizon, j’assiste au va-et-vient de ce flot qu’on appelle le fait ; en proie aux événements comme vous aux vents, je constate leur démence apparente et leur logique profonde ; je sens que la tempête est une volonté, et que ma conscience en est une autre, et qu’au fond elles sont d’accord ; et je persiste, et je résiste, et je tiens tête aux despotes comme vous aux cyclones, et je laisse hurler autour de moi toutes les meutes du cloaque et tous les chiens de l’ombre, et je fais mon devoir, pas plus ému de la haine que vous de l’écume.

Je ne vois pas l’étoile, mais je sais qu’elle me regarde, et cela me suffît.

Voilà ce que je suis. Aimez-moi.

Continuons. Faisons notre tâche ; vous de votre côté, moi du mien ; vous parmi les flots, moi parmi les hommes. Travaillons aux sauvetages. Oui, accomplissons notre fonction qui est une tutelle ; veillons et surveillons, ne laissons se perdre aucun signal de détresse, tendons la main à tous ceux qui s’enfoncent, soyons les vigies du sombre espace, ne permettons pas que ce qui doit disparaître revienne, regardons fuir dans les ténèbres, vous le vaisseau-fantôme, moi le passé. Prouvons que le chaos est navigable. Les surfaces sont diverses, et les agitations sont innombrables, mais il n’y a qu’un fond, qui est Dieu. Ce fond, je le touche, moi qui vous parle. Il s’appelle la vérité et la justice. Qui tombe pour le droit tombe dans le vrai. Ayons cette sécurité. Vous suivez la boussole, je suis la conscience. Ô intrépides lutteurs, mes frères, ayons foi, vous dans l’onde, moi dans la destinée. Où sera la certitude si ce n’est dans cette mobilité soumise au niveau ? Votre devoir est identique au mien. Combattons, recommençons, persévérons, avec cette pensée que la haute mer se prolonge au delà de la vue humaine, que, même hors de la vie, l’immense navigation continue, et qu’un jour nous constaterons la ressemblance de l’océan où sont les vagues avec la tombe où sont les âmes. Une vague qui pense, c’est l’âme humaine.

Victor Hugo

VII

LES SAUVETEURS

Hauteville-House, 14 avril 1870.
Messieurs les connétables de Saint-Pierre-Port,

En ce moment de naufrages et de sinistres, il faut encourager les sauveteurs. Chacun, dans la mesure de ce qu’il peut, doit les honorer et les remercier. Dans les ports de mer, le sauvetage est toujours à l’ordre du jour.

J’ai en ma possession une bouée et une ceinture de sauvetage modèles, exécutées spécialement pour moi par l’excellent fabricant Dixon, de Sunderland. M’en servir pour moi-même, cela peut se faire attendre ; il me semble meilleur d’en user dès aujourd’hui, en offrant, comme publique marque d’estime, ces engins de conservation de la vie humaine à l’homme de cette île auquel on doit le plus grand nombre de sauvetages.

Vous êtes nécessairement mieux renseignés que moi. Veuillez me le désigner. J’aurai l’honneur de vous remettre immédiatement la ceinture et la bouée pour lui être transmises.

Recevez l’assurance de ma cordialité,

Victor Hugo

À la suite de cette lettre, le capitaine Abraham Martin, maître du port, a été désigné comme ayant opéré dans sa vie environ quarante-cinq sauvetages. C’est à lui qu’ont été remis les engins de sauvetage, sur lesquels M. Victor Hugo a écrit de sa main :

Donné comme publique marque d’estime au capitaine Abraham Martin.

VIII

LE TRAVAIL EN AMÉRIQUE

Hauteville-House, 22 avril 1870.

Vous m’annoncez, général, une bonne nouvelle, la coalition des travailleurs en Amérique ; cela fera pendant à la coalition des rois en France.

Les travailleurs sont une armée ; à une armée il faut des chefs ; vous êtes un des hommes désignés comme guides par votre double instinct de révolution et de civilisation.

