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Adam Bede/Livre 3/26

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Traduction par A.-F. d’Albert-Durade.
É. Dentu — H. Georg (tome IIp. 42-56).

CHAPITRE XXVI

LA DANSE

Arthur avait choisi le grand vestibule comme salle de bal ; c’était très-juste de sa part, car aucune autre pièce n’aurait été aussi aérée, et n’aurait eu l’avantage de larges portes ouvrant sur le jardin et de communications avec les autres salons. Certainement des carreaux de pierre ne sont pas fort agréables pour danser, mais aussi la plupart des invités ne connaissaient que le plaisir d’une danse de Noël sur un carrelage de cuisine. C’était un de ces vestibules à côté desquels les chambres voisines ont l’air de cabinets ; avec des anges, des trompettes et des bouquets de fleurs au plafond, et de grands médaillons de héros de différents genres sur les murs, alternant avec des statues dans des niches. Cette pièce était parfaitement disposée pour l’orner de touffes de verdure, et M. Craig avait été heureux de montrer à cette occasion son bon goût et ses fleurs de serre. Les larges marches de l’escalier de pierre étaient couvertes de coussins pour asseoir les enfants, qui devaient y rester jusqu’à neuf heures et demie pour voir la danse ; les principaux tenanciers devant seuls danser, il y avait de la place de reste pour chacun.

Les lumières étaient très-agréablement disposées dans des lampes de papier colorié, dominant des touffes de feuillage, et les femmes et filles de fermiers, en regardant depuis l’extérieur, pensaient qu’aucun spectacle ne pouvait être plus magnifique ; elles savaient très-bien maintenant dans quelle espèce de chambres demeuraient le roi et la reine, et leur pensée se reportait avec quelque pitié vers des cousines et des connaissances qui n’avaient pas cette belle occasion d’apprendre comment se passaient les choses dans le grand monde. Les lampes étaient déjà allumées, quoique le soleil ne fût couché que depuis peu de temps, et il régnait à l’extérieur cette douce clarté pendant laquelle il nous semble voir tous les objets plus distinctement qu’à la vive lumière du jour.

La scène au dehors était très-jolie ; les fermiers et leurs familles circulaient sur le gazon, au milieu des fleurs et des arbustes, ou le long de la large route droite venant de la façade à l’est, des deux côtés de laquelle s’étendait un moelleux tapis de gazon orné ici et là de quelque large cèdre aux rameaux étalés, ou de quelque haut sapin pyramidal dont les branches frangées balayaient le sol. Les groupes de villageois dans le parc diminuaient peu à peu, les jeunes étant attirés vers les lumières qui commençaient à briller au travers des fenêtres de la galerie de l’abbaye qui devait être leur salle de danse, et quelques-uns plus âgés et plus sobres pensant qu’il était temps de retourner tranquillement chez eux. Parmi ces derniers se trouvaient Lisbeth Bede, et Seth l’accompagnait, non-seulement par attention filiale, mais parce que sa conscience ne lui permettait pas de se joindre à la danse. Cette journée avait été plutôt triste pour Seth ; Dinah n’avait jamais été plus constamment présente à sa pensée que dans ces scènes, où tout était si différent d’elle. Il ne la voyait que plus vivement après avoir regardé les visages sans pensée et les costumes aux gaies couleurs de ces jeunes femmes, de même qu’on sent bien plus la beauté et la noblesse d’une belle peinture de madone, quand elle nous a été cachée pour un moment par quelque tête vulgaire. Mais cette présence de Dinah en son esprit ne faisait que l’aider à mieux supporter l’humeur de sa mère, qui était devenue de plus en plus chagrine pendant la dernière heure. La pauvre Lisbeth souffrait d’un singulier conflit de sentiments. Sa joie et son orgueil de l’honneur fait à son fils chéri Adam commençaient à céder à la jalousie et à l’inquiétude qui avaient repris une nouvelle force lorsqu’Adam vint lui dire que le capitaine Donnithorne désirait qu’il se joignît aux danseurs de la grande salle. Adam se trouvait de plus en plus hors de sa portée ; elle regrettait ses anciennes inquiétudes, parce qu’alors Adam s’occupait davantage de ce que disait et faisait sa mère.

