Adam Bede/Tome premier/Texte entier

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Traduction par A.-F. d’Albert-Durade.
É. Dentu — H. Georg (Tome premierp. -TdM).
ADAM BEDE
de
GEORGE ELIOT
traduit de l’anglais
PAR F. D’ALBERT-DURADE

TOME PREMIER

PARIS
E. DENTU, LIBRAIRE
13, PALAIS-ROYAL
GENÈVE
H. GEORG, ÉDITEUR
MÊME MAISON À BÂLE
1861
ADAM BEDE

paris, — imp. simon raçon et comp., rue d’erfurth, 1.

ADAM BEDE
de
GEORGE ELIOT
traduit de l’anglais
PAR F. D’ALBERT-DURADE

TOMES PREMIER ET SECOND

PARIS
E. DENTU, LIBRAIRE
13, PALAIS-ROYAL
GENÈVE
H. GEORG, ÉDITEUR
MÊME MAISON À BÂLE
1861
London, 7 feb. 1860.
My dear sir,

I have much pleasure in authorizing you to translate Adam Bede, and it is desirable that you should prefix this authorization to your translation of the work, in order to apprize the public that yours is the only French translation which has received my sanction.

I remain

Yours very truly
George Eliot.
Monsieur D’Albert-Durade.
Londres, 7 février 1860.
Mon cher monsieur,

J’ai beaucoup de plaisir à vous autoriser à traduire Adam Bede, et il est à désirer que vous placiez cette autorisation en tête de votre traduction de cet ouvrage, afin de faire savoir au public que votre traduction française est la seule qui ait reçu mon assentiment.

Je reste

Votre très-sincère
George Eliot.
À Monsieur D’Albert-Durade.
ADAM BEDE

LIVRE PREMIER


CHAPITRE PREMIER

l’atelier

Une seule goutte d’encre sert de miroir, en Égypte, à un moderne nécromancien qui se fait fort d’évoquer, aux yeux de tout venant, les scènes lointaines du passé. Moi aussi, lecteur, avec cette goutte d’encre au bout de ma plume, je veux essayer de vous montrer le tableau d’intérieur qu’offrait l’atelier de M. Jonathan Burge, charpentier et constructeur au village d’Hayslope, le 18 juin de l’an de grâce 1799.

Sous les rayons ardents du soleil de l’après-midi, cinq ouvriers s’y occupaient activement de portes, de fenêtres et de lambrissage. Le parfum de bois de sapin qu’exhalait une haute pile de planches près de la porte ouverte se mêlait à la senteur des blanches fleurs d’un sureau qui étalait ses branches devant la fenêtre opposée ; les rayons obliques du soleil brillaient au travers des minces et légers copeaux que l’actif rabot chassait devant lui, et faisaient ressortir le beau grain des panneaux de chêne dressés contre la muraille. Sur un tas de ces copeaux délicats, un chien de berger, au poil gris et rude, s’était fait un lit moelleux, et, couché, le museau entre les pattes de devant, relevait de temps en temps les paupières pour jeter un regard sur le plus grand des ouvriers, qui sculptait un écusson au centre d’un panneau de bois. C’était celui dont la belle voix de baryton, dominant le bruit du rabot et du marteau, chantait :

Réveille-toi, mon âme ; au sortir du sommeil,
Recommence ta tâche au lever du soleil ;
Secoue la paresse…

Ici, quelque mesure à prendre demandant une attention plus concentrée, la voix fit place à un léger sifflement ; mais elle reprit bientôt avec une nouvelle force :

Que la sincérité brille en tous tes discours ;
Que ta conscience comme un beau jour soit claire.

Une telle voix ne pouvait sortir que d’une large poitrine, et c’était celle d’un homme de prés de six pieds, à la charpente forte et bien musclée, avec les épaules si plates et la tête si bien posée, que, lorsqu’il se redressa pour examiner son travail à distance, il avait l’air d’un soldat au port d’arme. La manche de chemise remontée au-dessus du coude laissait voir un bras qui devait gagner le prix dans tous les concours de force ; cependant la main large et souple, terminée par des doigts effilés, paraissait experte aux ouvrages d’adresse. Par sa haute stature, Adam Bede était Saxon et justifiait son nom ; toutefois, le noir de jais de ses cheveux, qui contrastait avec son léger bonnet de papier[1], et le vif regard de ses yeux foncés, brillant sous des sourcils accentués, proéminents et mobiles, indiquaient un mélange de sang celtique. Ses traits étaient grands, fortement dessinés, et n’avaient dans leur repos d’autre beauté qu’une expression de bonne humeur et d’honnêteté intelligente.

Au premier coup d’œil on reconnaît l’ouvrier voisin pour le frère d’Adam. Il est presque aussi grand ; il a le même type de visage, la même couleur de cheveux et le même teint ; mais cette grande ressemblance de famille ne fait que mieux ressortir la différence de tournure et d’expression. Les larges épaules de Seth sont légèrement voûtées ; ses yeux sont gris ; ses sourcils sont moins proéminents et mobiles ; son regard, moins vif, est doux et confiant. Il a quitté son bonnet de papier, et vous ne voyez point des cheveux fermes et épais comme ceux d’Adam, mais clairsemés et ondés, laissant discerner le contour exact de l’arcade frontale qui avance décidément plus que le sourcil.

Les mendiants paresseux étaient toujours sûrs d’obtenir quelque pièce de monnaie de Seth ; ils ne s’adressaient presque jamais à Adam.

Le concert formé par les outils et la voix de ce dernier fut enfin interrompu par Seth, qui, redressant la porte à laquelle il venait de travailler assidûment, la plaça contre le mur en disant :

« Là ! J’ai pourtant fini ma porte aujourd’hui ! »

Tous les ouvriers levèrent les yeux. Jim Salt, homme replet à cheveux rouges, connu sous le nom de Jim le Roux, cessa de raboter, tandis qu’Adam disait à Seth, avec un regard de vive surprise : « Comment ? Est-ce que tu penses avoir fini cette porte ?

— Bien sûr, dit Seth très étonné ; qu’est-ce qui y manque ? »

Un bruyant éclat de rire des trois autres ouvriers fit retourner Seth d’un air ébahi. Adam, se contentant de sourire légèrement, dit à Seth, d’un ton de voix plus doux que précédemment : « C’est que tu as oublié les panneaux. »

Le rire recommença de plus belle, tandis que Seth se prenait la tête en rougissant jusques à la racine des cheveux.

« Hourra ! s’écria un petit gaillard très-agile, surnommé Ben le Vif, qui s’élança pour saisir la porte. Nous allons la poser devant l’atelier et écrire dessus : « Ouvrage de Seth Bede le Méthodiste. » Ici, Jim ; passe-moi le pot de rouge.

— Quelle bêtise ! dit Adam. Laissez ça, Ben Cranage. Il vous arrivera peut-être bien un jour de faire aussi quelque bévue. Vous rirez en dedans, alors.

— Tâchez seulement de m’y prendre, Adam. Il se passera du temps avant que ma tête se remplisse de méthodisme, dit Ben.

— Ça se peut ; mais elle est souvent pleine de boisson, ce qui est pire. »

Néanmoins Ben avait en main le pot de rouge et, sur le point de peindre son inscription, traçait en l’air, en guise de prélude, un S imaginaire.

« Voulez-vous finir ? cria Adam en posant ses outils et s’élançant vers Ben dont il saisit l’épaule droite. Finissez, ou je vous fait sauter l’âme du corps. »

Ben tressaillit sous l’étreinte de fer d’Adam ; mais, en petit homme courageux qu’il était, il ne voulut point céder. Avec la main gauche il saisit le pinceau de sa droite impuissante, et fit un mouvement comme pour mettre son dessein à exécution. Adam le fit pirouetter, lui saisit l’autre épaule, et, le poussant devant lui, l’aplatit contre le mur. Mais alors Seth prit la parole.

« Laisse-le, Addy, laisse-le. Ben voulait plaisanter. Il a bien le droit de se moquer de moi. Je ne puis m’empêcher d’en rire moi-même.

— Je ne le lâcherai pas qu’il ne promette de laisser cette porte, dit Adam.

— Allons, Ben, mon garçon, dit Seth d’un ton persuasif, il ne faut pas se quereller pour ça. Vous savez bien qu’Adam a sa tête. Vous retourneriez tout aussi facilement un char de foin dans une ruelle. Dites que vous laisserez la porte, et que cela finisse.

— Adam ne me fait pas peur, dit Ben ; mais, puisque vous le demandez, Ben, je consens à dire que je la laisserai.

— Allons, vous faites bien, Ben, » dit Adam qui le relâcha en riant.

Ils reprirent tous leur travail ; mais Ben le Vif, qui avait eu le dessous dans ce conflit physique, était fort désireux de racheter son humiliation par quelque quolibet qui réussît mieux.

« À quoi pensiez-vous, Seth ? commença-t-il ; à la jolie prêcheuse ou à son sermon, quand vous avez oublié les panneaux ?

— Venez l’entendre, Ben, lui dit Seth amicalement ; elle prêchera ce soir sur la pelouse : peut-être cela vous donnera-t-il quelques pensées qui vaudront mieux que ces mauvaises chansons que vous aimez tant. Il se peut que vous y preniez de la religion, et ce sera le meilleur gain que vous ayez jamais fait.

— Chaque chose a son temps, Seth ; j’y penserai quand je voudrai m’établir ; les célibataires n’ont pas besoin de si gros gains. Il se peut que je fasse un jour ma cour et ma religion en même temps, ainsi que vous, Seth ; mais vous ne voudriez pas me voir convertir pour me planter entre vous et la jolie prêcheuse, et vous l’enlever.

— Ce n’est pas à craindre, Ben ; je crois que vous ne réussiriez pas mieux que moi. Seulement, venez l’entendre, et vous n’en parlerez plus si légèrement.

— Eh bien, j’ai presqu’envie d’aller la voir un moment ce soir, s’il n’y a pas bonne société au Buisson de houx. Quel texte prendra-t-elle ? Vous pourriez peut-être me le dire, Seth, si j’arrive trop tard pour l’entendre. Sera-ce : « Que venez-vous voir ? Une prophétesse ? Oui, je vous le dis en vérité, et plus qu’une prophétesse, une très-jolie femme. »

— Allons, Ben, dit Adam assez sévèrement, laissez tranquilles les paroles de la Bible ; vous allez trop loin à présent.

— Tiens ! est-ce que vous allez vous convertir, Adam ? Il y a un moment que je vous croyais sourd à la prédication des femmes.

— Non, je n’ai changé en rien. Je n’ai rien dit contre les femmes qui prêchent ; je vous ai dit : laissez la Bible tranquille ; vous avez un livre de bons mots, il me semble, dont vous n’êtes pas mal fier : que vos mains sales s’en contentent.

— Tiens ! vous devenez un aussi grand saint que Seth. Je pense que vous irez au prêche ce soir. Vous dirigerez joliment bien le chant. Mais je ne sais trop ce que dira le pasteur Irwine en voyant son grand favori, Adam Bede, tourner au méthodisme.

— Ne vous inquiétez pas de moi, Ben. Je ne deviendrai pas plus méthodiste que vous, et il est assez probable que vous deviendrez quelque chose de pire. Monsieur Irwine a trop de bon sens pour vouloir empêcher les gens de se conduire comme ils l’entendent quant aux formes de la religion. C’est entre eux et Dieu, comme il me l’a dit souvent.

— Je veux bien ; mais, pour tout ça, il n’en aime pas davantage les dissidents.

— Peut-être ; je n’aime pas beaucoup non plus la bière forte de Josh Tod, mais je ne vous empêche pas pour ça de vous enivrer avec. »

Un éclat de rire accueillit cette pointe d’Adam ; mais Seth lui dit très-sérieusement :

« Non, Adam, il ne faut comparer la religion de personne à de la bière forte. Tu ne peux prétendre que les dissidents et les méthodistes n’aient un sentiment religieux aussi profond que ceux de l’Église établie.

— Non, mon garçon, je ne me moque de la religion de personne. Que chacun suive en cela sa conscience. Seulement je pense qu’il vaudrait mieux que leur conscience leur permît de rester tranquillement dans l’Église, car on y peut apprendre une foule de bonnes choses. Et puis on peut aussi avoir une exagération religieuse ; nous avons besoin de quelque chose de plus que l’Évangile dans ce monde. Voyez les canaux, et les aqueducs, et les machines des mines de charbon, et les filatures d’Arckwright, là à Cromford ; je suppose qu’un homme doit savoir quelque chose de plus que l’Évangile pour faire toutes ces choses. Mais, à entendre quelques-uns de ces prêcheurs, vous croiriez qu’un homme n’a rien d’autre à faire toute sa vie qu’à fermer les yeux et regarder ce qui se passe dans son intérieur. Je sais qu’un homme doit garder dans son cœur l’amour de Dieu et de la sainte Bible. Mais que dit-elle, la Bible ? Eh bien, elle dit que Dieu mit son esprit dans l’artisan qui construisit le tabernacle, pour qu’il en fit les sculptures et toutes les choses qui demandaient une main habile. Et c’est là ma manière de voir ; l’esprit de Dieu est en toutes choses et en tous temps — les jours de travail comme le dimanche — dans les grands travaux et inventions, dans les plans et les machines. Et Dieu nous a donné notre intelligence et nos mains aussi bien que nos âmes ; et si un homme fait quelques petits ouvrages en dehors des heures de travail, — s’il construit un four pour éviter à sa femme d’aller chez le boulanger ; ou s’il gratte un peu la terre de son jardin pour faire venir deux pommes de terre au lieu d’une, il fait plus de bien et il est tout aussi près de Dieu que s’il courait après quelque prédicateur pour prier et gémir.

— Bien touché, Adam ! dit Jim le Roux, qui avait arrêté le mouvement de son rabot pendant qu’Adam parlait ; voilà le meilleur sermon que j’aie entendu depuis longtemps. À propos de ça, il y a bien douze mois que ma femme me tourmente pour que je lui fasse un four.

— Il y a quelque raison dans ce que tu viens de dire, Adam, observa Seth gravement. Mais tu sais très-bien toi-même que c’est en entendant ces prédicateurs auxquels tu trouves tant à redire, que bien des paresseux sont devenus de bons travailleurs. C’est le prédicateur qui fait abandonner le cabaret, et si un homme prend des sentiments religieux, il n’en fait pas plus mal, pour cela, son ouvrage.

— Seulement il oubliera quelquefois les panneaux des portes ! dit Ben le Vif.

— Ah ! Ben, vous avez trouvé une plaisanterie contre moi pour le reste de votre vie. Mais ici ce n’est pas la religion qui a tort ; c’est bien Seth Bede, qui a toujours été un étourneau, et la religion ne l’a pas encore guéri, malheureusement.

— Ne vous inquiétez pas de moi, dit Ben le Vif ; vous êtes un vrai bon garçon, panneaux ou non, et vous ne hérissez pas vos poils à la moindre plaisanterie, comme quelqu’un de vos proches qui est peut-être plus habile.

— Seth, mon garçon, dit Adam sans relever le sarcasme qu’on lui lançait, il ne faut pas m’en vouloir. Je ne t’avais point en vue dans ce que je viens de dire. Les uns ont une manière de voir, les autres une différente.

— Je sais bien, Addy, que tu n’as point de mauvaise intention à mon égard. Tu es comme ton chien Gyp, qui aboie quelquefois contre moi, mais qui me lèche toujours la main après. »

Tous les bras se remirent au travail, et le silence dura quelques minutes, jusqu’au moment où l’horloge de l’église commença à sonner six heures. Avant que le premier coup eût cessé de tinter, Jim le Roux avait lâché son rabot et saisissait sa veste ; Ben le Vif avait laissé une vis à moitié enfoncée et jeté le tourne-vis dans son panier à outils ; Placide Taft, qui, d’accord avec son nom, avait gardé le silence pendant la précédente conversation, avait laissé retomber son marteau au moment où il le levait, et Seth lui-même s’était redressé et étendait la main vers son bonnet de papier. Adam seul avait continué son travail comme si de rien n’était ; mais, n’entendant plus le bruit des outils, il leva les yeux et dit d’un ton indigné : « Voyez ça, à présent ! Je ne puis souffrir de voir des hommes jeter ainsi leurs outils à l’instant où l’horloge commence à sonner, comme s’ils ne prenaient aucun plaisir à leur ouvrage et qu’ils eussent peur de donner un coup de trop. »

Seth parut un peu confus et mit plus de lenteur à ses préparatifs de départ ; mais Placide Taft rompit le silence en disant :

« Eh ! Adam, mon garçon, tu parles en jeune homme ; quand tu auras quarante-six ans comme moi, au lieu de vingt-six, tu n’auras plus tant de zèle à travailler pour lien !

