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Adam Bede/Livre 2/20

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Traduction par A.-F. d’Albert-Durade.
É. Dentu — H. Georg (tome Ip. 269-292).

CHAPITRE XX

visite d’adam à la grand’ferme

Adam revint du travail dans le char vide ; il avait changé d’habits et se préparait à partir pour la Grand’Ferme à sept heures moins un quart.

« Pourquoi as-tu mis tes habits du dimanche ? lui dit plaintivement Lisbeth quand il descendit. Tu ne mets pas ton meilleur costume pour aller à l’école.

— Non mère, dit tranquillement Adam. Je vais à la Grand’Ferme ; mais il se peut que j’aille à l’école après ; ainsi ne sois pas étonnée si je rentre un peu tard. Seth sera ici dans une demi-heure ; il est allé jusqu’au village seulement ; ainsi ne t’inquiète pas.

— Et pourquoi mets-tu tes meilleurs habits pour aller à la Grand’Ferme ? Les Poyser te les ont bien vus hier, je pense. Qu’est-ce que ça veut dire de changer un jour de travail en dimanche ? C’est une triste compagnie que celle de gens qui n’aiment pas à te voir en veste de travail.

— Adieu, mère, je ne puis m’arrêter, » dit Adam, qui se mit en chemin.

Mais il n’eut pas plutôt fait quelques pas hors de la porte, que Lisbeth s’inquiéta à la pensée de l’avoir fâché. Naturellement le secret de son objection contre ses bons habits était le soupçon qu’il les avait endossés à cause d’Hetty ; mais le besoin d’être aimée de son fils était bien plus profond que toute sa mauvaise humeur. Elle se précipita après lui, lui prit le bras avant qu’il eût descendu la moitié de la pente vers le ruisseau, et lui dit : « Non, mon garçon, tu ne t’en iras pas fâché contre ta mère, qui ne peut que penser à toi, en restant seule.

— Non, non, mère, dit Adam gravement, lui posant le bras sur l’épaule, je ne suis pas fâché. Mais je désire, pour ton propre avantage, que tu veuilles bien me laisser faire ce que j’ai décidé de faire. Je ne serai jamais autre qu’un bon fils pour toi tant que nous vivrons. Mais un homme a d’autres sentiments, outre ceux qu’il doit à son père et à sa mère, et tu ne dois pas vouloir gouverner mon corps et mon âme. Tu ne dois pas t’attendre non plus à ce que je te cède là où j’ai le droit de faire ce qui me plaît. Ainsi n’en disons pas davantage à ce sujet.

— Et, dit Lisbeth, ne désirant pas laisser voir qu’elle comprît la véritable portée des paroles d’Adam, et qui est-ce qui aime à te voir dans tes meilleurs habits plus que ta mère ? Et quand ton visage est lavé et propre comme le caillou blanc, et que tes cheveux sont si bien arrangés, et tes yeux si brillants, qui d’autre que ta vieille mère aimerait moitié autant à te regarder ? Tu peux mettre ton habit du dimanche pour moi, aussi souvent que tu voudras, je ne te chicanerai plus pour ça.

— Bien, bien ; adieu, mère, » dit Adam en l’embrassant et s’éloignant à la hâte. Il vit qu’il n’y avait pas d’autre moyen de mettre fin à la conversation. Lisbeth resta là sans bouger, abritant ses yeux et le suivant du regard jusqu’à ce qu’il fût tout à fait hors de vue. Elle sentait à fond toute la signification des paroles d’Adam, et quand elle ne le vit plus et fut retournée lentement dans la maison, elle se dit à voix haute, car elle avait l’habitude d’exprimer à haute voix ses pensées dans les longues journées où son mari et ses fils étaient à leurs travaux. « Eh ! il me dira qu’il va l’amener un de ces jours à la maison ; et c’est elle qui sera la maîtresse ; et il faudra que je la regarde se servir des plats à bordure bleue, et les casser, peut-être, quand même il n’y en a pas eu un seul de cassé depuis que mon vieux et moi les avons achetés à la foire, il y aura vingt ans à la prochaine Pentecôte. Eh ! continua-t-elle, encore plus haut, en prenant son tricotage sur la table, mais ce n’est pas elle qui tricotera les bas de mon garçon, et qui y fera des pieds qui le chaussent, tant que je serai de ce monde ; quand je n’y serai plus, il trouvera peut-être que personne ne sait les faire à sa jambe et à son pied comme sa vieille mère. Je gage qu’elle ne sait ni rétrécir, ni faire le talon, et qu’elle les fera si longs, qu’il ne pourra pas mettre ses bottes. Voilà ce que c’est que d’épouser des jeunes filles. J’avais passé trente ans et son père aussi quand nous nous sommes mariés, et nous étions bien assez jeunes. Ça fera une pauvre dame quand elle aura trente ans, en se mariant comme ça, avant que toutes ses dents aient poussé. »

Adam marchait si vite, qu’il était à la porte de la cour avant sept heures. Martin Poyser et le grand-père n’étaient pas encore revenus des prés ; tout le monde était aux foins, même le terrier noir et fauve ; personne ne faisait la garde dans la cour excepté le dogue, et lorsque Adam arriva à la porte de la maison, qui était toute grande ouverte, il ne vit personne dans la salle commune, brillante de propreté. Mais il devina où se trouvait madame Poyser ainsi qu’une autre personne à portée de l’entendre ; il frappa donc à la porte et dit de sa forte voix : « Madame Poyser y est-elle ?

— Entrez, monsieur Bede, entrez, cria madame Poyser depuis la laiterie. Elle donnait toujours à Adam ce titre quand elle le recevait chez elle. Vous pouvez venir dans la laiterie, si vous voulez, car je ne puis pas laisser le fromage à présent. »

Adam entra dans la laiterie, où madame Poyser et Nancy pressaient le premier fromage du soir.

