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Adam Bede/Livre 5/39

La bibliothèque libre.
Traduction par A.-F. d’Albert-Durade.
É. Dentu — H. Georg (tome IIp. 200-209).

CHAPITRE XXXIX

les nouvelles

Adam prit la route de Broxton de sa marche la plus rapide, regardant à sa montre, redoutant que M. Irwine ne fût déjà sorti — peut-être pour aller à la chasse. Cette crainte et cette précipitation lui causèrent une vive agitation avant qu’il n’atteignît la porte de la cure ; et à l’intérieur il vit sur le gravier les traces des pas d’un cheval.

Mais ces marques se dirigeaient du côté de la porte ; et quoiqu’il y eût un cheval vers celle de l’écurie, ce n’était pas celui de M. Irwine ; évidemment l’animal avait fait un voyage dans la matinée, et devait appartenir à quelqu’un venu pour affaires. M. Irwine était donc à la maison ; mais Adam put à peine retrouver la respiration et la parole pour dire au domestique qu’il désirait parler au Recteur. La double souffrance du certain et de l’incertain avait commencé à ébranler cet homme vigoureux. Carrol le vit avec étonnement se jeter sur un banc du vestibule et regarder devant lui avec distraction. Son maître, dit-il, avait quelqu’un, mais il entendait ouvrir la porte de la bibliothèque, l’étranger paraissait en sortir et comme Adam était pressé, il l’annoncerait de suite.

Adam resta assis à regarder la pendule ; l’aiguille des minutes parcourait le cadran accompagnée de l’insouciant tic-tac, et Adam suivait cette marche et écoutait ce bruit comme s’il eût eu quelque raison pour cela. Dans nos moments d’amère souffrance, il y a presque toujours de ces pauses où notre faculté de sentir est fermée à tout autre chose qu’à quelque sensation ou perception vulgaire. C’est comme si un demi-idiotisme venait nous reposer des souvenirs et des craintes qui s’attachent à nous, même pendant le sommeil.

Le retour de Carrol ramena Adam au sentiment de sa situation. Il devait entrer de suite dans la bibliothèque.

« Je ne puis comprendre ce que cet étranger est venu faire, ajouta le domestique, par le besoin seul de communiquer ses remarques, en précédant Adam vers la porte ; il est entré dans la chambre à manger. Et monsieur a un air inexplicable, comme s’il était effrayé. » Adam ne fit pas attention à ces paroles ; il ne pouvait s’inquiéter des affaires d’autrui. Mais quand il entra et vit la figure de M. Irwine, il reconnut à l’instant qu’elle offrait une expression singulièrement différente de la cordialité avec laquelle il avait toujours été reçu. Une lettre ouverte était sur la table, et M. Irwine tenait la main dessus. Mais le trouble et l’effroi de son regard à l’entrée d’Adam ne pouvaient être entièrement dus à la préoccupation de quelque affaire désagréable, car il regardait impatiemment vers la porte, comme si l’arrivée d’Adam eût été pour lui le sujet d’une vive anxiété.

« Vous désirez me parler, Adam ? dit-il de cette voix basse et fortement contenue qu’un homme emploie quand il est décidé à dominer son agitation. Asseyez-vous là. » Il lui montra une chaise en face de lui, à un pas de distance, et Adam s’assit avec le sentiment que les manières froides de M. Irwine ajoutaient une difficulté inattendue à ce qu’il venait lui révéler. Mais, lorsqu’il s’était décidé à quelque mesure, il n’était pas homme à y renoncer, à moins de raisons impérieuses.

« Je viens à vous, monsieur, dit-il, comme à la personne que je considère plus qu’aucune autre. J’ai quelque chose de très-pénible à vous confier ; une chose qui vous fera autant de peine à entendre qu’à moi de la dire. Mais si je parle des torts d’autres personnes, vous verrez que je ne le fais que par de bonnes raisons. »

M. Irwine fit un léger signe d’assentiment, et Adam continua presque en tremblant :

« Vous deviez nous marier Hetty et moi, vous savez, monsieur, le 15 de ce mois. Je croyais qu’elle m’aimait, et j’étais l’homme le plus heureux de la paroisse. Mais un terrible coup m’a frappé. »

M. Irwine se leva vivement de sa chaise, presque involontairement ; mais, décidé à se contenir, il s’approcha de la fenêtre et regarda en dehors.