Vous êtes de ceux qui savent conseiller au peuple tout le possible, sans sortir du juste et du vrai.

La liberté est un moyen en même temps qu’un but, vous le comprenez. Aussi les travailleurs vous ont-ils élu pour leur représentant en Amérique. Je vous félicite et les félicite.

Le travail est aujourd’hui le grand droit comme il est le grand devoir.

L’avenir appartient désormais à deux hommes, l’homme qui pense et l’homme qui travaille.

À vrai dire, ces deux hommes n’en font qu’un, car penser c’est travailler.

Je suis de ceux qui ont fait des classes souffrantes la préoccupation de leur vie. Le sort de l’ouvrier, partout, en Amérique comme en Europe, fixe ma plus profonde attention et m’émeut jusqu’à l’attendrissement. Il faut que les classes souffrantes deviennent les classes heureuses, et que l’homme qui jusqu’à ce jour a travaillé dans les ténèbres travaille désormais dans la lumière.

J’aime l’Amérique comme une patrie. La grande république de Washington et de John Brown est une gloire de la civilisation. Qu’elle n’hésite pas à prendre souverainement sa part du gouvernement du monde. Au point de vue social, qu’elle émancipe les travailleurs ; au point de vue politique, qu’elle délivre Cuba.

L’Europe a les yeux fixés sur l’Amérique. Ce que l’Amérique fera sera bien fait. L’Amérique a ce double bonheur d’être libre comme l’Angleterre et logique comme la France.

Nous l’applaudirons patriotiquement dans tous ses progrès. Nous sommes les concitoyens de toute nation qui est grande.

Général, aidez les travailleurs dans leur coalition puissante et sainte.

Je vous serre la main.

Victor Hugo

IX

LE PLÉBISCITE

Au printemps de 1870, Louis Bonaparte, sentant peut-être on ne sait quel ébranlement mystérieux, éprouva le besoin de se faire étayer par le peuple. Il demanda à la nation de confirmer l’empire par un vote. On consulta de France Victor Hugo, on lui demanda de dire quel devait être ce vote. Il répondit :

Non.

En trois lettres ce mot dit tout.

Ce qu’il contient remplirait un volume.

Depuis dix-neuf ans bientôt, cette réponse se dresse devant l’empire.

Ce sphinx obscur sent que c’est là le mot de son énigme.

À tout ce que l’empire est, veut, rêve, croit, peut et fait, Non suffit.

Que pensez-vous de l’empire ? Je le nie.

Non est un verdict.

Un des proscrits de décembre, dans un livre, publié hors de France en 1853, s’est qualifié « la bouche qui dit Non ».

Non a été la réplique à ce qu’on appelle l’amnistie.

Non sera la réplique à ce qu’on appelle le plébiscite.

Le plébiscite essaye d’opérer un miracle : faire accepter l’empire à la conscience humaine.

Rendre l’arsenic mangeable. Telle est la question.

L’empire a commencé par ce mot : Proscription. Il voudrait bien finir par celui-ci : Prescription. Ce n’est qu’une toute petite lettre à changer. Rien de plus difficile.

S’improviser César, transformer le serment en Rubicon et l’enjamber, faire tomber au piège en une nuit tout le progrès humain, empoigner brusquement le peuple sous sa grande forme république et le mettre à Mazas, prendre un lion dans une souricière, casser par guet-apens le mandat des représentants et l’épée des généraux, exiler la vérité, expulser l’honneur, écrouer la loi, décréter d’arrestation la révolution, bannir 89 et 92, chasser la France de France, sacrifier sept cent mille hommes pour démolir la bicoque de Sébastopol, s’associer à l’Angleterre pour donner à la Chine le spectacle de l’Europe vandale, stupéfier de notre barbarie les barbares, détruire le palais d’Été de compte à demi avec le fils de lord Elgin qui a mutilé le Parthénon, grandir l’Allemagne et diminuer la France par Sadowa, prendre et lâcher le Luxembourg, promettre Mexico à un archiduc et lui donner Queretaro, apporter à l’Italie une délivrance qui aboutit au concile, faire fusiller Garibaldi par des fusils italiens à Aspromonte et par des fusils français à Mentana, endetter le budget de huit milliards, tenir en échec l’Espagne républicaine, avoir une haute cour sourde aux coups de pistolet, tuer le respect des juges par le respect des princes, faire aller et venir les armées, écraser les démocraties, creuser des abîmes, remuer des montagnes, cela est aisé. Mais mettre un e à la place d’un o, c’est impossible.