« Vraiment, vous auriez pu penser que vous entriez dans une maison de morts, dit madame Poyser debout sur le pas de la porte ; ils sont tous aux prés ; mais certainement Martin ne tardera pas à venir, car ils doivent laisser le foin en tas ce soir pour le rentrer tout de suite demain matin. J’ai été obligée de garder Nancy, parce qu’il fallait qu’Hetty cueillît les groseilles rouges ce soir ; le fruit mûrit toujours pour vous déranger, juste au moment où toutes les mains sont employées. Et on ne peut pas se fier aux enfants pour le cueillir, car ils en fourrent dans leur bouche plus que dans le panier ; on pourrait aussi bien y employer les guêpes. »

Adam aurait bien voulu dire qu’il irait au jardin attendre le retour de M. Poyser, mais il n’en eut pas tout à fait le courage, et dit alors : « Je pourrais regarder votre rouet, et voir ce qui lui manque. Peut-être est-il dans la maison quelque part où je peux le trouver.

— Non je l’ai mis de côté dans le parloir de droite ; mais laissez-le jusqu’à ce que je puisse le prendre et vous le montrer. Je serais bien aise, si vous pouviez maintenant aller au jardin dire à Hetty de me renvoyer Totty. L’enfant viendra en courant si on le lui dit, et je suis sûre que Hetty lui laisse manger trop de groseilles. Je vous serai bien obligée, monsieur Bede, si vous voulez allez pour me la renvoyer ; il y a aussi de superbes roses de York et de Lancaster au jardin maintenant, et vous serez bien aise de les voir. Mais peut-être aimeriez-vous boire un verre de petit-lait avant. Je sais que vous aimez le petit-lait, comme la plupart de ceux qui n’ont pas la peine de l’exprimer.

— Avec plaisir, madame Poyser, dit Adam ; un verre de petit-lait est toujours un régal pour moi. Je le préférerais à la bière pour tous les jours.

— Oui, oui, dit madame Poyser en prenant sur la tablette un petit bol blanc et le plongeant dans la bassine de petit-lait, tout le monde aime l’odeur du pain, excepté le boulanger. Les demoiselles Irwine me disent toujours : « Ô madame Poyser, que j’envie votre laiterie ! que j’envie vos poulets ! quelle belle chose qu’une ferme ! » Et moi je dis : Oui, une ferme est une belle chose pour ceux qui la regardent, et qui ne savent pas le travail, la surveillance et les inquiétudes qui y sont attachés.

— Bon, madame Poyser, vous ne voudriez pas vivre ailleurs que dans une ferme, car vous dirigez si bien celle-ci, dit Adam en prenant le bol ; et il n’y a rien de si agréable à voir qu’une belle vache laitière enfoncée jusqu’aux genoux dans l’herbe, le lait chaud qui mousse dans le seau, et le beurre frais préparé pour le marché, les veaux et la volaille. À votre santé, et puissiez-vous toujours conserver la force de surveiller votre laiterie et d’en faire un modèle pour toutes les femmes de fermiers du pays. »

Madame Poyser n’aurait jamais eu la faiblesse de sourire d’un compliment, mais une expression de calme satisfaction éclaircit son visage comme un furtif rayon de soleil, et donna un regard plus doux que d’habitude à ses yeux bleu-gris, tandis qu’Adam buvait le petit-lait. Ah ! il me semble vraiment en sentir le goût, et cette odeur si délicate qu’on peut à peine la distinguer d’un parfum. Mon oreille entend encore cette douce musique des gouttes de lait tombant en cadence et accompagnant l’oiseau qui gazouille en dehors de la fenêtre grillée, de cette fenêtre donnant sur le jardin et ombragée par des rosiers montants.

« Encore un peu, monsieur Bede ? dit madame Poyser, comme Adam reposait le bol.

— Non, je vous remercie ; je vais aller au jardin à présent, et vous renvoyer votre fillette.

— Oui, s’il vous plaît ; et dites-lui que sa mère l’attend à la laiterie. »

Adam fit le tour, par la cour des meules de foin, qui en était pour le moment dépourvue, et entra par une petite porte de bois au jardin, naguère le potager bien régulièrement distribué d’une maison seigneuriale, lequel maintenant, à l’exception du beau mur de brique recouvert de dalles qui lui sert de clôture d’un côté, est devenu un vrai jardin de ferme, aux vigoureuses fleurs vivaces, aux arbres fruitiers non émondés, et aux légumes ordinaires croissant en abondance, sans soin et presque sans culture. Dans cette saison de feuillage abondant, de fleurs et de buissons touffus, chercher quelqu’un dans ce jardin, c’était jouer à cache-cache. Là commençaient à fleurir les roses trémières, dont le rouge, le blanc et le jaune attiraient les regards ; puis le seringat et le rosier de tous les mois s’étendant en désordre ; des baies de fèves rouges d’Espagne et de pois tardifs ; il y avait une rangée de noisetiers d’un côté, et d’un autre un énorme pommier dont les branches descendantes ménageaient un espace vide sous leur ombrage épais. Mais que faisaient une ou deux places vides ? Le jardin était si grand ! Il y avait toujours abondance de fèves semées à la volée ; il fallut neuf ou dix enjambées d’Adam pour arriver au bout du sentier herbeux qui les côtoyait ; et quant aux autres légumes, il y avait tant de place que le séneçon poussait çà et là en toute liberté. Même les rosiers, à l’un desquels Adam s’arrêta pour cueillir une rose, avaient l’air d’être venus d’eux-mêmes ; ils étaient tous amoncelés en épais buissons serrés, tout pimpants de fleurs épanouies, pour la plupart de l’espèce panachée de rose et blanc, qui sans aucun doute datait de l’union des maisons de York et de Lancaster. Adam eut le bon esprit de choisir une rose de Provence aux pétales serrés, qui ressortait à moitié étouffée par ses brillantes voisines inodores, et la garda à la main ; il pensait qu’il serait plus à son aise en tenant quelque chose, et il se dirigea vers l’extrémité du jardin, où il se rappelait qu’était la rangée la plus considérable de groseilliers, pas loin du grand if.

