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Adam Bede/Livre 3/22

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Traduction par A.-F. d’Albert-Durade.
É. Dentu — H. Georg (tome IIp. 1-14).

LIVRE TROISIÈME


CHAPITRE xxii

départ pour la fête du jour de naissance

Le 30 juillet était arrivé, et c’était une de ces journées de grande chaleur qui se trouvent quelquefois au milieu d’un été pluvieux en Angleterre. Il n’était point tombé d’eau pendant trois ou quatre jours, et le temps était magnifique pour ce moment de l’année. Il y avait moins de poussière qu’à l’ordinaire sur le vert foncé des haies et sur la camomille sauvage dont les fleurs étoilées brillaient aux bords de la route ; l’herbe était assez sèche pour que les petits enfants pussent s’y rouler, et il n’y avait pas d’autre nuage qu’une légère ligne cotonneuse, bien haut et bien loin au ciel. Un temps parfait pour une fête de juillet en plein air, quoique ce ne fût pas le meilleur moment de l’année pour une naissance. La nature semble à ce moment s’arrêter haletante de chaleur, — toutes les plus jolies fleurs sont passées ; le temps si doux de la première croissance et des espérances vagues n’est plus, et cependant celui de la moisson et de la rentrée du grain n’est pas venu. Nous tremblons à la possibilité des orages qui pourraient perdre ce précieux fruit au moment de sa maturité. Les bois sont d’un vert uniforme, sombre et monotone ; les pesants chars de foin ne cheminent plus le long des sentiers, dispersant leurs lambeaux au doux parfum sur les branches des mûres sauvages ; les prairies sont souvent un peu jaunies, et pourtant les blés n’ont pas encore acquis leur splendeur dernière rouge et or ; les agneaux et les veaux ont perdu toute trace de leur gentillesse innocente et vive, et sont devenus de stupides jeunes brebis et de patientes génisses. C’est un temps de repos dans les fermes, — un temps d’arrêt entre les fenaisons et les moissons ; aussi les fermiers et laboureurs d’Hayslope et de Broxton trouvèrent-ils que le capitaine faisait bien d’arriver à sa majorité justement alors, quand ils pouvaient donner sans partage leur attention à la saveur de la grande tonne de bière qui avait été brassée l’année après la naissance de l’héritier, et que l’on devait mettre en perce à son vingt et unième anniversaire. Les cloches avaient sonné gaiement dès le grand matin de ce jour, et chacun s’était dépêché de terminer l’ouvrage nécessaire avant midi, heure où il serait temps d’aller au Château.

