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Adam Bede/Livre 1/04

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Traduction par A.-F. d’Albert-Durade.
É. Dentu — H. Georg (tome Ip. 45-64).

CHAPITRE IV

le chez soi et ses tristesses

Représentez-vous une verte vallée traversée par un ruisseau que les dernières pluies faisaient presque déborder, et couverte de saules inclinés. Il y a une planche jetée sur ce ruisseau, sur laquelle passe Adam Bede de son pas assuré, suivi de près par Gyp et son panier ; il se dirige évidemment vers cette maison recouverte de chaume près de laquelle est un tas de bois, à une vingtaine de pas du sommet de la rampe.

La porte de cette maison est ouverte ; une femme âgée regarde en dehors, mais elle ne contemple point tranquillement le coucher du soleil ; depuis longtemps elle fixe de ses yeux obscurcis le point qui s’agrandit peu à peu, et depuis quelques minutes elle est sûre que c’est Adam, son fils chéri. Lisbeth Bede aime son fils de tout l’amour d’une femme pour un premier-né venu tardivement. C’est une vieille femme inquiète, chagrine, maigre, quoique vigoureuse encore, propre comme une boule de neige. Ses cheveux gris sont retenus avec soin sous un bonnet d’un blanc pur entouré d’un ruban noir ; sa large poitrine est couverte d’un mouchoir de mousseline empesée, enfermée dans une espèce de mantelet de toile bleue à carreaux, descendant jusqu’au-dessous des hanches ; puis vient un long jupon de tiretaine. Lisbeth est de haute taille, et il y a plus d’une ressemblance entre elle et son fils Adam. Ses grands yeux bruns sont un peu voilés, — peut-être par trop de pleurs, — mais ses sourcils largement tracés sont encore noirs, ses dents saines, et, tandis qu’elle se tient debout, tricotant rapidement de ses mains endurcies au travail, son attitude est aussi ferme et droite que lorsqu’elle apporte de la source un seau d’eau sur sa tête. Il y a le même type osseux et la même activité de tempérament chez la mère et le fils ; mais ce n’était point d’elle qu’Adam tenait ce front bien dessiné et l’expression intelligente d’un noble cœur.

Il y a souvent quelque chose de profondément triste dans les ressemblances de famille. La nature, ce grand auteur dramatique, nous rapproche souvent par les dons extérieurs et nous sépare par le tissu plus délicatement subtil du cerveau, et, par un mélange d’attraction et de répulsion, émeut souvent nos cœurs de sympathie pour des êtres qui nous choquent à chacun de leurs mouvements. Nous entendons une voix exprimer avec les mêmes inflexions que la nôtre des pensées que nous méprisons ; nous voyons des yeux tout semblables à ceux de notre mère se détourner de nous avec une froideur hostile, et notre dernier enfant chéri nous étonne par sa ressemblance de traits et de gestes avec une sœur que nous avons quittée sans regret il y a de longues années. Le père, de qui nous tenons ce qu’il y a de mieux en nous, l’instinct du beau, l’habileté dans les travaux mécaniques, le vif sentiment musical, le talent et l’amour des beaux-arts, peut nous blesser et nous humilier par ses erreurs de chaque jour. La mère que nous avons perdue il y a longtemps, et dont notre miroir nous retrace les traits à mesure que nous avançons en âge, a souvent tourmenté nos jeunes âmes par ses accès d’humeur et ses exigences sans raison.

C’est avec une voix de bonne mère fâchée que vous entendez Lisbeth dire :

« Bien, mon garçon, c’est plus de sept heures à l’horloge. Tu n’avais qu’à rester jusqu’à la naissance du dernier homme. Tu as besoin de souper, je suppose. Où est Seth ? Avec quelqu’un de ses gens de prêche, je gage.

— Eh ! mère, Seth ne fait rien de mal, soyez-en sûre. Mais où est le père ? dit Adam dès qu’il fut entré dans la maison et qu’il eut jeté un coup d’œil dans la chambre à gauche, qui servait d’atelier. Est-ce qu’il n’a pas fini le cercueil pour Toffin ? Tout est là au même point que ce matin.

— Fini le cercueil ! dit Lisbeth en le suivant, sans interrompre son tricotage, quoiqu’en regardant son fils avec beaucoup d’inquiétude. Mais, mon garçon, il est parti cette après-midi pour Treddleston et n’est point encore revenu. Je crains qu’il ne soit allé de nouveau à la taverne du Chariot renversé. »

Un vif éclair de colère passa rapidement sur la figure d’Adam. Il ne dit rien ; mais, ôtant sa veste, il commença à remonter ses manches de chemise.