« Eh ! c’est beau à toi de parler de danse, dit-elle, quand il n’y a pas cinq semaines que ton père est dans sa fosse. Et je voudrais bien y être aussi, au lieu de prendre sur cette terre la place de personnes plus gaies.

— Allons, ne prenez pas les choses ainsi, mère, dit Adam, qui était décidé à se montrer doux pour elle. Je n’ai point l’intention de danser, je regarderai seulement. Et du moment que le capitaine désire que j’y sois, il semblerait que je pense en savoir plus que lui, si je disais que je préfère ne pas rester. Et tu sais comme il s’est conduit à mon égard aujourd’hui.

— Eh ! tu peux faire comme tu voudras, car ta vieille mère n’a pas le droit de t’en empêcher. Elle n’est plus rien que la vieille coque dont tu t’es échappé comme une noix mûre.

— Eh bien, mère, dit Adam, je vais dire au capitaine que cela te fait de la peine que je reste, et qu’à cause de cela je préfère retourner à la maison ; de cette manière, il ne le prendra pas mal, j’en suis sûr, et je le désire. »

Il dit cela avec quelque effort, car il souhaitait en réalité vivement se rapprocher d’Hetty dans cette soirée.

« Non, non, je ne veux pas que tu fasses cela, le jeune chevalier pourrait être fâché. Va et fais ce qu’il t’a ordonné de faire ; moi et Seth nous irons à la maison. Je sais que c’est un grand honneur pour toi d’être aussi considéré, et qui peut en être plus fier que ta mère ? N’a-t-elle pas eu la charge de t’élever et de faire tout pour toi pendant toutes ces années ?

— Bien, adieu donc, mère, adieu, garçon ; n’oublie pas Gyp en arrivant, » dit Adam, en s’en allant vers la porte du parterre, où il espérait pouvoir rejoindre les Poyser, car il avait été si occupé toute l’après-midi, qu’il n’avait point eu le temps de parler à Hetty. Il découvrit bientôt un groupe éloigné, qu’il reconnut être celui qu’il cherchait, retournant au château le long de la large allée gravelée, et il s’empressa d’aller à leur rencontre.

« Eh bien, Adam, je suis bien aise de vous revoir, dit M. Poyser, qui portait Totty sur son bras. Je pense que vous allez un peu vous amuser, à présent que vous avez fini votre ouvrage. Et voici Hetty qui a pris des engagements sans fin ; je viens justement de lui demander si elle s’est arrangée pour danser avec vous, et elle dit que non.

— Je ne pensais pas à danser ce soir, dit Adam, déjà tenté de changer de résolution, en regardant Hetty.

— Ah bah ! dit M. Poyser. Mais tout le monde doit danser ce soir, tous excepté le vieux chevalier et madame Irwine. Madame Best nous disait que miss Lyddy et miss Irwine danseront, et que le jeune chevalier choisira ma femme pour ouvrir le bal ; ainsi elle sera forcée d’accepter quoiqu’elle y ait renoncé depuis le dernier Noël avant la naissance de la petite. Ce serait une honte à vous de rester tranquille, Adam, un aussi beau garçon que vous et qui peut danser aussi bien que personne.

— Non, non, dit madame Poyser, ce ne serait pas convenable. Je connais l’absurdité de ce plaisir ; mais si vous vous laissez arrêter par tout ce qui est absurde, vous n’irez pas loin dans cette vie. Quand votre bouillon est dressé, il faut l’avaler, l’épais comme le clair.

— Alors, si Hetty veut danser avec moi, dit Adam, se rendant à l’argument de madame Poyser, ou peut-être à autre chose en outre, je prendrai la danse qu’elle aura de libre.

— Je n’ai personne pour la quatrième, dit Hetty ; elle sera pour vous si vous voulez.

