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Adam Bede/Livre 5/46

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Traduction par A.-F. d’Albert-Durade.
É. Dentu — H. Georg (tome IIp. 266-274).

CHAPITRE XLVI

les heures d’incertitude

Le dimanche matin, comme les cloches de Stoniton sonnaient pour le service du matin, Bartle Massey rentra dans la chambre d’Adam, après une courte absence, et dit :

« Adam, voici quelqu’un qui désire vous voir. » Adam était assis, le dos tourné vers la porte ; il se leva instantanément et se retourna, la figure enflammée et le regard inquiet. Son visage était encore plus maigre et défait que nous ne l’avons vu auparavant, mais il s’était lavé et rasé ce dimanche matin.

« Sont-ce des nouvelles ? dit-il.

— Calmez-vous, mon garçon, dit Bartle, calmez-vous. Ce n’est pas ce que vous pensez ; c’est la jeune femme méthodiste qui vient de la prison. Elle est au bas des escaliers, et désire savoir si vous jugez bon de la voir, car elle a quelque chose à vous dire au sujet de la pauvre réprouvée ; mais elle ne voudrait pas entrer sans votre permission, dit-elle. Elle pensait que peut-être vous préféreriez sortir pour lui parler. Ces prêcheuses ne sont pas en général si réservées ! murmura Bartle à part.

— Priez-la d’entrer, » dit Adam.

Il était debout, le visage tourné du côté de la porte, et lorsque Dinah, en entrant, leva ses doux yeux sur lui, elle s’aperçut immédiatement du grand changement opéré depuis le jour où elle avait vu dans la chaumière cet homme de si belle taille. En lui touchant la main, elle lui dit de sa voix claire qui tremblait :

« Prenez courage, Adam Bede ; le Seigneur ne l’a pas abandonnée.

— Soyez bénie pour être venue à elle, dit Adam. M. Massey m’a appris hier que vous l’aviez vue. »

Ils ne pouvaient, ni l’un ni l’autre, rien dire de plus pour l’instant, mais ils restaient debout en silence, et Bartle Massey, qui avait mis ses lunettes, semblait fixé sur place et examinait la figure de Dinah. Mais il se remit le premier et dit, en lui donnant la chaise : « Asseyez-vous, jeune femme, asseyez-vous ; et il se retira à sa place accoutumée sur le lit.

— Je vous remercie, ami ; je ne veux pas m’asseoir, dit Dinah, car il faut que je retourne promptement ; elle m’a suppliée de ne pas rester longtemps absente. Je suis venue, Adam Bede, pour vous prier d’aller voir la pauvre coupable et lui dire adieu. Elle désire vous demander pardon, et il serait convenable que vous la vissiez aujourd’hui, plutôt que demain matin de bonne heure, quand il ne restera plus que si peu de temps. »

Adam tremblait de tous ses membres et il se laissa retomber sur sa chaise.

« Cela ne se fera pas, dit-il ; ce sera renvoyé, sa grâce peut arriver. M. Irwine a dit qu’il y avait quelque espoir ; il m’a dit que je ne devais pas perdre toute espérance.

— C’est une bien heureuse pensée pour moi, répondit Dinah, ses yeux se remplissant de larmes. C’est une chose effrayante que de presser ainsi la perte d’une âme.

« Mais, quoi qu’il en soit, ajouta-t-elle, pour le moment vous viendrez certainement et vous lui laisserez dire ce qu’elle a dans le cœur. Quoique sa pauvre âme soit encore bien dans l’obscurité et discerne peu des choses en dehors de la chair, elle n’est plus si endurcie ; elle est contrite, elle m’a tout avoué. L’orgueil de son cœur a cédé, elle s’appuie sur moi pour chercher du secours et désire être éclairée. Cela me remplit de confiance, car je ne puis m’empêcher de penser que nos frères ne soient quelquefois dans l’erreur, en mesurant l’amour divin à la science du pécheur. Elle va écrire une lettre aux amis de la Grand’Ferme, pour que je la leur donne quand elle sera partie ; et quand je lui ai appris que vous étiez ici, elle a dit : « Je voudrais dire adieu à Adam et le prier de me pardonner. » Vous viendrez, Adam ? peut-être même pourriez-vous venir à présent avec moi ?

— Je ne le puis, dit Adam ; je ne puis lui dire adieu tant qu’il y a quelque espoir. Je suis là à écouter, à écouter ; je ne puis penser à rien autre qu’à cela. C’est impossible qu’elle doive mourir de cette mort ignominieuse ; je ne puis accepter cette idée. »

Il se leva de nouveau de sa chaise et regarda en dehors de la fenêtre, tandis que Dinah restait debout avec une compatissante patience. Une ou deux minutes après, il se retourna et dit :

« J’irai, Dinah… demain matin… si cela doit être. J’aurai plus de force pour le supporter, si je sais que cela doit être. Dites-lui que je lui pardonne ; dites-lui que je viendrai… au dernier moment.