« Que vas-tu faire, Adam ? dit la mère avec une voix et un regard alarmés. Tu ne vas pas te remettre à l’ouvrage sans avoir soupé quelque peu. »

Adam, trop en colère pour parler, entra dans l’atelier. Mais sa mère jeta son tricotage, le suivit, et, le prenant par le bras, lui dit d’un ton de plaintifs reproches : « Non, mon garçon, tu ne peux pas aller sans ton souper ; il y a des tranches au jus, comme tu les aimes. Je les ai gardées exprès pour toi. Allons, viens souper, viens.

— Laissez donc ! dit Adam avec force en se débarrassant d’elle, et saisissant une des planches appuyées contre le mur. Il s’agit bien de manger quand voilà un cercueil que l’on a promis de porter à Broxton demain matin à sept heures, qui devrait déjà y être, et où l’on n’a pas encore planté un clou ! Mon gosier est trop serré pour prendre de la nourriture.

— Mais tu ne peux pas finir ce cercueil, ce serait te fatiguer à mort. Il te faudrait toute la nuit pour le faire.

— Qu’est-ce que cela fait, quelque temps que cela prenne ? Le cercueil n’est-il pas promis ? Peut-on enterrer un homme sans cercueil ? J’aimerais mieux perdre ma main droite à ce travail que de tromper les gens avec de tels mensonges. Cela me rend fou d’y penser. J’en finirai bientôt avec ces manières de faire. J’en ai assez comme cela. »

La pauvre Lisbeth n’entendait pas cette menace pour la première fois, et, si elle eût été sage, elle se serait retirée tranquillement et n’aurait rien dit pendant une heure. Mais l’expérience qu’une femme acquiert le plus difficilement est de ne jamais parler à un homme ivre ou en colère. Lisbeth s’assit sur le banc à chapeler et pleura ; quand elle eut assez pleuré pour rendre sa voix très-lamentable, elle éclata en paroles.

« Non, non, garçon, tu ne voudrais pas partir, pour briser le cœur de ta mère et faire la ruine de ton père. Tu ne me laisserais pas porter au cimetière sans être là pour me suivre. Pourrai-je rester tranquille dans ma fosse si je ne te vois pas à mon dernier moment ? Et comment saurais-tu que je suis mourante si tu partais pour travailler loin d’ici, suivi probablement par ton frère, quand ton père n’est pas capable de tenir une plume, tant sa main tremble, et, de plus, qu’on ne saurait où te trouver ? Il faut pardonner à ton père ; il ne faut pas être si fâché contre lui. Il a été bon père pour toi avant de commencer à boire. C’est un habile ouvrier, qui t’a enseigné ton métier, rappelle-toi, et qui ne m’a jamais donné un coup ou dit une mauvaise parole, même après avoir bu. Tu ne voudrais pas le voir aller à la maison de charité, ton propre père, lui qui était si bel homme et presque aussi habile en toute chose que toi, il y a vingt ans, quand tu n’étais qu’un enfant à la mamelle. »

La voix de Lisbeth devint plus élevée et entrecoupée de sanglots : espèce de lamentation, le plus irritant de tous les sons, là où il y a une vraie douleur à supporter ou un travail positif à faire. Adam l’interrompit avec impatience.

« Allons, mère, ne pleurez pas et ne parlez pas ainsi. N’en ai-je pas assez pour me faire de la peine sans cela ? À quoi sert de me dire des choses que je ne me répète que trop chaque jour ? Si je n’y avais pas pensé, ferais-je ce que je fais, pour tâcher de maintenir les affaires ici ? Mais je ne puis souffrir de parler sans nécessité ; j’aime à garder mon souffle pour travailler au lieu de causer.

— Je sais que tu fais des choses que personne ne ferait, mon garçon. Mais tu es toujours si vif contre ton père, Adam. Tu ne penses jamais faire assez pour Seth ; tu te fâches contre moi si je lui trouve quelque défaut. Mais tu cries contre ton père comme personne ne le ferait.

— Cela vaut mieux que de parler avec douceur et laisser les choses aller à mal, je pense. Si je n’étais un peu sec avec lui, il vendrait jusqu’au dernier morceau de bois de la cour pour boire. Je sais que j’ai des devoirs à remplir envers mon père, mais ce n’en est pas un que de l’encourager à se plonger la tête la première dans sa ruine. Et qu’est-ce que Seth a à faire là dedans ? Le garçon ne fait rien de mal, que je sache. Mais laissez-moi seul, mère, afin que je fasse mon ouvrage. »