Mais il n’avait dépassé les rosiers que de quelques pas, quand il entendit secouer une branche, et une voix d’enfant qui disait :

« Allons, Totty, où est ton tablier ? Attrape ça. »

La voix sortait du feuillage d’un cerisier élevé, où Adam n’eut pas de peine à découvrir une petite figure en sarrau bleu, là où le fruit était le plus abondant. Inévitablement Totty était en bas, derrière l’écran de petits pois. Oui, — avec son chapeau pendant sur son dos et sa grasse face horriblement barbouillée de suc rouge, la tête levée vers le cerisier, tandis qu’elle tenait sa petite bouche ronde ouverte et son tablier tendu pour recevoir la cascade promise. Plus de la moitié des cerises qui tombaient étaient dures et jaunes, au lieu d’être rouges et juteuses, mais Totty ne perdait pas son temps, et elle suçait déjà la troisième des plus tendres lorsque Adam lui dit : « À présent, Totty, tu as tes cerises. Garde-les et cours à la maison vers ta maman, — elle a besoin de toi, — elle est à la laiterie, Cours à l’instant ; — voilà une bonne petite fille. »

Il la souleva de ses bras vigoureux, l’embrassa en parlant, cérémonie que Totty considéra comme une ennuyeuse interruption à son régal, et, quand il l’eut remise à terre, elle prit en silence le chemin de la maison, tout en suçant ses cerises.

« Tommy, mon garçon, prends garde qu’on ne te tire pas dessus comme à un petit oiseau voleur, » dit Adam en allant du côté des groseilliers.

Il voyait un grand panier à l’extrémité de l’allée ; Hetty ne pouvait en être loin, et Adam se sentait déjà comme si elle le regardait. Quand il eut passé l’angle, il la vit qui lui tournait le dos et se tenait baissée pour cueillir les grappes basses. C’était singulier qu’elle ne l’eût pas entendu venir ! Peut-être était-ce parce qu’elle faisait du bruit en agitant les feuilles. Elle tressaillit quand elle s’aperçut que quelqu’un était près d’elle, — elle tressaillit si violemment, qu’elle renversa le bassin et les groseilles qu’il contenait ; puis, quand elle vit que c’était Adam, elle devint très-rouge de pâle qu’elle était. Cette rougeur fit battre le cœur d’Adam d’un bonheur nouveau. Jamais auparavant Hetty n’avait rougi à sa vue.

« Je vous ai fait peur, dit-il avec le délicieux sentiment que cela signifiait autre chose que ce qu’il disait, tandis qu’Hetty l’entendait à la lettre ; laissez-moi relever les groseilles. »

Ce fut bientôt fait, car elles étaient tombées en un monceau sur le gazon, et Adam, en se relevant et lui rendant le bassin, plongea son regard dans ses yeux avec cette tendresse réservée qui appartient aux premiers moments d’espérance en amour.

Hetty ne détourna point les yeux ; sa rougeur s’était dissipée, et elle soutint ce regard avec une calme tristesse dont Adam fut satisfait, parce que cela ne ressemblait à rien de ce qu’il avait vu en elle jusque-là.

« Il n’y a presque plus de groseilles à cueillir, dit-elle ; j’aurai bientôt fini.

— Je vous aiderai, » dit Adam en allant prendre le grand panier qui était presque plein et le posant près d’eux.

Ils ne se dirent plus un seul mot. Le cœur d’Adam était trop plein pour parler, et il pensait qu’Hetty savait tout ce qui s’y passait. Elle n’était point, après tout, indifférente à sa présence ; elle avait rougi en le voyant, puis il y avait en elle cette teinte de tristesse qui devait certainement signifier quelque chose, puisque c’était l’opposé de sa manière habituelle, qui lui avait souvent fait l’effet de l’indifférence. Il pouvait de temps en temps lui jeter un coup d’œil tandis qu’elle se baissait vers les fruits, et que les rayons horizontaux du soleil couchant perçaient à travers le feuillage épais du pommier et venaient caresser amoureusement sa joue et son cou arrondi. Ce fut pour Adam ce moment qu’un homme n’oublie plus, — ce moment où il croit que la première femme qu’il ait jamais aimée laisse voir par le plus léger signe, un mot, une inflexion, un regard, le tremblement de la lèvre ou de la paupière, qu’elle commence enfin à le payer de retour. Ce signe est si léger, qu’il est à peine perceptible à l’œil ou à l’oreille, — il lui serait impossible de le décrire, — c’est l’attouchement d’une plume, et pourtant il semble avoir changé tout son être, avoir converti une espérance douteuse en un délicieux oubli de tout ce qui n’est pas le moment présent. Combien de nos premières joies s’évanouissent entièrement de notre mémoire ! Pouvons-nous jamais nous rappeler celle avec laquelle, enfants, nous appuyions notre tête sur le sein de notre mère, ou chevauchions sur les épaules de notre père ? Certainement notre nature s’imprègne de ces joies oubliées comme la douce maturité de l’abricot est imprégnée du soleil des matinées depuis longtemps passées ; mais elles ont quitté pour toujours notre imagination, et nous ne pouvons plus que croire au bonheur de notre enfance. Mais le premier moment heureux du premier amour est une vision qui nous suit pour la vie, et porte avec elle le frémissement d’une sensation vive et particulière, comme celle que nous rappelle un doux parfum que nous avions respiré dans une heure d’un bonheur passé depuis longtemps. C’est un souvenir qui exalte la tendresse, qui nourrit la fureur jalouse et rend plus douloureuse l’angoisse du désespoir.