— Qu’est-ce que cela signifie ? répondit Adam encore irrité. Je voudrais bien savoir ce que l’âge doit y faire. Vous n’êtes pas encore enroidi, je suppose. Je déteste voir tomber les bras d’un homme comme s’il était fusillé, avant que l’heure ait complètement sonné, comme s’il ne mettait pas le moindre amour-propre ou plaisir à son ouvrage. La meule à aiguiser même tourne encore après qu’on l’a lâchée.

— Sacrebleu, Adam ! s’écria Ben le Vif, laisse un peu les gens tranquilles, veux-tu. Tu trouvais à redire aux prêcheurs, il y a un moment, — tu n’aimes pas mal à prêcher toi-même. Tu peux aimer le travail plus que le jeu ; pour moi, j’aime le jeu plus que le travail : ça doit t’arranger, — ça ne te laisse que plus d’ouvrage à faire. »

Avec ce discours de sortie, qu’il considérait comme très-concluant, Ben le Vif se chargea de son panier et sortit de l’atelier, suivi de près par Placide Taft et Jim le Roux. Seth hésitait et regardait fixement Adam, comme s’il attendait qu’il lui dit quelque chose.

« Iras-tu à la maison avant la prédication ? demanda Adam en levant les yeux.

— Non, j’ai mon chapeau et mon habit chez Will Masquery ; je ne rentrerai pas avant dix heures. Il se peut que j’escorte Dinah Morris jusque chez elle, si elle y consent. Personne de chez les Poyser ne vient avec elle, tu sais.

— Alors je dirai à la mère de ne pas t’attendre.

— Tu ne vas pas toi-même chez les Poyser, ce soir ? dit Seth presque timidement, comme il se retournait pour quitter l’atelier.

— Non, j’irai à l’école. »

Jusque-là Gyp était resté sur son lit confortable, relevant seulement la tête et surveillant plus attentivement son maître, en voyant partir les autres ouvriers. Mais, dès qu’Adam eut mis son compas dans sa poche et commencé à rouler son tablier autour de sa taille, Gyp s’élança et le regarda fixement au visage dans une patiente expectative. Si Gyp eût possédé une queue, il l’aurait bien certainement remuée ; mais, étant dépourvu de ce véhicule de ses émotions, il était comme beaucoup d’autres très-dignes personnages, destinés à paraître plus flegmatiques que ne les a faits la nature.

« Allons, Gyp, es-tu prêt pour le panier ? » dit Adam d’un ton de voix aussi doux que lorsqu’il avait parlé à Seth.

Gyp s’avança avec un court aboiement, comme pour dire : « Naturellement. » Le pauvre animal n’avait pas une grande variété d’expressions à son usage.

Ledit panier était celui qui, les jours de travail, contenait le dîner d’Adam et de Seth, et aucun employé officiel d’une procession n’aurait plus résolument dédaigné toute connaissance sur son passage, que Gyp portant ce panier en trottant sur les talons de son maître.

En quittant l’atelier, Adam ferma la porte, dont il retira la clef pour la poser à la maison de l’autre côté du chantier. C’était une maison basse, au toit de chaume gris et à murs jaunâtres, colorée par la lumière du soir d’un ton chaud et agréable. Les fenêtres plombées étaient brillantes et sans taches, et la dalle de pierre à l’entrée était aussi propre qu’un galet blanc à marée basse. Debout sur cette pierre se tenait une vieille femme, en robe de toile à raies de couleur sombre, avec un fichu rouge et un bonnet blanc ; elle parlait à quelques poules tachetées, que paraissait avoir attirées vers elle l’espérance illusoire d’une distribution de pommes de terre froides ou d’un peu d’orge. Sa vue était voilée, car elle ne reconnut Adam que lorsqu’il lui dit : « Voici la clef, Dolly ; rentrez-la pour moi, s’il vous plaît.

— Certainement ; mais ne voulez-vous pas entrer vous-même, Adam ? Mademoiselle Mary est à la maison et maître Burge sera bientôt de retour : je réponds qu’il sera bien aise de vous retenir à souper.

— Non, Dolly, je vous remercie ; je vais à la maison. Bonsoir. »

Adam s’éloigna à grandes enjambées, avec Gyp à ses trousses ; il sortit du chantier et suivit la grande route qui descendait du village à la vallée. Comme il arrivait au pied de la rampe, un cavalier d’un certain âge, avec un portemanteau derrière lui, arrêta son cheval lorsque Adam fut passé, et se retourna pour suivre plus longtemps des yeux cet ouvrier de belle et robuste taille, en bonnet de papier, en culotte de peau et bas bleu foncé.

Adam, sans se douter de l’admiration dont il était l’objet, prit à travers les prés et entonna le chant qui lui avait tout le jour rempli la tête :

Que tes discours soient toujours sincères,
Que ta conscience soit claire comme un beau jour ;
Car le Dieu qui voit tout surveille constamment
Tes projets, tes travaux, tes sentiments secrets.


CHAPITRE II

la prédication

Vers sept heures moins un quart à peu près, il y avait une apparence d’agitation inusitée dans le village d’Hayslope et le long de sa petite rue, depuis les Armes des Donnithorne jusqu’à la porte du cimetière ; les habitants paraissaient évidemment être sortis de leurs maisons pour un autre but que celui de se promener aux rayons du soleil couchant. Les Armes des Donnithorne étaient au commencement du village, et une petite cour de ferme et un fenil à côté montraient qu’il y avait du terrain attaché à l’auberge et promettaient au voyageur bonne nourriture pour lui et son cheval, ce qui pouvait le consoler de l’ignorance dans laquelle une enseigne, effacée par le temps, le laissait quant aux armoiries de cette ancienne famille des Donnithorne.

M. Casson, l’aubergiste, était depuis un moment debout sur sa porte, les mains dans les poches, se balançant sur les orteils et les talons, les yeux tournés vers un espace de terrain sans clôture, avec un érable au milieu, qu’il savait être le but vers lequel se dirigeaient d’un air grave certaines personnes des deux sexes qu’il voyait passer de temps en temps.

Le personnage de M. Casson n’était point un de ces types ordinaires qu’on peut laisser passer sans description. Vu de face, il paraissait principalement composé de deux sphères offrant entre elles les mêmes rapports que la terre et la lune ; ainsi, on pouvait dire approximativement que la sphère inférieure était treize fois plus grosse que la supérieure, qui, naturellement, représentait un satellite et un tributaire. Mais là cessait la ressemblance, car la tête de M. Casson était loin d’avoir l’air d’un mélancolique satellite ou d’un globe taché, comme Milton a irrévérencieusement appelé la lune ; au contraire, aucune tête ou visage n’aurait pu offrir une apparence plus brillante et de meilleure santé ; son expression, venant presque exclusivement de joues rondes et rubicondes, dont le point de jonction formait le nez, — les yeux pouvant à peine être aperçus, — son expression, dis-je, était celle d’une heureuse satisfaction, tempérée par un sentiment de dignité personnelle qui se faisait habituellement remarquer dans son attitude et sa démarche. On ne pouvait guère blâmer ce sentiment chez un homme qui avait été sommelier dans la famille pendant quinze ans, et que sa condition présente mettait nécessairement en fréquent contact avec des inférieurs. Concilier cette dignité avec la curiosité qui le portait à se diriger vers la Pelouse, était le problème que M. Casson retournait dans sa tête depuis cinq minutes ; mais, au moment on il paraissait l’avoir résolu, en sortant les mains de ses poches et les confiant aux échancrures de son gilet, en penchant la tête de côté et en s’armant d’un air d’indifférence hautaine pour tout ce qu’il pourrait remarquer, ses pensées furent détournées par l’approche du cavalier que nous avons vu s’arrêter pour suivre du regard notre ami Adam, et qui arrivait maintenant à la porte des Armes des Donnithorne.

« Ôtez-lui la bride et donnez-lui à boire, dit le voyageur au palefrenier en blouse qui était sorti de la cour au bruit des pas du cheval.

— Eh bien ! qu’est-ce qui se passe dans votre joli village, aubergiste ? continua-t-il en descendant de cheval. Il y a bien du mouvement.

— C’est une prédication méthodiste, monsieur ; on a publié qu’une jeune femme prêcherait sur la Pelouse, répondit M. Casson d’une voix de fausset sifflante et avec un accent légèrement affecté. Vous serait-il agréable d’entrer, monsieur, et de prendre quelque chose ?

— Non, il faut que j’aille directement à Drosseter. Je veux seulement faire boire mon cheval. Et que dit votre pasteur de voir une jeune femme venir prêcher presque à son nez ?

— Le pasteur Irwine, monsieur, ne demeure pas ici ; il habite Broxton, sur la colline que vous voyez là-bas. La cure d’ici tombe en ruines, monsieur, et ne pourrait loger des gens comme il faut. Il vient prêcher ici le dimanche après-midi, monsieur, et met toujours son cheval chez moi. C’est une jument grise, monsieur, dont il fait grand cas. Il a toujours mis son cheval ici, monsieur, même avant que je tinsse les Armes des Donnithorne. Je ne suis pas d’ici, moi ; vous pouvez vous en apercevoir à mon langage, monsieur. Ils ont une drôle de manière de parler dans ce pays, monsieur ; les messieurs ont de la peine à les comprendre. J’ai été élevé au milieu des messieurs, monsieur, et j’ai pris leur langage quand j’étais enfant. Ainsi, comment croyez-vous que les gens d’ici disent pour : « N’avez-vous pas ? »

— Les gens comme il faut, vous savez, disent havn’t you ?

— Eh bien, ceux de par ici, savez-vous, disent hanna yey ? C’est ce que ces gens appellent le dialéque, monsieur. C’est ce que j’ai entendu le chevalier Donnithorne dire plusieurs fois ; c’est leur dialéque qu’il dit.

— Bien, dit l’étranger en souriant, je le connais très-bien. Mais vous ne devez pas avoir beaucoup de méthodistes par ici, dans ce canton agricole. J’aurais à peine cru qu’on y pût trouver quelque chose qui leur ressemblât. Vous êtes tous agriculteurs, n’est-ce pas ? Les méthodistes peuvent rarement se recruter dans cette classe.

— Mais, monsieur, il y a un assez joli nombre d’ouvriers dans les alentours. Il y a maître Burge, qui afferme le bois de charpente par là-haut et qui entreprend un bon nombre de bâtisses et de réparations. Puis, pas bien loin, il y a les Carrières ; il n’y a pas mal d’ouvrage de ce côté du pays, monsieur. Il y a aussi un beau mouchet de méthodistes à Treddleston ; c’est une ville avec marché, à trois milles d’ici, à peu près, vous l’avez peut-être traversée en venant, monsieur ? Il y a dans ce moment sur la Pelouse un assez joli groupe de ces gens qui en viennent. C’est de là que les nôtres les tirent, quoique nous n’ayons que deux hommes de leur secte dans tout Hayslope, Will Maskery, le charron, et Seth Bede, un jeune homme qui travaille en charpenterie.

— Alors la prêcheuse vient de Treddleston, n’est-ce pas ?

— Non, monsieur ; elle vient du Stonyshire, à peu près à trente milles d’ici. Elle est en visite chez maître Poyser, à la Grand-Ferme, là où vous voyez ces granges et ces beaux noyers, droit à votre gauche, monsieur. C’est la propre nièce de la femme de Poyser, et ils doivent être joliment vexés de la voir se rendre ridicule comme ça. Mais j’ai entendu dire que rien ne peut retenir ces méthodistes quand cette lubie est entrée dans leur cervelle ; bon nombre d’entre eux deviennent fous avec leur religion. Pourtant cette jeune fille a l’air assez tranquille, à ce que je me suis laissé dire, car je ne l’ai pas vue moi-même.

— Eh bien, je voudrais avoir le temps de la voir ; mais il faut que je poursuive ma route. Je m’en suis déjà détourné depuis plus de vingt minutes, pour jeter un coup d’œil sur cette résidence dans la vallée. C’est celle du chevalier Donnithorne, je suppose ?

— Oui, monsieur ; c’est Donnithorne le Château, c’est bien ça. Il y a là de fameux chênes, monsieur, n’est-ce pas ? Je dois les connaître, car je suis resté là sommelier pendant quinze ans. C’est le capitaine Donnithorne qui doit en hériter, monsieur, le petit-fils du chevalier Donnithorne. Il sera majeur aux prochaines fenaisons, monsieur, et nous verrons du beau. Il possède tout le pays que vous voyez de ce côté, monsieur, le chevalier Donnithorne ; oui, monsieur.

— Bien, c’est un joli séjour, quel qu’en soit le propriétaire, dit le voyageur en remontant à cheval, et l’on y trouve aussi de beaux hommes, bien découplés. J’ai rencontré le plus superbe garçon que j’aie vu de ma vie, il y a environ une demi-heure, avant de monter la colline ; un charpentier, un gaillard aux larges épaules, avec les yeux et les cheveux noirs, et marchant en vrai soldat. Nous avons besoin de gens de cette trempe pour frotter les Français.

— Alors, monsieur, ce doit être Adam Bede, j’en réponds, le fils de Thias Bede ; tout le monde ici le connaît. C’est un individu très-instruit et d’une force prodigieuse. Le Seigneur nous protège, monsieur, — pardon, si je vous parle ainsi, — il peut marcher quarante milles dans un jour et lever un marteau de cinq cents livres ; c’est le favori de nos messieurs, monsieur. Le capitaine Donnithorne et le pasteur Irwine en font grand cas. Mais il est un peu vif et tranchant.

— Bien. Bonsoir, monsieur, il me faut partir.

— Votre serviteur, monsieur, bonne route ! »

Le voyageur mit son cheval au trot pour remonter le village ; mais, en approchant de la Pelouse, la beauté de la vue qui s’étendait à sa droite, le singulier contraste qu’offrait le groupe des villageois avec celui des méthodistes, près de l’érable, et peut-être encore plus la curiosité de voir prêcher une jeune femme, l’emportèrent sur son désir d’arriver au but de son voyage, et il s’arrêta.

La Pelouse s’étendait à l’extrémité du village et de là la route se partageait en deux branches : l’une conduisait plus haut sur la colline, en passant près de l’église, et l’autre serpentait agréablement en descendant vers la vallée. Du côté de la Pelouse, dans la direction de l’église, une ligne presque continue de chaumières s’étendait jusqu’à l’entrée du cimetière ; mais de l’autre côté, au nord-ouest, rien ne masquait la vue des champs ondulés, de la vallée boiseuse et des sombres masses des montagnes lointaines. Ce riche district du Loamshire, où se trouve Hayslope, touche à la triste frontière du Stoanyshire, dont les arides montagnes le surplombent, comme on voit un frère, grand, osseux et basané, dominer la jeune et fraîche sœur qui s’appuie à son bras. Une course à cheval de deux ou trois heures peut transporter le voyageur d’une région froide et sans verdure, entrecoupée de longs bancs de pierres grises, à des bois touffus ou à de riants coteaux ornés de festons de verdure, de gras pâturages ou de riches moissons. À chaque détour il découvre quelque belle et ancienne résidence blottie dans la vallée ou couronnant la colline ; quelque heureuse demeure avec sa longue suite de dépendances et de meules dorées ; quelque clocher grisâtre s’élançant d’un agréable mélange d’arbres, de chaume et de tuiles d’un rouge foncé. C’était justement ce dernier tableau que l’église d’Hayslope offrait à notre voyageur, tandis qu’il gravissait le sentier conduisant aux plateaux supérieurs ; de sa station, près de la Pelouse, il avait devant les yeux, réunis en une seule vue, tous les autres traits caractéristiques de ce charmant paysage. Plus loin, à l’horizon, se dressaient de grandes masses de montagnes coniques, placées comme des bornes gigantesques pour protéger ce pays de blés et de pâturages contre les vents du nord, âpres et destructeurs, pas assez éloignées, cependant, pour être voilées par la brume empourprée, mais laissant voir leurs flancs verdâtres marquetés de brebis ; présentant à l’œil les effets de lumière les plus variés, suivant l’heure et la saison, elles n’en restaient pas moins toujours âpres et tristes. Au-dessous, les yeux se reposaient sur une ceinture de bois entrecoupés de riants pâturages ou de guérets jaunissants. Le feuillage n’offrait point encore la verdure uniforme de l’été, mais laissait voir les chaudes teintes des bourgeons du chêne et le vert tendre du frêne et du tilleul. Plus bas, dans la vallée, les arbres paraissaient s’être précipités et réunis, afin de protéger la maison seigneuriale qui les dominait de ses créneaux et d’où s’échappaient de légères colonnes de fumée bleuâtre.