Lisbeth n’osa rien dire de plus ; mais elle se leva et appela Gyp, espérant, en quelque sorte, se consoler du refus d’Adam de manger ce qu’elle avait préparé, dans la douce attente de regarder son fils pendant qu’il souperait, en donnant à son chien un repas plus complet. Mais Gyp, très-surpris de cette façon inaccoutumée, avait les yeux sur son maître, avec le front plissé et les oreilles dressées, et quoiqu’il jetât un coup d’œil sur Lisbeth quand elle l’appela, et mît en mouvement ses pattes de devant avec inquiétude, sachant bien qu’elle l’invitait à souper, ses pensées étaient divisées, et il restait assis sur ses hanches en fixant sérieusement le jeune homme. Adam s’aperçut du conflit des sentiments de Gyp, et quoique la colère l’eût rendu moins tendre que d’habitude pour sa mère, elle ne l’empêcha point de s’occuper de son chien comme toujours. Nous sommes portés à plus de bienveillance pour les animaux qui nous aiment silencieusement que pour les femmes qui nous aiment en grondant.

« Va, Gyp, va, mon chien, » dit Adam d’un ton de commandement encourageant ; et Gyp, apparemment satisfait que le plaisir et le devoir ne fissent qu’un, suivit Lisbeth à la cuisine.

Mais il n’eut pas plutôt lampé son souper qu’il retourna vers son maître, et Lisbeth s’assit toute seule pour pleurer sur son tricotage.

Les femmes, pour n’être ni dures ni rancunières, n’en sont pas moins quelquefois dolentes et larmoyantes. Le sage Salomon, en comparant une femme à une journée de pluie continue, ne devait avoir en vue ni une grondeuse ni une furie aux ongles pointus, aigre et égoïste. Soyez sûr qu’il faisait allusion à une bonne créature, qui n’a d’autre joie que le bonheur de ceux qu’elle harcèle et tourmente, tout en mettant de côté pour eux les morceaux les plus délicats sans en rien garder pour elle-même ; une femme semblable à Lisbeth, par exemple, à la fois patiente et plaignante, s’oubliant elle-même, modeste et exigeante, s’appesantissant sur ce qui est arrivé hier et sur ce qui arrivera probablement demain, et pleurant aussi facilement sur le bien que sur le mal. Mais une certaine crainte se mêlait chez celle-ci à son amour idolâtre pour Adam, et quand il disait : « Laissez-moi tranquille, » elle se taisait toujours.

Ainsi les heures s’écoulaient au monotone tic-tac de la vieille pendule et au bruit du travail d’Adam. Enfin il l’appela pour avoir de la lumière et un peu d’eau à boire (la bière ne se buvait que les jours de fête) ; Lisbeth, alors, se hasarda à dire : « Ton souper est toujours prêt pour quand tu le voudras.

— Ne reste pas à veiller, mère, » dit Adam d’une voix douce. Sa colère était apaisée maintenant, et lorsqu’il voulait être tout à fait agréable à sa mère, il prenait l’accent et le dialecte le plus complet de son pays natal, dont son langage était beaucoup moins empreint dans d’autres moments. « Je m’occuperai du père quand il rentrera ; il se peut qu’il ne revienne pas cette nuit. Je serai plus à l’aise quand vous serez couchée.

— Non, je resterai jusqu’à ce que Seth arrive. Il ne tardera pas, je pense. »

C’était neuf heures passées à la pendule qui avançait toujours, et avant qu’elle eût marqué dix heures la porte s’ouvrit et Seth entra. Il avait entendu le bruit des outils en approchant.

« Comment se fait-il, mère, que le père travaille aussi tard ?

— Ce n’est pas ton père qui travaille, tu devrais bien assez le savoir, si ta tête n’était pas pleine d’idées d’église ; c’est ton frère qui fait tout l’ouvrage, car il n’y a jamais personne là pour l’aider. »

Lisbeth allait continuer, car elle ne craignait pas Seth et remplissait ordinairement ses oreilles de toutes les doléances contenues par son respect pour Adam. Seth n’avait de sa vie dit un mot dur à sa mère, et les gens timides déversent toujours leur mauvaise humeur sur les personnes douces. Mais Seth, avec un regard inquiet, passa dans l’atelier…

« Qu’est-ce que cela veut dire, Addy ? Le père a-t-il oublié le cercueil ?

— Eh ! mon garçon, la vieille histoire ; mais je le terminerai, dit Adam en levant les yeux et jetant à son frère un de ses regards vifs et brillants. Mais tu as du chagrin ! Qu’y a-t-il ? »

Seth avait les yeux rouges, et un profond abattement se peignait sur sa douce figure.

« Oui, Addy ; mais il faut le supporter, et l’on n’y peut rien. Tu n’as donc pas été à l’école ?

— L’école ? non ; cette vis-là peut attendre, dit Adam en relevant son marteau.

— Laisse-moi prendre ta place à présent et va te coucher, dit Seth.