Le soleil tombait à flots dans la chambre d’Hetty, et il n’y avait point de volets pour tempérer la force avec laquelle il frappait sur sa tête, tandis qu’elle se regardait dans le vieux miroir taché. C’était pourtant le seul miroir où elle pût voir en entier son buste et ses bras, car la petite glace suspendue qu’elle avait prise dans la chambre voisine, — celle qu’avait occupée Dinah, — ne lui laissait pas voir plus bas que son menton et la belle partie du cou arrondi où le moelleux des joues venait se fondre dans l’ombre délicate de légères boucles foncées. En ce jour elle pensait plus que d’habitude à sa beauté ; et à la danse du soir elle ne devait point porter de mouchoir de cou. La veille elle s’était occupée très-activement de sa robe blanche à mouches roses, pour arranger des manches longues ou courtes à volonté. Elle était habillée maintenant comme elle le serait le soir, avec une gorgerette de vraie dentelle, que sa tante lui avait prêtée pour cette occasion unique, mais sans autres ornements ; elle avait même ôté les petites boucles d’oreilles qu’elle portait tous les jours. Mais il y avait quelque chose de plus à faire, apparemment, avant de mettre son fichu et les manches longues qu’elle devait porter pendant la journée, car elle ouvrit alors le tiroir qui renfermait ses trésors particuliers. Il s’est passé plus d’un mois depuis que nous l’avons vue ouvrir ce tiroir, et maintenant il renferme de nouveaux trésors, tellement plus précieux que les anciens, que ceux-ci sont relégués dans un coin. Hetty ne penserait plus maintenant à mettre à ses oreilles les grands pendants de verre coloré ; car, regardez, elle en possède une superbe paire en or, perles et grenats, reposant mollement dans une jolie petite boîte garnie de satin blanc. Ô quelles délices de sortir cette petite boîte et de regarder ces boucles d’oreilles ! Ne raisonnez point là-dessus, lecteur philosophe, et ne dites point qu’Hetty, si jolie, devait bien savoir que cela ne faisait rien qu’elle eût ou non des ornements, et que, bien plus, regarder des boucles d’oreilles qu’elle ne pouvait pas porter hors de sa chambre, pouvait à peine être une satisfaction, la satisfaction de la vanité étant en raison de l’effet produit sur les autres. Vous ne comprendrez jamais la nature de la femme si vous êtes aussi rigoureusement logique. Essayez plutôt de vous débarrasser de vos sages raisonnements, comme si vous faisiez l’étude psychologique d’un canari, et examinez seulement les mouvements de cette jolie créature rondelette, tandis qu’elle penche de côté la tête avec un sourire involontaire vers les boucles logées dans la petite boîte. Ah ! vous dites-vous, c’est à cause de la personne qui les lui a données, et ses pensées se reportent au moment où elle les a reçues. Non, car pourquoi aurait-elle désiré des boucles d’oreilles plutôt que tout autre chose ? et je sais qu’elle avait ardemment désiré cet ornement entre tous ceux qu’elle pouvait souhaiter.

« Quelles petites, petites oreilles ! » avait dit Arthur en faisant semblant de les pincer, un soir qu’Hetty était, sans chapeau, assise sur l’herbe à côté de lui. « J’aimerais à avoir de jolies boucles d’oreilles, » dit-elle instantanément, presque avant de savoir ce qu’elle disait, — ce désir était si près de ses lèvres, qu’il devait s’élancer au dehors à la plus légère respiration. Et le jour suivant, — c’était seulement la semaine dernière, — Arthur s’était rendu à Rosseter pour les acheter. Ce petit désir, proféré si naïvement, lui avait semblé le plus gentil enfantillage, — il n’avait jamais rien entendu de semblable avant ; et il avait entouré la boîte d’une quantité d’enveloppes, afin de voir Hetty les défaire avec une curiosité croissante, jusqu’à ce que ses yeux renvoyassent aux siens la joie de cette surprise.

Non, elle ne pensait pas beaucoup au donateur en souriant aux boucles d’oreilles, car maintenant elle les sort de la boîte, non pas pour les presser à ses lèvres, mais pour s’en parer un moment seulement, pour voir comme elles sont jolies, tandis qu’elle les regarde dans la glace contre le mur, penchant sa tête d’un côté, puis d’un autre, comme un oiseau qui écoute. Il est impossible de rester sage à l’égard des boucles d’oreilles en la regardant ; pourquoi seraient faits ces cristaux délicats et ces perles, si ce n’était pour de telles oreilles ? Elles sont aussi fines et transparentes que doivent l’être celles des naïades et autres êtres fantastiques. Hetty doit être un de ces êtres : il est trop pénible de penser que sa destinée est celle d’une simple femme. Une femme ! hélas, c’est un être tissant dans sa jeune ignorance un léger réseau de folies et d’espérances vaines qui pourra un jour l’entourer et la serrer, comme un vêtement empoisonné et rongeur, changeant tout à coup ses sensations coquettes et semblables à celles d’un papillon en une vie de profonde angoisse humaine.