Hetty penchée sur les grappes rouges, ces rayons du soleil couchant perçant au travers de l’écran de feuillage, ce jardin touffu qui s’étendait plus loin, sa propre émotion en la regardant, croyant qu’elle pensait à lui et qu’il n’avait pas besoin de lui parler, — Adam se rappela tout cela jusqu’à son dernier moment.

Mais Hetty ! vous savez très-bien qu’Adam se méprenait à son sujet. Comme plus d’un autre homme, il prenait pour lui ces indices d’amour pour un autre. Lorsqu’il s’était approché d’elle à l’improviste, elle était absorbée par ses pensées habituelles sur le retour possible d’Arthur ; le bruit des pas de quelque homme que ce fût l’aurait affectée de la même manière. — Elle aurait senti que ce pouvait être Arthur avant de l’avoir regardé, et le sang qui avait abandonné ses joues dans l’agitation de cette impression momentanée aurait reflué de nouveau à la vue de toute autre personne, comme cela était arrivé en voyant Adam. Il ne se trompait point en pensant qu’il s’était opéré un changement en Hetty. Les inquiétudes et les craintes d’une première passion qui la faisait trembler étaient devenues plus fortes que sa vanité, et lui faisaient éprouver, pour la première fois, cette sensation d’abandon au sentiment d’un autre, qui révèle, même à la femme la plus superficielle, le besoin d’un soutien, et la rend reconnaissante pour une bienveillance qu’elle dédaignait naguère. Hetty sentait qu’il y avait quelque chose de doux pour elle dans cette tendre et virile affection d’Adam, et elle avait besoin d’être traitée avec tendresse. — Oh ! qu’il était dur de devoir supporter le vide, l’absence, le silence, l’apparente indifférence après ces moments resplendissants d’amour ! Elle ne craignait point qu’Adam lui adressât des phrases d’amour et de flatterie comme ses autres admirateurs : il avait toujours été si réservé à son égard ! elle pouvait jouir sans aucune appréhension de l’idée que cet honnête homme l’aimait et était près d’elle. Il ne lui entrait nullement dans l’esprit qu’Adam pût aussi mériter la pitié, — que lui aussi pût souffrir un jour.

Hetty, nous le savons, n’était pas la première femme qui se rendît agréable pour l’homme qui l’aimait, parce qu’elle commençait à en aimer un autre. C’est une très-vieille histoire ; mais Adam n’en savait rien, et s’enivrait d’une douce illusion.

« Cela suffira, dit Hetty au bout d’un moment. La tante désire que j’en laisse un peu sur les buissons. Je vais les emporter à présent.

— Il est très-heureux que je sois arrivé pour porter le panier, dit Adam, car il aurait été trop lourd pour vos petits bras.

— Non, j’aurais pu le porter à deux mains.

— Oh ! j’en suis sûr, dit Adam avec un sourire, et mettre autant de temps pour arriver à la maison qu’une petite fourmi qui porte une chenille. Avez-vous jamais vu ces petites créatures transporter des choses quatre fois plus grosses qu’elles ?

— Non, dit Hetty avec indifférence, s’inquiétant fort peu de connaître les difficultés de la vie des fourmis.

— Je les ai souvent examinées quand j’étais enfant. Mais vous voyez, je puis porter le panier d’un bras, comme si c’était une coquille de noix vide, et vous offrir l’autre pour vous appuyer. Ne voulez-vous pas ? De si gros bras que les miens sont faits pour que d’aussi petits que les vôtres s’appuient dessus. »

Hetty sourit légèrement, et prit son bras. Adam baissa les yeux sur elle, mais elle avait les siens tournés d’un air rêveur d’un autre côté du jardin.

« Avez-vous jamais été à Eagledale ? lui dit-elle tandis qu’ils marchaient lentement.

— Oui, dit Adam, heureux qu’elle lui fît une question sur lui-même ; il y a dix ans, j’y suis allé avec mon père pour voir quelque ouvrage qu’il y avait à faire. La vue en est très-étonnante, — des rochers et des cavernes comme vous n’en avez vu de votre vie. Je n’avais jamais su ce que c’était que des rochers avant d’y aller.

— Combien avez-vous mis de temps pour y arriver ?

— Cela nous prit la meilleure partie de deux journées de marche ; mais c’est à peine un jour pour quelqu’un qui a une bonne monture. Le capitaine, j’en suis sûr, y arriverait en neuf ou dix heures ; il est si bon cavalier ! et je ne serais pas étonné s’il était de retour demain ; il est trop actif pour rester seul longtemps dans cet endroit solitaire, car il n’y a rien qu’une petite espèce d’auberge dans l’endroit où il est allé pêcher. J’aimerais qu’il eût la direction des propriétés ; ce serait vraiment une bonne chose pour lui, car ça l’occuperait ; il le ferait très-bien aussi, malgré sa jeunesse, car il s’entend mieux à certaines choses que bien des hommes plus âgés. Il m’a offert très-noblement l’autre jour de me prêter de l’argent pour former un établissement, et, si les choses tournaient dans ce sens, j’aimerais mieux lui avoir cette obligation qu’à personne d’autre au monde. »

Le pauvre Adam se laissait entraîner à parler d’Arthur, parce qu’il pensait qu’Hetty serait satisfaite de savoir que le jeune chevalier était bien disposé pour lui ; cela faisait partie de ses plans pour l’avenir, qu’il tenait à lui présenter sous un jour favorable. Et il était vrai qu’Hetty l’écoutait avec un intérêt qui donnait plus de brillant à ses yeux et amenait sur ses lèvres un demi-sourire.