— C’est ça, dit M. Poyser, mais vous devez aussi danser la première, Adam, autrement cela paraîtrait singulier. Il y a une quantité de jolies femmes parmi lesquelles on peut choisir, et c’est dur pour les filles de voir les hommes rester là sans les demander. »

Adam sentit la justesse de l’observation de M. Poyser ; ce ne serait pas bien à lui de ne danser qu’avec Hetty ; et, se rappelant que Jonathan Burge avait quelque raison de se sentir blessé ce jour-là, il résolut de demander miss Mary, si elle pouvait l’accepter.

« Voilà la grosse horloge qui sonne huit heures, dit M. Poyser ; dépêchons-nous d’entrer, sinon le chevalier et les dames y seraient avant nous, et ça n’aurait pas bonne façon. »

Quand ils furent entrés dans la salle, et que les trois enfants, sous la garde de Molly, furent assis sur les escaliers, les portes à deux battants du salon furent ouvertes, et Arthur, en uniforme, entra et conduisit madame Irwine sous un dais recouvert d’une tenture et orné de fleurs de serre, où elle s’assit avec miss Anne et le vieux M. Donnithorne, pour regarder le bal comme des rois et reines de théâtre. Arthur avait mis son uniforme, afin de plaire à ses tenanciers, dit-il, qui avaient une aussi haute opinion de son grade dans la milice que s’il eût été élevé au rang de premier ministre. Il n’avait pas la moindre objection à leur faire ce plaisir ; son uniforme faisant ressortir très-avantageusement sa tournure.

Le vieux chevalier, avant de s’asseoir, se promena autour de la salle pour accueillir les tenanciers et faire des phrases polies à leurs femmes ; il était toujours poli ; mais les fermiers avaient enfin découvert que cette politesse était un signe de fausseté. On observa qu’il montrait la civilité la plus affectée à madame Poyser, s’informant très-particulièrement de sa santé, lui recommandant de se fortifier comme lui avec de l’eau froide et d’éviter toutes les drogues. Madame Poyser le salua et le remercia avec beaucoup d’empire sur elle-même ; mais quand il eut passé plus loin, elle dit tout bas à son mari : « Je gagerais ma vie qu’il machine quelque mauvais tour contre nous. Le vieil Harry (Satan) ne remue pas la queue pour rien. » M. Poyser n’eut pas le temps de répondre, car Arthur vint sur ces entrefaites et dit : « Madame Poyser, je viens vous prier de m’accorder votre main pour la première danse ; et vous, monsieur Poyser, vous devez me laisser vous conduire à ma tante, car elle vous réclame pour son partenaire. »

Les pâles joues de la femme s’animèrent du sentiment nerveux d’un honneur inaccoutumé, tandis qu’Arthur la conduisait au haut bout de la salle. Mais M. Poyser, auquel un verre extra avait rendu sa confiance juvénile en sa bonne mine et sa bonne danse, marcha avec eux, tout à fait fièrement, se flattant secrètement que miss Lydia n’avait jamais trouvé dans sa vie un danseur qui pût l’enlever du sol comme il le ferait. Afin de balancer les honneurs destinés aux deux paroisses, miss Irwine dansa avec M. Britton, le principal fermier de Broxton, et M. Gawaine avec madame Britton. M. Irwine, après avoir fait asseoir sa sœur Anne, s’était rendu à la galerie de l’Abbaye, comme il en était convenu d’avance avec Arthur, pour voir si la gaieté des villageois était en train. Pendant ce temps, tous les couples moins distingués avaient pris leurs places : Hetty était engagée par l’inévitable M. Craig, et Mary Burge par Adam ; et puis la musique donna le signal, et la glorieuse contredanse (country-dance) commença.