Mais elle ne peut garder longtemps ces brillantes boucles, car elle ferait ainsi attendre son oncle et sa tante. Elle les pose promptement dans leur boîte et les remet sous clef. Un jour elle pourra porter celles qu’il lui plaira, et déjà elle vit dans un monde invisible de riches toilettes de gazes diaphanes, de satin et de velours moelleux, tels que la femme de chambre du château lui en a fait voir dans la garde-robe de miss Lydia ; elle sent déjà les bracelets sur ses bras, et foule un épais tapis devant un grand miroir. Mais il y a dans le tiroir un autre objet qu’elle veut porter aujourd’hui, parce qu’il peut se suspendre à la chaîne de grains brun foncé qu’elle a l’habitude de mettre dans les grands jours ; elle veut mettre ses graines brunes, son cou aurait l’air inachevé sans cela. Hetty n’aimait pas autant le médaillon que les boucles d’oreilles, quoiqu’il fût grand et beau, à fleurs émaillées sur le fond et avec une superbe bordure d’or autour de la glace qui laissait voir une boucle légèrement ondulée de cheveux brun clair, sur laquelle s’appuyaient deux petites boucles noires. Elle le cacherait sous son vêtement et personne ne le verrait. Hetty avait une autre passion, seulement un peu moins forte que son amour du luxe ; et elle lui faisait désirer de porter le médaillon, même caché dans son sein. Elle l’aurait toujours mis, si elle n’avait redouté les questions de sa tante au sujet du ruban à son cou. Maintenant elle peut l’attacher à sa chaîne de grains bruns. Ce n’était pas une très-longue chaîne, juste assez pour cacher le médaillon sous le bord de sa robe. Et maintenant elle n’avait plus qu’à mettre ses manches longues, son mouchoir neuf de gaze blanche, et son chapeau qu’elle avait garni de blanc au lieu de rose, et qui s’était un peu passé sous le soleil de juin. Ce chapeau était pour elle la goutte d’amertume dans la coupe de ce jour, n’étant plus aussi frais que celui qu’aurait probablement Mary Burge. Elle regarda pour se consoler ses beaux bas de coton blanc ; ils étaient vraiment très-fins, et elle avait donné presque toutes ses épargnes pour les acheter. Les rêves d’avenir d’Hetty ne pouvaient la rendre insensible à un triomphe présent ; certainement le capitaine Donnithorne l’aimait tant, qu’il ne penserait pas à regarder d’autres personnes ; mais aussi ces autres personnes ne savaient pas combien il l’aimait, et il ne lui était pas agréable de paraître insignifiante à leurs yeux, ne fût-ce que pour peu de temps.

Toute la famille était rassemblée dans la chambre commune, tous avec leurs habits du dimanche, lorsque Hetty arriva ; les cloches avaient tellement sonné le matin en l’honneur du vingt et unième anniversaire du capitaine, et l’ouvrage avait été terminé de si bonne heure, que Marty et Tommy n’avaient pas l’esprit très-à l’aise, jusqu’à ce que leur mère leur eût assuré qu’aller à l’église ne faisait point partie des réjouissances du jour. M. Poyser avait d’abord émis l’idée qu’on pouvait bien fermer la maison et la laisser se garder elle-même. « Car, dit-il, il n’y a pas à craindre que personne fasse effraction, tout le monde sera à la fête, voleurs et autres. Si nous fermons la maison, tous les hommes pourront aller ; c’est un jour qu’ils ne verront pas deux fois dans leur vie. » Mais madame Poyser répondit d’un ton très-décidé : « Je n’ai jamais laissé la maison se garder elle-même depuis que je suis maîtresse, et c’est ce que je ne ferai jamais. Il y a eu assez de rôdeurs de mauvaise mine dans les alentours, la semaine dernière, pour qu’on puisse enlever les jambons et les cuillères que nous pouvons avoir ; ils sont tous associés, ces vagabonds, que c’est une bénédiction qu’ils ne soient pas encore venus empoisonner les chiens et nous assassiner dans nos lits avant que nous nous en doutions, quelque vendredi soir, quand nous avons dans la maison l’argent pour payer les hommes. Et il est assez probable que ces truands savent où nous allons aussi bien que nous ; car si le vieil Harry (Satan) veut faire son œuvre, on est sûr qu’il en trouvera le moyen.