« Que les roses sont belles à présent ! continua Adam en s’arrêtant pour les regarder. Voyez, j’ai volé la plus jolie, mais je n’avais point l’intention de la garder pour moi. Je pense que celles qui sont entièrement roses sont plus jolies que les panachées, ne trouvez-vous pas ? »

Il posa le panier et prit la rose à sa boutonnière.

« Elle sent très-bon, dit-il ; les panachées n’ont point de parfum. Prenez-la, et vous la mettrez dans l’eau plus tard. Ce serait dommage de la laisser se faner. »

Hetty prit la rose, souriant en même temps à la pensée agréable qu’Arthur pouvait revenir promptement s’il en avait envie. Il y eut un éclair d’espérance et de bonheur dans son esprit, et avec un élan soudain de gaieté elle fit ce qu’elle avait souvent fait déjà, elle plaça la rose dans ses cheveux, un peu au-dessus de l’oreille gauche. La tendre admiration peinte sur les traits d’Adam se voila légèrement par le regret de la désapprouver. Le goût d’élégance chez Hetty était justement la chose qui pouvait le plus fâcher sa mère, et lui déplaisait à lui-même autant qu’il était possible qu’une chose venant d’elle pût le faire.

« Ah ! dit-il, c’est comme les belles dames des portraits au Château ; la plupart ont dans les cheveux des fleurs, des plumes ou des affaires en or ; mais je n’aime pas à les regarder : elles me rappellent toujours ces images peintes en dehors des spectacles à la foire de Tredleston. Qu’est-ce qu’une femme a de mieux pour se parer que ses propres cheveux, quand ils bouclent aussi bien que les vôtres ? On jouit mieux de la beauté d’une figure jeune quand elle est sans ornements. Voyez Dinah Morris ; elle paraît très-agréable quoiqu’elle porte un chapeau et une robe si modestes. Il me semble que le visage d’une femme n’a pas besoin de fleurs : il est presque comme une fleur lui-même. Je suis sûr que le vôtre en est une.

— Oh ! très-bien ! dit Hetty avec une petite moue badine, en ôtant la rose de ses cheveux. Je mettrai un des bonnets de Dinah en rentrant, et vous verrez si cela me va mieux. Elle en a laissé un que je pourrai prendre pour modèle.

— Non, non, je ne tiens pas à vous voir porter un bonnet de méthodiste comme celui de Dinah. J’ose dire qu’il est très-laid, et je pensais, en la voyant ici, que c’était ridicule à elle de s’habiller différemment des autres. Je n’avais jamais fait grande attention à elle jusqu’au moment où elle vint voir ma mère la semaine dernière, et alors j’ai trouvé que ce bonnet semblait aller à sa figure, comme en quelque sorte la coque du gland va au gland, et je ne saurais la voir sans cela. Mais vous avez tout un autre visage. J’aimerais à vous voir toujours comme vous êtes à présent, sans rien qui vienne se mêler à vos propres traits. C’est comme lorsque quelqu’un chante un bel air ; on n’aime pas que le tintement des cloches vienne contrarier ses notes. »

Il prit le bras d’Hetty qu’il replaça sous le sien en la regardant avec tendresse. Il avait peur qu’elle ne pensât qu’il eût voulu la gronder, s’imaginant, comme cela arrive souvent, qu’elle s’était aperçue de toutes les pensées qu’il n’avait exprimées qu’à moitié. Ce qu’il redoutait le plus, c’était que quelque nuage ne vînt traverser le bonheur de cette soirée. Pour tout au monde il n’eût point encore voulu parler à Hetty de son amour, jusqu’à ce que ce commencement de bienveillance pour lui se fût développé en véritable affection. Dans son imagination, il voyait devant lui de longues années, embellies par le droit d’appeler Hetty son épouse, et il ne fallait que peu de chose pour le contenter dans ce moment. Il reprit donc encore une fois le panier de groseilles et ils avancèrent vers la maison.

La scène avait entièrement changé pendant la demi-heure qu’Adam venait de passer au jardin. La cour était très-animée ; Marty faisait sortir les oies par le portail et excitait malicieusement le jar en sifflant contre lui ; la porte du grenier gémissait sur ses gonds, tandis qu’Alick la fermait après y avoir pris le grain nécessaire ; on avait sorti les chevaux pour les faire boire, au milieu des aboiements des trois chiens et de beaucoup d’interjections de Tim le laboureur, comme si ces lourds animaux, qui portaient leur tête basse et levaient si franchement leurs pieds à longs poils, montraient la moindre envie de s’échapper follement dans toute autre direction que la bonne. Tout le monde était revenu des prés ; et lorsque Hetty et Adam entrèrent dans la salle commune, M. Poyser était assis sur la chaise triangulaire et le grand-père dans le fauteuil en face, regardant agréablement le souper, qu’on dressait sur la table de chêne. Madame Poyser elle-même avait étendu la nappe, une nappe en toile de ménage, à brillant dessin quadrillé, et de cette agréable teinte blanc roux que toute ménagère sensée aime à voir. Ce n’était point un de ces chiffons de boutique blanchis, qui sont usés en rien de temps, mais de cette bonne toile filée à la maison et qui dure pour deux générations. Le veau froid, la laitue fraîche et l’échinée farcie pouvaient très-bien tenter des hommes qui n’avaient rien mangé depuis leur dîner de midi et demi. Sur la longue table de sapin, contre le mur, se trouvaient des assiettes, des cuillers et des brocs d’étain reluisant pour Alick et ses compagnons, car les maîtres et les serviteurs mangeaient leur souper les uns près des autres, ce qui n’était que plus commode, parce que, si M. Poyser avait à faire quelque observation sur le travail du lendemain, Alick était à portée de l’entendre.

