Aller au contenu

Adam Bede/Livre 6/52

La bibliothèque libre.
Traduction par A.-F. d’Albert-Durade.
É. Dentu — H. Georg (tome IIp. 331-341).

CHAPITRE LII

adam et dinah

Il était environ trois heures lorsque Adam entra dans la cour de la Ferme et réveilla Alick et les chiens de leur sieste du dimanche. Alick lui dit que tout le monde était à l’église, excepté la jeune mam’selle, ainsi qu’il appelait Dinah ; ce qui ne contraria point Adam, le « tout le monde » étant assez large pour comprendre même Nancy, la laitière, dont le travail urgent ne permettait pas toujours la présence à l’église.

Le silence était complet ; les portes étaient toutes fermées, et même les pierres et canaux paraissaient plus tranquilles qu’à l’ordinaire. Adam entendait le son agréable de l’eau coulant de la fontaine, le seul bruit qu’il y eût ; il frappa à la porte légèrement, comme cela était convenable dans ce calme général.

La porte s’ouvrit et Dinah se présenta à lui ; elle rougit fortement de surprise en voyant Adam à cette heure où elle savait qu’il allait régulièrement à l’église. Hier il lui aurait dit sans aucune difficulté : « Je suis venu pour vous voir, Dinah ; je savais que le reste de la famille était sorti. » Mais aujourd’hui quelque chose l’empêcha de le dire, et il lui tendit la main en silence. Ni l’un ni l’autre ne parla, quoique tous deux désirassent pouvoir le faire ; Adam entra et ils s’assirent. Dinah prit la chaise qu’elle venait de quitter ; elle était à l’angle de la fenêtre, près d’une table sur laquelle se trouvait un livre fermé ; elle resta assise parfaitement tranquille, regardant les petits fragments de charbon enflammé dans la grille reluisante. Adam s’était placé en face d’elle sur la chaise à trois coins de M. Poyser.

« Votre mère n’est pas redevenue malade, j’espère, Adam, demanda Dinah se remettant. Seth m’a appris ce matin qu’elle était bien portante.

— Non, elle a bon courage aujourd’hui, dit Adam, heureux de remarquer ces signes d’émotion chez Dinah à sa vue, mais se contenant.

— Il n’y a personne à la maison, vous voyez ; mais vous attendrez. Quelque chose sans doute vous a empêché d’aller à l’église aujourd’hui.

— Oui, dit Adam, qui s’arrêta avant d’ajouter : Je pensais à vous ; c’est ce qui en est cause. »

Adam sentait que cet aveu était bien gauche et précipité ; mais il croyait que Dinah devait comprendre ce qu’il voulait dire. La franchise de ces paroles fit qu’elle les interpréta de suite comme un renouvellement de regrets fraternels au sujet de son départ, et elle répondit tranquillement :

« Ne vous faites ni inquiétudes ni craintes à mon égard, Adam. J’ai de tout plus qu’il ne m’est nécessaire à Snowfield. Et mon esprit est tranquille, car je ne cherche pas à suivre mes propres désirs en partant.

— Mais si les choses étaient différentes, dit Adam avec hésitation, si vous saviez des choses que peut-être vous ignorez maintenant… »

Dinah le regarda d’un air d’attente curieuse ; mais au lieu de continuer il prit une chaise qu’il plaça près du coin de table où elle était assise. Elle fut étonnée et effrayée, et l’instant après ses pensées se reportèrent sur le passé : y avait-il quelque chose qu’elle ne connût pas, concernant les infortunés absents ? Adam la regarda ; il était si doux de contempler ces yeux qui laissaient voir l’oubli d’elle-même par leur inquiète interrogation, que, pour un moment, il oublia qu’elle attendait qu’il parlât.

« Dinah, dit-il soudain en lui prenant les deux mains, je vous aime de tout mon cœur et de toute mon âme. C’est vous que j’aime le plus après Dieu qui m’a créé. »

Les lèvres et les joues de Dinah pâlirent et elle trembla violemment sous le coup de cette joie inattendue. Ses mains que tenait Adam étaient d’un froid de mort. Elle ne pouvait les retirer parce qu’il les pressait.

« Ne me dites pas que vous ne pouvez m’aimer, Dinah. Ne me dites pas que nous devons nous séparer et vivre éloignés l’un de l’autre. »

Les larmes tremblaient dans les yeux de Dinah et coulèrent avant qu’elle pût répondre. Mais elle parla d’une voix calme et basse.