Un vaste parc et une large nappe d’eau devaient sans doute s’étendre devant la façade ; mais la pente ondulée des prairies empêchait notre voyageur de les apercevoir de la pelouse du village. À leur place il voyait un premier plan tout aussi délicieux. Les rayons du soleil, à l’horizon, glissaient comme de l’or transparent entre les tiges mollement inclinées des herbes fleuries, de la haute oseille rouge et des blanches ombelles de ciguë qui bordaient les haies. C’était ce moment de l’été où le bruit des faux qui s’aiguisent nous fait jeter de longs regards de regret sur les fleurs dont sont parées les prairies.

Si l’étranger eût légèrement changé de position, en se tournant vers l’est, il aurait encore pu voir quelques séduisants fragments du paysage, au delà des prairies et des chantiers de Jonathan Burge, du côté des beaux noyers de la Grand-Ferme ; mais probablement il trouvait plus d’intérêt à observer les groupes vivants qui étaient près de lui. Toutes les générations du village s’y trouvaient représentées, depuis le vieux père Taft, avec son bonnet de nuit, tout à fait courbé sous le poids des ans, mais encore assez robuste pour rester longtemps sur ses jambes, soutenu par sa courte canne, jusqu’aux marmots à petites têtes rondes penchées en avant. De temps en temps approchait un nouvel arrivant, peut-être quelque épais laboureur, qui, son souper avalé, venait voir ce spectacle inaccoutumé, écoutant avec un regard hébété ce que chacun pouvait avoir à dire, mais n’apportant point assez d’intérêt à ce qui se passait pour adresser quelque question. Cependant, tous avaient soin de ne point se joindre aux méthodistes sur la Pelouse et évitaient ainsi de s’identifier avec l’auditoire en attente, car il n’en était aucun qui n’eût désavoué l’imputation d’être venu pour écouter la prêcheuse ; ils avaient seulement voulu voir quel air cela avait. Les hommes étaient principalement rassemblés dans le voisinage de la forge. Mais ne vous imaginez point qu’ils fussent réunis en un groupe. Les villageois ne se serrent jamais ; le chuchotement leur est inconnu, et ils sont presque aussi incapables de baisser la voix qu’une vache ou un cerf pourrait le faire. Le véritable paysan anglais tourne le dos à son interlocuteur, auquel il jette une question par-dessus l’épaule, comme s’il était prêt à s’enfuir avant la réponse, et s’éloigne de deux ou trois pas quand l’intérêt du dialogue atteint le plus haut degré. Aussi le groupe, près de la forge, n’était nullement condensé et ne formait point un écran devant Chad Cranage le forgeron, qui, croisant ses bras noircis, s’appuyait contre le montant de sa porte. Il poussait de temps en temps un éclat de rire à ses propres plaisanteries, auxquelles il donnait une préférence marquée sur les quolibets lancés par Ben le Vif, qui avait renoncé aux charmes du Buisson de houx pour voir la vie sous un nouvel aspect. Mais ces deux genres d’esprit étaient traités avec un égal dédain par M. Joshua Rann. Le tablier de cuir et l’air chagrin et renfrogné de M. Rann ne laissent ignorer à personne que c’est le cordonnier du village ; son menton et sa poitrine portés en avant pourraient indiquer le clerc de la paroisse habitué à lire au lutrin. Le vieux José, comme l’appellent irrévérencieusement ses voisins, est dans un état de bouillante indignation ; mais il n’a point encore desserré les lèvres, si ce n’est pour dire d’une voix de basse profonde et vibrante, comme s’il accordait un violoncelle : « Sehon, roi des Amorites ; par la grâce de Dieu, il souffrit constamment ; et Og, roi de Bassan ; par la grâce de Dieu, il souffrit constamment ; » citation qui paraît avoir peu rapport à la circonstance actuelle ; mais, comme c’est le cas de toute anomalie, elle se trouvera en être la conséquence naturelle, comme je vais l’expliquer. En effet, M. Rann défendait dans son for intérieur la dignité de l’Église établie contre cette scandaleuse irruption du méthodisme ; et comme cette dignité était pour lui intimement liée à la sonorité de sa propre voix dans les répons, son mécontentement lui suggérait une citation du psaume qu’il avait lu au service du soir du dernier dimanche.

La curiosité plus vive des femmes les avait fait avancer jusqu’à la limite même de la Pelouse, d’où elles pouvaient examiner de plus près le costume semblable à celui des quakers et la singulière tournure des méthodistes du sexe féminin. Au-dessous de l’érable on avait amené un petit char pour servir de tribune et placé deux bancs et des chaises. Quelques-uns des méthodistes y étaient assis, les yeux fermés et comme absorbés par la prière et la méditation. D’autres préféraient rester debout et regardaient les villageois avec un air de compassion mélancolique. C’est ce qui divertissait complètement Bessv Cranage, la rieuse fille du forgeron, surnommée par ses voisins Bess Chad. Elle s’étonnait que « les gens pussent s’arranger des mines comme cela. » Bess Chad surtout était l’objet de la compassion des méthodistes ; car ses cheveux, rejetés en arrière sous un bonnet posé sur le haut de la tête, laissaient en évidence un ornement dont elle était beaucoup plus fière que de ses joues rosées : c’étaient de grandes boucles d’oreilles rondes, avec des pierres fausses ; ce qui lui attirait le blâme, non-seulement des méthodistes, mais aussi de sa propre cousine, Bess Timothy ; celle ci, s’intéressant à elle en qualité de parente, désirait souvent que ces boucles d’oreilles pussent en finir une fois pour toutes.

Bess Timothy, quoique ayant gardé son nom de fille parmi ses intimes, était depuis longtemps la femme de Jim le Roux et possédait un assortiment de joyaux d’un autre genre, parmi lesquels il suffit de citer un gros marmot qu’elle berçait dans ses bras et un solide petit gaillard de cinq ans en culottes courtes et jambes rouges ; il portait suspendu à son cou un vieux bidon rouillé en guise de tambour, et évitait soigneusement le petit chien terrier de Bess Chad. Ce jeune rejeton d’Olivier, connu sous le nom de Bess, le fils de Bess Timothy, étant d’un caractère curieux et qu’aucune timidité ne retenait, avait dépassé le groupe de femmes et d’enfants et se promenait autour des méthodistes, les regardant sous le nez, la bouche grande ouverte, et frappant sur son tambour en manière d’accompagnement musical.

Mais une des femmes âgées se baissa pour le prendre par l’épaule d’un air de sérieux reproche ; Ben, fils de Ben Timothy, lui lança alors de vigoureux coups de pied ; puis, jouant des flûtes, s’en fut chercher un refuge derrière les jambes de son père.

« Eh ! petit chien de vaurien, dit Jim le Roux avec orgueil paternel, si tu ne laisses pas ce tambour tranquille, je vais te l’ôter. Qu’est-ce que ça veut dire, de donner des coups de pied au monde ?

— Ici ; donnez-le-moi, Jim, dit Chad Cranage ; je vais l’attacher et le ferrer comme les chevaux. Eh bien, maître Gasson, continua-t-il, comme ce personnage s’avançait vers le groupe, comment va ce soir ? Êtes-vous venu pour nous aider à gémir ? On dit que les gens gémissent toujours quand ils prêtent l’oreille aux méthodistes, comme si la guerre était au dedans d’eux. Je compte bien beugler aussi fort que votre vache l’autre soir, et alors la prêcheuse pensera que je suis dans la bonne voie.

— Je vous engagerai à ne point faire de bêtises, Chad, dit M. Casson d’un air assez digne ; Poyser apprendrait avec peine qu’on eût en quelque manière manqué de respect à la nièce de sa femme, quoiqu’il puisse ne pas voir avec plaisir qu’elle se mette à prêcher.

— Puis, elle est agréable à voir, aussi, dit Ben le Vif. Et moi, je suis pour les jolies femmes qui prêchent ; je suis sûr qu’elles me persuaderaient bien plus vite que ces vieux prédicateurs. Je ne serais pas étonné de me trouver méthodiste avant la nuit, et de commencer à faire la cour à la sermonneuse, comme Seth Bede.

— Je crois bien que Seth vise beaucoup trop haut, dit M. Casson. Les parents de cette femme n’aimeraient pas la voir s’abaisser à un ouvrier charpentier.

— Tiens, tiens, tiens ! dit Ben en allongeant l’intonation. Qu’est ce que les parents des gens ont à voir à ça ? Pas un iota. La femme de Poyser peut bien lever le nez et oublier les temps passés ; mais cette Dinah Morris, dit-on, est aussi pauvre qu’elle l’a jamais été ; elle travaille à une filature et a beaucoup à faire à s’entretenir. Un jeune et solide charpentier, qui est déjà un méthodiste tout fait, comme Seth, ne serait pas un si mauvais parti pour elle. Encore que les Poyser estiment Adam Bede autant que si c’était leur propre neveu.

— Ça ne dit rien ! dit M. Joshua Rann ; Adam et Seth sont deux hommes ; vous ne voulez pas qu’ils se coiffent tous deux de la même fille.

— Peut-être, dit Ben le Vif dédaigneusement ; mais je suis pour Seth, moi, quand il serait encore deux fois plus méthodiste. Seth a eu le beau rôle avec moi, car je l’ai toujours taquiné depuis que nous travaillons ensemble, et il ne m’en veut pas plus pour cela qu’un agneau. Et c’est un gaillard qui a du courage aussi, car, lorsque nous vîmes un vieil arbre tout de feu, un soir que nous traversions les champs, et que nous crûmes que c’était un revenant, Seth ne s’en inquiéta pas, mais il y alla tout droit, comme un constable. Tiens, le voilà qui sort de chez Will Masquery, et voilà Will lui-même, avec l’air aussi doux que s’il ne pouvait frapper sur une tête de clou, crainte de lui faire mal. Et voilà la jolie prêcheuse ! Ma foi, elle a ôté son chapeau. Il faut que je la voie d’un peu plus près. »

Plusieurs des hommes suivirent l’exemple de Ben, et le voyageur poussa son cheval en avant sur la Pelouse, tandis que Dinah, précédant ses compagnons, marchait assez rapidement vers le char sous l’érable. Près de la grande taille de Seth, elle paraissait petite ; mais élevée sur la tribune elle semblait d’une stature au-dessus de la moyenne, quoique, en réalité, elle ne la dépassât pas. Sa taille était svelte et le paraissait encore davantage à cause de son costume noir et sans ampleur. L’étranger fut surpris en la voyant, non de sa délicatesse féminine, mais de l’absence complète d’importance personnelle de son maintien. Il s’était attendu à la voir s’avancer gravement et à pas comptés, avec un sourire assuré de sainteté intime, ou peut-être l’expression acerbe d’un blâme orgueilleux. Il ne connaissait que deux types de méthodistes : l’extatique et le bilieux. Mais Dinah marchait tout simplement et ne semblait pas plus s’occuper de l’effet qu’elle pouvait produire que ne le ferait un petit garçon. Il n’y avait ni rougeur à ses joues, ni tremblement qui dit : « Je sais que vous me trouvez jolie femme et trop jeune pour prêcher. » Il n’y avait ni abaissement, ni élévation des paupières, ni pose de bras qui pût dire : « Vous devez me considérer comme une sainte. » Elle n’avait point de livre à ses mains non gantées, qui retombaient légèrement croisées devant elle ; restant debout elle tournait ses yeux bleus vers l’assemblée. Son regard n’avait pas de la finesse, mais cette limpidité qui prouve que l’esprit est pénétré de ce qu’il veut énoncer, plutôt qu’impressionné par les objets extérieurs. Elle était abritée des rayons du soleil couchant par les branches de l’érable. Dans cette demi-teinte lumineuse, le coloris délicat de son visage semblait, comme les fleurs vers le soir, s’embellir d’une douce vivacité. Son teint était d’une blancheur transparente ; l’ovale de son visage régulier ; sa bouche ferme et à lèvres bien indiquées ; ses narines délicates ; son front bas et droit s’élevait en arcade entre des bandeaux lisses de cheveux d’un ton clair et légèrement roux ; ils étaient retirés derrière les oreilles et recouverts, excepté à un ou deux pouces au-dessus du front, suivant l’usage des quakers, par un bonnet filoché. Ses sourcils, de la même teinte que les cheveux, formaient une ligne parfaitement horizontale et bien dessinée ; ses cils, quoique moins foncés, étaient longs et fournis. Dieu n’était indécis ou inachevé dans ce visage qui rappelait ces fleurs dont les pétales d’un bleu pur ont quelques touches rosées. Ses yeux n’avaient aucune beauté particulière autre que l’expression ; ils paraissaient si simples, si candides, si sérieusement bienveillants, qu’aucune intention de reproche, aucun sourire de moquerie ne pouvaient résister à leur regard. Joshua Rann toussa longuement, comme pour éclaircir sa gorge et se mieux reconnaître ; Chad Cranage souleva sa casquette de cuir et se gratta la tête ; et Ben le Vif s’étonna que Seth osât lui faire la cour.

« Une douce et agréable femme ! se dit l’étranger ; mais certainement la nature ne la destinait point à prêcher. »

Peut-être était-il du nombre de ceux qui pensent que la nature a des procédés de mise en scène, et que, dans la prévision de faciliter l’art et la psychologie, elle façonne ses acteurs suivant leur rôle, pour qu’il n’y ait point de méprise à leur égard. Mais Dinah commença à parler.

« Chers amis, dit-elle d’une voix claire, mais peu élevée, demandons à Dieu sa bénédiction. »

Elle ferma les yeux et, inclinant légèrement la tête, elle continua sur le même ton, comme si elle parlait à quelqu’un tout près d’elle.

« Sauveur des hommes ! lorsqu’une pauvre femme chargée de péchés vint pour puiser de l’eau, elle te trouva assis sur le bord du puits ; elle ne te connaissait point, elle ne te cherchait point ; son esprit était obscurci ; sa vie n’était pas dans la sainteté. Mais tu lui parlas, tu l’enseignas, tu lui montras que ses œuvres étaient à découvert devant toi, et que, cependant, tu étais prêt à lui donner ce pardon dont elle n’avait point connaissance. Jésus ! tu es au milieu de nous et tu connais tous les hommes ; s’il s’en trouve ici de semblables à cette pauvre femme, si leur esprit est obscurci, leur vie en dehors de la sainteté ; s’ils ne sont point venus pour le chercher, s’ils n’ont aucun désir d’être enseignés, aie pour eux la même miséricorde que tu as montrée pour elle. Parle-leur, Seigneur ; ouvre leurs oreilles à mon message ; mets leurs péchés devant leurs yeux, et rends-les altérés de ce salut que tu es prêt à leur accorder.

« Seigneur, tu es toujours avec les tiens ; ils te voient dans la veille de leurs nuits et tu leur parles sur la route. Et tu es près de ceux qui ne t’ont pas connu : ouvre leurs yeux, afin qu’ils te voient ; qu’ils te voient pleurer sur eux et leur dire : « Ne voulez-vous point venir à moi pour avoir la vie ? » Qu’ils te voient suspendu sur la croix et disant : « Père, pardonne-leur, car ils ne savent ce qu’ils font. » Qu’ils te contemplent tel que tu viendras dans ta gloire pour les juger au dernier jour. Amen ! »

Dinah rouvrit les yeux et s’arrêta en regardant le groupe des villageois, qui s’étaient maintenant rassemblés un peu plus prés d’elle et à sa droite.