« Bien, Adam, je suis content de vous voir, dit M. Poyser. Et vous avez aidé Hetty à cueillir les groseilles ? Eh ! Allons, asseyez-vous, asseyez-vous. Savez-vous bien qu’il y a près de trois semaines que vous n’avez soupé avec nous, et notre dame a une de ces fameuses échinées farcies ? Je suis content que vous soyez venu.

— Hetty, dit madame Poyser tout en regardant dans le panier de groseilles pour voir si le fruit était beau, montez vite et faites descendre Molly. Elle couche Totty, et j’ai besoin d’elle pour tirer de la bière, car Nancy est encore occupée à la laiterie. Vous surveillerez l’enfant. Mais comment avez-vous pu la laisser vous quitter pour aller courir avec Tommy et manger tant de fruit qu’elle n’a pu prendre un morceau de bonne nourriture ? »

Ceci fut dit à voix plus basse que d’habitude, tandis que son mari parlait à Adam, car madame Poyser se conformait très-strictement aux règles des convenances, et pensait qu’une jeune fille ne devait point être grondée trop vivement devant un homme respectable qui lui faisait la cour. Ce n’aurait point été de franc jeu ; chaque femme est jeune à son tour, et a ses chances de mariage qu’il est un point d’honneur chez les autres femmes de ne pas déranger, de même que celle qui a vendu ses œufs au marché ne doit point essayer de priver une autre d’une pratique.

Hetty, ne trouvant pas facile de répondre à la question de sa tante, se hâta de monter, et madame Poyser sortit pour chercher Marty et Tommy et les amener souper.

Ils furent bientôt tous assis, les deux garçons aux joues rosées de chaque côté de leur pâle mère, et une place réservée pour Hetty entre Adam et son oncle. Alick aussi était entré et s’était assis dans son coin éloigné, mangeant des fèves froides dans un grand plat avec son couteau de poche et leur trouvant un goût qu’il n’aurait pas voulu changer contre le plus bel ananas.

« Quel temps cette fille met à tirer de l’ale ! dit madame Poyser tout en distribuant ses tranches d’échinée farcie. Je crois qu’elle met la cruche dessous et qu’elle oublie de tourner le robinet, car il n’y a rien à quoi on ne puisse s’attendre de la part de ces créatures ; elles vous planteront la bouilloire vide sur le feu et viendront une heure après voir si l’eau bout.

— Elle en tire aussi pour les hommes, dit M. Poyser. Tu aurais dû lui dire de nous apporter d’abord notre cruche.

— Lui dire, reprit madame Poyser ; oui, je pourrais bien user tout le souffle qui est dans mon corps et prendre encore le soufflet, si je devais dire à ces filles tout ce que leur propre pénétration ne peut leur apprendre. Monsieur Bede, voulez-vous un peu de vinaigre avec votre laitue ? Eh ! vous vous y connaissez. Cela gâte le goût de l’échinée, je trouve. C’est un pauvre manger que celui où le goût de la viande se trouve dans la burette. Il y a des gens qui font du beurre de mauvais goût et qui se fient au sel pour le cacher. »

Ici l’attention de madame Poyser fut attirée par l’apparition de Molly portant une grande cruche, deux petits pots et quatre cannettes, le tout plein d’ale ou de petite bière, exemple étonnant de la capacité de la main humaine. La bouche de la pauvre Molly était encore plus grande ouverte que de coutume, et elle avançait, les yeux fixés sur le double échafaudage d’ustensiles qu’elle portait, sans se douter de l’expression des yeux de sa maîtresse.

« Molly, je n’ai jamais vu votre pareille : penser que votre pauvre mère est veuve, que je vous ai prise sans le moindre certificat, et tant et tant de fois que je vous ai dit… »

Molly n’avait pas vu l’éclair ; aussi le tonnerre ébranla ses nerfs d’autant plus qu’ils n’y étaient pas préparés. Avec le vague sentiment d’alarme qu’elle faisait mal en quelque chose, elle hâta un peu sa marche vers l’extrémité de la table de sapin où elle pourrait déposer ses cannettes, embarrassa son pied dans son tablier qui s’était détaché, et tomba avec craquement et éclaboussures au milieu d’une flaque de bière. Là-dessus, grande explosion de rires de Marty et Tommy, et un sérieux « Ohé ! » de M. Poyser, qui vit son espérance de boire désagréablement différée.

« Vous voilà bien ! reprit madame Poyser d’un ton aigre, en se levant et allant vers le dressoir, tandis que Molly commençait à ramasser tristement les fragments de poterie. Voilà ce que j’ai dit et redit qui vous arriverait, et voilà votre mois de gages perdu, et encore plus, pour payer cette cruche qui était dans la maison depuis plus de dix ans, sans qu’il lui fût rien arrivé ; mais ce que vous avez pu casser de poterie depuis que vous êtes dans cette maison pourrait faire jurer un pasteur. Dieu me pardonne de le dire, et si c’eût été de l’eau bouillante sortant du chaudron, vous auriez fait de même, et vous auriez été échaudée et peut-être estropiée pour la vie ; et qui sait si ça ne vous arrivera pas un jour en continuant, car chacun croirait que vous avez la danse de Saint-Guy, à voir tout ce que vous jetez par terre. C’est dommage de n’avoir pas entassé tous les débris pour vous les montrer, quoique ce ne soit ni de voir ni d’entendre qui fasse beaucoup d’effet sur vous ; on croirait que vous y êtes tout à fait endurcie. »

Les larmes de la pauvre Molly coulaient abondamment pendant ce discours, et, désespérée de voir le cours rapide de la bière vers les jambes d’Alick, elle faisait de son tablier un torchon, lorsque madame Poyser, ayant ouvert le dressoir, tourna sur elle un regard écrasant.

