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Actes et paroles/Pendant l’exil/Notes

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1853
CALOMNIES IMPÉRIALES
LETTRE DE CHARLES HUGO

La lettre qui suit, adressée aux journaux honnêtes hors de France, donne une idée des calomnies de la presse bonapartiste contre les proscrits :

« Jersey, 2 juin 1853.
« Monsieur le rédacteur,

« Le journal la Patrie a publié l’article suivant, reproduit par les journaux officiels des départements et que je lis dans l’Union de la Sarthe, du 11 mai.

« Il vient de se passer à Jersey un fait qui mérite d’être rapporté à titre d’enseignement. Un français, interné dans l’île, étant mort, M. Victor Hugo a prononcé sur sa tombe un discours qui a été imprimé dans le journal du pays, et dans lequel il a représenté la France comme étant en ce moment couverte d’échafauds politiques. On nous écrit que ce mensonge grossier, d’après lequel il n’y a plus à réclamer pour son auteur que le séjour d’une maison d’aliénés, a produit une si grande indignation parmi les habitants de Jersey, toujours si calmes, qu’une pétition a été rédigée et couverte de signatures pour demander qu’on interdise les manifestations de ce genre que font sans cesse les réfugiés français, et qui inspirent à la population entière le plus profond dégoût.

« Ch. Schiller. »


« Cet article contient deux allégations, l’une concernant le discours de M. Victor Hugo, l’autre concernant l’effet qu’il aurait produit à Jersey.

« Pour ce qui est du discours, la réponse est simple. Puisque ce discours, ― dans lequel M. Victor Hugo, au nom des proscrits de Jersey, qui lui en avaient donné la mission, et avec l’adhésion de la proscription républicaine tout entière, a déclaré que les proscrits républicains, fidèles au grand précédent de Février, abjuraient à jamais, quel que fût l’avenir, toute idée d’échafauds politiques et de représailles sanglantes, ― puisque ce discours a causé, au dire de la Patrie, une si grande indignation à Jersey, il n’excitera certainement pas moins d’indignation en France, et la Patrie ne saurait mieux faire que de le reproduire. Nous l’en défions.

« Je mets à la poste aujourd’hui même, à l’adresse du rédacteur de la Patrie, un exemplaire du discours.

« Quant à l’effet produit à Jersey, pour toute réponse, je me borne aux faits. Il y a quatre journaux à Jersey écrits en français. Ces journaux sont : la Chronique de Jersey, l’Impartial de Jersey, le Constitutionnel (de Jersey), la Patrie (de Jersey). Ces quatre journaux ont tous publié textuellement le discours de mon père et ont constaté le jour même l’effet produit par ce discours. Je les cite :

« La Chronique dit :

« Un puissant intérêt s’attachait à la cérémonie. On savait que M. Victor Hugo devait prendre la parole en cette occasion, et chacun voulait entendre cette grande et puissante voix. Aussi, longtemps avant l’arrivée du convoi funèbre, un grand concours de personnes, venues de la ville à pied et en voitures, se pressait déjà autour de la tombe. La procession, en entrant dans le cimetière, a fait le tour de la fosse creusée pour recevoir la dépouille du défunt, et le corps ayant été déposé dans sa dernière demeure, tout le monde s’est découvert, et c’est au milieu du silence le plus solennel que M. Hugo a prononcé, d’une voix fortement accentuée, l’admirable discours que nous reproduisons ici : »

(Suit le discours.)

« Tous les proscrits ont répété ce cri ; puis chacun d’eux est venu, morne et silencieux, déposer une poignée de terre sur la bière de leur défunt frère. Le discours prononcé dans cette occasion fera époque dans les annales du petit cimetière des Indépendants de la paroisse de Saint-Jean. Le jour viendra où l’on montrera aux étrangers l’endroit où Victor Hugo, le grand orateur, le grand poëte, adressa à ses frères exilés les nobles et touchantes paroles qui vont avoir un retentissement universel et seront soigneusement recueillies par l’histoire. »

« Le Constitutionnel (de Jersey), après avoir reproduit le discours, dit :

« Un grand nombre de jersiais, venus au cimetière de Saint-Jean, ont été heureux d’entendre un pareil langage dans la bouche de notre hôte illustre. »

« La Patrie (de Jersey) fait précéder le discours des lignes que voici :

« Le convoi s’est acheminé vers Saint-Jean, dans le plus grand ordre et dans un silence religieux.

« Là, en présence d’une foule nombreuse venue pour entendre sa parole, M. Victor Hugo a prononcé le beau discours que nous reproduisons. »

« Enfin l’Impartial :

« Le cadavre, retiré du corbillard, fut porté à bras sur le bord de la fosse, et quand il y eut été descendu et avant qu’on le couvrit de terre, Victor Hugo, que chacun était si impatient d’entendre, prononça, au milieu du plus religieux silence et de plus de quatre cents auditeurs, de cette voix mâle avec laquelle il défendait la république, avec cet accent irrésistible qui est le résultat de la conviction, de la foi dans ses opinions, Victor Hugo, disons-nous, prononça le discours suivant, dont la gravité s’augmentait encore du lieu où il était prononcé et des circonstances. Aussi fut-il écouté avec une avidité que nous ne saurions dépeindre et qui ne peut être comparée qu’à la vive impression qu’il produisit. »

« Ce dernier journal, l’Impartial de Jersey, se faisait du reste une idée assez juste de la bonne foi d’une certaine espèce de journaux en France ; seulement, dans cette occasion, il attribuait à tort au Constitutionnel une idée qui ne devait venir qu’à la Patrie. Voici ce que disait, en publiant le discours de mon père et en rendant compte de l’effet produit, l’Impartial :

« Le véridique Constitutionnel de Paris nous dira sans doute, dans quelques jours, combien il aura fallu employer de sergents de ville et de gendarmes pour maintenir le bon ordre, durant les funérailles de Jean Bousquet, le second proscrit du 2 décembre qui meurt depuis dix jours ; il nous racontera, bien certainement, avec sa franchise et sa loyauté habituelles, combien les autorités auront été obligées d’appeler de bataillons pour réprimer l’émeute excitée par les chaleureuses paroles du grand orateur, par cette voix si puissante et si émouvante. »

« Je pourrais, monsieur le rédacteur, borner là cette réponse ; permettez-moi pourtant d’ajouter encore, non une réflexion, mais un fait. Le journal la Patrie, qui insulte aujourd’hui mon père proscrit, publia, il y a deux ans, au mois de juillet 1851, un article injurieux contre l’Événement. Nous fîmes demander à la Patrie ou une rétractation ou une réparation par les armes ; la Patrie préféra une rétractation. Elle s’exécuta en ces termes :

« En présence des explications échangées entre les témoins de M. Charles Hugo et ceux de M. Mayer, M. Mayer déclare retirer purement et simplement son article. »

« On remarquera que le rédacteur de la Patrie, auteur de l’offense et endosseur de la rétractation, se nomme M. Mayer ; il a fait plus tard un acte de courage ; il a publié, à Paris, en décembre 1851, l’ouvrage intitulé : Histoire du 2 Décembre.

« En 1851, la Patrie insultait, puis se rétractait ; nous étions présents. Aujourd’hui, la Patrie recommence ses insultes ; nous sommes absents.

« Vous voudrez sans doute, monsieur le rédacteur, aider la proscription à repousser la calomnie et prêter votre publicité à cette lettre.

« Recevez, je vous prie, avec tous mes remercîments, l’assurance de ma vive et fraternelle cordialité.

« Charles Hugo. »




1854



AFFAIRE TAPNER


Nous extrayons de la Nation du 8 février ce qui suit :

« Nous revenons une dernière fois, pour le mouvement mémorable qui l’a précédée, sur l’exécution de Tapner.

« Le 10 janvier, Victor Hugo adresse à la population de Guernesey l’appel de la démocratie. La parole chrétienne du proscrit républicain est entendue ; elle retentit dans toutes les âmes. Sept cents citoyens anglais adressent à la reine une demande en grâce en faveur du condamné.

« Le 21, la Chronique de Jersey annonce que le jeudi, 19, la pétition, prise en considération par la cour, a été renvoyée au secrétaire d’état. Lord Palmerston avait accordé un sursis de huit jours. Commencement de triomphe pour la démocratie et espérance d’un triomphe complet sur le bourreau, dans cette circonstance solennelle.

« Dans leur demande en grâce, en réponse à l’appel de Victor Hugo, les sept cents citoyens anglais proclamaient le principe de l’inviolabilité de la vie humaine. La peine de mort, disaient-ils, doit être abolie.

« Le 28, le Star de Guernesey nous apportait la sentence de Tapner, disant que l’exécution aurait lieu le 3 février. Et le 3 février Tapner était pendu (le 10 février, après nouveau sursis).

« La démocratie avait compté sans l’ambassadeur de M. Bonaparte à Londres.

« Cette lutte autour d’un gibet ne saurait être oubliée dans les annales du temps.


« Avec Tapner à Guernesey, c’est le monde païen qui nous semble monter au gibet. La révolution prochaine a, par l’organe de Victor Hugo, fait entendre à la société nouvelle la voix de l’avenir et porté la sentence de l’humanité contre les lois de sang de la société monarchique.

« Le bourreau anglais a eu une nouvelle tête d’homme, mais la démocratie a, du haut des rochers de l’exil, flétri le bourreau et remporté sur lui une de ces victoires morales que ne balance pas la tête d’un assassin.

« L’ambassadeur de l’empire a gagné la cause du gibet auprès de lord Palmerston ; mais le représentant de la république a gagné devant l’Europe la cause de l’avenir.

« A qui l’honneur de la journée ?

« A qui la responsabilité d’une nouvelle strangulation d’homme ?