Le droit peut-il être proscrit ? Oui. Il l’est. Prescrit ? Non.

Un succès comme le Deux-Décembre ressemble à un mort en ceci qu’il tombe tout de suite en pourriture et en diffère en cela qu’il ne tombe jamais en oubli. La revendication contre de tels actes est de droit éternel.

Ni limite légale, ni limite morale. Aucune déchéance ne peut être opposée à l’honneur, à la justice et à la vérité, le temps ne peut rien sur ces choses. Un malfaiteur qui dure ne fait qu’ajouter au crime de son origine le crime de sa durée.

Pour l’histoire, pas plus que pour la conscience humaine, Tibère ne passe jamais à l’état de « fait accompli ».

Newton a calculé qu’une comète met cent mille ans à se refroidir ; de certains crimes énormes mettent plus de temps encore.

La voie de fait aujourd’hui régnante perd sa peine. Les plébiscites n’y peuvent rien. Elle croit avoir le droit de régner ; elle n’a pas le droit.

C’est étrange, un plébiscite. C’est le coup d’état qui se fait morceau de papier. Après la mitraille, le scrutin. Au canon rayé succède l’urne fêlée. Peuple, vote que tu n’existes pas. Et le peuple vote. Et le maître compte les voix. Il en a tout ce qu’il a voulu avoir ; et il met le peuple dans sa poche. Seulement il ne s’est pas aperçu que ce qu’il croit avoir saisi est insaisissable. Une nation, cela n’abdique pas. Pourquoi ? parce que cela se renouvelle. Le vote est toujours à recommencer. Lui faire faire une aliénation quelconque de souveraineté, extraire de la minute l’hérédité, donner au suffrage universel, borné à exprimer le présent, l’ordre d’exprimer l’avenir, est-ce que ce n’est pas nul de soi ? C’est comme si l’on commandait à Demain de s’appeler Aujourd’hui.

N’importe, on a voté. Et le maître prend cela pour un consentement. Il n’y a plus de peuple. Ces pratiques font rire les anglais. Subir le coup d’état ! subir le plébiscite ! comment une nation peut-elle accepter de telles humiliations ? L’Angleterre a en ce moment-ci le bonheur de mépriser un peu la France. Alors méprisez l’océan. Xercès lui a donné le fouet.

On nous invite à voter sur ceci : le perfectionnement d’un crime.

L’empire, après dix-neuf ans d’exercice, se croit tentant. Il nous offre ses progrès. Il nous offre le coup d’état accommodé au point de vue démocratique, la nuit de Décembre ajustée à l’inviolabilité parlementaire, la tribune libre emboîtée dans Cayenne, Mazas modifié dans le sens de l’affranchissement, la violation de tous les droits arrangée en gouvernement libéral.

Eh bien, non.

Nous sommes ingrats.

Nous, les citoyens de la république assassinée, nous, les justiciers pensifs, nous regardons avec l’intention d’en user, l’affaiblissement d’autorité propre à là vieillesse d’une trahison. Nous attendons.

Et en attendant, devant le mécanisme dit plébiscite, nous haussons les épaules.

À l’Europe sans désarmement, à la France, sans influence, à la Prusse sans contre-poids, à la Russie sans frein, à l’Espagne sans point d’appui, à la Grèce sans la Crète, à l’Italie sans Rome, à Rome sans les Romains, à la démocratie sans le peuple, nous disons Non.