— Impossible de nous assassiner dans nos lits, dit M. Poyser ; n’ai-je pas un fusil dans notre chambre ? et tes oreilles sont assez fines pour découvrir qu’une souris ronge le lard. Cependant, si tu crains de t’inquiéter, Alick peut rester à la maison pour la première partie de la journée, et Tim revenir vers les cinq heures pour qu’il puisse avoir son tour. Ils peuvent lâcher Growler si quelqu’un avait envie de mal faire, et il y a aussi le chien d’Alick qui est assez prêt à mettre la dent contre un rôdeur au moindre signe de son maître. »

Madame Poyser accepta le compromis, mais jugea convenable de mettre toutes les barres et verrous possibles ; et, au moment du départ, Nancy, la fille de laiterie, ferma les contrevents de la grande cuisine, quoique cette fenêtre placée sous l’observation immédiate d’Alick et des chiens, fût la dernière à choisir pour une tentative d’effraction.

Le char couvert, sans ressorts, attendait pour emmener la famille entière, excepté les domestiques hommes : M. Poyser et le grand-père s’assirent sur le siège de devant, et dans l’intérieur il y avait place pour toutes les femmes et les enfants ; plus le char était plein, mieux c’était, parce qu’alors les cahots ne fatiguaient pas autant ; puis l’épaisse taille de Nancy et ses gros bras étaient un excellent coussin pour s’appuyer. Mais M. Poyser ne conduisait qu’au pas de promenade dans cette chaude journée, et afin qu’il y eût le moins de secousses possible ; l’on avait ainsi le temps d’échanger des saluts et des remarques avec les passants pédestres qui allaient du même côté, émaillant les sentiers des vertes prairies et des champs dorés de couleurs brillantes, quelque gilet écarlate rivalisant avec les pavots qui se montraient un peu touffus parmi les blés, ou quelque cravate bleu-foncé s’étalant sur une blouse neuve. Tout Broxton et tout Hayslope devaient se trouver au Château, et se réjouir en l’honneur de l’héritier. Les vieillards des deux sexes, qui n’étaient pas venus aussi loin de ce côté de la colline depuis plus de vingt ans, étaient amenés dans le char d’un des fermiers, à la suggestion de M. Irwine. Les cloches d’église sonnaient de nouveau, une dernière volée, avant que les sonneurs descendissent aussi la colline pour prendre part à la fête ; et elles tintaient encore quand on entendit approcher une autre musique, ce qui fit dresser les oreilles au vieux Brun, le pacifique cheval qui traînait le char de M. Poyser. C’était la bande de l’association de secours qui se montrait dans toute sa gloire ; c’est-à-dire avec des écharpes et rubans bleu de ciel, portant sa bannière avec la devise : « Vive l’amour fraternel, » entourant l’image d’un puits de mineurs.

Les chars, naturellement, n’entraient pas dans le parc. Chacun devait descendre aux loges, et les véhicules étaient renvoyés.

« Tiens, le Château est déjà comme une foire, dit madame Poyser en descendant et en voyant les groupes dispersés sous les grands chênes. Les gamins couraient sous un soleil bridant, pour examiner les grands mâts surmontés d’objets d’habillement flottants qui devaient être le prix des vainqueurs. Je n’aurais pas cru qu’il y eût autant de monde dans les deux paroisses. Miséricorde ! qu’il fait chaud en dehors de l’ombre. Viens ici, Totty, ou ton petit visage sera brûlé jusqu’à l’écorchure ! Ils auraient pu cuire les dîners dans cet endroit découvert et économiser les feux. Je vais aller m’asseoir dans la chambre de madame Best.