« Et qui des deux, devant le cadavre de Tapner, aura eu droit de regarder l’autre en face, de Victor Hugo ou de M. Waleski, de la démocratie proscrite ou de l’empire debout, et assez puissant pour attacher un cadavre humain en trophée au gibet de Guernesey ? »


On lit dans l’Homme, du 15 février :


« C’est assez l’habitude des gouvernements et des puissances de la terre de repousser la prière des idées, ces grandes suppliantes. Tout ce qui est autorité, pouvoir, état, est en général fort avare soit de libertés à fonder, soit de grâces à répandre : la force est jalouse ; et quand elle n’égorge pas comme à Paris, de haute lutte, ou par guet-apens, elle a, comme à Londres, ses petites fins de non-recevoir, ses nécessités politiques, ses justices légales.

« Il arrive parfois, pourtant, que cela coûte cher, et que l’autorité qui ne sait pas le pardon est cruellement châtiée, c’est lorsqu’un grand esprit profondément humain veille derrière les échafauds, derrière les gouvernements.

« Ainsi, l’homme qu’on vient de pendre à Guernesey, Victor Hugo l’avait défendu vivant ; il l’avait abrité, quand il était déjà dans le froid de la mort, sous la pitié sainte ; il avait jeté, sur cette misère souillée de crimes, la riche hermine de l’espérance et la grande charte de l’inviolabilité qui permet l’expiation et le repentir. Mais à Londres la puissance est restée sourde à cette voix, comme aux sept cents échos qu’elle avait éveillés dans la petite île émue, et l’on a pendu Tapner, après trois sursis qui, pour cet homme de la mort, avaient été trois renaissances, trois aurores ! Eh bien, voilà maintenant qu’aussi tenace que la loi, l’esprit vengeur de la philosophie revient, se penche sur le cadavre encore tout chaud, sonde les plaies, raconte les luttes terribles de cette agonie désespérée, ses bonds, ses gestes, ses convulsions suprêmes, ses regards presque éteints à travers le sang, et les pitiés indignées de la foule et ses anathèmes !

« Qu’aura gagné la loi, qu’aura gagné le gouvernement, dites-lenous, qu’aura gagné l’exemple à cette exécution qui n’a pas osé affronter la grande place, publique et libre, qui par ses détails hideux rappelle à tous les tragédies de l’abattoir, et qu’un formidable réquisitoire vient de dénoncer au monde ?

« Ces pages éloquentes, nous le savons, n’emporteront point la peine de mort et ne rendront pas à la vie le condamné que la justice vient d’abattre ; mais le gibet de Guernesey sera vu de tous les points de la terre ; mais la conscience humaine, qu’avaient peut-être endormie les succès du crime, sera de nouveau remuée dans toutes ses profondeurs, et tôt ou tard, la corde de Tapner cassera, comme au siècle dernier se brisa la roue, sous Calas.

« Quant à nous, gens de la religion nouvelle, quels que puissent être l’avenir et les destinées, nous sommes heureux et fiers que de tels actes et de si grandes paroles sortent de nos rangs ; c’est une espérance, c’est une joie, c’est pour nous une consolation suprême, puisque la patrie nous est fermée, de voir l’idée française rayonner ainsi sur nos tentes de l’exil, l’idée de France n’est-ce pas encore le soleil de France ?

« Et voyez ; pour que l’enseignement, sans doute, soit entier et décisif, comme les rôles s’éclairent ! Liée par les textes, il faut le reconnaître, la justice condamne ; souveraine et libre, la politique maintient, elle assure son cours à la loi de sang ; apôtres de charité, missionnaires de miséricorde, les prêtres de toutes les religions se dérobent, ils n’arrivent que pour l’agonie ; ― et qui vient à la grâce ? L’opinion publique ; ― et qui la demande ? Un proscrit. Honneur à lui !

« Ainsi, d’une part, les religions et les gouvernements ; de l’autre, les peuples et les idées ; avec nous la vie, avec eux la mort… Les destins s’accompliront !


« CH. RIBEYROLLES. »


On lit dans la Nation du 12 avril 1854 :


« L’affaire Tapner, dont le retentissement a été si grand, vient d’avoir en Amérique une conséquence des plus frappantes et des plus inattendues. Nous livrons le fait à la méditation des esprits sérieux.

« Dans les premiers jours de février dernier, un nommé Julien fut condamné à mort à Québec (Canada), pour assassinat sur la personne d’un nommé Pierre Dion, son beau-père. C’est en ce moment-là précisément que les journaux d’Europe apportèrent au Canada la lettre adressée au peuple de Guernesey, par Victor Hugo, pour demander la grâce de Tapner.

« Le Moniteur canadien du 16 février, que nous avons sous les yeux, publia l’adresse de Victor Hugo aux Guernesiais, et la fit suivre de la réflexion qu’on va lire. Nous citons :

« Cette sublime réfutation de la peine de mort ne vient-elle pas à propos pour enseigner la conduite qu’on devrait tenir envers le malheureux assassin de Pierre Dion ? »

« Voici maintenant ce que, à quelques jours de distance, nous lisons dans le Pays de Montréal :

« La sentence de mort prononcée contre Julien, pour le meurtre de son beau-père, à Québec, a été commuée en une détention perpétuelle dans le pénitentiaire provincial. »

« Et le journal canadien ajoute :

« Victor Hugo avait élevé sa voix éloquente, juste au moment où la vie et la mort de Julien étaient dans la balance.

« Tous ceux qui aiment et respectent l’humanité ; tous ceux qui voient l’expiation du crime, non dans un meurtre de sang-froid, mais dans de longues heures de repentir accordées au coupable, ont appris avec bonheur la nouvelle d’un événement qui règle implicitement une haute question de philosophie sociale.

« On peut dire qu’au Canada la peine de mort est, de fait, abolie. »

« Sainte puissance de la pensée ! elle va s’élargissant comme les fleuves ; filet d’eau à sa source, océan à son embouchure ; souffle à deux pas, ouragan à deux mille lieues. La même parole qui, partie de Jersey, semble n’avoir pu ébranler le gibet de Guernesey, passe l’Atlantique et déracine la peine de mort au Canada. Victor Hugo ne peut rien en Europe pour Tapner qui agonise sous ses yeux, et il sauve en Amérique Julien qu’il ne connaît pas. La lettre écrite pour Guernesey arrive à son adresse à Québec.

« Disons à l’honneur des magistrats du Canada que le procureur général, qui avait condamné à mort Julien, s’est chaudement entremis pour que la condamnation ne fût pas exécutée ; et glorifions le digne gouverneur du bas Canada, le général Rowan, qui a compris et consacré le progrès. Avec quel sentiment de devoir accompli et de responsabilité évitée il doit lire en ce moment même la lettre à lord Palmerston par laquelle Victor Hugo a clos sa lutte au pied du gibet de Guernesey.

« Une chose plus grande encore que le fait lui-même résulte pour nous de ce que nous venons de raconter. À l’heure qu’il est, ce que l’autorité et le despotisme étouffent sur un continent renaît à l’instant même sur l’autre ; et cette même pulsation du grand cœur de l’humanité qu’on comprimait à Guernesey, a son contre-coup au Canada. Grâce à la démocratie, grâce à la pensée, grâce à la presse, le moment approche où le genre humain n’aura plus qu’une âme. »

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SAUVAGERIES DE LA GUERRE DE CRIMÉE


Extrait d’une lettre du 16 septembre 1854 :

« Un événement très extraordinaire qui mérite une sévère censure a eu lieu hier vendredi. Signal fut fait du vaisseau l’Empereur à tous les navires d’envoyer leurs malades à bord du Kanguroo. Dans le cours de la journée, ce dernier fut entouré par des centaines de bateaux chargés d’hommes malades et promptement rempli jusqu’à suffocation (speedily crowded to suffocation). Avant la soirée il contenait environ quinze cents invalides de tout rang souffrant à bord. Le spectacle qui s’offrait était épouvantable (appalling) et les détails en sont trop effrayants pour que j’y insiste. Quand l’heure d’appareiller fut venue, le Kanguroo, en réplique à l’ordre de partir, hissa le signal : « C’est une tentative dangereuse. » (It is a dangerous experiment.) L’Empereur répondit par signal : « Que voulez-vous dire ? » Le Kanguroo riposta : « Le navire ne peut pas manœuvrer. » (The ship is unmanageable.) Toute la journée, le Kanguroo resta à l’ancre avec ce signal : « Envoyez des bateaux au secours. » À la fin, des ordres furent donnés pour transporter une partie de ce triste chargement sur d’autres navires partant aussi pour Constantinople.

« Beaucoup de morts ont eu lieu à bord ; il y a eu bien des scènes déchirantes, mais, hélas ! il ne sert à rien de les décrire. Il est évident, toutefois, que ni à bord ni à terre le service médical n’est suffisant. J’ai vu, de mes yeux, des hommes mourir sur le rivage, sur la ligne de marche et au bivouac, sans aucun secours médical ; et cela à la portée d’une flotte de cinq cents voiles, en vue des quartiers généraux ! Nous avons besoin d’un plus grand nombre de chirurgiens, et sur la flotte et dans l’armée ; souvent, trop souvent, le secours médical fait entièrement défaut, et il arrive fréquemment trop tard. »

(Times du samedi 30 septembre 1854.)


Extrait d’une lettre de Constantinople, du 28 septembre 1854 :

« Il est impossible pour personne d’assister aux tristes scènes de ces derniers jours, sans être surpris et indigné de l’insuffisance de notre service médical. La manière dont nos blessés et nos malades sont traités n’est digne que des sauvages de Dahomey. Les souffrances à bord du Vulcain ont été cruelles. Il y avait là trois cents blessés et cent soixante-dix cholériques, et tout ce monde était assisté par quatre chirurgiens ! C’était un spectacle effrayant. Les blessés prenaient les chirurgiens par le pan de leur habit quand ceux-ci se frayaient leur chemin à travers des monceaux de morts et de mourants ; mais les chirurgiens leur faisaient lâcher prise ! On devait s’attendre, avec raison peut-être, à ce que les officiers recevraient les premiers soins et absorberaient sans doute à eux seuls l’assistance des quatre hommes de l’art ; c’était donc nécessairement se mettre en défaut que d’embarquer des masses de blessés sans avoir personne pour leur donner les secours de la chirurgie et pour suffire même à leurs besoins les plus pressants. Un grand nombre sont arrivés à Scutari sans avoir été touchés par le chirurgien, depuis qu’ils étaient tombés, frappés des balles russes, sur les hauteurs de l’Alma. Leurs blessures étaient tendues (stiff) et leurs forces épuisées quand on les a hissés des bateaux pour les transporter à l’hôpital, où heureusement ils ont pu obtenir les secours de l’art.