À la liberté poinçonnée par le despotisme, à la prospérité dérivant d’une catastrophe, à la justice rendue au nom d’un accusé, à la magistrature marquée des lettres L. N. B., à 89 visé par l’empire, au 14 Juillet complété par le 2 Décembre, à la loyauté jurée par le faux serment, au progrès décrété par la rétrogradation, à la solidité promise par la ruine, à la lumière octroyée par les ténèbres, à l’escopette qui est derrière le mendiant, au visage qui est derrière le masque, au spectre qui est derrière le sourire, nous disons Non.

Du reste, si l’auteur du coup d’état tient absolument à nous adresser une question à nous, peuple, nous ne lui reconnaissons que le droit de nous faire celle-ci :

« Dois-je quitter les Tuileries pour la Conciergerie et me mettre à la disposition de la justice ?

« Napoléon. »

Oui.

Victor Hugo
Hauteville-House, 27 avril 1870.

IX

LA GUERRE EN EUROPE

En juillet 1870, la guerre éclate. Le piége Hohenzollern est tendu par la Prusse à la France, et la France y tombe. Victor Hugo croyait la France armée, et, par conséquent, d’avance il la croyait victorieuse. Il déplorait pourtant cette guerre, et il songeait au sang qu’elle allait répandre.

Il écrivit aux femmes de Guernesey la lettre qu’on va lire et qui fut reproduite par les journaux anglais comme adressée à toutes les femmes d’Angleterre.

Pendant le siège de Paris, des ballots de charpie, expédiés d’Angleterre à Victor Hugo, furent partagés par lui, comme il s’y était engagé dans sa lettre, en deux parts égales, l’une pour les blessés français, l’autre pour les blessés allemands. M. de Flavigny, président de la commission internationale, se chargea de transmettre au quartier général de Versailles les ballots de charpie destinés par Victor Hugo aux ambulances allemandes.

aux femmes de guernesey
Hauteville-House, 22 juillet 1870.
Mesdames,

Il a plu à quelques hommes de condamner à mort une partie du genre humain, et une guerre à outrance se prépare. Cette guerre n’est ni une guerre de liberté, ni une guerre de devoir, c’est une guerre de caprice. Deux peuples vont s’entre-tuer pour le plaisir de deux princes. Pendant que les penseurs perfectionnent la civilisation, les rois perfectionnent la guerre. Celle-ci sera affreuse.

On annonce des chefs-d’œuvre. Un fusil tuera douze hommes, un canon en tuera mille. Ce qui va couler à flots dans le Rhin, ce n’est plus l’eau pure et libre des grandes Alpes, c’est le sang des hommes.

Des mères, des sœurs, des filles, des femmes vont pleurer. Vous allez toutes être en deuil, celles-ci à cause de leur malheur, celles-là à cause du malheur des autres.

Mesdames, quel carnage ! quel choc de tous ces infortunés combattants ! Permettez-moi de vous adresser une prière. Puisque ces aveugles oublient qu’ils sont frères, soyez leurs sœurs, venez-leur en aide, faites de la charpie. Tout le vieux linge de nos maisons, qui ici ne sert à rien, peut là-bas sauver la vie à des blessés. Toutes les femmes de ce pays s’employant à cette œuvre fraternelle, ce sera beau ; ce sera un grand exemple et un grand bienfait. Les hommes font le mal, vous femmes, faites le remède ; et puisque sur cette terre il y a de mauvais anges, soyez les bons.

Si vous le voulez, et vous le voudrez, en peu de temps on peut avoir une quantité considérable de charpie. Nous en ferons deux parts égales, et nous enverrons l’une à la France et l’autre à la Prusse.

Je mets à vos pieds mon respect.

Victor Hugo

  1. Les Travailleurs de la mer.
  2. Aldridge et Windham.