— Non, mon garçon, j’aime mieux continuer, à présent que je suis en train. Tu m’aideras à le porter à Broxton quand il sera fini. Je te réveillerai au lever du soleil. Va manger ton souper et ferme la porte pour que je n’entende pas les discours de la mère. »

Seth savait qu’Adam voulait toujours ce qu’il disait, et ne se laissait point diriger par d’autres. Aussi il retourna, avec le cœur oppressé, dans la cuisine.

« Adam n’a pas voulu toucher à un morceau de nourriture depuis qu’il est rentré, dit Lisbeth. Je suppose que tu as soupé chez quelqu’un de tes méthodistes.

— Non, mère.

— Viens donc, dit Lisbeth ; mais ne touche pas à ces tranches, car Adam les mangera peut-être si je les laisse là. Il aime un morceau de tranche au jus. Mais il a été si fâché et si en colère qu’il n’a pas voulu les prendre, quoique je les aie mises de côté exprès pour lui. Il a menacé de nouveau de s’en aller, continua-t-elle en baissant la voix, et je suis sûre qu’il partira quelque matin avant que je sois levée, et une fois parti il ne reviendra plus… J’aimerais mieux n’avoir jamais eu un fils qui ne ressemble à celui d’aucune autre pour l’habileté et l’adresse de la main, qui est si considéré par les gens haut placés, aussi grand et droit qu’un peuplier, pour en être séparée et ne le jamais revoir.

— Allons, mère, ne vous chagrinez pas inutilement, dit Seth d’une voix persuasive. Il n’y a pas la moitié d’une bonne raison pour croire qu’Adam veuille nous quitter plutôt que de rester avec vous. Il peut dire de ces choses quand il est de mauvaise humeur, et on peut lui pardonner de l’être quelquefois ; mais son cœur ne le laisserait jamais partir. Rappelez-vous comme il est resté près de nous quand ce n’était pas trop agréable de prendre ses économies pour m’épargner de partir comme soldat, et de mettre son gain à acheter du bois pour le père, quand il aurait eu bien d’autres moyens d’employer son argent, et que plus d’un jeune homme comme lui se serait déjà marié et établi. Il ne changera point et ne détruira pas son ouvrage, en abandonnant ceux pour qui il a travaillé toute sa vie.

— Ne parle pas de mariage, dit Lisbeth en pleurant de nouveau. Il a donné son cœur à cette Hetty Sorrel, qui n’économisera jamais un sou et tiendra tête à sa vieille mère. Et penser qu’il pourrait avoir Mary Burge ! devenir associé et être un homme de poids, commandant à ses ouvriers comme maître Burge, Dolly me l’a dit et redit, s’il n’avait pas donné son cœur à ce petit morceau de fille, qui ne peut être bonne à rien, pas plus que cette giroflée sur le mur. Lui, si habile sur les livres et les chiffres, ne pas s’y connaître mieux que ça !

— Mais, mère, vous savez bien que nous ne pouvons pas aimer justement là où d’autres le voudraient. Il n’y a que Dieu qui puisse sonder le cœur de l’homme. Moi-même je désirerais qu’Adam eût fait un autre choix, mais je ne voudrais pas lui reprocher ce qu’il n’a pu empêcher. Je ne suis point sûr qu’il n’essaye de se vaincre ; mais c’est un sujet dont il n’aime pas qu’on lui parle ; je ne puis que prier le Seigneur de le bénir et le diriger.

— Ah ! tu es toujours assez prêt à prier ; mais je ne vois pas que tu gagnes beaucoup avec tes prières. Tes gains ne doubleront pas avant que Noël arrive. Les méthodistes ne feront jamais de toi un homme qui vaille ton frère de moitié, quelque prêcheur qu’ils te fassent.

— Vous êtes bien près de la vérité, mère, dit Seth avec douceur. Adam m’est très-supérieur et a fait pour moi plus que je ne pourrai jamais faire pour lui. Dieu distribue ses talents à chaque homme comme il le juge bon. Mais il ne vous faut pas méconnaître la valeur de la prière. La prière peut ne pas nous donner l’argent, mais elle nous donne ce qu’aucun argent ne peut acheter : le pouvoir de nous garder du péché et d’être satisfaits de la volonté de Dieu, quoi que ce soit qu’il lui plaise de nous envoyer. Si vous vouliez prier Dieu de vous aider et vous confier en sa bonté, vous ne vous inquiéteriez pas sur chaque chose.

— Ne pas m’inquiéter ! J’ai assez de quoi me tourmenter. Ça te va bien, à toi, de ne jamais le faire. Tu donnerais tout ce que tu gagnes, et tu ne te ferais aucun souci de ne rien avoir de côté pour les mauvais jours. Si Adam avait été aussi facilement satisfait que toi, il n’aurait jamais eu l’argent qu’il a donné pour toi. « Ne vous inquiétez pas du lendemain, ne vous inquiétez pas… » voilà ce que tu vas toujours disant : et qu’en arrive-t-il ? Seulement qu’Adam doit y penser pour toi.