« Chers amis, commença-t-elle en élevant un peu la voix, vous avez tous été à l’église, et je pense que tous vous avez entendu le ministre lire ces paroles : « L’esprit de Dieu est sur moi, parce qu’il m’a oint pour prêcher aux pauvres son Évangile. » Jésus a prononcé ces paroles ; il a dit qu’il était venu pour prêcher l’Évangile aux pauvres gens. Je ne sais si vous avez jamais beaucoup réfléchi à ces paroles, mais je veux vous dire quand je me rappelle les avoir entendues pour la première fois. C’était justement une soirée semblable à celle-ci ; j’étais une petite fille, et ma tante qui m’a élevée me conduisit avec elle pour entendre un homme vertueux qui prêchait en plein air, comme nous sommes ici. Je me rappelle sa figure ; il était très-âgé et il avait de très-longs cheveux blancs ; sa voix était belle et douce et ne ressemblait à aucune voix que j’eusse jamais entendue. Pour moi, petite fille qui ne savais presque rien, ce vieillard me paraissait un homme si différent de tous ceux que j’avais vus jusqu’alors, que je pensai qu’il était peut-être descendu du ciel pour nous prêcher, et je dis : « Tante, est-ce qu’il retournera au ciel ce soir, comme dans l’image de la Bible ? »

« Cet homme de Dieu était M. Wesley, qui passa sa vie à faire ce que faisait notre Seigneur, prêchant l’Évangile aux pauvres gens. Il est entré dans son repos il y a huit ans. Dans les années suivantes, j’en appris davantage à son sujet ; mais alors je n’étais qu’une enfant légère et irréfléchie, et je me rappelais seulement une chose qu’il nous avait dite dans un sermon : c’est que le mot Évangile veut dire bonne nouvelle ! L’Évangile, vous savez, est ce que la Bible nous apprend à l’égard de Dieu.

« Pensez à cela, maintenant ! Jésus-Christ est véritablement descendu du ciel, comme moi, naïve petite fille, je pensais que M. Wesley l’avait fait ; et il en est descendu pour dire de bonnes nouvelles aux pauvres gens à l’égard de Dieu. Eh bien, chers amis, vous et moi sommes de ces pauvres gens. Nous avons été élevés dans de misérables chaumières ; nous avons été nourris de pain d’avoine et avons vécu à la dure. Nous avons bien peu été à l’école et lu bien peu de livres ; nous savons peu de choses en dehors de ce qui se passe tout près de nous. Nous sommes justement l’espèce de gens qui ont besoin d’entendre de bonnes nouvelles, car, lorsque quelqu’un est dans une belle position, il ne tient pas beaucoup à apprendre les nouvelles des choses lointaines ; mais, si un pauvre homme et une pauvre femme sont dans la détresse et ont à travailler durement pour vivre, ils aiment bien à recevoir une lettre qui leur apprend qu’ils ont un ami qui veut leur venir en aide. Certainement nous pourrions savoir quelque chose de Dieu, même si nous n’avons jamais connu l’Évangile, la Donne nouvelle que notre Sauveur nous a apportée, car nous n’ignorons pas que toute chose vient de Dieu. Ne dites-vous pas, presque chaque jour : « Ceci ou cela arrivera, s’il plaît à Dieu ? » ou bien : « Nous commencerons bientôt à faucher l’herbe, s’il plaît à Dieu de nous envoyer encore un peu de soleil ? » Nous savons très-bien que nous sommes entièrement sous la main de Dieu ; nous ne nous sommes point donné la vie ; nous ne pouvons être maîtres de nous pendant notre sommeil ; la lumière du jour, et le vent, et le blé, et les vaches qui nous donnent leur lait : tout ce que nous avons vient de Dieu. Et il nous a donné nos âmes, et il a mis l’amour entre les parents et les enfants, entre le mari et la femme. Mais est-ce là tout ce dont nous avons besoin pour connaître Dieu ? Nous croyons qu’il est grand et puissant, et peut faire tout ce qu’il veut ; nous nous sentons perdus, comme si nous luttions contre une eau profonde, quand nous essayons de penser à lui.

« Mais peut-être vous vient-il à l’esprit des doutes comme celui-ci : Est-ce que Dieu s’occupe beaucoup de pauvres gens tels que nous ? Peut-être n’a-t-il fait le monde que pour les grands, les savants et les riches. Ça ne lui a pas beaucoup coûté de nous donner notre petite bouchée de nourriture et un lambeau de vêtement ; mais comment savons-nous s’il s’intéresse à nous, plus que nous ne le faisons des vers et autres insectes du jardin, lorsque nous cultivons nos oignons et nos carottes ? Dieu s’occupe-t-il de nous à notre mort ? A-t-il quelque consolation pour nous quand nous sommes estropiés, ou malades, ou dans la misère ? Peut-être aussi est-il fâché contre nous ; autrement, pourquoi avons-nous la sécheresse et les mauvaises moissons, et les fièvres, et toutes sortes de maux et d’inquiétudes ? Car notre vie est pleine de chagrins, et si Dieu nous envoie le bien, il semble aussi nous envoyer le mal. Comment en est-il ainsi ? Pourquoi est-ce ainsi ?

« Ah ! chers amis, nous sommes dans un grand besoin de nouvelles sur Dieu ; et que signifient les autres bonnes nouvelles si nous n’avons pas de celles-là ? Car toutes les choses de cette vie ont une fin, et, quand nous mourons, nous les laissons toutes. Mais Dieu reste encore quand tout nous a quittés. Que ferons-nous s’il n’est pas notre ami ? »

Alors Dinah raconta comment la bonne nouvelle avait été apportée, et comment les desseins de Dieu à l’égard des chétifs de ce monde avaient été manifestés par la vie de Jésus, passée dans la sainteté et les œuvres de miséricorde.

« Ainsi, vous voyez, chers amis, continua-t-elle, que Jésus a employé presque tout son temps à faire du bien aux pauvres ; il leur a prêché en plein air, il en a fait ses amis, il les a enseignés et a pris beaucoup de peines pour eux. Ce n’est pas qu’il n’ait aussi fait du bien aux riches, car il était plein d’amour pour tous les hommes ; seulement il voyait que les pauvres avaient un plus grand besoin de son secours. C’est ainsi qu’il guérissait les estropiés, les malades et les aveugles, qu’il faisait des miracles pour nourrir ceux qui avaient faim, parce que, disait-il, il avait pitié d’eux ; et il était très-bon pour les petits enfants, il consolait ceux qui avaient perdu leurs proches, il parlait avec une douce compassion aux pauvres pécheurs qui étaient attristés d’avoir péché.

« Ah ! n’aimeriez-vous pas un tel homme si vous pouviez le voir, — s’il était dans ce village ? Quel tendre cœur il doit avoir ! Quel consolateur on trouverait dans l’affliction ! Comme il serait agréable de recevoir ses instructions !

« Eh bien ! chers amis, qu’était-il cet homme ? Était-ce seulement un homme bon, — un homme très-bon, et rien de plus, — comme notre cher M. Wesley, qui nous a été repris ?… Ah ! c’était le Fils de Dieu, — fait à l’image du Père, dit la Bible, c’est-à-dire tout à fait semblable à Dieu, qui est le commencement et la fin de toutes choses, — le Dieu que nous avons besoin de connaître. Ainsi, tout l’amour que Jésus a montré pour les malheureux est ce même amour que Dieu a pour nous. Nous pouvons comprendre les enseignements de Jésus, parce qu’il est venu avec un corps semblable au nôtre, et qu’il s’est servi des mêmes paroles dont nous nous servons entre nous. Avant, nous étions effrayés de penser à ce qu’était Dieu, — le Dieu qui a fait le monde et les cieux, et le tonnerre et l’éclair. Nous ne pouvons jamais le voir ; nous pouvons seulement voir les choses qu’il a faites ; et quelques-unes de ces choses sont si effrayantes, que nous pouvions bien trembler en pensant à lui. Mais notre Sauveur béni nous a montré ce qu’est Dieu d’une manière telle que les pauvres gens ignorants peuvent le comprendre ; il nous a montré ce qu’est le cœur de Dieu, quelles sont ses miséricordes pour nous.

« Mais voyons encore pourquoi Jésus est venu sur la terre. Une fois il dit : « Je suis venu pour chercher et sauver ce qui était perdu ; » et une autre fois : « Je ne suis point venu pour appeler les justes, mais pour appeler les pécheurs à la repentance. »

« Ce qui était perdu !… Les pécheurs !… Ah ! chers amis, seraient-ce vous ? serait-ce moi ? »

Jusque-là, le voyageur avait été retenu contre sa volonté par le charme des notes claires de la voix pure de Dinah, qui offraient une variété de modulations semblables à celles d’un bel instrument touché habilement par l’instinct musical qui s’ignore. Les choses simples qu’elle disait paraissaient des nouveautés, ainsi qu’une mélodie déjà connue nous apporte un nouveau plaisir quand nous l’entendons chanter par la pure voix d’un enfant de chœur. La calme et profonde conviction avec laquelle elle parlait était elle-même une preuve de la vérité de sa mission. Il vit qu’elle avait complètement captivé ses auditeurs. Les villageois s’étaient rassemblés près d’elle, et on lisait une grave attention sur toutes les figures. Elle parlait lentement, quoique très-couramment, s’arrêtait parfois après une question, ou avant quelque transition d’idées. Aucun changement d’attitude en elle ; point de gestes ; l’effet de son discours était uniquement produit par les inflexions de sa voix, et, quand elle en vint à cette question : « Dieu prendra-t-il soin de nous quand nous mourrons ? » elle le prononça avec un accent si plaintif de supplication, que les larmes vinrent aux yeux de quelques-uns des plus endurcis. L’étranger avait cessé de douter qu’elle pût fixer l’attention de ses rustiques auditeurs ; mais il se demandait encore si elle pourrait les émouvoir violemment, ce qui devait être le cachet nécessaire de sa vocation de prédicateur méthodiste, jusqu’au moment où elle articula ces mots : « Per dus ! — Pécheurs ! » qui amenèrent un grand changement dans sa voix et ses manières. Elle avait fait une longue pause avant cette exclamation, pendant laquelle elle avait paru toute émue de pensées qui se lisaient sur ses traits. Son visage pâle le devint encore davantage ; les cercles sous ses yeux prirent une teinte plus foncée, comme lorsque des larmes les remplissent ; la douceur bienveillante de son regard se changea en une expression de pitié épouvantée ; on eût pu croire qu’elle avait vu soudainement quelque ange destructeur planer sur l’assemblée. Sa voix devint profonde et contenue ; mais il n’y avait point encore de gestes. Rien ne ressemblait moins au type ordinaire du harangueur que Dinah. Elle ne prêchait point comme elle entendait les autres le faire, mais elle parlait sous l’influence directe de ses propres sentiments, et sous 1 inspiration de sa simple foi personnelle.

Maintenant elle était entrée dans un autre ordre de démonstrations. Sa manière devint moins calme, son débit plus rapide et, agité ; elle essaya de faire comprendre à ces gens leur culpabilité, leurs ténèbres volontaires, leur état de désobéissance envers Dieu, — en appuyant sur l’odieux du péché, sur la sainteté divine et sur les souffrances de notre Sauveur par lesquelles la voie du salut leur était ouverte. Enfin, il sembla que, par son ardent désir de retrouver les brebis perdues, il ne lui suffisait plus de s’adresser à la masse de ses auditeurs. Elle en interpella d’abord un, puis un autre, en les suppliant de venir à Dieu pendant qu’il en était temps encore ; leur peignant la désolation de leurs âmes, perdues dans le péché de ce monde, bien loin de Dieu leur Père ; puis l’amour du Sauveur, qui veillait et attendait leur retour.

Rien des soupirs et des gémissements lui répondaient de la part de ses frères méthodistes ; mais l’esprit villageois ne s’émeut pas si facilement, et une vague anxiété un peu excitée, et qui pouvait très facilement s’évanouir de nouveau, était le plus grand effet que la prédication de Dinah eût obtenu sur eux jusque-là. Cependant, pas un ne s’était retiré, excepté les enfants et le vieux Père Taft, qui, trop sourd pour saisir beaucoup de mots, était depuis quelque temps retourné à son coin favori. Ben le Vif se sentait fort mal à l’aise, et regrettait presque d’être venu entendre Dinah ; il pensait que ce qu’elle disait le poursuivrait en quelque manière ; pourtant il ne pouvait s’empêcher de trouver du plaisir à la regarder et à l’écouter, quoiqu’il craignît à chaque instant quelle ne fixât ses regards sur lui et ne s’adressât particulièrement à lui, comme elle l’avait fait pour Jim le Roux, qui pour le moment tenait son enfant dans ses bras pour soulager sa femme. Ce gros homme, dont le cœur était bon, avait déjà essuyé quelques larmes avec son poing, souhaitant devenir un meilleur sujet, qui irait moins souvent au Buisson de houx, vers les Carrières, et observerait plus régulièrement le dimanche.

Devant Jim le Roux se trouvait Bess Chad, qui n’avait cessé de montrer une tranquillité involontaire et une attention soutenue depuis l’instant où Dinah avait commencé de parler. Non point que le sujet du discours l’eût de suite captivée, car elle était perdue dans la difficile recherche de comprendre quel plaisir et quelle satisfaction il pouvait y avoir pour une jeune femme qui portait un chapeau comme celui de Dinah. Abandonnant cette recherche sans succès, elle se mit à étudier le nez de Dinah, ses yeux, sa bouche et ses cheveux, curieuse de savoir s’il valait mieux désirer un pâle visage de cette espèce, ou des joues grasses et roses et des yeux noirs bien ouverts comme les siens. Mais peu à peu l’influence de la gravité générale réagit sur elle, et elle eut la conscience de ce que disait Dinah. Les doux accents, la tendre persuasion ne la touchaient point ; mais, lorsque vinrent les supplications plus sévères, elle commença d’être effrayée. La pauvre Bessy avait toujours été considérée comme une jeune fille légère ; elle le savait. S’il fallait être sérieuse et modeste, il est clair qu’elle était dans la mauvaise voie : elle ne pouvait trouver facilement les passages dans son livre à l’église, comme le faisait Sally Rann ; elle avait souvent ri à la dérobée en faisant sa révérence à M. Irwine, et ces manquements religieux étaient accompagnés d’une négligence correspondante dans ses moindres habitudes ; car Bessy appartenait sans aucun doute à cette espèce de femmes irrégulières et peu propres chez lesquelles vous pouvez vous hasarder tout au plus à manger un œuf, une pomme ou une noix. Elle savait généralement tout cela, et jusqu’alors n’en avait point eu grande honte. Mais maintenant elle commençait à se sentir mal à l’aise, comme si le constable allait venir la prendre et la conduire devant la justice pour quelque faute peu définie. Elle éprouvait un sentiment d’effroi à l’idée que Dieu, qu’elle avait toujours pensé fort éloigné, était très-près d’elle, et que Jésus était là, qui la regardait, quoiqu’elle ne pût le voir. Dinah avait en effet cette croyance aux manifestations visibles de Jésus, qui est commune parmi les méthodistes, et qu’elle communiquait irrésistiblement à ses auditeurs ; elle les amenait à sentir qu’il était au milieu d’eux corporellement, et pourrait à certain moment se montrer à eux d’une manière qui jetterait l’angoisse et le trouble dans leurs cœurs.

« Voyez, s’écria-t-elle, en se tournant à gauche, et les yeux fixés sur un point plus élevé que les têtes des auditeurs, — voyez notre bienheureux Seigneur qui pleure et étend les bras vers vous. Écoutez ce qu’il dit : « Que de fois j’ai voulu vous amener à moi comme la poule rassemble ses poussins sous ses ailes, et vous ne l’avez pas voulu !… » Et vous ne l’avez pas voulu ! » Avec une voix de tendre reproche, en reportant ses regards sur l’assemblée :

« Voyez les marques des clous sur ses précieuses mains et sur ses pieds ! Ce sont vos péchés qui les ont faites. Oh ! qu’il paraît pâle et affaissé ! Il a traversé toute cette grande agonie dans le jardin, quand son âme était attristée, même jusqu’à la défaillance, et que de larges gouttes de sueur tombaient comme des grumeaux de sang sur la terre. Ils se sont jetés sur lui et l’ont garrotté, ils l’ont frappé de verges, ils se sont moqués de lui ; ils ont mis une lourde croix sur ses épaules meurtries, puis ils l’ont cloué dessus. Ah ! quelle douleur ! Ses lèvres sont desséchées par la soif, et ils le plaisantent encore pendant cette terrible agonie ; et pour tant de ces lèvres desséchées il prie pour eux : « Père, pardonne-leur, car ils ne savent ce qu’ils font. » Puis l’horreur d’une profonde obscurité l’enveloppa ; alors il sentit ce que sentent les pécheurs quand ils sont pour toujours séparés de Dieu. Ce fut la dernière goutte de ce calice d’amertume. « Mon Dieu, mon Dieu ! s’écrie-t-il, pourquoi m’as-tu abandonné ? »

« Et tout cela, c’est pour vous qu’il l’a souffert ! Pour vous, — et vous ne pensez jamais à lui ! — Pour vous ! et vous vous détournez de lui ! vous ne vous préoccupez point de ce qu’il a enduré pour vous ! Et cependant il ne s’est point lassé de travailler pour vous ; il est ressuscité d’entre les morts, il prie pour vous à la droite de Dieu : « Père, pardonne-leur, car ils ne savent ce qu’ils font. » Et il est aussi sur cette terre ; il est parmi nous ; il est là, tout près de vous maintenant ; je vois son corps meurtri et son regard d’amour, »

Ici Dinah se tourna vers Bessv Cranage, dont la riante jeunesse et la vanité manifeste l’avaient touchée de pitié.