« Oui, cher Adam, nous devons nous soumettre à une autre volonté. Nous devons nous séparer.

— Pas si vous m’aimez, Dinah ; non, pas si vous m’aimez, dit Adam passionnément. Dites-moi, dites-moi si je puis être pour vous plus qu’un frère ! »

Dinah se soumettait trop entièrement à la volonté de Dieu pour essayer d’atteindre à un but en cachant quelque chose. Elle commençait à se remettre du premier choc de son émotion, et elle regarda Adam d’un air simple et sincère en lui disant :

« Oui, Adam, mon cœur est fortement attiré vers vous, et ma propre volonté, si je n’avais point d’indication évidente contraire, me ferait trouver mon bonheur à être près de vous et m’occuper de vous continuellement. Mais je craindrais d’oublier de me réjouir ou de pleurer avec d’autres ; bien plus, je craindrais d’oublier la Présence divine et de ne chercher d’autre amour que le vôtre. »

Adam ne parla pas immédiatement. Ils restaient à se regarder dans un délicieux silence, car la première sensation d’un amour mutuel repousse toutes les autres pensées ; elle absorbe l’âme tout entière.

« Alors, Dinah, dit enfin Adam, comment peut-il y avoir quelque chose qui s’oppose à ce que nous nous appartenions l’un à l’autre et à ce que nous passions notre vie ensemble ? Qui a mis ce grand amour en nos cœurs ? Peut-il y avoir quelque chose de plus saint ? Car nous pouvons demander à Dieu d’être toujours avec nous, et nous nous aiderons mutuellement en toute chose bonne. Je ne penserai jamais à me placer entre Dieu et vous, en disant que vous ne deviez pas faire ceci ou cela. Vous suivrez votre conscience tout autant que vous le faites maintenant.

— Oui, Adam, je sais que le mariage est un saint état pour ceux qui y sont véritablement appelés et n’ont pas d’autre route tracée ; mais, depuis mon enfance jusqu’à ce jour, j’ai été dirigée dans un autre sentier ; toute ma paix et ma joie me sont venues de n’avoir point de vie à moi, point de besoins, point de désirs pour moi-même, et à vivre seulement en Dieu et pour celles de ses créatures dont il m’a donné de partager les joies et les tristesses. Ces années ont été pleines de bénédictions pour moi, et je sens que si je venais à écouter une voix qui me fît sortir de ce chemin, ce serait me détourner de la lumière qui m’a éclairée, et que je serais livrée à l’obscurité et au doute. Nous ne pourrions nous sanctifier mutuellement, Adam, s’il y avait des doutes en mon âme et si je regrettais, quand il serait trop tard, cette meilleure part qui m’avait une fois été donnée et que j’aurais repoussée.

— Mais si un nouveau sentiment a pris place en votre âme, Dinah, et si vous m’aimez assez pour désirer être plus près de moi que d’autres personnes, n’est-ce pas un signe qu’il est convenable que vous changiez votre genre de vie ? L’amour ne la sanctifie-t-il pas autant que toute autre chose pourrait le faire ?

— Adam, mon esprit est plein de doutes à cet égard, car maintenant, depuis que vous m’avez dit votre grand attachement pour moi, ce qui était clair s’est de nouveau obscurci à mes yeux. Avant, je sentais que mon cœur était trop puissamment attiré vers vous, et que le vôtre ne m’appartenait point ; votre pensée me dominait tellement, que mon âme n’avait plus sa liberté et se trouvait enchaînée à une affection terrestre, ce qui me rendait inquiète et attentive à ce qui pourrait advenir de moi. Car, dans toute autre affection, je n’avais demandé que peu ou point de retour ; mais mon cœur commençait à désirer ardemment un amour égal de votre part. Et je ne doutais nullement que je ne dusse résister à cette grande tentation ; alors il m’était clairement ordonné de m’éloigner.

— Mais à présent, chère, chère Dinah, à présent que vous savez que je vous aime bien plus que vous ne m’aimez… c’est tout différent. Vous ne penserez plus à partir ; vous resterez pour être ma femme chérie, et je remercierai Dieu, comme je ne l’ai encore jamais fait, de m’avoir donné la vie.