— Ce sont des paroles de la Bible, mère, dit Seth. Elles ne signifient point que nous devions être paresseux. Elles veulent dire que nous ne devons pas nous inquiéter outre mesure et nous tourmenter de ce qui peut arriver demain, mais faire notre devoir et laisser le reste à la volonté de Dieu.

— C’est ça ! c’est ta manière ; tu tires toujours le fond de tes paroles de quelque point de la Bible. Je ne vois pas comment tu juges que ne pas penser au lendemain veuille dire tout cela. Et puisque la Bible est un si gros livre, que tu peux lire d’un bout à l’autre et y trouver les paroles que tu veux, je ne comprends pas pourquoi tu n’y prends pas des mots plus justes, qui ne veuillent pas toujours dire beaucoup plus qu’ils ne disent. Adam ne la lit pas ainsi, et je puis comprendre le texte qu’il cite souvent : « Dieu aide ceux qui s’aident. »

— Non, mère, dit Seth, ce n’est pas un texte de la Bible. Il sort d’un livre qu’Adam a trouvé à un étalage de Treddleston. Il a été écrit par un homme instruit, mais trop mondain, je crois. Toutefois ce dicton est en partie vrai, car la Bible dit que nous devons être ouvriers avec Dieu.

— Bien, comment le saurais-je ? Ça a l’air d’un texte. Mais qu’as-tu donc ? Tu as à peine touché à ton souper. Est-ce que tu ne veux rien manger de plus que ce morceau de gâteau d’avoine ? Et tu es aussi pâle que du blanc de lard frais. Qu’as-tu donc ?

— Rien qui vaille la peine de le dire, mère. Je n’ai pas faim. Je vais retourner vers Adam, et voir s’il veut me laisser travailler au cercueil.

— Il te faut boire une goutte de bouillon chaud, dit Lisbeth, dont le sentiment maternel prenait maintenant le dessus sur sa nature grondeuse ; je vais allumer quelques copeaux dans un instant.

— Non, mère, je vous remercie, vous êtes bien bonne, dit Seth reconnaissant ; et, encouragé par cette marque de tendresse, il continua : Laissez-moi prier un peu avec vous pour le père, pour Adam et nous tous ; cela vous remontera peut-être plus que vous ne pensez.

— Bien, je n’y vois point d’inconvénient. »

Lisbeth, quoique disposée à faire toujours opposition à ce que disait Seth, avait le sentiment vague qu’il éprouvait du soulagement et de la sérénité par le fait de sa piété, et qu’en quelque sorte ça lui évitait la peine de se livrer elle-même à quelques actes spirituels pour son propre compte.

Aussi la mère et le fils s’agenouillèrent ensemble, et Seth pria pour le pauvre père éloigné et pour ceux qui l’attendaient avec inquiétude à la maison. Et quand il en vint à demander qu’Adam ne fût jamais engagé à planter sa tente dans un autre pays, mais que sa mère pût être réjouie et soutenue par sa présence pendant tous les jours de son pèlerinage, les larmes toujours prêtes de Lisbeth coulèrent de nouveau.

Quand ils se relevèrent, Seth retourna vers Adam et lui dit : « Ne veux-tu pas te coucher une heure ou deux, et me laisser travailler à ta place ?

— Non, Seth. Envoie la mère se coucher et vas-y toi-même. »

Pendant ce temps, Lisbeth avait essuyé ses pleurs et entra aussi en portant quelque chose. C’était le plat brun et jaune contenant les pommes de terre rôties avec du jus et des morceaux de viande qu’elle y avait coupés et mélangés. Cette année-là la cherté du pain de froment et de la viande faisaient de ces mets un luxe pour les ouvriers. Elle plaça avec quelque timidité le plat sur un banc près d’Adam, et dit : « Tu peux bien piquer un morceau tout en travaillant ; je t’apporterai encore une goutte d’eau.

— S’il vous plaît, mère, dit Adam avec douceur ; j’ai très-soif. »

Au bout d’une demi-heure tout était calme ; on n’entendait plus dans la maison que le balancier de la vieille pendule et les outils d’Adam. Tandis que ses muscles étaient vigoureusement occupés, son esprit était plein des scènes d’un triste passé et d’un avenir probablement aussi triste.