« Mais toutes ces horreurs s’effacent, comparées à l’état des malheureux passagers du Colombo. Ce navire partit de la Crimée le 24 septembre. Les blessés avaient été embarqués deux jours avant de mettre à la voile ; et, quand on leva l’ancre, le bateau emportait vingt-sept officiers blessés, quatre cent vingt-deux soldats blessés et cent quatre prisonniers russes ; en tout, cinq cent cinquante-trois personnes. La moitié environ des blessés avaient été pansés avant d’être mis à bord. Pour subvenir aux besoins de cette masse de douleurs, il y avait quatre médecins dont le chirurgien du bâtiment, déjà suffisamment occupé à veiller sur un équipage qui donne presque toujours des malades dans cette saison et dans ces parages. Le navire était littéralement couvert de formes couchées à terre. Il était impossible de manœuvrer. Les officiers ne pouvaient se baisser pour trouver leurs sextants et le navire marchait à l’aventure. On est resté douze heures de plus en mer à cause de cet empêchement. Les plus malades étaient mis sur la dunette et, au bout d’un jour ou de deux, ils n’étaient plus qu’un tas de pourritures ! Les coups de feu négligés rendaient des vers qui couraient dans toutes les directions et empoisonnaient la nourriture des malheureux passagers. La matière animale pourrie exhalait une odeur si nauséabonde que les officiers et l’équipage manquaient de se trouver mal, et que le capitaine est aujourd’hui malade de ces cinq jours de misères. Tous les draps de lit, au nombre de quinze cents, avaient été jetés à la mer. Trente hommes sont morts pendant la traversée. Les chirurgiens travaillaient aussi fort que possible, mais ils pouvaient bien peu parmi tant de malades ; aussi beaucoup de ces malheureux ont passé pour la première fois entre les mains du médecin à Scutari, six jours après la bataille !

« C’est une pénible tâche que de signaler les fautes et de parler de l’insuffisance d’hommes qui font de leur mieux, mais une déplorable négligence a eu lieu depuis l’arrivée du steamer. Quarante-six hommes ont été laissés à bord deux jours de plus, quand, avec quelque surcroît d’efforts, on aurait pu les mettre en lieu sûr à l’hôpital. Le navire est tout à fait infecté ; un grand nombre d’hommes vont être immédiatement employés à le nettoyer et à le fumiger, pour éviter le danger du typhus qui se déclare généralement dans de pareilles conditions. Deux transports étaient remorqués par le Colombo, et leur état était presque aussi désastreux. »

(Times, n° du vendredi 13 octobre 1854.)


«… Les turcs ont rendu de bons services dans les retranchements. Les pauvres diables souffrent de la dyssenterie, des fièvres, du typhus. Leur service médical est nul, et nos chirurgiens n’ont pas le loisir de s’occuper d’eux. »

(Times, correspondance datée du 29 octobre 1854.)


Ce qui suit est extrait d’une correspondance adressée au Morning Herald et datée de Balaklava, 8 novembre 1854 :

« Mais il est inutile d’insister sur ces détails déchirants ; qu’il suffise de dire que parmi les carcasses d’environ deux cents chevaux tués ou blessés, sont couchés les cadavres de nos braves artilleurs anglais et français, tous plus ou moins horriblement mutilés. Quelques-uns ont la tête détachée du cou, comme par une hache ; d’autres ont la jambe séparée de la hanche, d’autres les bras emportés ; d’autres encore, frappés à la poitrine ou dans l’estomac, ont été littéralement broyés comme s’ils avaient été écrasés par une machine. Mais ce ne sont pas les alliés seulement qui sont étendus là ; au contraire, il y a dix cadavres russes pour un des nôtres, avec cette différence que les russes ont tous été tués par la mousqueterie avant que l’artillerie ait donné. Sur cette place l’ennemi a maintenu constamment une pluie de bombes pendant toute la nuit, mais, les bombes n’éclataient que sur des morts.

« En traversant la route qui mène à Sébastopol, entre des monceaux de morts russes, on arrive à la place où les gardes ont été obligés d’abandonner la défense du retranchement qui domine la vallée d’Inkermann. Là nos morts sont aussi nombreux que ceux de l’ennemi. En travers du sentier, côte à côte, sont étendus cinq gardes qui ont été tués par le même boulet en chargeant l’ennemi. Ils sont couchés dans la même attitude, serrant leur mousquet de leurs mains crispées, ayant tous sur le visage le même froncement douloureux et terrible. Au delà de ce groupe, les fantassins de la ligne et de la garde russe sont couchés épais comme des feuilles au milieu des cadavres.

« Sur la droite du retranchement est la route qui mène à la batterie des Deux-Canons. Le sentier passe à travers un fourré épais, mais le sentier est glissant de sang, et le fourré est couché contre terre et encombré de morts. La scène vue de la batterie est terrible, terrible au delà de toute description. Je me suis tenu sur le parapet vers neuf heures du soir, et j’ai senti mon cœur s’enfoncer comme si j’assistais à la scène même du carnage. La lune était à son plein et éclairait toute chose presque comme de jour. En face de moi était la vallée d’Inkermann, avec la Tchernaya serpentant gracieusement, entre les hauteurs, comme une bande d’argent. C’était une vue splendide qui, pour la variété et le pittoresque, pouvait lutter avec les plus belles du monde. Pourtant je ne me rappellerai jamais la vallée d’Inkermann qu’avec un sentiment de répulsion et d’horreur ; car autour de la place où je regardais étaient couchés plus de cinq mille cadavres. Beaucoup de blessés aussi étaient là ; et les lents et pénibles gémissements de leur agonie frappaient mon oreille avec une précision sinistre, et, ce qui est plus douloureux encore, j’entendais les cris enroués et le râle désespéré de ceux qui se débattaient avant d’expirer.

« Les ambulances aussi vite qu’elles pouvaient venir, recevaient leur charge de souffrants, et on employait jusqu’à des couvertures pour transporter les blessés.

« En dehors de la batterie, les russes sont couchés par deux ou trois les uns sur les autres. En dedans, la place est littéralement encombrée des gardes russes, du 55e et du 20e régiment. Les belles et hautes formes de nos pauvres compatriotes pouvaient être distinguées d’un coup d’œil, quoique les grands habits gris tachés de leur sang fussent devenus semblables à l’extérieur. Les hommes sont couchés comme ils sont tombés, en tas ; ici un des nôtres sur trois ou quatre russes, là un russe sur trois ou quatre des nôtres. Quelques-uns s’en sont allés avec le sourire aux lèvres et semblent comme endormis ; d’autres sont horriblement contractés ; leurs yeux hors de tête et leurs traits enflés annoncent qu’ils sont morts agonisants, mais menaçants jusqu’au bout. Quelques-uns reposent comme s’ils étaient préparés pour l’ensevelissement et comme si la main d’un parent avait arrangé leurs membres mutilés, tandis que d’autres sont encore dans des positions de combat, à moitié debout ou à demi agenouillés, serrant leur arme ou déchirant une cartouche. Beaucoup sont étendus, les mains levées vers le ciel, comme pour détourner un coup ou pour proférer une prière, tandis que d’autres ont le froncement hostile de la crainte ou de la haine, comme si vraiment ils étaient morts désespérés. La clarté de la lune répandait sur ces formes une pâleur surnaturelle, et le vent froid et humide qui balayait les collines agitait les branches d’arbres au-dessus de ces faces retournées, si bien que l’ombre leur donnait une apparence horrible de vitalité ; et il semblait que les morts riaient et allaient parler. Ce n’était pas seulement une place qui semblait ainsi animée, c’était tout le champ de bataille.

« Le long de la colline, de petits groupes avec des brancards cherchaient ceux qui vivaient encore ; d’autres avec des lanternes retournaient les morts pour découvrir les officiers qu’on savait tués, mais qu’on n’avait pas retrouvés. Là aussi il y avait des femmes anglaises dont les maris ou les parents n’étaient pas revenus ; elles couraient partout avec des cris lamentables, tournant avidement le visage de nos morts vers la clarté de la lune, désespérées, et bien plus à plaindre que ceux qui étaient gisants. »

(Morning Herald du vendredi 24 novembre 1854.)




« … On entendait le choc des verres et le bruit des bouteilles brisées. Çà et là, dans l’ombre, une bougie de cire jaune ou une lanterne à la main, des femmes rôdaient parmi les cadavres, regardant l’une après l’autre ces faces pâles et cherchant celle-ci son fils, celle-là son mari. »

(Napoléon le Petit, p. 196.)




1860



ADRESSE DE L’ÎLE DE JERSEY À VICTOR HUGO


Monsieur,


Le comité des amis de la Sicile, devant convoquer une réunion publique des habitants de Jersey le 13 juin 1860, à l’effet d’exprimer leur sympathie pour le peuple sicilien, luttant les armes à la main pour la liberté contre un despotisme exécrable et exécré, les soussignés sollicitent respectueusement la faveur de votre présence et de votre précieuse assistance à la manifestation projetée.

La cause de la Sicile se recommande à tous ceux qui méritent véritablement le nom d’hommes, à tout homme estimant les institutions libres, à tout ami de la liberté et du genre humain, et nous sommes persuadés qu’une cause si sainte a votre plus ardente sympathie. Vous avez consacré votre génie à la liberté, à la justice, à l’humanité ; votre éloquente voix élevée à Jersey en faveur des siciliens honorera notre petite île et contribuera à exciter encore les sympathies de l’Angleterre, de la France et de l’Europe entière en faveur de ce vaillant peuple luttant contre des forces grandement supérieures pour le bien le plus précieux de cette vie. Ce n’est pas aller trop loin que d’affirmer que votre éloquence infusera une nouvelle force dans le cœur des combattants de la liberté, victorieux mais fatigués, et portera la terreur dans l’âme de leurs ennemis.