— Adam, il m’est difficile d’être sourde à… vous savez que cela m’est difficile ; mais un grand doute pèse sur moi. Il me semble comme si vous me tendiez les bras et m’appeliez à partager une vie facile, d’accord avec mes propres désirs, tandis que Jésus, l’Homme des douleurs, se tiendrait à ma droite et me montrerait les pécheurs, les souffrants et les affligés. C’est là ce que j’ai vu et revu bien souvent, lorsque j’étais assise dans le calme et l’obscurité, et une grande frayeur s’est emparée de moi à la pensée d’endurcir mon cœur, de devenir égoïste et de ne plus porter volontiers la croix du Rédempteur. »

Dinah avait fermé les yeux, et un léger frisson la parcourut. « Adam, continua-t-elle, vous ne voudriez pas que nous cherchassions le bonheur dans quelque infidélité à la lumière qui est en nous ; vous ne trouveriez pas cela un bonheur. Nous n’avons en ceci qu’une même pensée.

— Oui, Dinah, répondit tristement Adam ; je ne suis point homme à vous presser jamais contre votre conscience. Mais je ne puis abandonner l’espoir que vous viendrez à voir différemment. Je ne crois point que de m’aimer pût vous endurcir le cœur ; ce n’est qu’ajouter à ce que vous avez été avant, au lieu d’en rien retrancher, car il me semble qu’il en est du bonheur comme de l’affliction. Plus nous les connaissons, mieux nous pouvons comprendre ce qu’est ou pourrait être la vie des autres, en sorte que nous n’en devenons que plus tendres et désireux de les secourir. Plus un homme a de connaissances, mieux il fera son ouvrage, et savoir sentir est une espèce de connaissance. »

Dinah restait silencieuse ; ses yeux contemplaient quelque chose qu’elle seule pouvait voir. Adam continua à plaider sa cause.

« Et vous pourrez agir presque autant que vous le faites maintenant. Je ne vous demande point de venir à l’église avec moi le dimanche ; vous pourrez aller vers ceux qu’il vous conviendra d’enseigner, car, tout en préférant moi-même l’église, je ne mets point mon âme au-dessus de la vôtre, comme s’il vous valait mieux écouter mes paroles que votre conscience. Vous pourriez tout autant venir en aide aux malades, et vous auriez plus de moyens pour les soulager ; vous seriez au milieu de tous vos amis qui vous chérissent ; vous pourriez les aider et seriez une bénédiction pour eux jusqu’à leur dernier jour. Certainement, Dinah, vous vivriez aussi près de Dieu que si vous étiez solitaire et loin de moi. »

Dinah ne répondit pas de quelque temps. Adam lui tenait toujours les mains en la regardant avec une tremblante anxiété, lorsqu’elle tourna sur lui ses regards graves et aimants et lui dit d’une voix plutôt triste :

« Adam, il y a de la vérité dans ce que vous dites, et il y a plusieurs servantes de Dieu qui ont plus de force que moi, et ont le cœur assez large pour s’occuper en outre de leurs maris et de leurs proches. Mais je n’ai pas la confiance qu’il en fût de même pour moi, car, depuis que mon affection pour vous a dépassé la mesure, j’ai eu moins de paix et de joie en Dieu ; j’ai senti comme un partage en mon cœur. Pensez à ce qu’il en est de moi, Adam ; cette vie que j’ai menée depuis mon enfance, est comme un pays de bénédiction que j’aurais habité, et si j’écoute la voix qui m’appelle dans un autre que je ne connais pas, je ne puis m’empêcher de craindre que mon âme ne regrette plus tard cette bénédiction que j’aurais abandonnée ; et, dans le doute, il ne peut y avoir d’amour parfait. Il faut que j’attende une direction plus claire ; il faut que je me sépare de vous et que nous nous soumettions entièrement à la volonté divine. Il nous est quelquefois demandé de déposer sur l’autel nos affections les plus justes et les plus naturelles. »

Adam n’osa pas continuer son plaidoyer, car le ton de Dinah ne laissait voir ni caprice ni manque de sincérité. Mais il souffrait et ses yeux s’humectèrent en la regardant.

« Mais peut-être reviendrez-vous pour me rendre heureux… en me faisant comprendre que vous vous rapprochez de moi pour ne plus nous séparer, Dinah ?