« Oh ! continua-t-elle, vous ne raccommoderez rien en pleurant et vous aurez un peu plus de liquide à essuyer. Tout ça vient de votre entêtement, vous dis-je, car on ne casserait jamais rien si on s’y prenait bien pour faire son ouvrage. Mais les gens de bois ne devraient avoir que des objets de bois à manier. Et voilà qu’il faut que je prenne la cruche brune et blanche, dont on ne s’est pas servi trois fois cette année, et que je descende à la cave moi-même, peut-être pour y chercher ma mort et me mettre au lit avec une inflammation… »

Madame Poyser venait de quitter le dressoir, la cruche brune et blanche à la main, quand elle aperçut quelque chose à l’autre bout de la cuisine. Peut-être est-ce parce qu’elle était déjà tremblante et énervée, que cette apparition produisit un tel effet sur elle ; peut-être aussi que le bris des cruches, comme d’autres crimes, a une influence contagieuse ; quoi qu’il en fût, elle tressaillit d’effroi comme si elle eût vu un fantôme, et la précieuse cruche brune et blanche, en tombant sur le sol, se sépara pour toujours de son bec et de son anse.

« A-t-on jamais vu ça ? dit-elle en abaissant subitement le diapason de sa voix, après avoir jeté des regards effarés autour de la chambre. Les cruches sont ensorcelées, je crois. Ce sont ces détestables anses polies ; elles vous glissent des mains comme des limaces.

— Bien, tu as laissé ton fouet te frapper le visage, dit son mari, qui pour lors joignait son rire à celui des enfants.

— C’est très-beau de se moquer, reprit madame Poyser ; mais il y a des moments où il semble que la poterie est vivante et vous échappe des doigts comme un oiseau. C’est comme le verre qui se brise quelquefois sans qu’on le touche. Ce qui doit se casser se cassera, car je n’ai jamais laissé tomber quelque chose faute de le bien tenir, autrement je n’aurais pas conservé jusqu’à présent cette poterie, que j’ai achetée lors de mon mariage. Et vous, Hetty, êtes-vous folle ? Quelle idée avez-vous de descendre ainsi faite, qu’on pourrait croire qu’il y a un revenant dans la maison ? »

Un nouvel éclat de rire, à ces mots de madame Poyser, eut pour cause bien moins sa croyance soudaine à la fatalité pour les cruches cassées que le costume d’Hetty, qui avait effrayé sa tante. La petite coquette avait trouvé une robe noire et l’avait serrée avec des épingles contre son cou pour être comme Dinah, avait aplati ses cheveux autant que possible et attaché dessus un des bonnets filochés de Dinah, à haut fond, sans garnilure. Le souvenir du pâle visage de Dinah et de ses doux yeux gris, rappelé par cette robe et ce bonnet, faisait gaiement ressortir le contraste qu’offraient les joues rosées d’Hetty et ses yeux noirs coquets. Les petits garçons quittèrent leur chaise et sautèrent autour d’elle en battant des mains ; même Alick fit entendre un rire guttural, en la regardant par-dessus ses fèves. À l’aide de ce bruit, madame Poyser se rendit dans l’arrière-boutique pour envoyer Nancy à la cave avec le grand broc d’étain, qui avait quelque chance d’être à l’abri du sortilège.

« Comment, Hetty, ma fille, vous êtes devenue méthodiste ? dit M. Poyser, agréablement amusé et avec ce rire lent qui ne se rencontre que chez les grosses gens. Il faudra un peu allonger votre figure avant qu’elle en donne l’idée ; n’est-ce pas, Adam ? Mais pourquoi avez-vous mis ce costume ?

— Adam a dit qu’il aimait mieux la robe et le bonnet de Dinah que mes habillements, dit Hetty en s’asseyant avec une gravité affectée. Il dit que les gens ont meilleur air dans les vilains habits.

— Non, non, dit Adam en la regardant avec admiration ; j’ai seulement dit qu’ils allaient bien à Dinah. Mais si j’avais dit que vous seriez jolie en les mettant, je n’aurais dit que la vérité.

— Eh bien ! tu as pris Hetty pour un revenant, n’est-ce pas ? dit M. Poyser à sa femme, qui rentrait à ce moment et reprenait sa place. Tu avais l’air aussi épouvantée que possible.

— L’air que j’avais n’y fait rien, dit madame Poyser ; ça ne raccommodera pas les cruches, et de rire non plus, à ce que je crois. Monsieur Bede, je suis fâchée que vous ayez si longtemps à attendre votre bière, mais elle sera là dans la minute. Servez-vous donc de pommes de terre froides ; je sais que vous les aimez. Tommy, je vous envoie coucher à l’instant, si vous ne cessez pas de rire. Qu’y a-t-il là de risible, je voudrais bien le savoir ? Je serais plus près de pleurer que de rire en voyant le bonnet de cette pauvre fille, et il y a des personnes qui n’en seraient que mieux si elles pouvaient lui ressembler en autre chose qu’en son bonnet. Cela n’est convenable pour personne dans cette maison de se moquer de l’enfant de ma sœur, et cela au moment où elle vient de nous quitter, et que cette séparation a été triste à mon cœur. Une chose que je sais bien, c’est que si le malheur nous arrivait, et que je dusse être malade et alitée, ou que les enfants fussent en danger de mort, — et qui sait s’ils ne le seront pas, — que la mortalité se mît de nouveau parmi les bestiaux, que tout s’en allât en débâcle, je dis qu’alors nous serions bien aises de revoir le bonnet de Dinah, avec ou sans garniture, sur son propre visage. Car elle est une de ces choses qui ne paraissent que plus brillantes en un jour de pluie, et ne vous aiment que mieux quand vous avez besoin d’elles. »

Madame Poyser, vous voyez, savait que rien ne peut mieux chasser le comique que le terrible.