Oui, monsieur, vos fervents plaidoyers en faveur de la liberté et de l’humanité, vos protestations contre la tyrannie et les cruautés, feront écho dans le camp de Garibaldi et sonneront le glas du désespoir aux oreilles de l’infâme roi de Naples.

Nous sollicitons de nouveau votre coopération, et, en vous exprimant notre sincère respect et admiration, nous avons l’honneur d’être, etc.

(Suivent les signatures.)

1862

LE BANQUET DE BRUXELLES

Un des plus excellents écrivains de la presse belge et française, M. Gustave Frédérix, a publié, en 1862, sur le banquet de Bruxelles, de remarquables pages qui eurent alors un grand retentissement et qui seront consultées un jour, car elles font partie à la fois de l’histoire politique et de l’histoire littéraire de notre temps[1]. Le banquet de Bruxelles fut une mémorable rencontre d’intelligences et de renommées venues de tous les points du monde civilisé pour protester autour d’un proscrit contre l’empire. On trouve dans l’éloquent écrit de M. Gustave Frédérix tous les détails de cette manifestation éclatante. M. Victor Hugo présidait le banquet, ayant à sa droite le bourgmestre de Bruxelles et à sa gauche le président de la chambre des représentants. De grandes voix parlèrent, Louis Blanc, Eugène Pelletan ; puis, au nom de la presse de tous les pays, d’éminents journalistes, M. Bérardi pour la Belgique, M. Nefftzer pour la France, M. Cuesta pour l’Espagne, M. Ferrari pour l’Italie, M. Low pour l’Angleterre. Les honorables éditeurs des Misérables, MM. Lacroix et Verboëckhoven remercièrent l’auteur du livre au nom de la Librairie internationale. Champfleury salua Victor Hugo au nom des prosateurs, et Théodore de Banville le salua au nom des poëtes. Jamais de plus nobles paroles ne furent entendues. Cette fête fut grave et solennelle.

Dans ce temps-là, le bourgmestre de Bruxelles était un honnête homme ; il s’appelait Fontainas. Ce fut lui qui porta le toast à Victor Hugo : il le fit en ces termes :

« Il m’est agréable de vous souhaiter la bienvenue, à vous, messieurs, qui visitez la Belgique, si énergiquement dévouée à sa nationalité, si profondément heureuse des libérales institutions qui la gouvernent ; à vous, messieurs, dont le talent charme, console ou élève nos esprits. Mais, parmi tant de noms illustres, il en est un plus illustre encore ; j’ai nommé Victor Hugo, dont la gloire peut se passer de mes éloges.

« Je porte un toast au grand écrivain, au grand poëte, à Victor Hugo ! »

Victor Hugo se leva, et répondit :

« Messieurs,

« Je porte la santé du bourgmestre de Bruxelles.

« Je n’avais jamais rencontré M. Fontainas ; je le connais depuis vingt-quatre heures, et je l’aime. Pourquoi ? regardez-le, et vous comprendrez. Jamais plus franche nature ne s’est peinte sur un visage plus cordial ; son serrement de main dit toute son âme ; sa parole est de la sympathie. J’honore et je salue dans cet homme excellent et charmant la noble ville qu’il représente.|90}}

« J’ai du bonheur, en vérité, avec les bourgmestres de Bruxelles ; il semble que je sois destiné à toujours les aimer. Il y a onze ans, quand j’arrivai à Bruxelles, le 12 décembre 1851, la première visite que je reçus, fut celle du bourgmestre, M. Charles de Brouckere. Celui-là aussi était une haute et pénétrante intelligence, un esprit ferme et bon, un cœur généreux.

« J’habitais la Grand’Place, de Bruxelles, qui, soit dit en passant, avec son magnifique hôtel de ville encadré de maisons magnifiques, est tout entière un monument. Presque tous les jours, M. Charles de Brouckere, en allant à l’hôtel de ville, poussait ma porte et entrait. Tout ce que je lui demandais pour mes vaillants compagnons d’exil était immédiatement accordé. Il était lui-même un vaillant ; il avait combattu dans les barricades de Bruxelles. Il m’apportait de la cordialité, de la fraternité, de la gaîté, et, en présence des maux de ma patrie, de la consolation. L’amertume de Dante était de monter l’escalier de l’étranger ; la joie de Charles de Brouckere était de monter l’escalier du proscrit. C’était là un homme brave, noble et bon. Eh bien, le chaud et vif accueil de M. de Brouckere, je l’ai retrouvé dans M. Fontainas ; même grâce, même esprit, même bienvenue charmante, même ouverture d’âme et de visage ; les deux hommes sont différents, les deux cœurs sont pareils. Tenez, je viens de faire une promenade en Belgique ; j’ai été un peu partout, depuis les dunes jusqu’aux Ardennes. Eh bien, partout, j’ai entendu parler de M. Fontainas ; j’ai rencontré partout son nom et son éloge ; il est aimé dans le moindre village, comme dans la capitale ; ce n’est pas là une popularité de clocher, c’est une popularité de nation. Il semble que ce bourgmestre de Bruxelles soit le bourgmestre de la Belgique. Honneur à de tels magistrats ! ils consolent des autres.

« Je bois à l’honorable M. Fontainas, bourgmestre de Bruxelles ; et je félicite cette illustre ville d’avoir à sa tête un de ces hommes en qui se personnifient l’hospitalité et la liberté, l’hospitalité, qui était la vertu des peuples antiques, et la liberté, qui est la force des peuples nouveaux. »

1863

AUX MEMBRES DU MEETING DE JERSEY POUR LA POLOGNE

Hauteville-House, 27 mars 1863.

Messieurs, — je suis atteint en ce moment d’un accès d’une angine chronique qui m’empêche de me rendre à votre invitation, dont je ressens tout l’honneur. Croyez à mon regret profond.

La sympathie est une présence ; je serai donc en esprit au milieu de vous. Je m’associe du fond de l’âme à toutes vos généreuses pensées.

L’assassinat d’une nation est impossible. Le droit, c’est l’astre ; il s’éclipse, mais il reparaît. La Hongrie le prouve, Venise le prouve, la Pologne le prouve.

La Pologne, à l’heure où nous sommes, est éclatante ; elle n’est pas en pleine vie, mais elle est en pleine gloire ; toute sa lumière lui est revenue, la Pologne, accablée, sanglante et debout, éblouit le monde.

Les peuples vivent et les despotes meurent ; c’est la loi d’en haut. Ne nous lassons pas de la rappeler à ce coupable empereur qui pèse en cet instant sur deux nations, pour le malheur de l’une et pour la honte de l’autre. La plus à plaindre des deux, ce n’est pas la Pologne qu’il égorge, c’est la Russie qu’il déshonore. C’est dégrader un peuple que d’en faire le massacreur d’un autre peuple. Je souhaite à la Pologne la résurrection à la liberté, et à la Russie la résurrection à l’honneur.

Ces deux résurrections, je fais plus que les souhaiter, je les attends.

Oui, le doute serait impie et presque complice, oui, la Pologne triomphera. Sa mort définitive serait un peu notre mort à tous. La Pologne fait partie du cœur de l’Europe. Le jour où le dernier battement de vie s’éteindrait en Pologne, la civilisation tout entière sentirait le froid du sépulcre.

Laissez-moi vous jeter de loin ce cri qui aura de l’écho dans vos âmes ! — Vive la Pologne ! Vive le droit ! Vivent la liberté des hommes et l’indépendance des peuples !

Permettez qu’à cette occasion, j’envoie tous mes vœux de bonheur à l’île de Jersey qui m’est bien chère et à votre excellente population, et recevez, mes amis, mon salut cordial.

Victor Hugo.

1864

LE CENTENAIRE DE SHAKESPEARE

Louis Blanc avait fait part à Victor Hugo du désir qu’avait le Comité du centenaire de Shakespeare de le compter parmi ses membres ainsi que son fils François-Victor Hugo, le traducteur de Shakespeare.

Victor Hugo écrivit à M. N.-Hepworth Dixon, secrétaire du Comité de Shakespeare à Londres :

Hauteville-House, 20 janvier 1864.
Monsieur,

« La lettre que vous a communiquée mon noble et cher ami M. Louis Blanc est, je pense, la réponse que voici à une lettre de lui :

Hauteville-House, 11 octobre 1863.
« Cher Louis Blanc,

« Pendant les mois de juin, de juillet et d’août, les journaux ont publié un certain nombre d’acceptations de personnes distinguées, invitées à faire partie du Comité de Shakespeare. Mon fils, le traducteur de Shakespeare, n’a pas été invité. Il l’est aujourd’hui. Je trouve que c’est trop tard.

« Dans cet espace de trois mois, je n’ai pas été invité non plus, mais peu importe. Il s’agit de mon fils, et c’est dans mon fils que je me sens atteint. Quant à moi, je ne suis pas offensé, ni offensable.

« Je ne serai point du Comité de Shakespeare, mais puisque dans le Comité il y aura Louis Blanc, la France sera admirablement représentée.

« Victor Hugo. »

« La courtoise lettre que vous m’écrivez, monsieur, en date du 19 janvier 1864, au nom du Comité de Shakespeare, vient modifier ma situation vis-à-vis du Comité, en me laissant pourtant un regret, — regret, à la vérité, qui n’est sensible que pour moi.

« Ce regret, permettez-moi de vous l’indiquer.