« Elle s’en est allée, monsieur, et nous ne savons pas où. Elle a dit vouloir aller à Snowfield, il y a eu vendredi quinze jours, et j’y ai été dimanche passé pour la ramener, mais elle n’y avait point paru ; elle avait pris la voiture pour Stoniton, et de là je n’ai pu retrouver ses traces. Maintenant je pars pour un long voyage à sa recherche, et je ne puis confier qu’à vous où je vais. »

M. Irwine quitta la fenêtre et revint s’asseoir.

« N’avez-vous aucun soupçon de la cause de son départ ? dit-il.

— Il est assez clair qu’elle ne voulait pas m’épouser, monsieur, dit Adam. Ça lui déplaisait d’autant plus que le moment approchait. Mais ce n’est pas tout, je crois. Il y a quelque chose, en outre, que je dois vous dire, monsieur. Et cela concerne un autre que moi. »

À cet instant, un rayon de soulagement ou de satisfaction perça au travers de la vive anxiété des traits de M. Irwine. Adam avait les yeux baissés et s’arrêta un peu ; les paroles suivantes étaient difficiles à dire. Mais, quand il continua, il releva la tête et regarda M. Irwine en face. Il ferait ce qu’il avait résolu de faire sans fléchir.

« Vous savez quel est l’homme que je considérais comme mon plus sincère ami, dit-il, et combien j’étais fier de penser que je passerais ma vie à travailler pour lui, sentiment que j’avais depuis que nous étions jeunes garçons… »

M. Irwine, comme si tout empire sur lui-même l’avait abandonné, saisit le bras d’Adam qui reposait sur la table, et, le serrant vivement comme quelqu’un qui souffre, dit, les lèvres pâles et à voix basse et précipitée :

— Non, Adam, non ! pour l’amour de Dieu, ne le dites pas ! »

Adam, surpris de la violence des sentiments de M. Irwine, se repentit des mots sortis de sa bouche et s’assit dans un silence désespéré. L’étreinte de son bras se relâcha peu à peu, et M. Irwine se rejeta en arrière sur sa chaise en disant : « Continuez, il faut que je le sache.

— Cet homme s’est fait un jeu des sentiments d’Hetty et s’est conduit à son égard comme il n’avait pas le droit de le faire vis-à-vis d’une jeune fille de notre condition ; il lui a fait des présents et a eu avec elle des rendez-vous à la promenade ; je ne l’ai découvert que deux jours avant qu’il partît ; je l’ai surpris, l’embrassant dans le bosquet au moment de se séparer. Il n’y avait encore rien eu de dit entre Hetty et moi alors, quoique je l’aimasse depuis longtemps et qu’elle le sût. Mais je reprochai à cet homme sa cruelle manière d’agir, et il y eut entre nous des paroles et des coups. Plus tard, il me dit solennellement que tout cela ne signifiait rien, et qu’il n’y avait eu qu’un peu de badinage et de coquetterie. Alors je lui fis écrire à Hetty une lettre pour lui dire qu’il n’avait point eu de sérieuses intentions à son égard, car je voyais clairement, monsieur, par plusieurs choses que je n’avais pas comprises avant, qu’il s’était emparé de son cœur, et je pensais qu’elle continuerait probablement à s’occuper de lui et ne reviendrait jamais à aimer un autre homme qui désirerait l’épouser. Je lui remis la lettre, et elle sembla supporter tout cela pendant quelque temps mieux que je ne m’y attendais… et elle me montrait de jour en jour plus de bienveillance… J’ose dire qu’elle ne connaissait pas alors ses propres sentiments, la pauvre enfant, et elle les comprit quand c’était trop tard… Je ne veux pas la blâmer ; je ne puis croire qu’elle voulût me tromper. Mais j’étais encouragé à croire qu’elle m’aimait ; vous savez le reste, monsieur. J’ai dans l’esprit qu’il s’est conduit faussement vis-à-vis de moi, qu’il l’a engagée à partir et qu’elle est allée vers lui, et je pars maintenant pour voir ce qui en est, car je ne pourrai jamais me remettre au travail avant de savoir ce qu’elle est devenue. »

Pendant le récit d’Adam, M. Irwine avait eu le temps de redevenir maître de lui, malgré les tristes pensées qui l’assaillaient. Il éprouvait un souvenir amer de cette matinée où Arthur, déjeunant avec lui, avait paru sur le point de lui faire un aveu. Ce qu’il voulait avouer était bien clair maintenant. Et si leur conversation avait pris une autre direction… si lui-même avait mis un peu moins de scrupule à entrer dans les secrets d’un autre… il était cruel de penser quel léger obstacle avait empêché de prévenir une telle faute et un tel malheur. Il voyait toute l’histoire maintenant à cette terrible lumière que le présent jetait sur le passé. Tout autre sentiment était dominé en lui par la pitié, une profonde et respectueuse pitié pour l’homme assis devant lui, déjà si brisé, allant avec une aveugle résignation au-devant d’un malheur supposé, tandis qu’il était menacé d’une imminente réalité présente tellement en dehors des épreuves ordinaires qu’il n’eût jamais pu la redouter. Sa propre agitation était contenue par cette frayeur respectueuse que nous éprouvons en face d’une grande souffrance morale, car celle à laquelle il allait soumettre Adam accablait son esprit. Il mit de nouveau la main sur le bras posé sur la table, mais avec douceur cette fois, et dit solennellement :