Il voyait ce qui arriverait le lendemain matin, quand, après avoir porté le cercueil à Broxton, il serait de retour et à déjeuner : son père entrerait peut-être, honteux de rencontrer les regards de son fils, s’assiérait avec l’air plus vieux et plus tremblant que la veille, et baisserait la tête en regardant le plancher ; puis Lisbeth lui demanderait comment il pensait que le cercueil eût été prêt à temps après qu’il l’avait laissé inachevé, car Lisbeth était toujours la première à proférer les reproches, quoiqu’elle accusât Adam de sévérité envers son père.

« C’est comme cela que tout ira de mal en pis, pensait Adam ; aucun moyen de remonter la pente et aucun de s’arrêter quand on a commencé de glisser en bas. » Puis il revoyait le jour où il n’était qu’un petit garçon courant à côté de son père, fier d’être mené aux travaux, et plus fier encore d’entendre son père dire avec orgueil à ses camarades : « Quel instinct de charpenterie avait le petit drôle ! » Quel homme actif ce père était alors ! Quand on demandait à Adam de qui il était le fils, avec quel sentiment de fierté il répondait : « Je suis le garçon de Thias Bede. » Il ne doutait pas que tout le monde ne connût Thias Bede. N’avait-il pas construit l’étonnant pigeonnier à la cure de Broxton ? C’étaient là d’heureux jours, surtout quand Seth, qui était de trois ans plus jeune, commença d’aller au travail aussi et qu’Adam devint alors maître, tout en étant apprenti. Puis arrivèrent les jours de tristesse, lorsque Adam, presque adolescent, vit Thias commencer à fréquenter les tavernes, Lisbeth à pleurer à la maison et à faire ses doléances aux oreilles de ses fils. Adam se rappelait bien cette nuit de honte et d’angoisses où, pour la première fois, il vit son père tout à fait hors de lui et insensé, hurlant une chanson incohérente au milieu de ses compagnons ivres au Chariot renversé. Il s’était échappé une fois, n’ayant que dix-huit ans, en partant au point du jour avec un petit paquet bleu sur l’épaule et son livre de mesures dans sa poche, se disant qu’il ne pourrait supporter davantage ses ennuis d’intérieur, qu’il voulait aller chercher fortune. Ne sachant où il allait, il mettait son bâton debout aux bifurcations de routes, et prenait celle vers laquelle il tombait. Mais, en arrivant à Stoniton, la pensée de sa mère et de Seth, laissés en arrière pour tout supporter sans lui, devint trop importune, et sa résolution l’abandonna. Il revint le jour suivant ; mais la douleur et la terreur que sa mère avait éprouvées pendant ces deux journées l’avaient dès lors toujours poursuivi.

« Non ! se dit maintenant Adam, cela n’arrivera jamais de nouveau ; cela me ferait une triste balance lorsque viendra le compte de mes actions au dernier jour, si ma pauvre vieille mère pesait contre moi. J’ai les épaules assez larges et fortes ; je ne serais qu’un lâche si je m’en allais en laissant le fardeau des misères à ceux qui ne sont pas à moitié aussi capables de le porter. « Ceux qui sont forts doivent supporter les infirmités de ceux qui sont faibles, et ne pas chercher leur bon plaisir à eux-mêmes. » Voilà un texte qui n’a pas besoin qu’on l’éclaire pour le voir ; il brille de sa propre lumière. Il est assez sûr qu’on est dans la mauvaise route, dans cette vie, si l’on court après ceci ou cela dans le seul but de trouver les choses faciles ou agréables. Un porc peut planter son groin dans son auge et ne penser à rien de ce qui est en dehors ; mais si on a un cœur d’homme et une âme, on ne peut être satisfait de se faire un bon lit et de laisser les autres coucher sur la dure. Non, je ne me détacherai jamais du joug pour laisser tirer le fardeau par de plus faibles. Le père est une triste croix pour moi, et le sera probablement encore pour bien des années. Qu’y faire ? J’ai bonne santé, bons bras, et du courage pour le supporter. »