— Il faut nous soumettre, Adam. Avec le temps notre devoir nous sera indiqué plus clairement. Il se peut qu’une fois rentrée dans ma première vie, je voie toutes ces nouvelles pensées et espérances s’évanouir, comme n’ayant jamais existé. Alors je saurai que le mariage n’est point ma vocation. Mais nous devons attendre.

— Dinah, dit tristement Adam, vous ne pouvez m’aimer autant que je vous aime, autrement vous n’auriez aucune hésitation. Mais c’est naturel, car je ne suis pas aussi bon que vous. Je ne puis douter qu’il ne soit bien à moi d’aimer ce que Dieu m’a donné de plus parfait à connaître.

— Non, Adam ; il me semble que mon amour pour vous n’est point médiocre, car mon cœur attend vos paroles et vos regards comme le petit enfant cherche le secours et la tendresse auprès du protecteur dont il dépend. Si votre pensée avait peu d’empire sur moi, je ne craindrais point qu’elle ne devînt une idole dans le temple. Mais vous m’encouragerez, vous ne m’empêcherez point d’essayer d’obéir jusqu’au bout.

— Sortons, Dinah, et promenons-nous ensemble au soleil. Je ne dirai rien qui puisse vous troubler. »

Ils sortirent et se promenèrent du côté des champs où ils devaient rencontrer la famille revenant de l’église. « Prenez mon bras, Dinah, » lui dit Adam, et elle le prit. Ce fut le seul changement dans leur manière d’être, depuis la dernière promenade qu’ils avaient faite ensemble. Mais la tristesse de son prochain départ et l’incertitude du résultat ne pouvaient priver Adam d’une grande douceur en sachant que Dinah l’aimait. Il pensa qu’il resterait à la Grand’Ferme toute la soirée. Il désirait être près d’elle aussi longtemps que possible.

« Tiens, tiens ! voilà Adam avec Dinah, dit M. Poyser en ouvrant la barrière du Clos de Ferme la plus éloignée. Je ne pouvais comprendre pourquoi il n’était pas à l’église. Voyons, ajouta le bon Martin après un moment, que penses-tu qui vienne de me passer par la tête ?

— Quelque chose qui n’en était pas bien loin, car c’est justement sous notre nez : vous voulez dire qu’Adam aime Dinah.

— Tiens ! en avais-tu jamais eu l’idée avant ?

— Certainement que je l’ai eue, dit madame Poyser, qui ne voulait jamais, autant que possible, être prise au dépourvu. Je ne suis pas de celles qui peuvent voir le chat dans la laiterie sans comprendre pourquoi il y est venu.

— Tu ne m’en as jamais dit un mot !

— Je ne suis pas comme un épouvantail à claquets pour les oiseaux, obligé de faire du cliquetis toutes les fois que le vent souffle dessus. Je puis garder pour moi mes jugements, quand il n’est pas nécessaire d’en parler.

— Mais Dinah n’en voudra rien, crois-tu ?

— Non, dit madame Poyser, n’étant point assez sur ses gardes contre la possibilité d’une surprise ; elle n’épousera jamais personne, si ce n’est un méthodiste qui soit perclus.

— Ce serait pourtant une jolie chose s’ils se mariaient, dit Martin, penchant sa tête de côté comme jouissant de cette nouvelle idée. Cela te ferait plaisir aussi, n’est-ce pas ?

— Ah ! certainement. Je serais sûre alors qu’elle ne me quitterait pas pour retourner à son Snowfield, à trente milles d’ici au moins, quand je n’ai pas une créature à voir, sinon des voisines qui n’ont aucune parenté avec moi, et pour la plupart des femmes telles que j’aurais honte de montrer mon visage si mes ustensiles de laiterie étaient comme les leurs. Il peut bien y avoir du beurre fort au marché. Je serais bien aise de voir la pauvre créature établie comme une femme chrétienne, avec un toit à elle sur sa tête, et nous la fournirions bien de linge et de plumes, car elle vient dans mon cœur tout de suite après mes propres enfants. L’on se sent plus tranquille quand elle est dans la maison, car on pourrait croire que sa vertu blanchit les péchés des autres.

— Dinah, dit Tommy, courant en avant à sa rencontre, mère dit que vous n’épouserez jamais qu’un perclus méthodiste. Quelle niaiserie ! » commentaire après lequel Tommy saisit Dinah des deux bras, en dansant à côté d’elle avec une démonstration d’amitié peu commode.