— Je ne veux point vous presser contre la voix de votre propre cœur, dit Dinah. Il faut que je me hâte de retourner vers elle, car il est étonnant comme elle s’attache à moi ; elle voudrait ne pas me perdre de vue. Elle n’avait jamais paru répondre à mon affection avant, mais maintenant les tribulations ont ouvert son cœur. Adieu, Adam ; que notre Père céleste vous soutienne et vous donne la force de tout supporter. » Dinah lui tendit une main qu’Adam pressa en silence.

Bartle Massey se levait pour ouvrir le loquet rouillé de la porte, mais, avant qu’il pût y arriver, elle lui avait dit avec douceur : « Adieu, ami ! » et descendait déjà les escaliers d’un pas léger.

« Eh bien, dit Bartle en ôtant ses lunettes et les mettant dans sa poche, s’il faut qu’il y ait des femmes dans ce monde pour causer des peines, il est juste qu’il y en ait pour les soulager, et celle-ci en est une, elle en est une. C’est dommage que ce soit une méthodiste, mais on ne peut pas trouver une femme qui n’ait quelque espèce de folie. »

Adam ne se coucha pas de la nuit ; l’agitation de l’attente, qui augmentait chez lui avec chaque heure plus rapprochée du moment fatal, était trop forte, et, malgré toutes ses supplications, malgré toutes ses promesses de rester parfaitement tranquille, le maître d’école voulut veiller aussi.

« Qu’est-ce que ça me fait, mon garçon, dit Bartle, une nuit de sommeil de plus ou de moins ? Je dormirai assez longtemps sous terre bientôt. Laisse-moi te tenir compagnie dans ton affliction, pendant que je le puis. »

La nuit fut longue et triste dans cette petite chambre.

Adam se levait quelquefois et marchait de long en large, puis il s’asseyait et cachait son visage ; on n’entendait d’autre bruit que celui de la montre posée sur la table, ou celui de la chute d’un charbon du feu, dont le maître d’école s’occupait avec soin. Quelquefois Adam éclatait en paroles véhémentes :

« Si j’avais pu faire quelque chose pour la sauver, si quelque souffrance de ma part avait pu produire un bien !… Mais devoir rester assis, savoir tout cela, et ne rien faire, c’est trop dur à supporter pour un homme !… et penser à ce qui serait maintenant, si ce n’était à cause de lui… Ô Dieu ! c’est le jour même que nous devions nous marier.

— Ah, mon garçon, dit Bartle avec bonté, c’est lourd, c’est lourd. Mais il faut vous rappeler ceci ; c’est que lorsque vous pensiez à l’épouser, vous ne la jugiez pas d’une nature semblable. Vous n’auriez pas cru qu’elle pût s’endurcir en si peu de temps et faire ce qu’elle a fait.

— Je le sais, je sais cela, dit Adam. Je croyais qu’elle avait le cœur tendre et aimant, et ne pourrait jamais mentir ni se conduire avec fausseté. Comment aurais-je pu penser autrement ? S’il ne s’était jamais approché d’elle, que je l’eusse épousée et l’eusse entourée de soins et d’amour, elle n’aurait jamais rien fait de mal. Qu’importe que j’eusse pu avoir quelque petit chagrin avec elle ? Cela n’aurait rien été en comparaison de tout ceci.

— On ne sait pas, mon garçon, on ne peut savoir ce qui aurait pu arriver. La douleur est vive pour vous maintenant ; il vous faudra du temps… il vous faudra du temps. Mais j’ai de vous l’opinion que vous vous relèverez et redeviendrez un homme ; et il peut sortir de ceci quelque bien que nous ne voyons pas.

— Du bien sortir de ceci ! dit Adam violemment. Cela ne changera pas le mal ; sa perte ne peut être empêchée. Je déteste cette manière de parler des gens, comme si on pouvait trouver des compensations à toutes choses. Ils feraient mieux d’arriver à comprendre que le mal qu’ils causent ne peut être détruit. Quand un homme a gâté la vie d’un de ses semblables, il n’a aucun droit de se consoler en pensant au bien qui peut en résulter plus tard ; quelque bien qui en ressorte pour d’autres, cela ne changera en rien sa honte et son malheur.

— Bien, mon garçon, bien, dit Bartle d’une voix douce qui contrastait avec son ton péremptoire habituel et son impatience de la contradiction, il est assez probable que je dis des bêtises ; je suis déjà vieux, et il y a bien des années depuis que j’ai eu moi-même des malheurs. Il est facile de trouver pour les autres des raisons d’être patient.

— Monsieur Massey, dit Adam avec repentir, je suis très-vif et irritable. Je devrais être différent pour vous : mais vous ne m’en voudrez pas !

— Non, mon garçon, non. »

La nuit se passa dans cette agitation jusqu’à ce que l’aube froide et la clarté croissante amenassent cette frayeur calme qui précède le désespoir. Bientôt il n’aurait plus d’incertitude.