« Si le cordial appel que vous me faites l’honneur de m’adresser aujourd’hui m’avait été fait il y a six mois, comme aux diverses personnes honorables dont vous citez les noms, j’aurais pu, à ce moment-là, prévenu d’avance, disposer mes occupations de façon à pouvoir prendre part aux séances du Comité ; c’eût été pour moi un devoir et un bonheur ; mais n’étant point convié à en faire partie, je n’ai vu nulle difficulté à accepter, depuis cette époque, des propositions et des engagements qui maintenant absorbent tout mon temps et me créent des obligations de travail impérieux. Ces engagements, pris par suite du malentendu que vous voulez bien m’expliquer, ne me laissent plus la liberté de siéger parmi vous, et, par l’urgence des travaux qu’ils m’imposent, me priveront, selon toute apparence, de l’honneur d’assister à Londres, à votre grandiose solennité du 23 avril.

« C’est un inconvénient, fâcheux pour moi, mais pour moi seulement, je le répète, et très léger à tous les points de vue. Ma présence, comme mon absence, est un fait indifférent.

« A cet inconvénient près, qui est peu de chose, le malentendu, si courtoisement expliqué dans votre lettre, est tout à fait réparable. Le Comité de Shakespeare, dont vous êtes l’organe, veut bien désirer que mon nom soit inscrit sur son honorable liste, je m’empresse d’y consentir, en regrettant de ne pouvoir compléter cette coopération nominale par une coopération effective. Quant à la fête illustre que vous préparez à votre grand homme, je n’y pourrai assister que de cœur, mais j’y serai présent pourtant dans la personne de mon fils François-Victor, heureux de prendre parmi vous, après votre explication excellente, la place glorieuse que vous lui offrez.

« Le jubilé du 23 avril sera la vraie fête de l’Angleterre. Cette noble Angleterre, représentée par sa fière et éloquente tribune, et par son admirable presse libre et souveraine, a toutes les gloires qui font les grands peuples dignes des grands poëtes. L’Angleterre mérite Shakespeare.

« Veuillez, monsieur, communiquer cette lettre au Comité, et recevoir l’assurance de mes sentiments très distingués.

« Victor Hugo. »

1865

LA PEINE DE MORT

Ce qui suit est extrait du Courrier de l’Europe :

« Les symptômes précurseurs de l’abolition de la peine de mort se prononcent de plus en plus, et de tous les côtés à la fois. Les exécutions elle-mêmes, en se multipliant, hâtent la suppression de l’échafaud par le soulèvement de la conscience publique. Tout récemment, M. Victor Hugo a reçu, dans la même semaine, à quelques jours d’intervalle, deux lettres relatives à la peine de mort, venant l’une d’Italie, l’autre d’Angleterre. La première, écrite à Victor Hugo par le comité central italien, était signée « comte Ferdinand Trivulzio, docteur Georges de Giulini, avocat Jean Capretti, docteur Albert Sarola, docteur Joseph Mussi, conseiller provincial, docteur Frédéric Bonola. » Cette lettre, datée de Milan, 1er février, annonçait à Victor Hugo la convocation d’un grand meeting populaire à Milan, pour l’abrogation de la peine capitale, et priait l’exilé de Guernesey d’envoyer, par télégramme, immédiatement, au peuple de Milan assemblé ; quelques paroles « destinées, nous citons la lettre, à produire une commotion électrique dans toute l’Italie ». Le comité ignorait qu’il n’y a malheureusement point de fil télégraphique à Guernesey. La deuxième lettre, envoyée de Londres, émanée d’un philanthrope anglais distingué, M. Lilly, contenait le détail du procès d’un italien nommé Polioni, condamné au gibet pour un coup de couteau donné dans une rixe de cabaret, et priait Victor Hugo d’intervenir pour empêcher l’exécution de cet homme.

M. Victor Hugo a répondu au message venu d’Italie la lettre qu’on va lire :

À MM. LES MEMBRES DU COMITÉ CENTRAL ITALIEN
POUR L’ABOLITION DE LA PEINE DE MORT
Hauteville-House, samedi 4 février 1865.

Messieurs, — Il n’y a point de télégraphe électrique à Guernesey. Votre lettre m’arrive aujourd’hui 4, et la poste ne repart que lundi 6. Mon regret est profond de ne pouvoir répondre en temps utile à votre noble et touchant appel. J’eusse été heureux que mon applaudissement arrivât au peuple de Milan faisant un grand acte.

L’inviolabilité de la vie humaine est le droit des droits. Tous les principes découlent de celui-là. Il est la racine, ils sont les rameaux. L’échafaud est un crime permanent. C’est le plus insolent des outrages à la dignité humaine, à la civilisation, au progrès. Toutes les fois que l’échafaud est dressé, nous recevons un soufflet. Ce crime est commis en notre nom.

L’Italie a été la mère des grands hommes, et elle est la mère des grands exemples. Elle va, je n’en doute pas, abroger la peine de mort. Votre commission, composée de tant d’hommes distingués et généreux, réussira. Avant peu, nous verrons cet admirable spectacle : l’Italie, avec l’échafaud de moins et Rome et Venise de plus.

Je serre vos mains dans les miennes, et je suis votre ami.

Victor Hugo.

À la lettre venue d’Angleterre, Victor Hugo a répondu :

À M. LILLY, 9, SAINT-PETER’S TERRACE, NOTTING-HILL, LONDRES.
Hauteville-House, 12 février 1865.

Monsieur, — Vous me faites l’honneur de vous tourner vers moi, je vous en remercie.

Un échafaud va se dresser ; vous m’en avertissez. Vous me croyez la puissance de renverser cet échafaud. Hélas ! je ne l’ai pas. Je n’ai pu sauver Tapner, je ne pourrais sauver Polioni. À qui m’adresser ? Au gouvernement ? au peuple ? Pour le peuple anglais je suis un étranger, et pour le gouvernement anglais un proscrit. Moins que rien, vous le voyez. Je suis pour l’Angleterre une voix quelconque, importune peut-être, impuissante à coup sûr. Je ne puis rien, monsieur ; plaignez Polioni et plaignez-moi.

En France, Polioni eût été condamné, pour meurtre sans préméditation, à une peine temporaire. La pénalité anglaise manque de ce grand correctif, les circonstances atténuantes.

Que l’Angleterre, dans sa fierté, y songe ; à l’heure qu’il est, sa législation criminelle ne vaut pas la législation criminelle française, si imparfaite pourtant. De ce côté, l’Angleterre est en retard sur la France. L’Angleterre veut-elle regagner en un instant tout le terrain perdu, et laisser la France derrière elle ? Elle le peut. Elle n’a qu’à faire ce pas : Abolir la peine de mort.

Cette grande chose est digne de ce grand peuple. Je l’y convie.

La peine de mort vient d’être abolie dans plusieurs républiques de l’Amérique du Sud. Elle va l’être, si elle ne l’est déjà, en Italie, en Portugal, en Suisse, en Roumanie, en Grèce. La Belgique ne tardera point à suivre ces beaux exemples. Il serait admirable que l’Angleterre prît la même initiative, et prouvât, par la suppression de l’échafaud, que la nation de la liberté est aussi la nation de l’humanité.

Il va sans dire, monsieur, que je vous laisse maître de faire de cette lettre l’usage que vous voudrez.

Recevez l’assurance de mes sentiments très distingués.

Victor Hugo.

Après avoir cité ces deux lettres, le Courrier de l’Europe ajoute :

« Il y a vraiment quelque chose de touchant à voir les adversaires du bourreau se tourner tous vers le rocher de Guernesey, pour demander aide et assistance à celui dont la main puissante a déjà ébranlé l’échafaud et finira par le renverser. « Le beau, serviteur du vrai » est le plus grand des spectacles. Victor Hugo se faisant l’avocat de Dieu pour revendiquer ses droits immuables — usurpés par la justice humaine — sur la vie de l’homme, c’est naturel. Qui parlera au nom de la divinité ; si ce n’est le génie ! »

1866

LES INSURRECTIONS ÉTOUFFÉES

Hauteville-House, 18 novembre 1866.

J’ai été bien sensible au généreux appel de l’honorable et éloquent rédacteur en chef du journal l’Orient. Malheureusement il est trop tard. De toutes parts on annonce l’insurrection comme étouffée. Encore un cercueil de peuple qui s’ouvre, hélas ! et qui se ferme.

Quant à moi, c’est la quatrième fois qu’un appel de ce genre m’arrive trop tard depuis deux ans. Les insurgés de Haïti, de Roumanie et de Sicile se sont adressés à moi, et toujours trop tard. Dieu sait si je les eusse servis avec zèle ! Mais ne pourrait-on mieux s’entendre ? Pourquoi les hommes de mouvement ne préviennent-ils pas les hommes de progrès ? Pourquoi les combattants de l’épée ne se concertent-ils pas avec les combattants de l’idée ? C’est avant et non après qu’il faudrait réclamer notre concours. Averti à temps, j’écrirais à propos, et tous s’entr’aideraient pour le succès général de la révolution et pour la délivrance universelle. Communiquez ceci à notre honorable ami, et recevez mon hâtif et cordial serrement de main.

Victor Hugo


LE DÎNER DES ENFANTS PAUVRES

Pour faire tout à fait comprendre ce qu’on a pu lire dans ce livre sur la petite institution du Dîner des Enfants pauvres, il n’est pas inutile de reproduire un des comptes rendus de la presse anglaise.

Voici la lettre de lady Thompson et l’article de l’Express dont il est question dans le discours de Victor Hugo :

« À VICTOR HUGO
35, Wimpole Street, London, 30 novembre 1866.

« Cher Monsieur, — Après l’intérêt que vous avez pris au succès de nos dîners aux pauvres enfants, j’ai beaucoup de plaisir à vous envoyer le compte rendu de l’année passée. Notre plan marche toujours bien, et je viens de recommencer pour l’année qui vient. J’aime à croire que vous vous portez bien, et que vous trouvez votre généreuse idée de plus en plus répandue.

« Croyez à mon profond respect,
« Kate Thompson.