Dans ce moment un violent coup se fit entendre à la porte de la maison, et Gyp, au lieu d’aboyer, ainsi qu’on aurait pu s’y attendre, poussa un violent hurlement. Adam, très-surpris, courut à la porte et l’ouvrit. Il n’y avait rien ; tout était calme comme lorsqu’il l’avait ouverte une heure auparavant. Les feuilles étaient immobiles et la lueur des étoiles laissait voir les champs des deux côtés du ruisseau sans aucun objet vivant. Adam fit le tour de la maison et ne vit rien, si ce n’est un rat qui se précipita sous un tas de bois à son approche. Il rentra très-étonné ; le bruit était si singulier qu’à l’instant où il l’avait entendu, il lui avait semblé être une baguette de saule frappant contre la porte. Il ne pouvait s’empêcher de frémir légèrement, en se rappelant combien de fois sa mère lui avait parlé d’un bruit semblable venant annoncer que quelqu’un était mourant. Adam n’était pas homme à superstitions exagérées ; mais il avait en lui le sang du paysan aussi bien que de l’ouvrier, et un paysan ne peut pas plus s’empêcher d’ajouter foi à une superstition traditionnelle qu’un cheval de trembler quand il voit un chameau. De plus il y avait en lui cette combinaison d’esprit qui est à la fois humble dans les régions mystérieuses et fine dans celles de la science ; c’était sa profonde vénération pour le pasteur tout autant que son solide bon sens, qui lui donnait son peu d’inclination pour la religion doctrinaire, et il arrêtait quelquefois le spiritualisme envahissant de Seth en disant : « Eh ! c’est un grand mystère ; tu n’en sais pas grand’chose. » D’où il arrivait qu’Adam était à la fois pénétrant et crédule. Si on lui avait dit qu’un bâtiment neuf venait de crouler et que c’était un jugement divin, il aurait répondu : « Ça se peut ; mais le toit et le mur n’étaient pas d’aplomb, autrement ils ne seraient pas tombés ; » pourtant il croyait aux rêves et aux pronostics, et jusqu’à son dernier jour il retenait un peu sa respiration en racontant l’histoire du coup de la baguette de saule. Je la raconte comme il la disait lui-même, sans chercher à l’expliquer par les causes naturelles. Dans notre désir d’analyser les émotions, nous perdons souvent notre empire sur la sympathie qui les comprend.

Mais il possédait le meilleur antidote contre les craintes imaginaires dans la nécessité d’avancer le travail du cercueil, et pendant les dix minutes suivantes son marteau ne cessa de frapper avec une telle continuité, que d’autres sons, s’il y en eût eu, pouvaient bien être dominés. Vint une pause, cependant, où il dut se servir de son compas, et voici que de nouveau ce bruit étrange se fit entendre, et que Gyp hurla de nouveau. Adam s’élança à la porte sans perdre un instant ; mais tout était aussi tranquille, et la lueur des étoiles ne montrait que l’herbe chargée de rosée devant la maison.

Pour un moment, Adam eut de l’inquiétude en pensant à son père ; mais, depuis bien des années, il n’était jamais revenu si tard de Treddleston, et il y avait toute raison de croire qu’il s’était endormi, après trop de boisson, au Chariot renversé. En outre, la perspective de l’avenir était chez Adam si envahie par la triste image de son père se dégradant toujours plus, que l’idée de quelque accident fatal ne pouvait aborder son esprit. La seconde pensée qui lui vint lui fit quitter ses souliers et se glisser légèrement en haut pour écouter aux portes des chambres à coucher. Mais Seth et sa mère respiraient tous deux avec une grande régularité.

Adam redescendit et se remit au travail en se disant : « Je ne rouvrirai pas la porte. À quoi sert d’écarquiller ses yeux pour voir un son. Il se peut qu’il y ait autour de nous un monde que nous ne pouvons voir, mais comme l’oreille est plus fine que les yeux, elle en saisit quelque indice de temps en temps. Plusieurs personnes croient en voir aussi quelque chose, mais ce sont pour la plupart des gens dont les yeux ne servent à rien d’autre. Pour mon compte, je crois qu’il vaut mieux savoir si l’on a fait sa perpendiculaire juste que de chercher à voir un esprit. »

De telles pensées prennent en général plus de force à mesure que la lumière du jour fait pâlir la lampe et que les oiseaux commencent à chanter. Quand la rouge lueur du soleil fit briller les clous de laiton qui formaient les initiales sur le couvercle de la bière, toute pensée de triste présage tiré du son de la baguette de saule s’évanouit dans la satisfaction d’un travail achevé et d’une promesse accomplie. Il ne fut pas nécessaire d’appeler Seth, qui se levait déjà et descendit aussitôt.

« C’est ça, garçon, dit Adam comme Seth entrait, le cercueil est fini et nous allons le porter à Broxton pour être de retour avant six heures et demie. »

Le cercueil fut bientôt placé sur les hautes épaules des deux frères, qui, suivis de Gyp, prirent le sentier partant de la cour derrière la maison. Broxton était à environ un mille et demi sur la colline opposée, et la route serpentait agréablement à travers les champs, entre des haies où le chèvrefeuille et l’églantier s’épanouissaient, tandis que les oiseaux sautillaient en gazouillant dans l’épais feuillage du chêne et de l’ormeau. Quel tableau singulièrement contrasté ! la fraîche aurore d’une matinée d’été offrant la paix et le charme d’Éden, la forte stature des deux frères dans leurs rudes habits de travail, et ce long cercueil sur leurs épaules ! Ils s’arrêtèrent enfin devant une petite ferme hors du village de Broxton. À six heures, leur tâche était terminée, le cercueil fermé, et Adam et Seth revenaient chez eux. Ils prirent pour le retour une route plus courte à travers les prés, qui les amenait vers le ruisseau devant leur maison. Adam n’avait point parlé à Seth de ce qui était arrivé dans la nuit, mais il en gardait encore une impression suffisante pour lui dire :

« Seth, mon garçon, si le père n’est pas de retour quand nous aurons déjeuné, je crois que tu ne feras pas mal d’aller à Treddleston voir ce qu’il fait et me chercher le fil d’archal dont j’ai besoin. Ne l’inquiète pas de perdre une heure de travail ; nous arrangerons ça. Qu’en dis-tu ?

