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Adam Bede/Livre 6/54

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Traduction par A.-F. d’Albert-Durade.
É. Dentu — H. Georg (tome IIp. 357-364).

CHAPITRE LIV

la rencontre sur la colline

Adam avait compris le désir de Dinah de partir si promptement, et il y trouvait des motifs d’espérance plutôt que de découragement. Elle craignait que la force de ses sentiments pour lui ne l’empêchât d’attendre et d’écouter fidélement les directions finales de la voix intérieure.

« Je voudrais lui avoir demandé de m’écrire, pourtant, pensait-il. Et toutefois cela même pourrait la déranger ; puisqu’elle désire reprendre tout à fait son ancien mode de vivre pour quelque temps ; je n’ai aucun droit d’être impatient et de l’interrompre par mes désirs. Elle m’a fait connaître le fond de ses pensées et ce n’est pas une femme à dire une chose pour une autre. J’attendrai patiemment. »

Telle était la sage résolution d’Adam, et elle se maintint parfaitement pendant les deux ou trois premières semaines, alimentée par le souvenir de l’aveu de Dinah. Il est étonnant quelle puissance d’espoir renferment les premières paroles d’amour. Mais au milieu d’octobre cette résolution commença à céder visiblement et à montrer de dangereux symptômes d’épuisement. Les semaines devenaient démesurément longues. Dinah devait certainement avoir eu plus que le temps nécessaire pour prendre une décision. Une femme a beau ne promettre que pour plus tard ; une fois qu’elle a avoué a un homme qu’elle l’aime, il est trop enivré de ces premières gouttes savourées pour beaucoup penser au goût de celles qui pourront suivre. Il foule la terre d’un pas élastique en se séparant d’elle, et s’inquiète peu de toutes les difficultés futures. Mais cette espèce de splendeur s’éteint ; avec le temps la mémoire ne suffit plus, et il faut de nouvelles espérances pour la raviver. Adam n’avait plus la même sécurité ; il commençait à craindre que l’ancienne vie de Dinah n’eût trop d’empire sur elle pour qu’un nouveau sentiment pût l’emporter. S’il n’en était pas ainsi, elle lui aurait certainement écrit pour lui donner quelque espoir ; mais elle paraissait juger convenable de le décourager. À mesure que la confiance d’Adam s’affaiblissait, sa patience diminuait aussi, et il pensa qu’il devait écrire lui-même ; il devait demander à Dinah de ne pas le laisser dans cette pénible incertitude plus de temps que ce n’était nécessaire. Il veilla tard un soir pour faire une lettre, puis la brûla le lendemain matin, effrayé du résultat qu’elle pourrait produire. Il serait plus affreux de recevoir une réponse décourageante par écrit que de sa bouche à elle, car sa présence le réconcilierait avec sa décision.

Vous voyez ce qui en était ; Adam avait soif de voir Dinah, et quand cette soif atteint un certain degré, un amoureux doit l’apaiser, dût-il risquer son avenir.

Mais quel mal pouvait-il faire en allant à Snowfield ? Dinah ne pouvait point s’en fâcher ; elle ne le lui avait pas défendu, et elle devait certainement s’attendre à ce qu’il y allât avant peu. Cette manière d’envisager la chose était devenue si claire à ses yeux le second dimanche d’octobre, qu’il était déjà en route pour Snowfield : cette fois il était à cheval, car ses heures étaient précieuses maintenant, et il avait emprunté le bon coursier de Jonathan Burge pour ce voyage.

Que de vifs souvenirs cette route réveillait en lui ! Il était souvent allé à Oakburn depuis sa première course à Snowfield ; mais plus loin qu’Oakburn, les murs de pierre grise, le pays crevassé, les arbres maigres, semblaient lui redire tout ce passé douloureux que son cœur connaissait si bien. Aucune histoire cependant n’est la même pour nous après un certain espace de temps ; ou plutôt, en la relisant, nous ne l’interprétons plus de la même manière, et ce matin-là Adam portait en lui de nouvelles sensations à travers ce triste pays, — des pensées donnant une signification différente à l’histoire du passé.