Tominy, qui était très-impressionnable et très-attaché à sa mère, et qui, de plus, avait trop mangé de cerises pour avoir autant d’empire sur lui qu’à l’ordinaire, fut si affecté du terrible tableau qu’elle avait fait d’un avenir possible, qu’il se mit à pleurer ; et l’excellent père, indulgent pour toutes les faiblesses autres que les négligences des fermiers, dit à Hetty :

« Vous feriez mieux de poser tout cela, ma fille, cela fait de la peine à votre tante. »

Hetty remonta, et l’arrivée de l’ale fit une agréable diversion, car Adam eut à donner son opinion sur la boisson qu’on venait d’apporter, ce qui ne pouvait être qu’un compliment à madame Poyser ; puis suivit une discussion sur les secrets de bien brasser, la folie de vouloir économiser le houblon, et l’avantage douteux qu’il y avait pour un fermier à faire lui-même son malt. Madame Poyser eut tant d’occasions de s’exprimer avec autorité sur ces sujets que, lorsque le souper fut terminé, le broc rempli à nouveau et la pipe de M. Poyser allumée, elle avait repris toute sa bonne humeur et se trouva prête, à la demande d’Adam, à aller chercher le rouet cassé pour qu’il l’examinât.

« Ah ! dit-il en le regardant avec attention, voici où il manque une petite pièce qu’il faudra tourner. C’est un joli rouet. Je le porterai chez le tourneur du village pour le faire, car je n’ai pas d’agencement pour tourner à la maison. Si vous voulez l’envoyer à l’atelier de M. Burge demain matin, je vous le ferai pour mercredi. J’ai un peu examiné dans ma tête, continua-t-il en regardant M. Poyser, la possibilité de faire chez nous quelques arrangements plus commodes pour fabriquer de jolis ouvrages d’ébénisterie. J’ai toujours fait bon nombre de ces petites choses à mes heures perdues, et elles sont profitables, car il y a plus de main-d’œuvre que de fourniture. Je pense à former avec Seth un petit établissement de ce genre, car je connais quelqu’un à Rosseter qui se chargera de tout ce que je pourrai faire outre les commandes que je pourrai avoir dans les environs. »

M. Poyser entra avec intérêt dans un projet qui lui paraissait un pas pour amener Adam à être un maître, et madame Poyser donna son approbation à l’idée d’une armoire de cuisine portative, qui serait capable de renfermer de l’épicerie, des conserves, de la poterie et du linge de ménage, dans le moins de place possible et sans confusion. Hetty, qui avait repris ses vêtements avec son fichu un peu repoussé en arrière en raison de la chaleur de la soirée, était assise et égrenait des groseilles près de la fenêtre, où Adam pouvait très-bien la voir. Le temps se passa agréablement ainsi jusqu’à ce qu’il se levât pour partir. On engagea Adam à revenir bientôt, mais non à rester plus tard ; car dans ce temps d’occupations, les gens sensés ne voulaient pas courir le risque d’avoir sommeil à cinq heures du matin.

« Je ferai quelques pas plus loin, dit Adam, et j’irai voir Bartle Massey, car il n’était pas hier à l’église et je ne l’ai pas vu depuis plus d’une semaine. Je ne crois pas qu’il ait jamais manqué l’église.

— Ah ! dit M. Poyser, nous n’avons pas entendu parler de lui, car les enfants sont maintenant en vacances, et nous ne pouvons vous donner aucun renseignement.

— Mais vous ne pensez pas à aller chez lui à cette heure de la soirée ? dit madame Poyser en pliant son tricotage.

— Maître Massey veille tard, dit Adam, et l’école du soir n’est pas encore finie. Quelques-uns des hommes n’y viennent que tard, ils ont tant de chemin à faire ! Et Bartle lui-même n’est jamais au lit avant onze heures.

— Je ne voudrais pas alors qu’il demeurât avec moi, dit madame Poyser, pour laisser tomber du suif partout avec la chandelle, ce qui fait que la première chose qui vous arrive le matin, c’est de glisser sur le plancher.

— Ah ! onze heures est très-tard, c’est tard, dit Martin. Je n’ai jamais veillé autant dans ma vie, à moins que ce ne fût pour un mariage, un baptême, une veillée ou un souper de moisson. Onze heures, c’est trop tard.

— Eh bien, je veille souvent jusqu’à minuit, dit Adam en riant, mais ce n’est pas pour boire et manger de plus qu’à l’ordinaire, c’est pour travailler. Bonne nuit, madame Poyser ; bonne nuit, Hetty. »

Hetty ne put que sourire sans lui toucher la main, car les siennes étaient tachées et humides du jus de groseilles ; mais les autres membres de la famille secouèrent cordialement la large palette qui leur était présentée, en disant : « Au revoir ! au revoir !

— Voyez-vous ça ? dit M. Poyser quand Adam fut sur le trottoir ; veiller jusqu’après minuit pour faire de l’ouvrage de plus ! On ne trouvera pas beaucoup d’hommes de vingt-six ans qu’on puisse atteler à la même flèche. Si vous savez accrocher Adam pour mari, Hetty, vous pourrez un jour vous promener dans un char à bancs à vous, je vous le garantis. »

Comme Hetty traversait la cuisine avec les groseilles, son oncle ne vit pas le petit mouvement de tête par lequel elle lui répondit. Se promener dans un char à bancs était une pauvre perspective pour elle maintenant.