Quel dommage de ne pas avoir un plancher ! car, alors, la mesure frappée par les épais souliers aurait été plus marquée que celle de plusieurs tambours. Ce gai trépignement, ces gracieuses inclinaisons de têtes, cette ondulation de mains présentées, où pouvons-nous les voir à présent ? Cette danse simple de matrones bien costumées, mettant de côté pour une heure les occupations du ménage et de la laiterie, se rappelant mais n’affectant pas la jeunesse, fières et non jalouses des jeunes filles à leurs côtés, cette gaieté de graves maris faisant de petits compliments à leurs femmes, comme s’ils revenaient aux jours où ils les courtisaient, ces jeunes garçons et jeunes filles un peu confus et gauches, et ne trouvant rien à se dire : quelle agréable variété cela offrirait ; quel contraste à ces robes basses, ces habits à pans, ces regards scrutateurs analysant les costumes, ces hommes nonchalants en bottes vernies et souriant de mots à double sens.

Une seule chose pouvait gâter le plaisir que Martin Poyser prenait à cette danse : c’était d’être toujours en contact avec Luke Britton, ce fermier indolent. Il pensa à mettre un peu de froideur glacée dans son regard pendant le croisement demains ; mais alors mademoiselle Irwine se trouvait en face de lui au lieu de l’offensif Luke, et c’est elle qu’il pourrait blesser. Aussi abandonna-t-il sa figure à la joie, sans que ses jugements moraux vinssent la rembrunir.

Comme il battait, le cœur d’Hetty, quand Arthur s’approcha d’elle ! Il l’avait à peine regardée de la journée ; maintenant il devait prendre sa main. La presserait-il ? la regarderait-il ? Elle pensait qu’elle pleurerait s’il ne lui donnait aucun signe d’affection. Maintenant il était là, il avait pris sa main, oui, il la pressait. Hetty devint pâle en levant les yeux sur lui un instant et rencontrant son regard, avant que la danse ne l’entraînât plus loin. Ce pâle regard tomba sur Arthur comme le commencement d’un pesant chagrin qui s’attachait à lui, quoiqu’il dût danser, sourire et plaisanter. Elle le regarderait sans doute ainsi quand il lui dirait ce qu’il devait lui dire, et il ne pourrait le supporter, il s’abandonnerait de nouveau à sa folle sottise. L’air d’Hetty n’avait pas réellement autant de signification qu’il le croyait ; c’était seulement le signe de la lutte établie entre le désir qu’elle avait qu’il fît attention à elle et la crainte où elle était de laisser voir ce désir à d’autres. Mais la figure d’Hetty avait une expression qui disait plus qu’elle ne sentait ; de même qu’un langage national peut être empreint d’une poésie que ne sentent nullement les lèvres qui en font usage. Ce regard d’Hetty oppressait Arthur d’une crainte qui, cependant, était mêlée d’un charme dangereux qu’il ne s’avouait pas : c’est qu’elle l’aimait trop sincèrement. Il avait devant lui une tâche difficile, car il sentait dans ce moment qu’il donnerait volontiers trois années de sa jeunesse pour le bonheur de pouvoir s’abandonner sans remords à sa passion pour cette jeune fille.

Telles étaient les pensées peu convenables de son esprit, tandis qu’il reconduisait madame Poyser, abîmée de fatigue et secrètement décidée à ce que ni juge ni jury ne pourraient la forcer à une autre danse. Il la mena se reposer tranquillement dans la salle à manger, où un souper était servi, afin que chacun des invités pût y venir prendre ce qui lui plaisait.

« J’ai recommandé à Hetty de se rappeler qu’elle devait danser avec vous, monsieur, dit la bonne et innocente femme ; elle est si légère, qu’elle pourrait très-bien aller s’engager pour toutes les danses. Aussi lui ai-je dit de n’en pas trop promettre.

— Je vous remercie, madame Poyser, dit Arthur non sans remords. Asseyez-vous maintenant dans ce fauteuil confortable, et voici Mills qui est prêt à vous donner ce qui vous plaira le mieux. »

Il s’éloigna à la hâte pour chercher une autre mère de famille comme danseuse, car il fallait faire d’abord honneur aux femmes mariées avant de demander aucune des jeunes. Les contredanses, le trépignement, les gracieux signes de têtes et les croisements de mains continuaient joyeusement.