— Attends un moment, attends un moment, dit M. Poyser. Voici le char qui arrive avec les vieillards ; ce sera un spectacle qu’on ne reverra pas que de les regarder descendre et marcher ensemble. Vous devez vous rappeler quelques-uns d’eux dans leur beau temps, dites donc, père ?

— Eh, eh, dit le vieux Martin se promenant lentement à l’ombre du porche de la loge, d’où il pouvait voir descendre la vieille compagnie, je me souviens d’une marche de cinquante milles que fit Jacob Taft à la poursuite des Écossais rebelles, quand ils abandonnèrent Stoniton. »

Il se sentait tout à fait jeune, croyant à une longue vie devant lui en voyant le patriarche d’Hayslope, le vieux père Taft, descendre du char et s’approcher de lui avec son bonnet de laine brune et s’appuyant sur ses deux cannes.

« Bien, maître Taft, cria le vieux Martin au plus haut diapason de sa voix ; car, tout en sachant que le vieillard était sourd comme une pierre, il ne pouvait oublier la convenance de le saluer, vous avez encore bon courage. Vous pouvez vous amuser aujourd’hui, quoique vous ayez les nonants et encore plus.

— Votre serviteur, messieurs, votre serviteur, » dit le père Taft d’une voix basse, s’apercevant qu’il était en société.

Le groupe des vieillards, sous les soins de leurs fils et de leurs filles, eux-mêmes usés et grisonnants, suivit la route carrossable qui faisait le moins de détours pour se rendre à la maison où une table spéciale leur était préparée, tandis que la famille Poyser traversa sagement le gazon pour se mettre à l’ombre des grands arbres, mais non hors de vue de la façade avec sa pelouse et ses corbeilles de fleurs, ou de la jolie tente rayée au bord du boulingrin. Elle était placée à angles droits de deux autres plus grandes, élevées de chaque côté de l’espace ouvert où les jeux sur l’herbe devaient avoir lieu. La maison n’aurait été qu’un simple manoir carré du temps de la reine Anne, sans les restes d’une antique abbaye qu’une de ses extrémités rejoignait et dominait. Ces beaux et anciens restes étaient un peu en arrière sous l’ombrage de vieux hêtres, mais le soleil donnait pour le moment sur les parties les plus hautes et avancées ; les volets étaient tous fermés, et la maison semblait dormir pendant la grande chaleur du jour. Cette vue rendit Hetty tout à fait triste ; Arthur devait être quelque part dans les salons, avec la haute société, où il ne pouvait point apprendre qu’elle était arrivée, et elle ne le verrait pas de bien, bien longtemps ! pas avant que le dîner fût terminé, moment où il viendrait, disait-on, pour faire un discours.

Mais Hetty se trompait dans une partie de ses conjectures. Il n’était point venu de grande compagnie, excepté les Irwine, auxquels on avait de bonne heure envoyé la voiture, et Arthur n’était point dans ce moment dans les chambres du fond, mais se promenait avec le Recteur dans les larges cloîtres de pierre de la vieille abbaye, où les longues tables étaient dressées pour tous les tenanciers et les domestiques des fermes. Arthur était ce jour-là un très-beau représentant de la Grande-Bretagne, très en train de gaieté et vêtu d’un frac bleu clair à la dernière mode, le bras délivré de son écharpe, l’air franc et candide aussi ; mais les gens candides ont leurs secrets, et les secrets ne laissent point de plis aux jeunes visages.

« Sur ma parole, dit-il en entrant dans la fraîcheur des cloîtres, je crois que les villageois sont les mieux partagés ; ces voûtes font une délicieuse salle à manger par une chaude journée. Vous avez eu une fameuse idée, Irwine, pour les dîners, de les organiser avec autant d’ordre et d’agrément que possible, et seulement pour les tenanciers, car je n’ai, après tout, qu’une somme limitée ; quoique mon grand-père eût parlé d’une carte blanche, il n’a pu se décider à se confier en moi quand nous en sommes venus au fait.