« Cette fondation des dîners pour les enfants pauvres a ce rare mérite parmi les institutions d’assistance d’être simple, directe, pratique, aisément imitable, sans aucune prétention de secte ni de système. Il ne faut pas oublier l’homme qui le premier a eu l’idée de ces dîners d’enfants indigents. L’Angleterre a dû beaucoup dans les temps passés aux exilés politiques français. Cette « société des dîners d’enfants pauvres » doit sa création au cœur généreux du plus grand poëte de notre temps, à Victor Hugo, qui, depuis des années, donne toutes les semaines, dans sa maison de Guernesey, à ses propres frais, des dîners pour quarante pauvres enfants, dont il ne considère ni la nationalité, ni la religion, mais seulement la misère. À Noël, Victor Hugo augmente le nombre de ses petits convives et les pourvoit, non seulement de quoi manger et boire, mais d’un choix de jolies étrennes pour égayer et consoler leurs jeunes cœurs et leurs imaginations enfantines, sans oublier de nourrir leurs bouches affamées et de couvrir leurs membres grelottants. Une société qui a été formée à Londres d’après l’exemple de Victor Hugo, s’adresse à tous « ceux qui ont de la sympathie pour les misères des enfants en haillons et demi-morts de faim dans cette vaste métropole ».

« Le nombre des dîners donnés en 1867, dans trente-sept salles à manger spéciales, a été a peu près de 85,000. Depuis ce temps, des dons nouveaux ont été faits représentant 30,000 dîners. La somme entière dépensée alors a été 1,146 livres, et le nombre entier des dîners 115,000. »

(Express du 17 décembre 1866.)
LA NOËL À HAUTEVILLE-HOUSE

La page qui suit est extraite de la Gazette de Guernesey, en date du 29 décembre 1866 :

« Jeudi dernier, une foule élégante et distinguée se pressait chez M. Victor Hugo pour être témoin de la distribution annuelle de vêtements et de jouets que M. Victor Hugo fait aux petits enfants pauvres qu’il a pris sous ses soins. La fête se composait comme d’usage : 1o d’un goûter de sandwiches, de gâteaux, de fruits et de vin ; 2o d’une distribution de vêtements ; 3o d’un arbre de Noël sur lequel étaient arrangées des masses de jouets. Avant la distribution de vêtements, M. Victor Hugo a adressé un speech aux personnes présentes. Voici le résumé de ce que nous avons pu recueillir :

« Mesdames,

« Vous connaissez le but de cette petite réunion. C’est ce que j’appelle, à défaut d’un mot plus simple, la fête des petits enfants pauvres. Je voudrais en parler dans les termes les plus humbles, je voudrais pouvoir emprunter pour cela la simplicité d’un des petits enfants qui m’écoutent.

« Faire du bien aux enfants pauvres, dans la mesure de ce que je puis, voilà mon but. Il n’y a aucun mérite, croyez-le bien, et ce que je dis là je le pense profondément, il n’y a aucun mérite à faire pour les pauvres ce que l’on peut ; car ce que l’on peut, c’est ce que l’on doit. Connaissez-vous quelque chose de plus triste que la souffrance des enfants ? Quand nous souffrons, nous hommes, c’est justement, nous avons ce que nous méritons, mais les enfants sont innocents, et l’innocence qui souffre, n’est-ce pas ce qu’il y a de plus de triste au monde ? Ici, la providence nous confie une partie de sa propre fonction. Dieu dit à l’homme, je te confie l’enfant. Il ne nous confie pas seulement nos propres enfants ; car il est trop simple d’en prendre soin, et les animaux s’acquittent de ce devoir de la nature mieux parfois que les hommes eux-mêmes ; il nous confie tous les enfants qui souffrent. Être le père, la mère des enfants pauvres, voilà notre plus haute mission. Avoir pour eux un sentiment maternel, c’est avoir un sentiment fraternel pour l’humanité. »

« M. Victor Hugo rappelle ensuite les conclusions d’un travail fait par l’Académie de médecine de Paris, il y a dix-huit ans, sur l’hygiène des enfants. L’enquête faite à ce sujet constate que la plupart des maladies qui emportent tant d’enfants pauvres tiennent uniquement à leur mauvaise nourriture, et que s’ils pouvaient manger de la viande et boire du vin seulement une fois par mois, cela suffirait pour les préserver de tous les maux qui tiennent à l’appauvrissement du sang, c’est-à-dire non seulement des maladies scrofuleuses, mais aussi des affections du cœur, des poumons et du cerveau. L’anémie ou appauvrissement du sang rend en outre les enfants sujets à une foule de maladies contagieuses, telles que le croup et l’angine couenneuse, dont une bonne nourriture prise une fois par mois suffirait pour les exempter.

« Les conclusions de ce travail fait par l’Académie ont frappé profondément M. Victor Hugo. Distrait à Paris par les occupations de la vie publique, il n’a pas eu le temps d’organiser dans sa patrie des dîners d’enfants pauvres. Mais il a, dit-il, profité du loisir que l’empereur des Français lui a fait à Guernesey pour mettre son idée à exécution.

« Pensant que si un bon dîner par mois peut faire tant de bien, un bon dîner tous les quinze jours doit en faire encore plus, il nourrit quarante-deux enfants pauvres, dont la moitié, vingt et un, viennent chez lui chaque semaine. — Puis, quand arrive la fin de l’année, il veut leur donner la petite joie que tous les enfants riches ont dans leurs familles ; ils veut qu’ils aient leur Christmas. Cette petite fête annuelle se compose de trois parties : d’un luncheon, d’une distribution de vêtements, et d’une distribution de jouets. « Car la joie, dit M. Victor Hugo, fait partie de la santé de l’enfance. C’est pourquoi je leur dédie tous les ans un petit arbre de Noël. C’est aujourd’hui la cinquième célébration de cette fête.

« Maintenant, continue M. Victor Hugo, pourquoi dis-je tout cela ? Le seul mérite d’une bonne action (si bonne action il y a) c’est de la taire. Je devrais me taire en effet si je ne pensais qu’à moi. Mais mon but n’est pas seulement de faire du bien à quarante pauvres petits enfants. Mon but est surtout de donner un exemple utile. Voilà mon excuse. »

« L’exemple que donne M. Victor Hugo est si bien suivi, que les résultats obtenus sont vraiment admirables. Il pourrait citer l’Amérique, la Suède, la Suisse, où un nombre considérable d’enfants pauvres sont régulièrement nourris, l’Italie, et même l’Espagne, où cette bonne œuvre commence ; il ne parlera que de l’Angleterre, que de Londres, avec les preuves en main.

« Ici M. Victor Hugo lit des extraits d’une lettre écrite par un gentleman anglais au Petit Journal.

« Donc, frappés du spectacle navrant qu’offrent les écoles des quartiers pauvres de Londres, profondément émus à la vue des enfants blêmes et chétifs qui les fréquentent, alarmés des rapides progrès que fait la débilité parmi les générations des villes, débilité qui tend à remplacer notre vigoureuse race anglo-saxonne par une race énervée et fébrile, des hommes charitables, à la tête desquels se trouve le comte de Shaftesbury, ont fondé la société du dîner des enfants pauvres.

« La charité est si douce chose ; donner un peu de son superflu est un acte qui rapporte de si douces jouissances, que, croyant être utile, nous ne résistons pas au désir de faire connaître à la France cette invention de la charité, le nouvel essai que vient d’inaugurer notre vieille Angleterre. »

« M. Victor Hugo a ajouté : — « Dans cette école seule, il y a trois cent vingt enfants. Vous figurez-vous ce nombre multiplié ; quel immense bien cela doit faire à l’enfance ! »

« Puis M. Victor Hugo a lu une autre lettre écrite au Times par M. Fuller, secrétaire de l’institution établie à Londres, à l’instar de celle de Hauteville-House, par le Rév. Woods :

« à l’éditeur du Times.
« Monsieur,

« Vous avez été assez bon l’année dernière pour insérer dans le Times une lettre dans laquelle je démontrais la très remarquable amélioration de la santé des enfants pauvres de l’école des déguenillés de Westminster, amélioration résultant du système régulier du dîner par quinzaine à chaque enfant, et où je provoquais les autres personnes qui en ont l’occasion à faire la même chose, si possible, dans leurs écoles.

« Une année de plus d’expérience a confirmé plus fortement encore tout ce que je disais sur le bon résultat de ces dîners, qui a été aussi grand que les années précédentes, la santé de l’école ayant été généralement bonne, et le choléra n’ayant frappé aucun de ces enfants.

« Je regrette cependant d’avoir à dire que les fonds souscrits pour ce dîner, qui n’ont jamais manqué depuis trois ans, seront prochainement épuisés, et j’espère que vous voudrez bien dans votre journal faire un appel à l’assistance, afin que je puisse continuer pendant cet hiver qui approche le même nombre de dîners.

« William Fuller. »

(Suit le compte de revient de chaque dîner et de celui de Noël.) — Times, 27 décembre 1866.

« M. Victor Hugo a exprimé l’espoir que le mot déplorable ragged disparaîtrait bientôt de la belle et noble langue anglaise et aussi que la classe elle-même ne tarderait pas également à disparaître.

« M. Victor Hugo a fait vivement ressortir ce fait que le choléra n’a frappé aucun des enfants ainsi nourris au milieu des terribles ravages que cette épidémie a faits à Londres l’été dernier. Il ne croit pas que l’on puisse rien dire de plus fort en faveur de l’institution et il livre ce résultat aux réflexions des personnes présentes.

« Voilà, mesdames, dit M. Victor Hugo en terminant, voilà ce qui m’autorise à raconter ce qui se passe ici. Voilà ce qui justifie la publicité donnée à ce dîner de quarante enfants. C’est que de cette humble origine sort une amélioration considérable pour l’innocence souffrante. Soulager les enfants, faire des hommes, voilà notre devoir. Je n’ajouterai plus qu’un mot. Il y a deux manières de construire des églises ; on peut les bâtir en pierre, et on peut les bâtir en chair et en os. Un pauvre que vous avez soulagé, c’est une église que vous avez bâtie et d’où la prière et la reconnaissance montent vers Dieu. » (Applaudissements prolongés.)