Enfin était venu le moment de cette quatrième danse, attendue avec émotion par le grave Adam, comme s’il eût été un jeune homme de dix-huit ans aux mains délicates, car nous nous ressemblons tous beaucoup quand nous en sommes à notre premier amour ; et Adam n’avait presque jamais touché la main d’Hetty, si ce n’est pour une bienvenue passagère ; il n’avait jamais encore dansé avec elle qu’une seule fois. Ses yeux s’étaient attachés ardemment sur elle tout le soir, en dépit de lui-même, et son amour n’en était que plus profond. Il trouvait qu’elle se conduisait si gentiment, avec tant de calme ; elle ne montrait aucune coquetterie, elle souriait moins qu’à l’ordinaire ; il y avait presque en elle une douce tristesse. « Dieu veuille la bénir ! se disait-il intérieurement ; je lui rendrai la vie heureuse si des bras vigoureux, travaillant pour elle, et un cœur pour l’aimer uniquement, peuvent lui suffire. »

Puis flottèrent devant lui de délicieuses pensées du chez soi au retour du travail : attirer Hetty près de lui, sentir sa joue doucement pressée contre la sienne ; il en vint même à oublier où il se trouvait ; la musique et le bruit des pieds auraient tout aussi bien pu pour lui être la pluie tombante et le mugissement du vent. Enfin, la troisième danse étant finie, il pouvait aller à elle et réclamer sa main. Elle était à l’autre extrémité de la salle, vers l’escalier, chuchotant avec Molly, qui lui avait posé sur les bras Totty endormie, afin de courir chercher les châles et les chapeaux dans le vestiaire. Madame Poyser avait emmené les deux garçons dans la salle à manger pour leur donner du gâteau avant de les renvoyer dans le char à la maison avec leur grand-père, et Molly devait les rejoindre aussi vite que possible.

« Laissez-moi la tenir, dit Adam tandis que Molly montait ; les enfants sont si lourds quand ils dorment. »

Hetty était contente de ce soulagement, car tenir cette fillette sur les bras en restant debout n’était point un amusement pour elle. Mais ce changement eut le malheureux effet de réveiller Totty, qui, semblable aux autres enfants de son âge, prit en mauvaise part ce réveil intempestif. Avant qu’Hetty l’eût remise à Adam et eût retiré ses mains, elle ouvrit les yeux et commença par frapper du poing gauche le bras d’Adam, tandis que sa main droite accrochait la chaîne de graines brunes qui entourait le cou d’Hetty. Le médaillon ressortit de sa robe et le cordon fut rompu ; Hetty, sans pouvoir l’empêcher, vit les grains et le médaillon dispersés au large sur le sol.

« Mon médaillon, mon médaillon ! dit-elle, d’une voix basse et grandement effrayée, à Adam ; ne vous inquiétez pas des grains. »

Adam avait déjà vu où il était tombé, car il avait attiré son regard au moment où il sautait hors de la robe. Il était tombé sur l’estrade en bois où se tenaient les musiciens, et non sur le carreau de pierre ; Adam, en le ramassant, vit le côté du verre avec les boucles noires et blondes qu’il recouvrait. Le verre n’était pas cassé. Il retourna le bijou dans sa main et vit le fond d’or émaillé.

« Il n’est pas gâté, dit-il en le présentant à Hetty, qui ne put le prendre parce que ses deux mains étaient occupées par Totty.

— Oh ! cela ne fait rien, je n’y tiens pas, répondit Hetty qui avait pâli et était rouge maintenant.

— Cela ne fait rien ? dit Adam sérieusement. Vous paraissiez être très-effrayée à son sujet. Je le garderai jusqu’à ce que vous puissiez le prendre, » ajouta-t-il en fermant tranquillement sa main pour qu’elle ne pût pas croire qu’il désirait l’examiner.

Pendant ce temps, Molly était revenue avec le chapeau et le châle, et, dès qu’elle eut pris l’enfant, Adam mit le médaillon dans la main d’Hetty. Elle le reçut d’un air indifférent et le mit dans sa poche, affligée et fâchée de ce qu’Adam l’avait vu, mais bien déterminée à ne plus montrer aucun signe d’agitation.