— N’importe, vous procurez beaucoup plus de plaisir avec cet arrangement confortable, dit M. Irwine. Dans cette sorte d’affaire, les gens confondent constamment la libéralité avec le tapage et le désordre. Cela paraît très-grandiose de dire qu’un tel nombre de moutons et de bœufs ont été rôtis tout entiers, et que tous ceux qui ont voulu en ont mangé ; mais, en fin de compte, il arrive généralement que personne n’a eu un repas agréable. Si les gens ont un bon dîner et une raisonnable quantité d’ale au milieu du jour, ils pourront jouir des jeux quand la journée deviendra plus fraîche. Vous n’éviterez pas que quelques-uns en prennent trop vers le soir, mais l’ivresse va mieux avec l’obscurité qu’avec le grand jour.

— Bien, j’espère qu’il n’y aura pas grand’chose en ce genre. J’ai tenu loin d’ici les gens de Treddleston en leur faisant fête à la ville, et j’ai Casson, Adam Bede et quelques autres bons gaillards pour avoir soin qu’on ne donne pas trop d’ale aux buffets, et que les choses n’aillent pas trop loin. Allons, montons ici dessus maintenant, pour voir les tables des gros tenanciers. »

Ils montèrent l’escalier de pierre qui conduisait simplement à la longue galerie au-dessus des cloîtres, galerie où toutes les mauvaises peintures et leur poussière avaient été reléguées pendant les trois dernières générations, des portraits chancis de la reine Élizabeth et de ses dames, le général Monk avec son œil arraché, Daniel dans la très-obscure caverne de lions, et Jules César à cheval, avec un nez proéminent et une couronne de lauriers, tenant à la main ses Commentaires.

« Quelle excellente chose qu’on ait conservé cette pièce de la vieille abbaye ! dit Arthur. Si je suis jamais le maître ici, j’arrangerai cette galerie dans un fameux style ; nous n’avons pas dans la maison une salle qui soit le tiers de celle-ci. Cette seconde table est pour les femmes et les enfants des fermiers. Madame Best a dit qu’il leur serait plus agréable d’être ensemble. J’ai voulu avoir les enfants et faire de cela une véritable fête de famille. Je serai un jour le vieux chevalier pour ces petits garçons et ces petites filles, et ils diront à leurs descendants que j’étais un jeune seigneur bien plus beau que mon fils. Il y en a aussi une autre en bas pour les femmes et les enfants. Mais vous les verrez tous, vous monterez avec moi après dîner, j’espère ?

— Oui, certainement, dit M. Irwine. Je ne voudrais pas manquer votre premier discours aux vassaux.

— Il y aura quelque chose que vous serez bien aise d’apprendre, dit Arthur. Entrons dans la bibliothèque, je vous raconterai tout cela pendant que mon grand-père est au salon avec les dames ; quelque chose qui vous surprendra, continua-t-il quand ils furent assis. Mon grand-père y est arrivé, après tout.

— Quoi, au sujet d’Adam ?

— Oui ; je serais monté à cheval pour aller vous le dire, si je n’avais été aussi affairé. Vous savez que je vous avais dit avoir tout à fait renoncé à discuter la chose avec lui, je la croyais désespérée ; mais hier matin il me dit de monter ici, vers lui, avant de sortir, et je fus bien étonné quand j’appris qu’à la suite de tous les arrangements qu’il avait à faire en raison de ce que le vieux Satchell était forcé de laisser là le travail, il avait décidé d’employer Adam à la surveillance des bois, avec un salaire d’une guinée par semaine et la jouissance d’un cheval qui serait nourri ici. Je crois que le secret de la chose est, que d’emblée il avait vu que ce projet lui était avantageux, mais qu’il avait à surmonter quelque répugnance contre Adam. Puis il suffit que je propose une chose pour que ce soit pour lui une raison de la rejeter. Il y a chez mon grand-père la plus curieuse contradiction ; je sais qu’il a l’intention de me laisser tout l’argent qu’il a amassé, et probablement à ma pauvre tante Lydia, qui a été toute sa vie une esclave pour lui, seulement cinq cents livres de rente, afin de m’en donner d’autant plus ; cependant je crois quelquefois qu’il me hait positivement, parce que je suis son héritier. Je pense que si je venais à me rompre le cou, il dirait que c’est le plus grand malheur qui puisse lui arriver, et cependant il semble prendre plaisir à faire de ma vie une suite de petits ennuis.