« Pauvre enfant ! pauvre enfant ! Il vous supplie, et vous ne l’écoutez pas. Vous pensez à des pendants d’oreilles, à de belles robes, à des chapeaux, et vous ne pensez jamais au Sauveur qui est mort pour sauver votre précieuse âme. Vos joues seront ridées un jour, vos cheveux deviendront gris et votre pauvre corps deviendra affaissé, chancelant ! Alors vous commencerez à sentir que votre âme n’est pas sauvée ; qu’il faudra vous présenter devant Dieu couverte de vos péchés, de vos mauvaises passions et de vos pensées vaniteuses. Et Jésus, qui est prêt à vous secourir maintenant, ne viendra plus ; puisque vous ne voulez pas l’avoir pour Sauveur, il sera votre juge. Maintenant il vous regarde avec amour et compassion et vous dit : « Venez à moi pour avoir la vie ; » mais alors il se détournera de vous et dira : « Allez loin de moi dans le feu éternel. »

Les yeux noirs et effarés de la pauvre Bessy commencèrent à se remplir de larmes ; ses belles joues roses et ses lèvres perdirent leur couleur et ses traits se décomposèrent comme ceux d’un petit enfant avant un accès de pleurs.

« Ah ! pauvre enfant aveugle ! continua Dinah ; écoutez ce qui pourrait vous arriver, comme cela arriva une fois à une servante du Seigneur aux jours de sa vanité. Elle pensait à ses bonnets de dentelle et gardait tout son argent pour en acheter ; ne se souciant nullement d’apprendre comment elle pourrait avoir un cœur pur et un esprit droit ; elle voulait seulement avoir de plus belles dentelles que les autres jeunes filles. Or un jour qu’elle se paraît et se regardait au miroir, elle vit une figure saignante et couronnée d’épines. Cette figure vous regarde maintenant. (Ici Dinah montra un point tout près, en face de Bessy.) — Ah ! arrachez ces colifichets, rejetez-les loin de vous comme si c’étaient des serpents venimeux. Ils vous mordent, ils empoisonnent votre âme, ils vous entraînent dans un sombre gouffre sans fond, où vous serez engloutie pour toujours, pour toujours, loin, bien loin de la lumière et de Dieu. »

Bessy n’y put tenir plus longtemps ; une grande frayeur s’empara d’elle, et, arrachant les pendants de ses oreilles, elle les jeta par terre devant elle, en sanglotant. Son père Chad Cranage, dans la crainte d’être entraîné lui-même, car l’impression faite sur la vaniteuse Bessy le frappait tout autant qu’un miracle, s’éloigna à la hâte et se remit à son enclume comme pour se rassurer. « Faut que les gens aient des fers, prêche ou non prêche : le diable ne m’empoignera pas pour ça ! » se disait-il en lui-même.

Mais alors Dinah commença à parler des joies réservées au repentir et à décrire avec simplicité la paix et l’amour divin qui remplissent le cœur du croyant ; elle dit comment le sentiment de l’amour de Dieu change la pauvreté en richesse et satisfait l’âme tellement qu’aucun désir pénible ne la tourmente, aucune crainte ne l’alarme ; comment enfin la tentation même du péché est éteinte, et comment le ciel se fait sentir sur la terre, parce qu’aucun nuage ne passe entre l’âme et Dieu, qui est la lumière éternelle.

« Chers amis, dit-elle enfin, frères et sœurs, que j’aime comme ceux pour lesquels notre Seigneur est mort, croyez que je connais ce qu’est cette grande bénédiction ; et c’est parce que je la connais, que je désire que vous la possédiez aussi. Je suis pauvre comme vous ; je dois vivre du travail de mes mains ; mais aucun lord ou lady, ne peut être aussi heureux que moi, s’il n’a point l’amour de Dieu en son âme. Réfléchissez à ceci ; ne rien haïr que le péché ; être plein d’amour pour toute créature ; n’avoir aucune crainte ; être assuré que toutes choses se changeront en bien ; accepter la douleur, parce que c’est la volonté de notre Père ; savoir que rien, non, rien, pas même si la terre venait à brûler ou que les eaux pussent nous engloutir, — rien ne pourrait nous séparer de Dieu qui nous aime et qui remplit nos âmes de paix et de joie, parce que nous sommes assurés que tout ce qu’il veut est saint, juste et bon.

« Chers amis, venez recevoir celle bénédiction ; elle vous est offerte ; c’est là la bonne nouvelle que Jésus vient prêcher aux pauvres gens. Ce n’est point comme les richesses de ce monde, dont il y a plus pour les uns et moins pour les autres. Dieu est infini ; son amour est éternel :

Au monde tout entier son eau pure s’étend
Sans jamais se tarir, et sa source abondante
Offre à tous, à chacun un breuvage excellent
Pour apaiser la soif de lame repentante. »

Dinah avait parlé pendant au moins une heure, et la lumière empourprée du jour qui fuyait semblait donner une énergie solennelle à ses dernières paroles. L’étranger, qui avait écouté avec intérêt son sermon, comme si c’eût été le développement d’un drame, car il y a une espèce de fascination dans toute éloquence sincère et improvisée qui fait comprendre les émotions intimes de l’orateur, l’étranger détourna son cheval et poursuivit sa route, pendant que Dinah invitait l’auditoire à chanter. Et comme il descendait encore la colline, les voix des méthodistes atteignaient son oreille, s’élevant et s’abaissant dans ce mélange étrange d’exaltation et de tristesse, qui est le rhythme propre d’un hymne.


CHAPITRE III

après le sermon

Moins d’une heure après, Seth Bede marchait à côté de Dinah, le long du sentier bordé de haies qui côtoyait les prairies et les blés verts s’étalant entre le village et la Grand’Ferme. Dinah avait de nouveau ôté son petit chapeau de quakeresse qu’elle tenait à la main, afin de jouir plus librement de la fraîcheur du crépuscule, et Seth pouvait facilement voir l’expression de ses traits, tandis qu’il marchait près d’elle, retournant timidement dans son esprit quelque chose qu’il désirait lui dire. C’était une expression de gravité calme, de concentration dans des pensées qui n’avaient aucun rapport avec le moment présent ou sa propre personnalité, de toutes les expressions la plus décourageante pour un amoureux. Sa démarche avait cette fermeté et cette élasticité facile qui ne demande aucun soutien. Seth le sentit vaguement et se dit à lui-même : « Elle est trop bonne et trop sainte pour aucun homme, sans m’en excepter ; » et les paroles qu’il avait préparées s’enfuirent de nouveau avant d’arriver à ses lèvres. Mais une autre pensée lui donna du courage : « Aucun autre ne l’aimerait davantage et ne la laisserait plus libre de se dévouer à l’œuvre du Seigneur. » Ils étaient restés silencieux pendant plusieurs minutes, depuis qu’ils avaient cessé de parler de Bessy Cranage ; Dinah paraissait presque avoir oublié la présence de Seth et sa démarche s’accélérait tellement que la pensée de n’avoir plus que quelques minutes avant d’atteindre le portail de la Grand’Ferme donna à Seth le courage de parler.

« Vous avez tout à fait décidé de retourner à Snowfîeld samedi, Dinah ?

— Oui, dit tranquillement Dinah. J’y suis appelée. Il m’est venu à l’esprit, tandis que je méditais pendant la nuit de dimanche passé, que sœur Allen, qui est en consomption, a besoin de moi. Je l’ai vue, aussi distinctement que nous voyons ce léger nuage blanc, soulever sa pauvre main amaigrie et me faire signe. Et ce matin, lorsque j’ai ouvert la Bible pour y chercher des directions, les premiers mots qui ont frappé mes yeux étaient : « Et après qu’ils eurent vu la vision, ils tâchèrent immédiatement de se rendre en Macédoine. » Si ce n’était cette indication claire de la volonté du Seigneur, j’aurais de la peine à partir, car mon cœur est plein de tendresse pour ma tante et ses enfants et s’émeut pour cette pauvre petite brebis errante, Hettv Sorrel. J’ai été portée à beaucoup prier pour elle dernièrement et je considère cela comme un signe qu’il y aura miséricorde envers elle.

— Dieu le veuille ! dit Seth. Car je soupçonne que le cœur d’Adam s’y est tellement attaché, qu’il ne se reportera jamais sur quelque autre ; et pourtant le mien souffrirait de le voir l’épouser, car je ne pense pas qu’elle pût le rendre heureux. C’est un profond mystère que la manière dont le cœur d’un homme se donne à une seule femme entre toutes celles qu’il voit dans ce monde, ce qui lui rend plus facile de travailler sept années pour elle, comme Jacob le fit pour Rachel, plutôt que d’en obtenir une autre rien qu’en la demandant. Je pense souvent à ces paroles : « Et Jacob servit sept années pour Rachel, et elles ne lui parurent que quelques jours, tant il avait d’amour pour elle. » Je crois que ces paroles seraient vraies pour moi, Dinah, si vous vouliez me donner l’espérance que je pourrais vous obtenir après les sept années écoulées. Je sais que vous jugez qu’un mari prendrait trop de place dans vos pensées, parce que saint Paul dit : « Celle qui est mariée s’occupe des choses de ce monde et cherche à plaire à son mari ; » et il se peut que vous me trouviez bien hardi de vous reparler à ce sujet, après que vous m’avez exprimé votre idée samedi passé. Mais je n’ai fait qu’y penser nuit et jour, et j’ai prié pour n’être point aveuglé par mes propres désirs, au point de croire que ce qui serait bon pour moi le serait aussi pour vous. Et il me semble qu’il y a dans l’Écriture un plus grand nombre de passages pour vous engager à vous marier que vous n’en trouverez jamais contre le mariage. Car saint Paul dit ailleurs aussi clairement que possible : « Je désire que les jeunes femmes se marient, aient des enfants, dirigent la maison et ne donnent aucun scandale ni sujet de mal parler d’elles. » Car nous ne serions qu’un cœur et qu’une âme, Dinah ! Nous servons tous deux le même Maître et nous aspirons aux mêmes dons ; et je ne serais jamais un mari qui pût mettre obstacle à l’œuvre à laquelle Dieu vous a appelée. Je serais votre protecteur et votre appui à la maison et au dehors, et vous auriez plus de liberté que maintenant, car vous êtes obligée de travailler pour vivre, tandis que je suis assez fort pour travailler pour deux. »

Une fois que Selh eut commencé à exprimer ses vœux, il continua avec ardeur et presque avec précipitation, dans la crainte que Dinah ne prononçât quelque parole décisive, avant qu’il eût donné toutes les raisons qu’il avait préparées. Ses joues s’empourprèrent, ses yeux, d’un bleu doux et gris, se remplirent de larmes, et sa voix tremblait en arrivant à la dernière phrase. Ils avaient atteint un de ces passages très-étroits entre deux hautes pierres, qui font l’office de barrière dans le Loamshire, et Dinah s’arrêtant, se tourna vers Seth, et lui dit avec un accent tendre, mais d’une voix calme et claire :

« Seth Bede, je vous remercie de votre affection pour moi, et si je pouvais regarder aucun homme plus que comme un frère en Christ, je crois que ce serait vous. Mais mon cœur n’est pas libre pour me marier. Cela est bon pour d’autres femmes ; c’est une grande bénédiction d’être épouse et mère ; mais « laissez faire à chacun suivant les dons que Dieu lui a répartis et suivant la tâche que le Seigneur lui a confiée. » Dieu m’a donné une mission pour les autres, non afin d’avoir pour moi-même des joies et des tristesses, mais pour me réjouir avec ceux qui sont dans la joie et pour pleurer avec ceux qui pleurent. Il m’a destinée à annoncer sa parole et il a considérablement protégé mon œuvre. Ce ne serait que sur une indication très-manifeste que je pourrais quitter les frères et sœurs de Snowfield qui ne possèdent qu’une bien petite part des biens de ce monde ; c’est un endroit où il y a si peu d’arbres qu’un enfant pourrait les compter, et où la vie est dure aux pauvres gens en hiver. Il m’a été donné de venir en aide, de consoler, de fortifier ce petit troupeau et de rappeler bien des égarés ; et mon âme est pleine de ces choses de mon lever à mon coucher. Ma vie est trop courte, et l’ouvrage que Dieu m’a donné trop grand, pour que je puisse songer à me créer une maison dans ce monde. Je n’ai point fermé l’oreille à vos paroles, Seth, car, lorsque j’ai vu que vous me donniez votre amour, j’ai pensé que ce pouvait être dans les desseins de la Providence de changer mon genre de vie, et que nous pourrions être associés dans cette bonne œuvre ; alors j’ai soumis cette question au Seigneur. Mais chaque fois que j’ai essayé de fixer mon esprit sur le mariage et sur notre union, d’autres pensées me sont toujours venues ; c’était le souvenir des moments où je priais près des malades et des mourants, ou des heures fortunées que j’ai passées à prêcher, lorsque mon cœur était plein d’amour et que la parole m’était donnée en abondance. Et lorsque j’ai ouvert la Bible pour y chercher une direction, je suis toujours tombée sur quelque parole qui m’enseignait où se trouvait mon œuvre. Je crois à ce que vous dites, Seth, que vous chercheriez à être un aide et non un obstacle à mon travail ; mais je vois que notre mariage n’est pas dans la volonté de Dieu ; il dirige mon cœur d’un autre côté. Je désire vivre et mourir sans mari et sans enfants. Il me semble qu’il n’y a point place dans mon âme pour des inquiétudes sur moi-même, tant il a plu à Dieu de remplir abondamment mon cœur de compassion pour les souffrances des pauvres gens qui lui appartiennent. »

Seth était incapable de répondre, et ils continuèrent à marcher en silence. Enfin, comme ils étaient tout près de l’entrée de la cour, il lui dit :

« Eh bien, Dinah, je chercherai de la force pour supporter et souffrir comme si je voyais Celui qui est invisible. Mais je sens maintenant combien ma foi est faible, et lorsque vous serez partie, je ne pourrai plus prendre plaisir à aucune chose. C’est, en vérité, plus que l’amour qu’on a pour une femme que je ressens pour vous, car je serais heureux sans que vous m’épousiez, si je pouvais aller vivre à Snowfield, près de vous. J’espérais que cet entraînement si puissant que Dieu m’a mis au cœur était une direction pour tous deux ; mais il paraît que ce n’est qu’une épreuve pour moi. Peut-être je vous aime plus qu’on ne doit aimer la créature, car souvent je ne puis m’empêcher de dire de vous ce que dit l’hymne :

Si dans l’ombre profonde elle brille à mes yeux,
Pour moi l’aurore est commencée.
Mon âme sait trouver, à son éclat radieux,
L’étoile du matin précédant la journée.

« Sans doute j’ai tort, et il faut que je sois mieux conseillé. Mais seriez-vous mécontente, fâchée contre moi, si les choses s’arrangeaient de manière à ce que je quitte ce pays pour aller vivre à Snowfîeld ?

— Non, Seth, mais je vous engage à attendre patiemment et à ne pas quitter à la légère votre pays et vos proches. Ne faites rien sans une direction précise du Seigneur. C’est une contrée froide et stérile, qui ne ressemble en rien à ce pays de Goshen auquel vous avez été habitué. Nous ne devons point nous presser de décider et choisir à la hâte notre propre lot ; nous devons attendre qu’il nous soit clairement assigné.

— Mais me permettriez-vous de vous écrire une lettre, Dinah, s’il y avait quelque chose que je désirasse vous dire ?