1867

LE DÎNER DES ENFANTS PAUVRES

Ce qui suit est extrait des journaux anglais :

« L’idée de M. Victor Hugo, — le dîner hebdomadaire des enfants, — a été adoptée à Londres sur une très grande échelle et donne d’admirables résultats. Six mille petits enfants sont secourus à Londres seulement. Nous publions la lettre écrite à M. Victor Hugo par lady Thompson, trésorière du Children’s Dinner Table.

Londres, 23 octobre 1867, 39, Wimpole Street.

« Cher monsieur, — Je prends la liberté de vous adresser le prospectus qui annonce la seconde saison du dîner des enfants (Children’s Dinner Table) de la paroisse de Marylebone, à Londres.

« La dernière saison a eu le plus grand succès, et si vous avez la bonté de lire le compte rendu ci-joint, vous y trouverez que près de six mille enfants ont dîné pendant le peu de mois qui ont suivi l’organisation de cette œuvre (l’exécution du plan).

« C’est parce que la création de ce dîner dans cette paroisse est due entièrement à vos idées, à votre initiative, aux paroles que vous avez prononcées sur ce sujet, et pour rendre témoignage à la valeur et à la popularité de ces dîners auprès de toutes les personnes qui en ont pris connaissance, que je prends la liberté de vous entretenir de ces détails.

« Permettez-moi de vous exprimer le profond respect et la reconnaissance que m’inspire votre généreuse sympathie pour les pauvres,

« Et croyez, etc.

« Kate Thomson. »

« Suit le compte rendu duquel il résulte qu’en soixante-dix-sept jours, pendant neuf mois, on a fourni un, plusieurs fois deux, et quelquefois trois dîners à cause du grand nombre de demandes.

« Le total des dîners fournis est de 5,442, dont 4,820 ont été mangés dans la salle et dont 722 ont été envoyés à domicile à des enfants malades. L’avantage de la bonne nourriture s’est clairement manifesté dans l’une et l’autre condition, et on a remarqué que l’habitude de s’asseoir à une table proprement servie a produit un excellent effet sur les enfants, car ces dîners sont aussi pour eux une source de bonheur et de joie, outre la bonne chère qu’ils font, ce qui leur arrive rarement. La joie que cela leur cause vaut à elle seule la peine et le prix que cela coûte. »

(Courrier de l’Europe, 22 novembre 1867.)

1869

On lit dans le Courrier de l’Europe :

Une lettre authentique[2] de Victor Hugo nous tombe sous les yeux ; elle est adressée à l’auteur du livre Marie Dorval, qui avait envoyé son volume à Victor Hugo :

« Entre votre lettre et ma réponse, monsieur, il y a le deuil, et vous avez compris mon silence. Je sors aujourd’hui de cette nuit profonde des premières angoisses, et je commence à revivre.

« J’ai lu votre livre excellent. Mme Dorval a été la plus grande actrice de ce temps ; Mlle Rachel seule l’a égalée, et l’eût dépassée peut-être, si, au lieu de la tragédie morte, elle eût interprété l’art vivant, le drame, qui est l’homme ; le drame, qui est la femme ; le drame, qui est le cœur. Vous avez dignement parlé de Mme Dorval, et c’est avec émotion que je vous en remercie. Mme Dorval fait partie de notre aurore. Elle y a rayonné comme une étoile de première grandeur.

« Vous étiez enfant quand j’étais jeune. Vous êtes homme aujourd’hui et je suis vieillard, mais nous avons des souvenirs communs. Votre jeunesse commençante confine à ma jeunesse finissante ; de là, pour moi, un charme profond dans votre bon et noble livre. L’esprit, le cœur, le style, tout y est, et ce grand et saint enthousiasme qui est la vertu du cerveau.

« Le romantisme (mot vide de sens imposé par nos ennemis et dédaigneusement accepté par nous) c’est la révolution française faite littérature. Vous le comprenez, je vous en félicite.

« Recevez mon cordial serrement de main.

« Victor Hugo. »
Hauteville-House, 15 janvier 1869.
À M. GASTON TISSANDIER

« Je crois, monsieur, à tous les progrès. La navigation aérienne est consécutive à la navigation océanique ; de l’eau l’homme doit passer à l’air. Partout où la création lui sera respirable, l’homme pénétrera dans la création. Notre seule limite est la vie. Là où cesse la colonne d’air, dont la pression empêche notre machine d’éclater, l’homme doit s’arrêter. Mais il peut, doit et veut aller jusque-là, et il ira. Vous le prouvez. Je prends le plus grand intérêt à vos utiles et vaillants voyages. Votre ingénieux et hardi compagnon, M. de Fonvielle, a l’instinct supérieur de la science vraie. Moi aussi, j’aurais le goût superbe de l’aventure scientifique. L’aventure dans le fait, l’hypothèse dans l’idée, voilà les deux grands procédés de découvertes. Certes l’avenir est à la navigation aérienne et le devoir du présent est de travailler à l’avenir. Ce devoir, vous l’accomplissez. Moi, solitaire mais attentif, je vous suis des yeux et je vous crie courage. »

Avril 1869


On lit dans la Chronique de Jersey :

VICTOR HUGO SUR LA PEINE DU FOUET

« Nous recevons d’un correspondant la lettre suivante, réponse par le grand poëte à la prière de notre correspondant d’user de son influence et de son crédit pour faire interdire dans tous les tribunaux des possessions anglaises les condamnations à la peine du fouet. Nous remercions Victor Hugo de son empressement. »

Hauteville-House, 19 avril 1869.

J’ai reçu, monsieur, votre excellente lettre. J’ai déjà réclamé énergiquement et publiquement (dans ma lettre au journal Post) contre cette ignominie, la peine du fouet, qui déshonore le juge plus encore que le condamné. Certes, je réclamerai encore. Le moyen âge doit disparaître ; 89 a sonné son hallali.

Vous pouvez, si vous le jugez à propos, publier ma lettre.

Recevez, je vous prie, l’assurance de mes sentiments distingués.

Victor Hugo.

Hauteville-House, 30 mai 1869.
Mon cher Alphonse Karr,

Cette lettre n’aura que la publicité que vous voudrez. Quant à moi, je n’en demande pas. Je ne me justifie jamais. C’est un renseignement de mon amitié à la vôtre. Rien de plus.

On me communique une page de vous, charmante du reste, où vous me montrez comme très assidu à l’Élysée jadis. Laissez-moi vous dire, en toute cordialité, que c’est une erreur. Je suis allé à l’Élysée en tout quatre fois. Je pourrais citer les dates. À partir du désaveu de la lettre à Edgar Ney, je n’y ai plus mis les pieds.

En 1848, je n’étais que libéral ; c’est en 1849 que je suis devenu républicain. La vérité m’est apparue, vaincue. Après le 13 juin, quand j’ai vu la république à terre, son droit m’a frappé et touché d’autant plus qu’elle était agonisante. C’est alors que je suis allé à elle ; je me suis rangé du côté du plus faible.

Je raconterai peut-être un jour cela. Ceux qui me reprochent de n’être pas un républicain de la veille ont raison ; je suis arrivé dans le parti républicain assez tard, juste à temps pour avoir part d’exil. Je l’ai. C’est bien.

Votre vieil ami,
Victor Hugo.

« Hugo n’a pas douté un moment de la publicité que je donnerais à sa réponse.

« Il y a bien de la bonne grâce et presque de la coquetterie à un homme d’une si haute intelligence d’avouer qu’il s’est trompé ; c’est presque comme une femme d’une beauté incontestable qui vous dit : Je suis à faire peur aujourd’hui.

« Alphonse Karr »


Voici des extraits de la très belle lettre de Félix Pyat. Malgré les éloquentes incitations de Félix Pyat, Victor Hugo, on le sait, maintint sa résolution.

DEHORS OU DEDANS
« Mon cher Victor Hugo,

« Les tyrans qui savent leur métier font de leurs sujets comme l’enfant fait de ses cerises, ils commencent par les plus rouges. Ils suivent la bonne vieille leçon de leur maître Tarquin, ils abattent les plus hauts épis du champ. Ils s’installent et se maintiennent ainsi en excluant de leur mieux l’élite de leurs ennemis. Ils tuent les uns, chassent les autres et gardent le reste. Ayant banni l’âme, ils tiennent le corps. Les voilà sûrs pour vingt ans. L’histoire prouve que tout parvenu monte par l’élimination des libres et ne tombe que par leur réintégration.

« Si c’est vrai, je me demande donc quel est le devoir des proscrits. Le devoir ? non, le mot n’est pas juste ici, car il s’agit moins de principe, Dieu merci ! que de moyen. La conduite ? pas même ; il y a encore là une nuance morale qui est de trop. Je dis donc la tactique des proscrits. Eh bien, leur tactique me semble toute tracée par celle du proscripteur. Ils n’ont qu’à prendre le contre-pied de ses actes. La dictature les chasse quand elle les croit forts ? qu’ils rentrent quand elle les croit faibles. En réalité, la tyrannie n’a à craindre que les revenants… les présents plus que les absents. Les libérateurs viennent toujours du dehors, mais ils ne réussissent qu’au dedans. C’est du moins l’histoire du passé. Et le passé dit l’avenir.

« … Sans doute, l’exil du dehors a bien mérité de la patrie. Il a ses services et ses dangers. Votre fils Charles les a montrés avec une poésie toute naturelle, héréditaire, et qui me ferait recroire au droit de noblesse, si j’étais moins vilain.