« Adam, mon cher ami, vous avez été rudement éprouvé dans votre vie. Mais vous pouvez supporter la douleur aussi courageusement que vous savez agir. Dieu vous impose maintenant ces deux devoirs. Vous êtes menacé d’un malheur plus profond qu’aucun de ceux que vous avez supportés. Mais vous ne connaissez pas la pire des douleurs ; vous n’êtes pas coupable. Que Dieu aide celui qui l’est ! »

Ces deux pâles visages se regardèrent, Adam avec le tremblement de l’attente, M. Irwine avec l’hésitation d’une pitié concentrée. Il continua :

« J’ai eu des nouvelles d’Hetty ce matin. Elle n’est point allée vers lui. Elle est dans le Stonyshire, à Stoniton. »

Adam s’élança de sa chaise comme s’il avait pensé pouvoir la rejoindre à l’instant. Mais M. Irwine lui prit de nouveau le bras et lui dit d’un ton persuasif : « Attendez, Adam, attendez ! » Adam se rassit.

« Elle est dans une position très-malheureuse, une position qui fait que ce sera pire pour vous de la retrouver, mon pauvre ami, que si vous l’aviez perdue pour toujours. »

Les lèvres d’Adam remuèrent, mais aucun son ne vint. Elles remuèrent de nouveau et il murmura : « Dites.

— Elle a été arrêtée… elle est en prison. »

Ce fut comme si un coup insultant eût ramené l’esprit de résistance chez Adam. Le sang lui monta violemment au visage et il dit d’une voix claire et forte :

« Pourquoi ?

— Pour un grand crime, le meurtre de son enfant.

— Cela ne peut être, cria presque Adam en s’élançant de sa chaise et se précipitant vers la porte ; mais il se retourna, s’appuya contre la bibliothèque, et, regardant d’un air sauvage M. Irwine : Ce n’est pas possible. Elle n’a jamais eu d’enfant. Elle ne peut pas être coupable. Qui le dit ?

— Dieu veuille qu’elle soit innocente, Adam. Nous pouvons encore avoir cette espérance.

— Mais qui est-ce qui la dit coupable ? dit Adam violemment. Dites-moi tout.

— Voici une lettre du magistrat devant lequel on l’a amenée, et le constable qui l’a arrêtée est ici, dans la salle à manger. Elle ne veut pas dire son nom, ni d’où elle vient ; mais je crains, je crains qu’il n’y ait aucun doute que ce ne soit Hetty. La description de sa personne se rapporte à elle ; seulement on dit qu’elle a l’air très-pâle et malade. Elle avait dans sa poche un petit carnet en peau rouge où étaient écrits deux noms, l’un au commencement, « Hetty Sorrel, Hayslope, » et l’autre à la fin, « Dinah Morris, Snowfield. » Elle ne veut pas dire lequel est son propre nom ; elle nie tout et ne répond à aucune question. L’on s’est adressé à moi, comme magistrat, pour que je prenne des mesures, afin de constater son identité, car on a jugé probable que le nom écrit au commencement fût le sien.

— Mais quelles preuves a-t-on contre elle, si c’est Hetty ? dit Adam, parlant encore avec violence et avec un effort qui agitait tout son corps. Je ne le croirai jamais. Cela ne peut être, sans qu’aucun de nous le soupçonnât.

— Il y a une terrible preuve qu’elle a été exposée à la tentation de commettre le crime ; mais nous avons encore lieu d’espérer qu’elle ne l’a pas réellement commis. Essayez de lire cette lettre, Adam. »

Adam prit la lettre de ses mains tremblantes et tâcha de fixer attentivement ses yeux dessus. M. Irwine sortit pendant ce temps pour donner quelques ordres. Quand il revint, Adam en était encore à la première page ; il ne pouvait lire ; il ne pouvait rassembler les mots et en trouver le sens. Il la jeta par terre à la fin et serra le poing.