— Ah ! mon garçon, ce n’est pas seulement l’amour de la femme qui est un επερωτος ερως, comme dit le vieil Eschyle. Il y a aussi bien assez d’amour non aimant dans le monde masculin. Mais parlez-moi d’Adam. A-t-il accepté la place ? Je ne vois pas que cela doive lui rapporter beaucoup plus que son travail actuel, quoique certainement cela lui laissera bien du temps de libre.

— J’ai eu quelque doute à ce sujet ; quand je lui en ai parlé, il paraissait d’abord hésiter. Son objection était qu’il ne se croyait pas capable de satisfaire mon grand-père. Mais je lui ai demandé, comme une faveur personnelle, d’accepter cette place si l’emploi lui était vraiment agréable, et s’il n’était point obligé, pour cela, d’abandonner quelque chose de plus profitable. Il m’a assuré que c’était ce qu’il préférait à tout ; — que ce serait un grand pas en avant pour sa profession, et que ça lui permettrait de faire ce qu’il désirait depuis longtemps, — ne plus travailler pour Burge. Il dit qu’il lui restera bien du temps pour surveiller une petite entreprise qu’il veut mettre en train avec Seth et qu’il sera peut-être capable d’agrandir peu à peu. Il a donc consenti à la fin, et j’ai arrangé qu’il dinât aujourd’hui avec les gros tenanciers ; je me propose de leur annoncer la nomination et de leur demander de boire à la santé d’Adam. C’est une petite scène que j’ai préparée en l’honneur de notre ami. C’est un brave garçon, et je suis bien aise de montrer à cette occasion ce que je pense de lui.

— Une scène dans laquelle mon ami Arthur se flatte d’avoir le meilleur rôle, dit M. Irwine en souriant. Mais en voyant rougir Arthur il continua avec un petit remords de conscience : Mon rôle, à moi, vous savez, est toujours celui du vieux Nuageux qui ne voit rien à admirer entièrement dans les jeunes gens. Je n’aime pas à avouer que je suis fier de mon élève, quand il ne fait que de gracieuses choses. Mais pour cette fois je remplirai le rôle d’un aimable vieux monsieur, et je seconderai votre toast en l’honneur d’Adam. Votre grand-père a-t-il cédé aussi sur l’autre point et consenti à prendre quelque homme respectable pour intendant ?

— Oh ! non, dit Arthur en quittant sa chaise d’un air d’impatience et en se promenant dans la chambre les mains dans ses poches. Il a je ne sais quel projet de louer la Ferme du Parc, et de faire un marché pour en retirer un surplus de lait et de beurre pour la maison. Mais je ne lui fais point de questions à cet égard, — cela me met de trop mauvaise humeur. Je crois qu’il a l’intention de tout mener par lui-même, et de ne rien avoir qui ressemble à un intendant. Il est vraiment d’une énergie étonnante.

— Bien ; allons maintenant vers ces dames, dit M. Irwine en se levant aussi. Il faut que je dise à ma mère quel trône splendide vous lui avez préparé sous la tente.

— Oui, et il nous faut aller déjeuner aussi, dit Arthur. Ce doit être deux heures, car voilà le gong qui résonne pour le dîner des tenanciers. »