« Voyez, dit-elle, ils prennent place pour la danse ; allons. »

Adam y consentit silencieusement. Une crainte inquiète s’était emparée de lui. Hetty avait-elle une préférence qu’il ne connût pas ? car aucun de ses parents, il en était sûr, ne lui donnerait un médaillon comme celui-là, et aucun de ses admirateurs, parmi ceux qu’il connaissait, n’était dans la position d’un amant accepté, comme devait l’être celui qui l’avait offert. Adam se perdait dans la complète impossibilité de trouver personne sur qui ses craintes pussent se porter ; il ne pouvait que sentir, avec une poignante douleur, qu’il y avait pour lui, dans la vie d’Hetty, quelque chose d’inconnu, et que, tandis qu’il se berçait de l’espoir qu’elle pourrait l’aimer, elle en aimait déjà un autre. Le plaisir de danser avec Hetty avait disparu ; ses yeux, quand ils s’arrêtaient sur elle, avaient une expression interrogative ; il ne trouvait rien à lui dire, et elle aussi avait perdu son entrain et était peu disposée à parler. Ils furent tous deux satisfaits que la danse fût finie.

Adam était décidé à ne pas rester davantage ; personne n’avait besoin de lui, et personne ne s’apercevrait de son départ. Dès qu’il fut dehors, il commença à marcher de son pas rapide, suivant son habitude, se précipitant en avant sans savoir pourquoi, rempli de la triste pensée que le souvenir de ce jour, si plein pour lui d’honneur et d’espérance, était à jamais empoisonné. Tout d’un coup, comme il était déjà très-avancé dans sa traversée du Parc, il s’arrêta, frappé par un éclair d’espoir renaissant. Après tout, il se pouvait qu’il ne fût qu’un imbécile, se faisant un grand malheur d’une bagatelle. Hetty, qui aimait tant l’élégance, avait peut-être acheté cet objet elle-même. Cela paraissait trop coûteux pourtant ; il ressemblait aux choses qu’on voyait sur du satin blanc, dans le grand magasin de bijouterie à Rosseter. Mais Adam avait des idées très-imparfaites de la valeur de telles choses, et il pensait que cela ne pouvait certainement pas coûter plus d’une guinée. Peut-être Hetty avait-elle eu autant que cela dans ses cadeaux de Noël, et qui pouvait savoir si elle n’avait pas eu l’enfantillage de le dépenser ainsi ? elle était encore si jeune, elle ne pouvait pas s’empêcher d’aimer les choses élégantes ! Mais alors, pourquoi avait-elle été si effrayée à ce sujet au premier moment, et avait-elle ainsi changé de couleur, puis ensuite prétendu ne pas y tenir ni s’en inquiéter ? Oh ! c’est qu’elle avait honte de lui laisser voir qu’elle possédait un tel objet de luxe ; elle sentait qu’il était mal à elle de dépenser ainsi son argent, et elle savait qu’Adam désapprouvait la frivolité. C’était une preuve qu’elle s’occupait de ce qu’il aimait ou non. Elle devait avoir supposé, d’après son silence et sa gravité, qu’il était mécontent d’elle et qu’il pourrait être dur et sévère pour ses faiblesses. En marchant plus tranquillement et savourant cette nouvelle espérance, sa seule inquiétude fut de s’être conduit de manière à refroidir Hetty à son égard. Car cette dernière manière d’envisager la chose devait être la seule vraie. Elle ne pouvait avoir aucune relation inconnue ; elle n’était jamais absente de la maison de son oncle pour plus d’un jour. C’était une sottise que de penser que ce médaillon pût lui avoir été donné par un amoureux. La petite boucle de cheveux noirs était bien certainement des siens ; mais il ne pouvait former aucune conjecture sur les cheveux clairs qui le supportaient, car il ne les avait pas vus très-distinctement. Peut-être étaient-ils ceux de son père ou de sa mère, morts quand elle était enfant ; elle y avait naturellement mélangé un peu des siens.