« C’est lui qui l’a fait, dit-il, s’il y a eu là un crime ; il est seul coupable et non pas elle. Il lui a enseigné à tromper ; il m’a moi-même trompé premièrement. Qu’on le mette en jugement ; qu’il soit au tribunal à ses côtés, et je leur dirai comment il s’est emparé de son cœur et l’a amenée au mal, et ensuite qu’il m’a menti. Est-ce qu’il sera libre, tandis que toute la punition sera pour elle… si faible et si jeune ? »

L’image conjurée par ces derniers mots donna une nouvelle direction aux sentiments égarés du pauvre Adam. Il se tut, regardant à l’angle de la chambre, comme s’il y voyait quelque chose. Puis il éclata de nouveau, d’un ton suppliant d’angoisse :

« Je ne puis le supporter… Ô Dieu ! c’est trop pénible pour moi, c’est trop pénible de la croire mauvaise. »

M. Irwine s’était rassis en silence ; il était trop sage pour proférer des paroles de consolation dans ce moment. La vue d’Adam se tenant devant lui, avec cet air de vieillesse soudaine que prend quelquefois un visage jeune dans des instants de foudroyante émotion, l’apparente sécheresse de la peau, les profonds plis autour de la bouche tremblante, les rides sur le front ; la vue de cet homme ferme et vigoureux, écrasé par le choc invisible du malheur, l’émouvait si profondément que parler n’était pas facile. Adam resta immobile, les yeux vaguement fixés pendant une ou deux minutes, et, dans ce court espace de temps, il vécut de nouveau de tout son amour.

« Elle ne peut pas l’avoir fait ! dit-il sans remuer encore les yeux, comme s’il ne parlait qu’à lui-même ; c’est la peur qui l’a fait le cacher… je lui pardonne de m’avoir trompé… Je te pardonne, Hetty… tu as été trompée aussi… tu as supporté de dures angoisses, ma pauvre Hetty !… mais ils ne me feront jamais croire cela. »

Il se tut encore quelques instants, puis il dit avec une terrible rudesse : « J’irai vers lui, je le ramènerai, je la lui montrerai dans son malheur ; il faudra qu’il la regarde, jusqu’à ce qu’il ne puisse plus l’oublier ; il en sera poursuivi nuit et jour aussi longtemps qu’il vivra ; maintenant il ne pourra échapper par des mensonges ; j’irai le chercher, je le traînerai moi-même… »

En voulant se diriger vers la porte, Adam s’arrêta machinalement pour chercher son chapeau, oubliant tout à fait où et en présence de qui il se trouvait. M. Irwine l’avait suivi, et, le prenant alors par le bras, dit d’une voix calme et décidée :

« Non, Adam, non ; je suis sûr que vous désirerez rester et voir ce qu’on peut faire de bon pour elle, au lieu d’aller inutilement chercher vengeance. La punition viendra sûrement sans votre aide. D’ailleurs, il n’est plus en Irlande ; il doit être en route pour revenir chez lui, et il y sera longtemps avant que vous reveniez, car je sais que son grand-père lui a écrit de revenir, il y a au moins dix jours. Je désire à présent que vous veniez avec moi à Stoniton. J’ai commandé un cheval pour que nous puissions partir aussitôt que vous pourrez être maître de vous. »

À mesure que M. Irwine parlait, Adam reprenait la conscience de ce qui se passait actuellement ; il repoussa ses cheveux de son front et écouta.

« Rappelez-vous, continua M. Irwine, qu’il y a d’autres personnes pour lesquelles il faut penser et agir, Adam ; ce sont les amis d’Hetty, les bons Poyser, sur lesquels ce coup tombera plus lourdement que je ne puis supporter de le penser. J’attends de votre force d’âme, Adam, de votre sentiment des devoirs envers Dieu et le prochain, que vous ne refuserez pas votre aide aussi longtemps qu’elle pourra être de quelque utilité. »

En réalité, M. Irwine proposait ce voyage à Stoniton pour le propre bien d’Adam. Le mouvement, avec un but, était le meilleur moyen de résister à la violence de sa souffrance pendant les premières heures.

« Vous viendrez avec moi à Stoniton, Adam, répéta-t-il après un moment. Il faut nous assurer si c’est réellement Hetty qui s’y trouve, vous savez ?

— Oui, monsieur, dit Adam, je ferai ce que vous jugerez bon. Mais les gens de la Grand’Ferme ?

— Je désire qu’ils ne sachent rien avant mon retour, pour le leur dire moi-même. Je me serai assuré alors de choses sur lesquelles je suis incertain maintenant, et je reviendrai aussitôt que possible. Allons à présent, les chevaux sont prêts. »