C’est un cœur bas et égoïste, même blasphémateur, que celui qui se réjouit et se trouve reconnaissant d’un passé qui a blessé ou écrasé quelqu’un d’autre, parce qu’il est devenu une source imprévue de bien pour lui-même. Adam ne pouvait cesser de gémir sur ce mystère de douleurs humaines qui s’était tellement approché de lui ; il n’aurait pu remercier Dieu de ce qui faisait le malheur d’un être vivant. Et si j’étais capable d’éprouver cette égoïste satisfaction à l’occasion d’Adam, je suis bien sûr qu’il ne m’eût point approuvé. Il aurait secoué la tête à une telle pensée et dit : « Le mal est le mal, et la tristesse est la tristesse, et vous ne pouvez point en changer la nature en l’enveloppant d’autres mots. Toutes choses n’ont pas été tellement créées pour moi seul que je puisse croire que tout va bien parce qu’elles tournent à mon avantage. » Mais il n’y a point de bassesse à trouver que l’expérience, qui crée en nous une vie plus complète, vaut bien notre part personnelle de douleur. Certainement il n’est pas plus possible de sentir autrement qu’il ne le serait à un homme affligé de la cataracte de regretter l’opération douloureuse par laquelle sa vue voilée, qui lui faisait apercevoir les hommes comme si c’étaient des arbres en mouvement, s’est changée en une vision distincte des contours et de la brillante lumière. Le développement en nous de sentiments plus élevés est comme la croissance d’une faculté qui apporte avec elle la sensation d’une force nouvelle. Nous ne pouvons pas davantage revenir à une sympathie plus rétrécie, qu’un peintre ou un musicien ne peut revenir à sa première manière plus sèche, ou un philosophe à ses formules moins complètes.

Quelque chose comme cette intuition d’une existence agrandie remplissait l’esprit d’Adam ce dimanche matin, tandis qu’il s’avançait plongé dans ses vifs souvenirs du passé. Ses sentiments pour Dinah, l’espoir de passer sa vie avec elle, avaient été le point éloigné et invisible vers lequel ce pénible voyage, depuis Snowfield, dix-huit mois avant, l’avait providentiellement conduit. Quelque tendre et profond qu’eût été son amour pour Hetty, amour si profond que les racines n’en seraient jamais arrachées, ce qu’il éprouvait pour Dinah était meilleur et lui était plus précieux, car c’était le développement de cette vie plus complète que lui avait donné sa connaissance de la douleur intense. « C’est comme si j’avais une nouvelle force, se disait-il, que de l’aimer et savoir qu’elle m’aime. C’est en elle que je chercherai du secours pour voir les choses avec justesse, car elle est meilleure que moi, elle a moins de personnalité et d’orgueil. La persuasion qu’on peut avoir plus de confiance en un autre qu’en soi-même vous donne plus de liberté comme si vous pouviez marcher avec moins de crainte. J’ai toujours eu la pensée que j’en savais plus que ceux qui m’appartenaient, et c’est une pauvre espèce de vie que celle où vous ne pouvez pas espérer que ceux qui vous tiennent le plus près puissent vous aider d’une pensée un peu meilleure que celle qui est déjà au dedans de vous. »

Il était plus de deux heures de l’après-midi lorsque Adam s’approcha de la ville grise sur le flanc de la colline, et chercha des yeux, dans la verte vallée au-dessous, à apercevoir le vieux toit de chaume près de la laide fabrique rouge. L’aspect en paraissait moins triste à ce doux soleil d’octobre qu’au temps d’espérances plus vives, du printemps naissant. Le charme que cette vue possédait, ainsi que toutes les régions de grande étendue et sans bois, qui est de vous pénétrer du vif sentiment de l’étendue des cieux, avait une influence plus intense et plus calmante qu’à l’ordinaire dans ce jour presque sans nuages. Les doutes et les craintes d’Adam se dissipaient alors comme les légères vapeurs gazeuses qui s’étaient peu à peu fondues dans le bleu pur du ciel. Il lui semblait voir le paisible visage de Dinah, dont les regards lui donnaient l’assurance de tout ce qu’il désirait si ardemment.