— Oui, certainement ; faites-moi savoir s’il vous arrive quelque circonstance pénible. Vous aurez toujours place dans mes prières. »

Ils avaient atteint les portes de la cour, et Seth dit : « Je ne veux pas entrer, Dinah ; ainsi, Dieu vous garde ! » Il s’arrêta et eut un moment d’hésitation après qu’elle lui eût donné la main, puis il ajouta : « On ne peut savoir si vous ne verrez point les choses différemment par la suite, et si je puis conserver l’espérance que votre manière de penser ne change un jour.

— Laissons cela, Seth. Il est bon de ne vivre qu’un moment à la fois, comme je l’ai lu dans un des livres de M. Wesley. Ce n’est point à vous ou à moi de former des plans. Nous n’avons rien d’autre à faire que d’obéir et avoir confiance. Adieu. »

Dinah lui serra la main avec un regard triste et affectueux, et franchit la porte, tandis qu’il se retournait pour reprendre lentement le chemin de sa demeure.

Mais au lieu de s’y rendre directement, il préféra faire le tour des champs qu’il venait de traverser avec Dinah ; et je crois que son mouchoir de toile bleue reçut bien des larmes avant qu’il eût compris qu’il était temps de ramener sur son visage le calme et la fermeté pour rentrer chez lui. Il n’avait que vingt-trois ans et venait d’apprendre ce que c’est d’aimer, — aimer avec cette adoration qu’un honnête jeune homme éprouve pour une femme qu’il sent être d’une nature plus élevée et meilleure que lui. Un amour de cette espèce se confond facilement avec le sentiment religieux. Qu’un tel amour est saint et profond ! qu’il soit pour une femme ou pour un enfant, ou même qu’il vienne de notre enthousiasme pour les admirables manifestations du génie artistique. Émus par des caresses ou des mots tendres, attirés par une imposante architecture ou le calme majestueux de belles statues, entraînés par le charme des puissantes symphonies de Beethoven, toujours nous sentons que ces beautés émanent d’un sentiment divin. L’âme débordée devient silencieuse et s’élance au delà de son objet. Ce don béni a été trop fréquemment le partage des humbles de la terre, pour que nous éprouvions quelque surprise de le trouver dans l’âme d’un modeste charpentier méthodiste, il y a cinqualité ans, alors que survivait encore le reflet du temps de Wesley et de ses disciples ; temps d’exaltation religieuse où ceux qui se dévouaient pour porter aux pauvres le divin message se nourrissaient des baies d’églantier et des fruits sauvages des haies de Cornwall.

Ce reflet est depuis longtemps évanoui, et le tableau que nous offre maintenant le méthodisme n’est plus celui d’hommes rudes et de femmes au cœur navré, réunis sur la pente d’une colline ou à l’ombre des forêts par une même foi. Une foi bien élémentaire encore, mais qui reportait leurs pensées aux temps primitifs, qui élevait leur imagination au-dessus des mesquines préoccupations de leur misérable existence et qui remplissait leurs âmes du sentiment d’une présence divine, compatissante, douce comme la chaude haleine du printemps à l’infortuné sans asile. Il se peut aussi que, pour quelques-uns de mes lecteurs, le mot méthodisme ne puisse vouloir dire autre chose qu’une réunion vulgaire dans quelque ruelle où d’hypocrites charlatans prêchent à un auditoire de bas étage, éléments constituant le méthodisme aux yeux de bien des gens du grand monde.

Ce serait à tort ; car je ne puis dire que Seth et Dinah fussent autre chose que des méthodistes, — pas, à la vérité, de ce type moderne qui lit les revues trimestrielles et assiste au service divin dans d’élégantes chapelles ; mais de ceux qui l’étaient à la vieille mode. Ils croyaient aux miracles actuels, aux conversions instantanées, aux révélations par songes et visions, et cherchaient les directions divines en ouvrant la Bible au hasard.

Ils avaient une manière littérale d’interpréter les Écritures, manière fort peu sanctionnée par les commentateurs en renom, et je ne saurais dire que leur langage fût correct ni leur éducation libérale. Toutefois, — si j’ai bien compris l’histoire religieuse, — la foi, l’espérance et la charité, ne se trouvent pas toujours unies en raison directe de la science exégétique, et il est possible, grâce au ciel, de trouver la noblesse du cœur jointe à des théories erronées. Le morceau de lard cru, que la simple Molly retranche de sa faible provision pour le porter à l’enfant malade de sa voisine, afin d’arrêter son mal, peut n’être qu’un triste et inefficace remède ; mais le généreux entraînement qui l’a poussée à ce don a un rayonnement bienfaisant qui ne sera point perdu.

En conséquence, nous avons de la peine à croire que Seth et Dinah soient au-dessous de notre sympathie, quelque accoutumés que nous soyons à pleurer sur les infortunes plus extraordinaires d’élégantes héroïnes et de héros montés sur de fougueux coursiers, et emportés eux-mêmes par des passions plus fougueuses encore.

Le pauvre Seth n’avait monté un cheval qu’une seule fois en sa vie, lorsqu’il était petit garçon et que M. Jonathan Burge l’avait pris en croupe, lui disant de se tenir ferme. Au lieu d’éclater en apostrophes de furieuses accusations contre Dieu et la destinée, il prend la résolution, en se dirigeant vers sa demeure, à la clarté solennelle des étoiles, d’avoir moins de penchant à faire sa propre volonté, et de vivre davantage pour les autres, comme le fait Dinah.


CHAPITRE IV

le chez soi et ses tristesses

Représentez-vous une verte vallée traversée par un ruisseau que les dernières pluies faisaient presque déborder, et couverte de saules inclinés. Il y a une planche jetée sur ce ruisseau, sur laquelle passe Adam Bede de son pas assuré, suivi de près par Gyp et son panier ; il se dirige évidemment vers cette maison recouverte de chaume près de laquelle est un tas de bois, à une vingtaine de pas du sommet de la rampe.

La porte de cette maison est ouverte ; une femme âgée regarde en dehors, mais elle ne contemple point tranquillement le coucher du soleil ; depuis longtemps elle fixe de ses yeux obscurcis le point qui s’agrandit peu à peu, et depuis quelques minutes elle est sûre que c’est Adam, son fils chéri. Lisbeth Bede aime son fils de tout l’amour d’une femme pour un premier-né venu tardivement. C’est une vieille femme inquiète, chagrine, maigre, quoique vigoureuse encore, propre comme une boule de neige. Ses cheveux gris sont retenus avec soin sous un bonnet d’un blanc pur entouré d’un ruban noir ; sa large poitrine est couverte d’un mouchoir de mousseline empesée, enfermée dans une espèce de mantelet de toile bleue à carreaux, descendant jusqu’au-dessous des hanches ; puis vient un long jupon de tiretaine. Lisbeth est de haute taille, et il y a plus d’une ressemblance entre elle et son fils Adam. Ses grands yeux bruns sont un peu voilés, — peut-être par trop de pleurs, — mais ses sourcils largement tracés sont encore noirs, ses dents saines, et, tandis qu’elle se tient debout, tricotant rapidement de ses mains endurcies au travail, son attitude est aussi ferme et droite que lorsqu’elle apporte de la source un seau d’eau sur sa tête. Il y a le même type osseux et la même activité de tempérament chez la mère et le fils ; mais ce n’était point d’elle qu’Adam tenait ce front bien dessiné et l’expression intelligente d’un noble cœur.

Il y a souvent quelque chose de profondément triste dans les ressemblances de famille. La nature, ce grand auteur dramatique, nous rapproche souvent par les dons extérieurs et nous sépare par le tissu plus délicatement subtil du cerveau, et, par un mélange d’attraction et de répulsion, émeut souvent nos cœurs de sympathie pour des êtres qui nous choquent à chacun de leurs mouvements. Nous entendons une voix exprimer avec les mêmes inflexions que la nôtre des pensées que nous méprisons ; nous voyons des yeux tout semblables à ceux de notre mère se détourner de nous avec une froideur hostile, et notre dernier enfant chéri nous étonne par sa ressemblance de traits et de gestes avec une sœur que nous avons quittée sans regret il y a de longues années. Le père, de qui nous tenons ce qu’il y a de mieux en nous, l’instinct du beau, l’habileté dans les travaux mécaniques, le vif sentiment musical, le talent et l’amour des beaux-arts, peut nous blesser et nous humilier par ses erreurs de chaque jour. La mère que nous avons perdue il y a longtemps, et dont notre miroir nous retrace les traits à mesure que nous avançons en âge, a souvent tourmenté nos jeunes âmes par ses accès d’humeur et ses exigences sans raison.

C’est avec une voix de bonne mère fâchée que vous entendez Lisbeth dire :

« Bien, mon garçon, c’est plus de sept heures à l’horloge. Tu n’avais qu’à rester jusqu’à la naissance du dernier homme. Tu as besoin de souper, je suppose. Où est Seth ? Avec quelqu’un de ses gens de prêche, je gage.

— Eh ! mère, Seth ne fait rien de mal, soyez-en sûre. Mais où est le père ? dit Adam dès qu’il fut entré dans la maison et qu’il eut jeté un coup d’œil dans la chambre à gauche, qui servait d’atelier. Est-ce qu’il n’a pas fini le cercueil pour Toffin ? Tout est là au même point que ce matin.

— Fini le cercueil ! dit Lisbeth en le suivant, sans interrompre son tricotage, quoiqu’en regardant son fils avec beaucoup d’inquiétude. Mais, mon garçon, il est parti cette après-midi pour Treddleston et n’est point encore revenu. Je crains qu’il ne soit allé de nouveau à la taverne, du Chariot renversé. »

Un vif éclair de colère passa rapidement sur la figure d’Adam. Il ne dit rien ; mais, ôtant sa veste, il commença à remonter ses manches de chemise.

« Que vas-tu faire, Adam ? dit la mère avec une voix et un regard alarmés. Tu ne vas pas te remettre à l’ouvrage sans avoir soupé quelque peu. »

Adam, trop en colère pour parler, entra dans l’atelier. Mais sa mère jeta son tricotage, le suivit, et, le prenant par le bras, lui dit d’un ton de plaintifs reproches : « Non, mon garçon, tu ne peux pas aller sans ton souper ; il y a des tranches au jus, comme tu les aimes. Je les ai gardées exprès pour toi. Allons, viens souper, viens.

— Laissez donc ! dit Adam avec force en se débarrassant d’elle, et saisissant une des planches appuyées contre le mur. Il s’agit bien de manger quand voilà un cercueil que l’on a promis de porter à Broxton demain matin à sept heures, qui devrait déjà y être, et où l’on n’a pas encore planté un clou ! Mon gosier est trop serré pour prendre de la nourriture.

— Mais tu ne peux pas finir ce cercueil, ce serait te fatiguer à mort. Il te faudrait toute la nuit pour le faire.

— Qu’est-ce que cela fait, quelque temps que cela prenne ? Le cercueil n’est-il pas promis ? Peut-on enterrer un homme sans cercueil ? J’aimerais mieux perdre ma main droite à ce travail que de tromper les gens avec de tels mensonges. Cela me rend fou d’y penser. J’en finirai bientôt avec ces manières de faire. J’en ai assez comme cela. »

La pauvre Lisbeth n’entendait pas cette menace pour la première fois, et, si elle eût été sage, elle se serait retirée tranquillement et n’aurait rien dit pendant une heure. Mais l’expérience qu’une femme acquiert le plus difficilement est de ne jamais parler à un homme ivre ou en colère. Lisbeth s’assit sur le banc à chapeler et pleura ; quand elle eut assez pleuré pour rendre sa voix très-lamentable, elle éclata en paroles.

« Non, non, garçon, tu ne voudrais pas partir, pour briser le cœur de ta mère et faire la ruine de ton père. Tu ne me laisserais pas porter au cimetière sans être là pour me suivre. Pourrai-je rester tranquille dans ma fosse si je ne te vois pas à mon dernier moment ? Et comment saurais-tu que je suis mourante si tu partais pour travailler loin d’ici, suivi probablement par ton frère, quand ton père n’est pas capable de tenir une plume, tant sa main tremble, et, de plus, qu’on ne saurait où te trouver ? Il faut pardonner à ton père ; il ne faut pas être si fâché contre lui. Il a été bon père pour toi avant de commencer à boire. C’est un habile ouvrier, qui t’a enseigné ton métier, rappelle-toi, et qui ne m’a jamais donné un coup ou dit une mauvaise parole, même après avoir bu. Tu ne voudrais pas le voir aller à la maison de charité, ton propre père, lui qui était si bel homme et presque aussi habile en toute chose que toi, il y a vingt ans, quand tu n’étais qu’un enfant à la mamelle. »

La voix de Lisbeth devint plus élevée et entrecoupée de sanglots : espèce de lamentation, le plus irritant de tous les sons, là où il y a une vraie douleur à supporter ou un travail positif à faire. Adam l’interrompit avec impatience.

« Allons, mère, ne pleurez pas et ne parlez pas ainsi. N’en ai-je pas assez pour me faire de la peine sans cela ? À quoi sert de me dire des choses que je ne me répète que trop chaque jour ? Si je n’y avais pas pensé, ferais-je ce que je fais, pour tâcher de maintenir les affaires ici ? Mais je ne puis souffrir de parler sans nécessité ; j’aime à garder mon souffle pour travailler au lieu de causer.

— Je sais que tu fais des choses que personne ne ferait, mon garçon. Mais tu es toujours si vif contre ton père, Adam. Tu ne penses jamais faire assez pour Seth ; tu te fâches contre moi si je lui trouve quelque défaut. Mais tu cries contre ton père comme personne ne le ferait.

— Cela vaut mieux que de parler avec douceur et laisser les choses aller à mal, je pense. Si je n’étais un peu sec avec lui, il vendrait jusqu’au dernier morceau de bois de la cour pour boire. Je sais que j’ai des devoirs à remplir envers mon père, mais ce n’en est pas un que de l’encourager à se plonger la tête la première dans sa ruine. Et qu’est-ce que Seth a à faire là dedans ? Le garçon ne fait rien de mal, que je sache. Mais laissez-moi seul, mère, afin que je fasse mon ouvrage. »

Lisbeth n’osa rien dire de plus ; mais elle se leva et appela Gyp, espérant, en quelque sorte, se consoler du refus d’Adam de manger ce qu’elle avait préparé, dans la douce attente de regarder son fils pendant qu’il souperait, en donnant à son chien un repas plus complet. Mais Gyp, très-surpris de cette façon inaccoutumée, avait les yeux sur son maître, avec le front plissé et les oreilles dressées, et quoiqu’il jetât un coup d’œil sur Lisbeth quand elle l’appela, et mit en mouvement ses pattes de devant avec inquiétude, sachant bien qu’elle l’invitait à souper, ses pensées étaient divisées, et il restait assis sur ses hanches en fixant sérieusement le jeune homme. Adam s’aperçut du conflit des sentiments de Gyp, et quoique la colère l’eût rendu moins tendre que d’habitude pour sa mère, elle ne l’empêcha point de s’occuper de son chien comme toujours. Nous sommes portés à plus de bienveillance pour les animaux qui nous aiment silencieusement que pour les femmes qui nous aiment en grondant.

« Va, Gyp, va, mon chien, » dit Adam d’un ton de commandement encourageant ; et Gyp, apparemment satisfait que le plaisir et le devoir ne fissent qu’un, suivit Lisbeth à la cuisine.

Mais il n’eut pas plutôt lampé son souper qu’il retourna vers son maître, et Lisbeth s’assit toute seule pour pleurer sur son tricotage.

Les femmes, pour n’être ni dures ni rancunières, n’en sont pas moins quelquefois dolentes et larmoyantes. Le sage Salomon, en comparant une femme à une journée de pluie continue, ne devait avoir en vue ni une grondeuse ni une furie aux ongles pointus, aigre et égoïste. Soyez sûr qu’il faisait allusion à une bonne créature, qui n’a d’autre joie que le bonheur de ceux qu’elle harcelle et tourmente, tout en mettant de côté pour eux les morceaux les plus délicats sans en rien garder pour elle-même ; une femme semblable à Lisbeth, par exemple, à la fois patiente et plaignante, s’oubliant elle-même, modeste et exigeante, s’appesantissant sur ce qui est arrivé hier et sur ce qui arrivera probablement demain, et pleurant aussi facilement sur le bien que sur le mal. Mais une certaine crainte se mêlait chez celle-ci à son amour idolâtre pour Adam, et quand il disait : « Laissez-moi tranquille, » elle se taisait toujours.