— Vraiment, Adam, vous nous avez manqué pour le chant aujourd’hui, dit M. Poyser. Comment cela s’est-il fait ?

— Je désirais voir Dinah ; elle part sitôt ! dit Adam.

— Ah ! mon garçon, avez-vous quelque manière de la persuader de rester ? Trouvez-lui un bon mari quelque part dans la paroisse. Si vous le faites, nous vous pardonnerons d’avoir manqué l’église. Mais, de toute manière, elle ne part pas avant le souper des moissons, mercredi, et vous y viendrez. Il y aura Bartle Massey et peut-être Craig. Ainsi vous viendrez certainement à sept heures ? La dame ne permet pas un instant de retard.

— C’est bien, dit Adam, je viendrai, si je le peux. Mais je ne puis pas souvent dire d’avance ce que je ferai, car l’ouvrage me retient quelquefois plus que je ne m’y attendais. Vous resterez jusqu’à la fin de la semaine, Dinah ?

— Oui, oui, dit M. Poyser, nous ne voulons point de non.

— Elle n’a pas besoin de se presser, observa madame Poyser. La rareté des vivres durera ; il n’y a pas besoin de se hâter pour aller les cuire. La disette est ce qu’il y a de plus abondant dans ce pays-là. »

Dinah sourit, sans promettre, et ils parlèrent d’autre chose le reste de la promenade ; ils flânèrent au soleil pour regarder paître un grand troupeau d’oies, examiner les gerbes nouvelles et l’étonnante abondance de fruits du vieux poirier. Nancy et Molly s’étaient déjà dirigées promptement vers la maison côte à côte, chacune tenant, soigneusement plié dans son mouchoir de poche, un livre de prières dans lequel elles ne pouvaient lire guère plus que les grandes lettres et les Amen.

Certainement tout loisir paraît de l’activité comparé à une promenade au soleil, à travers champs, au retour de l’église, l’après-midi, telle qu’on en faisait dans ces anciens temps, alors que le bateau glissant sur l’eau dormante du canal était le plus étonnant moyen de locomotion. Le loisir est parti ; il est parti avec les rouets, les chevaux de somme, les voitures lentes et les colporteurs qui étalaient leur marchandise aux portes les après-midi de soleil. De savants philosophes vous diront peut-être que le grand travail de la machine à vapeur est de procurer du loisir à l’humanité. Ne les croyez point ; elle ne crée que le vide pour que la pensée ardente s’y précipite. Même l’oisiveté est active maintenant, active pour l’amusement, curieuse de trains de plaisir, de musées, de littérature périodique, de romans émouvants, même de théories scientifiques et d’investigations à l’aide du microscope. Le vieux Loisir était un personnage tout différent ; il ne lisait qu’une innocente gazette privée d’articles de fond et se trouvait à l’abri de ces émotions périodiques que nous appelons l’heure du courrier. C’était un être contemplatif, à perceptions calmes, peu incommodé par l’hypothèse, heureux de son inaptitude à connaître les causes des choses et préférant les choses elles-mêmes. Il vivait principalement à la campagne, au milieu d’agréables résidences et retraites de famille. Il aimait à flâner au parfum de l’abricotier ou s’abriter sous les ombrages. Il ne connaissait rien des assemblées religieuses de la semaine et n’en pensait pas plus mal du sermon du dimanche, s’il le laissait dormir depuis le texte jusqu’à la bénédiction. Il préférait le service de l’après-midi, parce que les prières étaient plus courtes, et n’avait nulle honte de le dire. Car il avait une conscience facile, agréable et large, pouvant supporter une forte quantité de bière ou de porto ; les doutes, les scrupules et les aspirations relevées ne l’avaient point rendue délicat. La vie n’était point pour lui une tâche, mais une sinécure. Il avait de l’or dans ses poches, mangeait complaisamment et dormait du sommeil de l’homme sans responsabilité, car n’avait-il pas rempli ses devoirs en allant à l’église les dimanches après-midi ?

Bon vieux Loisir ! ne soyez point sévère envers lui et ne le jugez point d’après nos lois modernes : il n’était jamais allé à Exeter-Hall, n’avait jamais entendu de prédicateur exceptionnel, ni lu de traités philosophiques sur l’époque actuelle.