« Allons à la prison maintenant, monsieur Massey, dit Adam, quand l’aiguille de sa montre marqua six heures. S’il est arrivé quelque nouvelle, nous l’apprendrons là. »

Le peuple était déjà en mouvement, se dirigeant rapidement dans les rues du même côté. Adam essaya de ne pas supposer où allaient ceux qui passaient rapidement près de lui dans le court trajet qui séparait son logement de la prison. Il fut reconnaissant quand les portes le séparèrent de ces gens si curieux.

Non ; il n’était rien arrivé, point de grâce, point de délai.

Adam s’arrêta dans la cour une demi-heure, avant de pouvoir se décider à faire savoir à Dinah qu’il était là. Mais une voix frappa son oreille : il ne put éviter d’entendre ces mots : « Le char partira à sept heures et demie. »

Il fallait le dire ce dernier adieu : il n’y avait plus d’espoir.

Dix minutes après, Adam était à la porte de la cellule. Dinah lui avait fait dire qu’elle ne pouvait aller vers lui, qu’elle ne pouvait quitter Hetty un seul instant ; mais qu’Hetty était prête à le recevoir.

Il ne put la voir en entrant, car l’agitation amortissait ses sens, et la cellule lui paraissait tout à fait obscure. Il s’arrêta un moment, tremblant et dans la stupeur, après que la porte se fut fermée derrière lui.

Mais il commença à distinguer dans l’obscurité, à voir ces yeux noirs levés encore une fois sur lui, mais sans sourire. Oh ! Dieu ! qu’ils étaient tristes ! La dernière fois qu’ils avaient rencontré les siens, lorsqu’il l’avait quittée le cœur plein d’amour, de joie et d’espérance, ils souriaient au milieu des larmes répandues sur un visage rose et à fossettes. La figure était de marbre maintenant ; les douces lèvres étaient pâles, entr’ouvertes et tremblantes ; les gracieuses fossettes n’y étaient plus, et les yeux… Oh ! le pire de tout était leur ressemblance avec ceux d’Hetty. C’étaient les yeux d’Hetty qui le fixaient avec ce regard douloureux comme si elle était revenue d’entre les morts pour lui raconter ses tristesses.

Elle se serrait contre Dinah ; sa joue s’appuyait contre la sienne. Il semblait que tout ce qui lui restait de force et d’espérance se trouvât dans ce contact ; et l’amour compatissant qui se faisait voir sur la figure de Dinah paraissait un véritable gage de la grâce invisible.

Quand leurs yeux se rencontrèrent, quand Hetty et Adam se regardèrent mutuellement, elle vit les ravages qui s’étaient aussi opérés en lui, et cela parut la frapper d’une nouvelle crainte. C’était la première fois qu’elle voyait quelqu’un dont le visage paraissait réfléchir le changement du sien. Adam était une nouvelle image du terrible passé et du redoutable présent. Son tremblement augmenta en le voyant.

« Parlez-lui, Hetty, dit Dinah, dites-lui ce que vous avez dans le cœur. »

Hetty lui obéit comme un petit enfant. « Adam… je suis bien fâchée… je me suis conduite bien mal envers vous… voulez-vous me pardonner… avant que je meure ? »

Adam répondit presqu’en sanglotant : « Oui, je te pardonne, Hetty : je t’ai pardonné depuis longtemps. »

Il avait semblé à Adam que son cerveau allait éclater de désespoir dans les premiers instants où ses regards rencontrèrent ceux d’Hetty ; mais le son de sa voix proférant ces paroles de repentance, toucha une corde qui avait été moins tendue, il y eut un sentiment de soulagement pour ce qui devenait impossible à supporter, et quelques larmes se firent jour ; il n’en avait point versé depuis qu’il s’était jeté au cou de Seth, au commencement de son chagrin.

Hetty fit un mouvement involontaire vers lui ; un peu de cet amour dont elle avait naguère été entourée se rapprochait d’elle. Elle tenait toujours serrée la main de Dinah, mais elle s’avança vers Adam et lui dit timidement :

« Voulez-vous m’embrasser encore une fois, Adam, malgré tout le mal que j’ai fait ? »

Adam prit cette main blanche et maigrie qu’elle lui offrait, et ils se donnèrent mutuellement cet indicible baiser solennel d’éternelle séparation.

« Et dites-lui, continua Hetty, d’une voix un peu plus forte, dites-lui… car personne d’autre ne peut le lui dire… que je suis allée le chercher et que je n’ai pu le trouver… et que je l’ai une fois détesté et maudit… Mais Dinah assure que je dois lui pardonner… et j’essaye… car sans cela Dieu ne me pardonnera pas. »

Et cet instant il se fit du bruit en dehors de la cellule, la clef tournait, et quand la porte s’ouvrit, Adam vit indistinctement qu’il y avait là plusieurs personnes ; il était trop agité pour comprendre davantage… même pour voir que M. Irwine était l’une d’elles. Il sentit que les derniers préparatifs commençaient et qu’il ne pouvait rester plus longtemps. On lui fit silencieusement place pour sortir, et il retourna dans la solitude de sa chambre, laissant Bartle Massey surveiller et voir la fin.