Ainsi les heures s’écoulaient au monotone tic-tac de la vieille pendule et au bruit du travail d’Adam. Enfin il l’appela pour avoir de la lumière et un peu d’eau à boire (la bière ne se buvait que les jours de fête) ; Lisbeth, alors, se hasarda à dire : « Ton souper est toujours prêt pour quand tu le voudras.

— Ne reste pas à veiller, mère, » dit Adam d’une voix douce. Sa colère était apaisée maintenant, et lorsqu’il voulait être tout à fait agréable à sa mère, il prenait l’accent et le dialecte le plus complet de son pays natal, dont son langage était beaucoup moins empreint dans d’autres moments. « Je m’occuperai du père quand il rentrera ; il se peut qu’il ne revienne pas cette nuit. Je serai plus à l’aise quand vous serez couchée.

— Non, je resterai jusqu’à ce que Seth arrive. Il ne tardera pas, je pense. »

C’était neuf heures passées à la pendule qui avançait toujours, et avant qu’elle eût marqué dix heures la porte s’ouvrit et Seth entra. Il avait entendu le bruit des outils en approchant.

« Comment se fait-il, mère, que le père travaille aussi tard ?

— Ce n’est pas ton père qui travaille, tu devrais bien assez le savoir, si ta tête n’était pas pleine d’idées d’église ; c’est ton frère qui fait tout l’ouvrage, car il n’y a jamais personne là pour l’aider. »

Lisbeth allait continuer, car elle ne craignait pas Seth et remplissait ordinairement, ses oreilles de toutes les doléances contenues par son respect pour Adam. Seth n’avait de sa vie dit un mot dur à sa mère, et les gens timides déversent toujours leur mauvaise humeur sur les personnes douces. Mais Seth, avec un regard inquiet, passa dans l’atelier…

« Qu’est-ce que cela veut dire, Addy ? Le père a-t-il oublié le cercueil ?

— Eh ! mon garçon, la vieille histoire ; mais je le terminerai, dit Adam en levant les yeux et jetant à son frère un de ses regards vifs et brillants. Mais tu as du chagrin ! Qu’y a-t-il ? »

Seth avait les yeux rouges, et un profond abattement se peignait sur sa douce figure.

« Oui, Addy ; mais il faut le supporter, et l’on n’y peut rien. Tu n’as donc pas été à l’école ?

— L’école ? non ; cette vis-là peut attendre, dit Adam en relevant son marteau.

— Laisse-moi prendre ta place à présent et va te coucher, dit Seth.

— Non, mon garçon, j’aime mieux continuer, à présent que je suis en train. Tu m’aideras à le porter à Broxton quand il sera fini. Je te réveillerai au lever du soleil. Va manger ton souper et ferme la porte pour que je n’entende pas les discours de la mère. »

Seth savait qu’Adam voulait toujours ce qu’il disait, et ne se laissait point diriger par d’autres. Aussi il retourna, avec le cœur oppressé, dans la cuisine.

« Adam n’a pas voulu toucher à un morceau de nourriture depuis qu’il est rentré, dit Lisbeth. Je suppose que tu as soupé chez quelqu’un de tes méthodistes.

— Non, mère.

— Viens donc, dit Lisbeth ; mais ne touche pas à ces tranches, car Adam les mangera peut-être si je les laisse là. Il aime un morceau de tranche au jus. Mais il a été si fâché et si en colère qu’il n’a pas voulu les prendre, quoique je les aie mises de côté exprès pour lui. Il a menacé de nouveau de s’en aller, continua-t-elle en baissant la voix, et je suis sûre qu’il partira quelque matin avant que je sois levée, et une fois parti il ne reviendra plus… J’aimerais mieux n’avoir jamais eu un fils qui ne ressemble à celui d’aucune autre pour l’habileté et l’adresse de la main, qui est si considéré par les gens haut placés, aussi grand et droit qu’un peuplier, pour en être séparée et ne le jamais revoir.

— Allons, mère, ne vous chagrinez pas inutilement, dit Seth d’une voix persuasive. Il n’y a pas la moitié d’une bonne raison pour croire qu’Adam veuille nous quitter plutôt que de rester avec vous. Il peut dire de ces choses quand il est de mauvaise humeur, et on peut lui pardonner de l’être quelquefois ; mais son cœur ne le laisserait jamais partir. Rappelez-vous comme il est resté près de nous quand ce n’était pas trop agréable de prendre ses économies pour m’épargner de partir comme soldat, et de mettre son gain à acheter du bois pour le père, quand il aurait eu bien d’autres moyens d’employer son argent, et que plus d’un jeune homme comme lui se serait déjà marié et établi. Il ne changera point et ne détruira pas son ouvrage, en abandonnant ceux pour qui il a travaillé toute sa vie.

— Ne parle pas de mariage, dit Lisbeth en pleurant de nouveau. Il a donné son cœur à cette Hetty Sorrel, qui n’économisera jamais un sou et tiendra tête à sa vieille mère. Et penser qu’il pourrait avoir Mary Burge ! devenir associé et être un homme de poids, commandant à ses ouvriers comme maître Burge, Dolly me l’a dit et redit, s’il n’avait pas donné son cœur à ce petit morceau de fille, qui ne peut être bonne à rien, pas plus que cette giroflée sur le mur. Lui, si habile sur les livres et les chiffres, ne pas s’y connaître mieux que ça !

— Mais, mère, vous savez bien que nous ne pouvons pas aimer justement là où d’autres le voudraient. Il n’y a que Dieu qui puisse sonder le cœur de l’homme. Moi-même je désirerais qu’Adam eût fait un autre choix, mais je ne voudrais pas lui reprocher ce qu’il n’a pu empêcher. Je ne suis point sûr qu’il n’essaye de se vaincre ; mais c’est un sujet dont il n’aime pas qu’on lui parle ; je ne puis que prier le Seigneur de le bénir et le diriger.

— Ah ! tu es toujours assez prêt à prier ; mais je ne vois pas que tu gagnes beaucoup avec les prières. Tes gains ne doubleront pas avant que Noël arrive. Les méthodistes ne feront jamais de toi un homme qui vaille ton frère de moitié, quelque prêcheur qu’ils te fassent.

— Vous êtes bien près de la vérité, mère, dit Seth avec douceur. Adam m’est très-supérieur et a fait pour moi plus que je ne pourrai jamais faire pour lui. Dieu distribue ses talents à chaque homme comme il le juge bon. Mais il ne vous faut pas méconnaître la valeur de la prière. La prière peut ne pas nous donner l’argent, mais elle nous donne ce qu’aucun argent ne peut acheter ; le pouvoir de nous garder du péché et d’être satisfaits de la volonté de Dieu, quoi que ce soit qu’il lui plaise de nous envoyer. Si vous vouliez prier Dieu de vous aider et vous confier en sa bonté, vous ne vous inquiéteriez pas sur chaque chose.

— Ne pas m’inquiéter ! J’ai assez de quoi me tourmenter. Ça te va bien, à toi, de ne jamais le faire. Tu donnerais tout ce que tu gagnes, et tu ne te ferais aucun souci de ne rien avoir de côté pour les mauvais jours. Si Adam avait été aussi facilement satisfait que toi, il n’aurait jamais eu l’argent qu’il a donné pour toi. « Ne vous inquiétez pas du lendemain, ne vous inquiétez pas… » voilà ce que tu vas toujours disant : et qu’en arrive-t-il ? Seulement qu’Adam doit y penser pour toi.

— Ce sont des paroles de la Bible, mère, dit Seth. Elles ne signifient point que nous devions être paresseux. Elles veulent dire que nous ne devons pas nous inquiéter outre mesure et nous tourmenter de ce qui peut arriver demain, mais faire notre devoir et laisser le reste à la volonté de Dieu.

— C’est ça ! c’est ta manière ; tu tires toujours le fond de tes paroles de quelque point de la Bible. Je ne vois pas comment tu juges que ne pas penser au lendemain veuille dire tout cela. Et puisque la Bible est un si gros livre, que tu peux lire d’un bout à l’autre et y trouver les paroles que tu veux, je ne comprends pas pourquoi tu n’y prends pas des mots plus justes, qui ne veuillent pas toujours dire beaucoup plus qu’ils ne disent. Adam ne la lit pas ainsi, et je puis comprendre le texte qu’il cite souvent : « Dieu aide ceux qui s’aident. »

— Non, mère, dit Seth, ce n’est pas un texte de la Bible. Il sort d’un livre qu’Adam a trouvé à un étalage de Treddleston. Il a été écrit par un homme instruit, mais trop mondain, je crois. Toutefois ce dicton est en partie vrai, car la Bible dit que nous devons être ouvriers avec Dieu.

— Bien, comment le saurais-je ? Ça a l’air d’un texte. Mais qu’as-tu donc ? Tu as à peine touché à ton souper. Est-ce que tu ne veux rien manger de plus que ce morceau de gâteau d’avoine ? Et tu es aussi pâle que du blanc de lard frais. Qu’as-tu donc ?

— Rien qui vaille la peine de le dire, mère. Je n’ai pas faim. Je vais retourner vers Adam, et voir s’il veut me laisser travailler au cercueil.

— Il te faut boire une goutte de bouillon chaud, dit Lisbeth, dont le sentiment maternel prenait maintenant le dessus sur sa nature grondeuse ; je vais allumer quelques copeaux dans un instant.

— Non, mère, je vous remercie, vous êtes bien bonne, dit Seth reconnaissant ; et, encouragé par cette marque de tendresse, il continua : Laissez-moi prier un peu avec vous pour le père, pour Adam et nous tous ; cela vous remontera peut-être plus que vous ne pensez.

— Bien, je n’y vois point d’inconvénient. »

Lisbeth, quoique disposée à faire toujours opposition à ce que disait Seth, avait le sentiment vague qu’il éprouvait du soulagement et de la sérénité par le fait de sa piété, et qu’en quelque sorte ça lui évitait la peine de se livrer elle-même à quelques actes spirituels pour son propre compte.

Aussi la mère et le fils s’agenouillèrent ensemble, et Seth pria pour le pauvre père éloigné et pour ceux qui l’attendaient avec inquiétude à la maison. Et quand il en vint à demander qu’Adam ne fût jamais engagé à planter sa tente dans un autre pays, mais que sa mère pût être réjouie et soutenue par sa présence pendant tous les jours de son pèlerinage, les larmes toujours prêtes de Lisbeth coulèrent de nouveau.

Quand ils se relevèrent, Seth retourna vers Adam et lui dit : « Ne veux-tu pas te coucher une heure ou deux, et me laisser travailler à ta place ?

— Non, Seth. Envoie la mère se coucher et vas-y toi-même. »

Pendant ce temps, Lisbeth avait essuyé ses pleurs et entra aussi en portant quelque chose. C’était le plat brun et jaune contenant les pommes de terre rôties avec du jus et des morceaux de viande qu’elle y avait coupés et mélangés. Cette année-là la cherté du pain de froment et de la viande faisaient de ces mets un luxe pour les ouvriers. Elle plaça avec quelque timidité le plat sur un banc près d’Adam, et dit : « Tu peux bien piquer un morceau tout en travaillant ; je t’apporterai encore une goutte d’eau.

— S’il vous plaît, mère, dit Adam avec douceur ; j’ai très-soif. »

Au bout d’une demi heure tout était calme ; on n’entendait plus dans la maison que le balancier de la vieille pendule et les outils d’Adam. Tandis que ses muscles étaient vigoureusement occupés, son esprit était plein des scènes d’un triste passé et d’un avenir probablement aussi triste. Il voyait ce qui arriverait le lendemain matin, quand, après avoir porté le cercueil à Broxton, il serait de retour et à déjeuner : son père entrerait peut-être, honteux de rencontrer les regards de son fils, s’assiérait avec l’air plus vieux et plus tremblant que la veille, et baisserait la tête en regardant le plancher ; puis Lisbeth lui demanderait comment il pensait que le cercueil eût été prêt à temps après qu’il l’avait laissé inachevé, car Lisbeth était toujours la première à proférer les reproches, quoiqu’elle accusât, Adam de sévérité envers son père.

« C’est comme cela que tout ira de mal en pis, pensait Adam ; aucun moyen de remonter la pente et aucun de s’arrêter quand on a commencé de glisser en bas. » Puis il revoyait le jour où il n’était qu’un petit garçon courant à côté de son père, fier d’être mené aux travaux, et plus fier encore d’entendre son père dire avec orgueil à ses camarades : « Quel instinct de charpenterie avait le petit drôle ! » Quel homme actif ce père était alors ! Quand on demandait à Adam de qui il était le fils, avec quel sentiment de fierté il répondait : « Je suis le garçon de Thias Bede. » Il ne doutait pas que tout le monde ne connût Thias lîede. N’avait-il pas construit l’étonnant pigeonnier à la cure de Broxton ? C’étaient là d’heureux jours, surtout quand Seth, qui était de trois ans plus jeune, commença d’aller au travail aussi et qu’Adam devint alors maître, tout en étant apprenti. Puis arrivèrent les jours de tristesse, lorsque Adam, presque adolescent, vit Thias commencer à fréquenter les tavernes, Lisbeth à pleurer à la maison et à faire ses doléances aux oreilles de ses fils. Adam se rappelait bien cette nuit de honte et d’angoisses où, pour la première fois, il vit son père tout à fait hors de lui et insensé, hurlant une chanson incohérente au milieu de ses compagnons ivres au Chariot renversé. Il s’était échappé une fois, n’ayant que dix-huit ans, en partant au point du jour avec un petit paquet bleu sur l’épaule et son livre de mesures dans sa poche, se disant qu’il ne pourrait supporter davantage ses ennuis d’intérieur, qu’il voulait aller chercher fortune. Ne sachant où il allait, il mettait son bâton debout aux bifurcations de routes, et prenait celle vers laquelle il tombait. Mais, en arrivant à Stoniton, la pensée de sa mère et de Seth, laissés en arrière pour tout supporter sans lui, devint trop importune, et sa résolution l’abandonna. Il revint le jour suivant ; mais la douleur et la terreur que sa mère avait éprouvées pendant ces deux journées l’avaient dès lors toujours poursuivi.

« Non ! se dit maintenant Adam, cela n’arrivera jamais de nouveau ; cela me ferait une triste balance lorsque viendra le compte de mes actions au dernier jour, si ma pauvre vieille mère pesait contre moi. J’ai les épaules assez larges et fortes ; je ne serais qu’un lâche si je m’en allais en laissant le fardeau des misères à ceux qui ne sont pas à moitié aussi capables de le porter. « Ceux qui sont forts doivent supporter les infirmités de ceux qui sont faibles, et ne pas chercher leur bon plaisir à eux-mêmes. » Voilà un texte qui n’a pas besoin qu’on l’éclaire pour le voir ; il brille de sa propre lumière. Il est assez sûr qu’on est dans la mauvaise route, dans cette vie, si l’on court après ceci ou cela dans le seul but de trouver les choses faciles ou agréables. Un porc peut planter son groin dans son auge et ne penser à rien de ce qui est en dehors ; mais si on a un cœur d’homme et une âme, on ne peut être satisfait de se faire un bon lit et de laisser les autres coucher sur la dure. Non, je ne me détacherai jamais du joug pour laisser tirer le fardeau par de plus faibles. Le père est une triste croix pour moi, et le sera probablement encore pour bien des années. Qu’y faire ? J’ai bonne santé, bons bras, et du courage pour le supporter. »

Dans ce moment un violent coup se fit entendre à la porte de la maison, et Gyp, au lieu d’aboyer, ainsi qu’on aurait pu s’y attendre, poussa un violent hurlement. Adam, très-surpris, courut à la porte et l’ouvrit. Il n’y avait rien ; tout était calme comme lorsqu’il l’avait ouverte une heure auparavant. Les feuilles étaient immobiles et la lueur des étoiles laissait voir les champs des deux côtés du ruisseau sans aucun objet vivant. Adam fit le tour de la maison et ne vit rien, si ce n’est un rat qui se précipita sous un tas de bois à son approche. Il rentra très-étonné ; le bruit était si singulier qu’à l’instant où il l’avait entendu, il lui avait semblé être une baguette de saule frappant contre la porte. Il ne pouvait s’empêcher de frémir légèrement, en se rappelant combien de fois sa mère lui avait parlé d’un bruit semblable venant annoncer que quelqu’un était mourant. Adam n’était pas homme à superstitions exagérées ; mais il avait en lui le sang du paysan aussi bien que de l’ouvrier, et un paysan ne peut pas plus s’empêcher d’ajouter foi à une superstition traditionnelle qu’un cheval de trembler quand il voit un chameau. De plus il y avait en lui cette combinaison d’esprit qui est à la fois humble dans les régions mystérieuses et fine dans celles de la science ; c’était sa profonde vénération pour le pasteur tout autant que son solide bon sens, qui lui donnait son peu d’inclination pour la religion doctrinaire, et il arrêtait quelquefois le spiritualisme envahissant de Seth en disant : « Eh ! c’est un grand mystère ; tu n’en sais pas grand’chose. » D’où il arrivait qu’Adam était à la fois pénétrant et crédule. Si on lui avait dit qu’un bâtiment neuf venait de crouler et que c’était un jugement divin, il aurait répondu : « Ça se peut ; mais le toit et le mur n’étaient pas d’aplomb, autrement ils ne seraient pas tombés ; » pourtant il croyait aux rêves et aux pronostics, et jusqu’à son dernier jour il retenait un peu sa respiration en racontant l’histoire du coup de la baguette de saule. Je la raconte comme il la disait lui-même, sans chercher à l’expliquer par les causes naturelles. Dans notre désir d’analyser les émotions, nous perdons souvent notre empire sur la sympathie qui les comprend.