— Je veux bien, dit Seth. Mais regarde comme les nuages se sont amoncelés depuis notre départ. Je crois que nous aurons encore de la pluie. Ce sera un triste temps pour les fenaisons, si les prés sont encore inondés. Le ruisseau est déjà tout plein ; encore un jour et il passera par-dessus la planche, et il nous faudra faire le tour par la route. »

Ils traversaient alors la vallée et venaient d’entrer dans la prairie, coupée par le ruisseau.

« Mais qu’y a-t-il d’arrêté contre le saule ? » continua Seth en accélérant sa marche. Adam frémit en son cœur ; sa vague inquiétude à l’égard de son père se changea en crainte terrible. Il ne répondit pas, mais s’élança, précédé de Gyp, qui commença à aboyer tristement, et dans quelques instants il fut au pont.

Voilà donc ce que disait le présage. Et ce père aux cheveux blancs, auquel il avait pensé avec quelque humeur peu d’heures avant, comme devant lui être une épine pour longtemps encore, luttait peut-être à ce moment même contre l’eau qui l’étouffait. Ce fut la première pensée qui assaillit la conscience d’Adam, avant qu’il eût eu le temps de saisir le vêtement et de retirer ce corps grand et lourd. Seth était déjà à ses côtés pour l’aider, et, lorsqu’ils l’eurent déposé sur la berge, les deux frères s’agenouillèrent et regardèrent dans une muette stupeur ces yeux éteints, oubliant qu’il fallût agir, oubliant tout, excepté leur père étendu mort devant eux. Adam fut le premier à parler.

« Je vais courir vers la mère, dit-il d’une voix étouffée, je serai de retour dans une minute. »

La pauvre Lisbeth préparait le déjeuner de ses fils, et leur soupe fumait déjà sur le feu. Sa cuisine était toujours un modèle de propreté, mais ce matin-là, elle s’occupait encore plus que de coutume à rendre son foyer et sa table luisants et attrayants. « Ces garçons auront joliment faim, disait-elle à demi-voix, en remuant le potage. Il y a une fameuse enjambée jusqu’à Broxton, et ça donne faim l’air de la colline, surtout avec ce lourd cercueil. Et il est bien plus pesant à présent avec le pauvre Boh Tholer dedans. Enfin, j’ai fait un peu plus de soupe ce matin qu’à l’ordinaire. Le père viendra peut-être bientôt. Ce n’est pas qu’il en mange beaucoup. Il avale pour douze sous de bière et épargne six sous de soupe ; c’est sa manière d’économiser, comme je le lui ai dit bien souvent et le lui dirai encore avant la fin de la journée. Eh ! le pauvre homme, il le prend assez tranquillement, faut bien en convenir. »

Mais en cet instant Lisbeth entendit des pas lourds courant sur le gazon, et, se tournant vivement vers la porte, elle vit entrer Adam si pâle et si décomposé qu’elle poussa un cri et s’élança vers lui avant qu’il eût eu le temps de parler.

« Silence ! mère, dit Adam d’une voix rauque, ne vous épouvantez pas. Le père est tombé à l’eau ; nous le ferons revenir, peut-être. Seth et moi, nous allons l’apporter. Prenez une couverture et faites-la chauffer. »

Adam était réellement convaincu que son père était mort, mais il savait qu’il n’y aurait pas d’autre moyen de contenir les lamentations du violent désespoir de sa mère, que de l’occuper à quelque tâche active et offrant quelque espérance.

Il courut vers Seth et les deux frères soulevèrent le triste fardeau, dans le silence et l’abattement de leur cœur. Ces yeux vitrés et tout grands ouverts étaient gris comme ceux de Seth, et ils avaient bien souvent regardé avec un doux orgueil les deux frères avant que Thias en fût venu à baisser la tête avec honte. Le principal sentiment de Seth était le regret et la douleur de cet enlèvement soudain de l’âme de son père ; mais l’esprit d’Adam se plongeait dans un passé qui l’inondait de pitié et de repentance. Quand arrive la mort, cette grande conciliatrice, nous ne regrettons jamais notre tendresse, mais toujours notre sévérité.