« Mais, soyons juste envers les mérites du dedans. Ceux du dehors n’ont pas besoin d’être surfaits pour être reconnus. Qui nie les vôtres nie le soleil ! Pour moi, caillou erratique, ballotté de prison en prison, en Suisse, en Savoie, en France, en Hollande, en Belgique, j’ai connu toute la gendarmerie européenne et je ne m’en vante ni ne m’en plains, il n’y a pas de quoi. Mes amis et moi, dénoncés en Angleterre comme des Marat par un sénateur délateur et comme des Peltier par un délateur ambassadeur, travestis en Guy-Fawkes et pendus en efligie pour les Lettres à la reine, un peu cause de vos troubles à Jersey, saisis, jugés et menacés de l’alien bill pour l’affaire Orsini et trois fois d’extradition pour la Commune révolutionnaire, nous avons eu aussi notre part d’épreuves ; et, comme vous à Jersey, nous avons eu la sécurité de l’exil à Londres.

« … Le devoir, j’ai dit, est hors de cause comme le péril. Il s’accomplit bravement en Angleterre comme en France, dehors comme dedans, mais moins utilement, j’ose le croire ; avec plus d’éclat, mais avec moins d’effet ; avec plus de liberté et de gloire privée, mais avec moins de salut public. Si le procès Baudin, le procès d’un revenant mort, a réveillé Paris, que ne ferait pas le procès de la « grande ombre », comme vous nomme le Constitutionnel, le procès d’un revenant vivant, le procès de Victor Hugo ! Tyrtée a soulevé Sparte. Puis le procès Ledru, Louis Blanc, Quinet, Barbès… le Palais de Justice sauterait ! Sophocle a eu son procès, qu’il a gagné. Il avait vos cheveux blancs et vous avez ses lauriers !

« Le frère de Charles et son égal en talent, votre fils François, a reconnu lui-même, avec le coup d’œil paternel, le mal que nous a fait l’amnistie. L’armée de l’exil, a-t-il dit justement, avait son ordre, ses guides et guidons. L’amnistie l’a licenciée, débandée, dispersée au dedans, avec ses guides au dehors. L’armée est battue. Rentrée d’Achille, chute d’Hector. Achille meurt, c’est vrai, mais Troie tombe. Si le plus fort attend la victoire du plus faible, c’est le monde renversé. Adieu Patrocle et ses myrmidons !

« Loin de moi l’idée que vous reposez sous votre tente ! Vos armes, comme la foudre, brillent dans l’immensité. Mais elles s’y perdent aussi. Elles gagneraient à se concentrer du dehors au dedans. Excusez-moi ! franchise est républicaine. Et la mienne n’est pas bouche d’or comme la vôtre. Elle est de fer. Quel choc dans Paris, si vous rentriez tous le 22 septembre !

« Vous avez fait l’Homme qui Rit, un événement. Vous feriez l’Homme qui Pleure, un tremblement !

« Toutefois, ce n’est là qu’une opinion. L’histoire même n’a point d’ordre à donner. À peine un conseil. Et ce conseil ne gagne pas en autorité, venant de moi. Je vous propose, ou plutôt je vous soumets mon avis aussi humblement que témérairement. Prenez-le pour ce qu’il vaut. J’ajouterai même qu’il n’y a rien d’absolu de ce qui est humain ; que les faits du passé peuvent avoir tort pour l’avenir.

« Ainsi donc, en définitive, à chacun l’appréciation de sa propre utilité. Respect à toute conviction ! liberté à toute conscience ! À la vôtre surtout. Vous avez prérogative d’astre, plus splendide encore à votre couchant qu’à votre lever ! Peut-être vaut-il mieux que vous restiez dans votre ciel de feu, comme le dieu d’Homère, pour éclairer le combat. Chacun sa tâche ; le phare porte la flamme et le flot la nef ; soit ! Mais, quelle que soit la décision prise, qu’on agisse en détail ou en bloc, sur un même point ou à différents postes, épars ou massés, de loin ou de près, dedans ou dehors, en France ou en Chine, peu importe ! le devoir sera rempli, l’honneur sauf partout — sinon la victoire !

« Ce qui importe surtout et avant tout, c’est que nous soyons unis. Sinon, nous sommes morts.

« Pour l’amour du droit, dehors ou dedans, soyons unis ! J’ai admiré et béni votre recommandation magistrale au début du Rappel. C’est le salut.

« En avant donc tous ensemble ! absents ou présents, tout ce qui vibre, tout ce qui vit, tout ce qui hait ; tout ce qui a vécu au nom du droit, de l’ordre, de la paix, de la vie de la France ; tout ce qui préfère le droit aux hommes, le principe à tout ; tout ce qui est prêt à leur sacrifier corps, biens et âme, art, gloire et nom, colonies et mémoire, tout, hors la conscience ; tout ce qui se donnerait au diable même pour allié, s’il pouvait s’attaquer dans sa pire forme ; tout ce qui n’a qu’une colère et qui l’épargne, l’amasse, l’accumule et la capitalise en avare, sans en rien distraire, sans en rien prêter même à la plus mortelle injure ; tout ce qui ne se sent pas trop de tout son être contre l’ennemi commun ! En avant tous contre lui seul, avec un seul cœur, un seul bras, un seul cri, un seul but, le but des pères comme des fils, le but d’aujourd’hui comme d’hier, le but idéal et éternel de la France et du monde, le but à jamais glorieux, à jamais sacré du 22 de ce grand mois de septembre : Liberté, Égalité, Fraternité.

« Félix Pyat. »
Londres, 9 septembre 1869.

1870

LUCRÈCE BORGIA

À M. RAPHAËL FÉLIX
Monsieur,

Je suis heureux d’être rentré à mon grand et beau théâtre, et d’y être rentré avec vous, digne membre de cette belle famille d’artistes qu’illumine la gloire de Rachel.

Remerciez, je vous prie, et félicitez en mon nom Mme Laurent qui, dans cette création, a égalé, dépassé peut-être, le grand souvenir de Mlle Georges. L’écho de son triomphe est venu jusqu’à moi.

Dites à M. Mélingue, dont le puissant talent m’est connu, que je le remercie d’avoir été charmant, superbe et terrible.

Dites à M. Taillade que j’applaudis à son légitime succès.

Dites à tous que je leur renvoie et que je leur restitue l’acclamation du public.

Vous êtes, monsieur, une rare et belle intelligence. À un grand peuple, il faut le grand art ; vous saurez faire réaliser à votre théâtre cet idéal.

Victor Hugo.

LE NAUFRAGE DU NORMANDY

Nous extrayons d’une lettre de Victor Hugo cet épisode poignant et touchant du naufrage du Normandy.

(Le Rappel, 26 mars 1870.)
Hauteville-House, 22 mars 1860.

« … On m’écrit pour me demander quelle impression a produite sur moi la mort de Montalembert. Je réponds : Aucune ; indifférence absolue. — Mais voici qui m’a navré.

« Dans le steamer Normandy, sombré en pleine mer il y a quatre jours, il y avait un pauvre charpentier avec sa femme ; des gens d’ici, de la paroisse Saint-Sauveur. Ils revenaient de Londres, où le mari était allé pour une tumeur qu’il avait au bras. Tout à coup dans la nuit noire, le bateau, coupé en deux, s’enfonce.

« Il ne restait plus qu’un canot déjà plein de gens qui allaient casser l’amarre et se sauver. Le mari crie : « Attendez-nous, nous allons descendre. » On lui répond du canot : « Il n’y a plus de place que pour une femme. Que votre femme descende. »

« Va, ma femme », dit le mari.

« Et la femme répond : Nenni. Je n’irai pas. Il n’y a pas de place pour toi. Je mourrons ensemble. Ce nenni est adorable. Cet héroïsme qui parle patois serre le cœur. Un doux nenni avec un doux sourire devant le tombeau.

« Et la pauvre femme a jeté ses bras autour du col de son mari, et tous deux sont morts.

« Et je pleure en vous écrivant cela, et je songe à mon admirable gendre Charles Vacquerie…

« Victor Hugo. »

Les journaux anglais publient la lettre suivante écrite au sujet de la catastrophe du Normandy.

(Courrier de l’Europe.)
au rédacteur du Star.
Hauteville-House, 5 avril 1870.
« Monsieur,

« Veuillez, je vous prie, m’inscrire dans la souscription pour les familles des marins morts dans le naufrage du Normandy, mémorable par l’héroïque conduite du capitaine Harvey.

Et à ce propos, en présence de ces catastrophes navrantes, il importe de rappeler aux riches compagnies, telles que celle du South Western, que la vie humaine est précieuse, que les hommes de mer méritent une sollicitude spéciale, et que, si le Normandy avait été pourvu, premièrement, de cloisons étanches, qui eussent localisé la voie d’eau ; deuxièmement de ceintures de sauvetage à la disposition des naufragés ; troisièmement, d’appareils Silas, qui illuminent la mer, quelles que soient la nuit et la tempête, et qui permettent de voir clair dans le sinistre ; si ces trois conditions de solidité pour le navire, de sécurité pour les hommes, et d’éclairage de la mer, avaient été remplies, personne probablement n’aurait péri dans le naufrage du Normandy.

Recevez, monsieur, l’assurance de mes sentiments distingués.

« Victor Hugo. »

1883


En tête de la première édition de Pendant l’exil (1875), se trouvait la Note qui suit.


Dans ce livre, comme dans l’Année terrible, on pourra remarquer (en trois endroits) des lignes de points. Ces lignes de points constatent le genre de liberté que nous avons. Des choses publiées pendant l’empire ne peuvent être imprimées après l’empire. Ces lignes de points sont la marque de l’état de siége. Cette marque s’effacera des livres, et non de l’histoire. Ceux qui doivent garder cette marque la garderont.

En ce qui touche ce livre, le détail est de peu d’importance ; mais les petitesses du moment présent veulent être signalées, par respect pour la liberté qu’il ne faut pas laisser prescrire.

V. H.
Paris, novembre 1875.

Il va sans dire que les lignes supprimées en 1875 ont été rétablies dans l’édition définitive.

  1. Souvenir du banquet donné à Victor Hugo. Bruxelles.
  2. Ce mot est souligné dans le journal, à cause de la quantité de fausses lettres de Victor Hugo, mises en circulation par une certaine presse calomniatrice.