Adam se mit au lit, ayant repris courage, en se tissant un ingénieux réseau de probabilités, écran le plus sûr qu’un homme puisse mettre entre soi et la vérité. Ses dernières pensées se fondirent en un rêve où il se retrouvait avec Hetty à la Grand’Ferme et lui demandait pardon d’avoir été si froid et si silencieux.

Et pendant qu’Adam rêvait ainsi, Arthur conduisait Hetty à la danse et lui disait à voix basse et rapide : « Je serai dans le bois après-demain à sept heures ; venez-y aussitôt que vous le pourrez. » Les folles joies et les espérances d’Hetty, qui s’étaient envolées, blessées par bien peu de chose, revinrent alors. Toute agitée, elle oubliait le danger réel. Elle était heureuse pour la première fois de cette longue journée, et aurait voulu que cette danse pût durer des heures. Arthur le désirait aussi ; c’était la dernière faiblesse qu’il voulait se permettre, et un homme ne ment jamais avec une plus délicieuse langueur, sous l’influence d’une passion, que lorsqu’il s’est persuadé qu’il la vaincra le lendemain.

Mais l’impatience de madame Poyser était précisément le contraire de cela, car son esprit était rempli de craintes anticipées sur le retard qu’éprouverait le fromage du lendemain matin en raison de cette longue veille. Maintenant qu’Hetty avait rempli son devoir en dansant une fois avec le jeune chevalier, M. Poyser devait aller voir si le char était revenu les chercher, car c’était dix heures et demie, et, malgré une douce objection de sa part sur ce que ce ne serait pas bien à eux d’être les premiers à partir, madame Poyser maintint sa décision sur ce point « bien ou non. »

« Comment, vous partez déjà, madame Poyser ! dit le vieux M. Donnithorne en venant la saluer et prendre congé ; je pensais que nous ne nous séparerions d’aucun de nos hôtes avant onze heures. Madame Irwine et moi, qui sommes des gens âgés, voulons assister à la danse jusqu’à ce moment.

— Oh ! Votre Honneur, c’est bel et bon pour les gens du grand monde de rester debout à la lumière des chandelles ; ils n’ont pas le fromage dans la tête. Nous sommes restés assez tard comme cela, et il n’est pas nécessaire de laisser soupçonner aux vaches qu’on n’aura pas besoin de les traire aussi de bonne heure demain qu’à l’ordinaire. Aussi, si vous voulez bien nous excuser, nous prendrons congé.

— Eh ! dit-elle à son mari, quand ils furent en route dans le char, j’aimerais mieux avoir tout à la fois une journée de brasserie et de lessive qu’une de ces journées de plaisir. Il n’y a pas d’ouvrage plus fatigant que de se dandiner ainsi et de regarder partout sans bien savoir ce qu’on va faire après, et puis de forcer son visage à sourire comme un vendeur au marché, crainte que les gens ne vous trouvent pas assez poli. Et quand la journée est passée, il ne vous en reste rien que vous puissiez montrer, si ce n’est un visage jaune pour avoir mangé des choses qui ne vous vont pas.

— Non, non, dit M. Poyser, qui était de l’humeur la plus gaie et trouvait qu’il avait eu une fameuse journée ; c’est bon pour toi de prendre quelquefois un peu de plaisir. Et tu as dansé aussi bien que pas une ; je parierais pour ton pied et ta cheville contre toutes les femmes mariées de la paroisse. C’est un grand honneur que le jeune chevalier t’ait demandée la première. Je suppose que c’est parce que j’étais assis à la tête de la table et que j’ai fait le discours. Et Hetty aussi ; elle n’a jamais eu un tel danseur avant, un beau monsieur en uniforme ! Cela vous servira de sujet de causerie, Hetty, quand vous serez une vieille femme, comme quoi vous avez dansé avec le jeune chevalier, le jour où il est devenu majeur. »