Il ne s’attendait point à trouver Dinah chez elle à cette heure-là ; mais il descendit de son cheval qu’il attacha à la petite porte, afin de demander où elle était. Il était décidé à la rejoindre et la ramener. Elle était allée à Sloman’s End, un hameau à environ trois milles de distance, de l’autre côté de la colline, lui dit la vieille femme ; elle était partie immédiatement après le sermon du matin, pour y aller prêcher dans une chaumière, selon son habitude. Tout le monde, à la ville, pourrait lui indiquer le chemin de Sloman’s End. Adam remonta à cheval et se rendit à la ville ; il descendit à l’ancienne auberge, y prit un dîner rapide en compagnie du trop babillard aubergiste, aux questions amicales et aux souvenirs duquel il fut bien aise d’échapper le plus vite possible, et se dirigea vers Sloman’s End. Malgré toute sa hâte, il était près de quatre heures avant qu’il pût partir, et il pensa que Dinah, y étant allée de bonne heure, serait peut-être déjà sur le point de revenir. Le petit et misérable village, n’étant caché par aucun arbre, se présenta à sa vue longtemps avant qu’il y fût ; et en approchant il put entendre le son des voix qui chantaient un hymne. « Peut-être est-ce le dernier chant avant qu’ils se séparent, pensa Adam. Je retournerai en arrière et je reviendrai à sa rencontre, un peu plus en dehors du village. » Il retourna sur ses pas jusqu’à ce qu’il fût presqu’au sommet de la colline, et il s’assit sur une pierre isolée, près du mur bas, attendant de voir la petite figure habillée de noir quitter le hameau et monter la rampe. Il choisit cette place, presque en haut de la colline, parce qu’elle était loin de tous les yeux, aucune maison, aucun troupeau, pas même une brebis broutant, n’était près de là, rien d’autre que le soleil, l’ombre et le vaste ciel.

Dinah fut plus longtemps à venir qu’il ne le supposait ; il resta au moins une heure à l’attendre et penser à elle, tandis que les ombres s’allongeaient et que la lumière devenait plus douce. Enfin il la vit sortir du milieu des maisons grises et s’approcher peu à peu du pied de la colline. Lentement, pensait Adam ; mais, en réalité, Dinah marchait de son pas ordinaire, léger et calme. La voilà qui monte le sentier, mais Adam ne veut point encore bouger, il ne voudrait pas la rencontrer trop tôt, il a mis en son cœur de l’attendre dans cette solitude assurée. Et maintenant il commença à craindre de lui causer une trop grande émotion. « Cependant, pensa-t-il, ce n’est pas une personne à se laisser surprendre trop fortement ; elle est toujours aussi calme et aussi tranquille que si elle était préparée à tout. »

À quoi pensait-elle en montant le long du sentier ? Peut-être avait-elle trouvé un repos complet sans lui, et avait-elle cessé de sentir aucun besoin de son amour. Sur le point d’une décision, nous tremblons tous, l’espérance s’arrête les ailes frémissantes.

Mais maintenant, enfin, elle était très-rapprochée, et Adam se leva du mur de pierre. Il arriva que, justement comme il s’avançait, Dinah s’était arrêtée et retournée pour regarder le village ; qui est-ce qui ne s’arrête pas pour regarder en arrière en montant une colline ? Adam en fut satisfait, car, avec l’instinct délicat de l’amour, il sentit qu’il valait mieux qu’elle entendît sa voix avant de le voir lui-même. Il vint à trois pas de distance d’elle : « Dinah ! » lui dit-il. Elle tressaillit, sans regarder autour d’elle, comme si ce son de voix ne venait d’aucun point visible. « Dinah ! » répéta Adam. Il savait parfaitement ce qui se passait dans son esprit. Elle était si habituée à considérer ses impressions comme de purs avertissements spirituels, qu’elle ne cherchait rien qui accompagnât matériellement cette voix.

Mais la seconde fois elle se retourna. Quel ardent regard d’amour ces doux yeux clairs accordèrent à l’homme fort aux yeux noirs ! Elle ne tressaillit point à sa vue, elle ne dit rien, mais s’avança vers lui, et il put de son bras entourer sa taille.

Ils marchèrent ainsi en silence, tandis que coulaient de chaudes larmes. Adam était heureux et ne pouvait parler. Dinah le fit la première.

« Adam, dit-elle, c’est la volonté divine. Mon âme est tellement liée à la vôtre que sans vous ma vie est partagée. Et maintenant que vous êtes avec moi et que je sens nos cœurs remplis d’un même amour, je retrouve cette plénitude de force que j’avais perdue pour accepter et me soumettre à notre Père céleste. »

Adam s’arrêta et regarda ses yeux sincèrement aimants.

« Alors nous ne nous quitterons plus, Dinah, jusqu’à ce que la mort nous sépare. »

Et ils s’embrassèrent dans une profonde joie.

Qu’existe-t-il de plus grand, pour deux âmes humaines, que de savoir qu’elles sont unies pour la vie, afin de se fortifier mutuellement dans leurs travaux, de pouvoir se reposer l’une sur l’autre dans toute affliction, se soigner en toute souffrance et sentir dans le silence de souvenirs inexprimables qu’elles ne sont qu’une au moment de la dernière séparation ?