Mais il possédait le meilleur antidote contre les craintes imaginaires dans la nécessité d’avancer le travail du cercueil, et pendant les dix minutes suivantes son marteau ne cessa de frapper avec une telle continuité, que d’autres sons, s’il y en eût eu, pouvaient bien être dominés. Vint une pause, cependant, où il dut se servir de son compas, et voici que de nouveau ce bruit étrange se fit entendre, et que Gyp hurla de nouveau. Adam s’élança à la porte sans perdre un instant ; mais tout était aussi tranquille, et la lueur des étoiles ne montrait que l’herbe chargée de rosée devant la maison.

Pour un moment, Adam eut de l’inquiétude en pensant à son père ; mais, depuis bien des années, il n’était jamais revenu si tard de Treddleston, et il y avait toute raison de croire qu’il s’était endormi, après trop de boisson, au Chariot renversé. En outre, la perspective de l’avenir était chez Adam si envahie par la triste image de son père se dégradant toujours plus, que l’idée de quelque accident fatal ne pouvait aborder son esprit. La seconde pensée qui lui vint lui fit quitter ses souliers et se glisser légèrement en haut pour écouter aux portes des chambres à coucher. Mais Seth et sa mère respiraient tous deux avec une grande régularité.

Adam redescendit et se remit au travail en se disant : « Je ne rouvrirai pas la porte. À quoi sert d’écarquiller ses yeux pour voir un son. Il se peut qu’il y ait autour de nous un monde que nous ne pouvons voir, mais comme l’oreille est plus fine que les yeux, elle en saisit quelque indice de temps en temps. Plusieurs personnes croient en voir aussi quelque chose, mais ce sont pour la plupart des gens dont les yeux ne servent à rien d’autre. Pour mon compte, je crois qu’il vaut mieux savoir si l’on a fait sa perpendiculaire juste que de chercher à voir un esprit. »

De telles pensées prennent en général plus de force à mesure que la lumière du jour fait pâlir la lampe et que les oiseaux commencent à chanter. Quand la rouge lueur du soleil fit briller les clous de laiton qui formaient les initiales sur le couvercle de la bière, toute pensée de triste présage tiré du son de la baguette de saule s’évanouit dans la satisfaction d’un travail achevé et d’une promesse accomplie. il ne fut pas nécessaire d’appeler Seth, qui se levait déjà et descendit aussitôt.

« C’est ça, garçon, dit Adam comme Seth entrait, le cercueil est fini et nous allons le porter à Broxton pour être de retour avant six heures et demie. »

Le cercueil fut bientôt placé sur les hautes épaules des deux frères, qui, suivis de Gyp, prirent le sentier partant de la cour derrière la maison. Broxton était à environ un mille et demi sur la colline opposée, et la route serpentait agréablement à travers les champs, entre des haies où le chèvrefeuille et l’églantier s’épanouissaient, tandis que les oiseaux sautillaient en gazouillant dans l’épais feuillage du chêne et de l’ormeau. Quel tableau singulièrement contrasté ! la fraîche aurore d’une matinée d’été offrant la paix et le charme d’Éden, la forte stature des deux frères dans leurs rudes habits de travail, et ce long cercueil sur leurs épaules ! Ils s’arrêtèrent enfin devant une petite ferme hors du village de Broxton. À six heures, leur tâche était terminée, le cercueil fermé, et Adam et Seth revenaient chez eux. Ils prirent pour le retour une route plus courte à travers les prés, qui les amenait vers le ruisseau devant leur maison. Adam n’avait point parlé à Seth de ce qui était arrivé dans la nuit, mais il en gardait encore une impression suffisante pour lui dire :

« Seth, mon garçon, si le père n’est pas de retour quand nous aurons déjeuné, je crois que tu ne feras pas mal d’aller à Treddleston voir ce qu’il fait et me chercher le fil d’archal dont j’ai besoin. Ne l’inquiète pas de perdre une heure de travail ; nous arrangerons ça. Qu’en dis-tu ?

— Je veux bien, dit Seth. Mais regarde comme les nuages se sont amoncelés depuis notre départ. Je crois que nous aurons encore de la pluie. Ce sera un triste temps pour les fenaisons, si les prés sont encore inondés. Le ruisseau est déjà tout plein ; encore un jour et il passera par-dessus la planche, et il nous faudra faire le tour par la route. »

Ils traversaient alors la vallée et venaient d’entrer dans la prairie, coupée par le ruisseau.

« Mais qu’y a-t-il d’arrêté contre le saule ? » continua Seth en accélérant sa marche. Adam frémit en son cœur ; sa vague inquiétude à l’égard de son père se changea en crainte terrible. Il ne répondit pas, mais s’élança, précédé de Gyp, qui commença à aboyer tristement, et dans quelques instants il fut au pont.

Voilà donc ce que disait le présage. Et ce père aux cheveux blancs, auquel il avait pensé avec quelque humeur peu d’heures avant, comme devant lui être une épine pour longtemps encore, luttait peut-être à ce moment même contre l’eau qui l’étouffait. Ce fut la première pensée qui assaillit la conscience d’Adam, avant qu’il eût eu le temps de saisir le vêtement et de retirer ce corps grand et lourd. Seth était déjà à ses côtés pour l’aider, et, lorsqu’ils l’eurent déposé sur la berge, les deux frères s’agenouillèrent et regardèrent dans une muette stupeur ces yeux éteints, oubliant qu’il fallût agir, oubliant tout, excepté leur père étendu mort devant eux. Adam fut le premier à parler.

« Je vais courir vers la mère, dit-il d’une voix étouffée, je serai de retour dans une minute. »

La pauvre Lisbeth préparait le déjeuner de ses fils, et leur soupe fumait déjà sur le feu. Sa cuisine était toujours un modèle de propreté, mais ce matin-là, elle s’occupait encore plus que de coutume à rendre son foyer et sa table luisants et attrayants. « Ces garçons auront joliment faim, disait-elle à demi-voix, en remuant le potage. Il y a une fameuse enjambée jusqu’à Broxton, et ça donne faim l’air de la colline, surtout avec ce lourd cercueil. Et il est bien plus pesant à présent avec le pauvre Boh Tholer dedans. Enfin, j’ai fait un peu plus de soupe ce matin qu’à l’ordinaire. Le père viendra peut-être bientôt. Ce n’est pas qu’il en mange beaucoup. Il avale pour douze sous de bière et épargne six sous de soupe ; c’est sa manière d’économiser, comme je le lui ai dit bien souvent et le lui dirai encore avant la fin de la journée. Eh ! le pauvre homme, il le prend assez tranquillement, faut bien en convenir. »

Mais en cet instant Lisbeth entendit des pas lourds courant sur le gazon, et, se tournant vivement vers la porte, elle vit entrer Adam si pâle et si décomposé qu’elle poussa un cri et s’élança vers lui avant qu’il eût eu le temps de parler.

« Silence ! mère, dit Adam d’une voix rauque, ne vous épouvantez pas. Le père est tombé à l’eau ; nous le ferons revenir, peut-être. Seth et moi, nous allons l’apporter. Prenez une couverture et faites-la chauffer. »

Adam était réellement convaincu que son père était mort, mais il savait qu’il n’y aurait pas d’autre moyen de contenir les lamentations du violent désespoir de sa mère, que de l’occuper à quelque tâche active et offrant quelque espérance.

Il courut vers Seth et les deux frères soulevèrent le triste fardeau, dans le silence et l’abattement de leur cœur. Ces yeux vitrés et tout grands ouverts étaient gris comme ceux de Seth, et ils avaient bien souvent regardé avec un doux orgueil les deux frères avant que Thias en fût venu à baisser la tête avec honte. Le principal sentiment de Seth était le regret et la douleur de cet enlèvement soudain de l’âme de son père ; mais l’esprit d’Adam se plongeait dans un passé qui l’inondait de pitié et de repentance. Quand arrive la mort, cette grande conciliatrice, nous ne regrettons jamais notre tendresse, mais toujours notre sévérité.


CHAPITRE V

le recteur

Il y avait eu quelques fortes averses avant midi, et l’eau formait de profondes flaques à côté des allées gravelées du jardin de la cure de Broxton ; les grandes roses de Provence avaient été rudement secouées par le vent et battues de la pluie, et toutes les fleurs délicates des plates-bandes avaient été couchées et salies sur la terre mouillée. Une triste matinée, car le intiment des fenaisons approchait, et les prés étaient menacés d’inondation.

Mais les gens qui ont un intérieur agréable jouissent à la maison de plaisirs auxquels ils ne penseraient jamais sans la pluie. Sans elle, M. Irwine ne serait pas dans la salle à manger, jouant aux échecs avec sa mère, et il aime bien assez sa mère et les échecs pour passer très-agréablement quelques heures nuageuses. Entrez avec moi dans cette salle pour que je vous présente le révérend Adolphus Irwine, recteur de Broxton, vicaire d’Hayslope et vicaire de Blythe, contre lequel, malgré ce cumul de bénéfices, le plus sévère réformateur trouverait difficile de montrer de l’aigreur. Entrons doucement et restons tranquilles sur le seuil de la porte ouverte pour ne pas réveiller la chienne d’arrêt fauve, étendue devant la grille avec ses deux petits à côté d’elle, ou le carlin qui sommeille le museau relevé, comme un président endormi.

La salle est grande et haute, avec une vaste fenêtre cintrée à l’une des extrémités ; les murs, vous le voyez, sont neufs et encore sans peinture ; mais l’ameublement, quoique dans l’origine d’un assez grand prix, est vieux et usé, et il n’y a point de draperies à la fenêtre. Le tapis rouge, sur la grande table à manger, montre la corde et contraste assez agréablement avec le ton froid des murs gypsés ; mais sur ce tapis il y a un plateau d’argent massif avec un pot à eau semblable et du même modèle que les deux plus grands qui sont posés sur le dressoir et offrent des écussons armoriés. Vous reconnaissez immédiatement que les habitants de cette salle ont hérité plus de noblesse que d’argent, et vous ne seriez pas surpris de trouver à M. Irwine la narine et la lèvre supérieure bien dessinées ; mais, pour le moment, nous pouvons seulement voir qu’il a le dos large et plat, avec une abondance de cheveux poudrés, rejetés en arrière et attachés par un ruban noir, un petit reste de costume ancien qui vous dit que ce n’est pas un jeune homme. Peut-être se retournera-t-il plus tard, et, en attendant, nous pouvons regarder cette imposante vieille dame, sa mère, une belle brune âgée, dont la riche carnation est rehaussée par cette enveloppe compliquée de batiste blanche et de dentelles qui encadre sa tête et son cou. Elle est aussi droite dans son gracieux embonpoint qu’une statue de Cérès, et son visage brun, son nez délicat et aquilin, sa bouche ferme et fière, ses yeux noirs, petits et perçants, sont d’une expression si fine et si sarcastique, que vous supposez instantanément que si des cartes étaient à la place des échecs, elle pourrait vous dire votre bonne fortune. La petite main de laquelle elle soulève sa reine est chargée de perles, de diamants et de turquoises ; et un grand voile noir, très-soigneusement ajusté sur le fond de son bonnet, contraste fortement avec les plis blancs qui enveloppent son cou. Sa toilette doit durer longtemps le matin ! Mais c’est comme une loi de nature qu’elle doive s’habiller ainsi : c’est évidemment un de ces enfants de la royauté qui n’ont jamais douté de leur droit divin, et n’ont jamais rencontré quelqu’un d’assez absurde pour le mettre en doute.

« Là, dauphin, comment appelez-vous cela ! dit la superbe vieille dame en posant sa reine avec beaucoup de calme et croisant les bras. Je serais fâchée de prononcer un mot qui pût froisser votre susceptibilité.

— Ah ! mère vraiment magicienne !… comment un chrétien pourrait-il vous gagner une partie ? J’aurais dû arroser l’échiquier d’eau bénite avant de commencer. Vous n’avez pas gagné loyalement, convenez-en !

— Oui, c’est ce que les vaincus disent toujours des grands conquérants. Mais tenez, voici le soleil qui éclaire l’échiquier pour vous montrer plus clairement quelle sottise vous avez faite en remuant ce pion. Eh bien, dois-je vous donner votre revanche ?

— Non, chère mère, je vais vous laisser avec votre conscience, maintenant que le temps s’éclaircit. Nous allons un peu patauger, n’est-ce pas, Junon ? Ceci s’adressait à la chienne, qui s’était relevée au bruit des voix et posait son museau d’une manière engageante sur le genou de son maître. Mais auparavant je veux voir Anne ; j’ai dû sortir pour l’ensevelissement de Tholer au moment où j’allais monter vers elle.

— C’est inutile, mon fils ; elle ne pourra vous parler. Kate dit qu’elle a aujourd’hui une de ses plus violentes migraines.

— Oh ! elle aime que j’aille vers elle, malgré cela ; elle n’est jamais trop malade pour me recevoir. »

Si vous savez combien de phrases sans but ne sont qu’une affaire d’habitude, je ne vous étonnerai point en vous disant que cette même réponse avait précisément été faite à cette même objection, plusieurs centaines de fois, pendant les quinze dernières années depuis lesquelles miss Anne, sœur de M. Irwine, était souffrante. Les élégantes vieilles dames qui passent beaucoup de temps à s’habiller le matin ont souvent peu de sympathie pour leurs filles d’une santé délicate.

Mais, comme M. Irwine était encore assis, appuyé contre le dossier de sa chaise, flattant de la main la tête de Junon, le domestique parut à la porte. « Pardon, monsieur, Joshua Rann désire vous parler, si vous êtes libre.

— Faites-le entrer ici, dit madame Irwine en prenant son tricotage ; j’aime toujours à entendre ce que M. Rann peut avoir à dire. Ses souliers doivent être sales ; dites-lui de les essuyer, Carrol. »

Deux minutes après, M. Rann était à la porte, faisant de profonds saluts, qui cependant étaient loin de lui concilier Pug, qui, avec un aboiement aigu, s’élança au travers de la chambre pour reconnaître les jambes de l’étranger, tandis que les petits chiens, considérant les bas tricotés et chinés à un point de vue plus séduisant, sautaient contre et jappaient avec grande jubilation. M. Irwine tourna sa chaise et lui dit :

« Eh bien, Joshua, y a-t-il quelque chose de nouveau à Hayslope pour que vous veniez par cette matinée de pluie ? Asseyez-vous, asseyez-vous. Ne vous inquiétez pas des chiens ; un coup de pied amical. Ici, Pug, drôle ! »

Il y a des hommes qu’il est toujours bon d’envisager et dont l’accueil est agréable comme un courant soudain d’air chaud en hiver, ou l’éclat d’un feu flambant dans la froide obscurité. M. Irwine était un de ces hommes. Il avait avec sa mère le même rapport qu’il y a entre le souvenir qu’on garde des traits d’un ami et ces traits mêmes ; toutes les lignes étaient plus généreuses, le sourire plus ouvert, l’expression plus cordiale. Si l’ensemble eut été moins élégant, on eut pu trouver son visage joli ; mais ce n’était point le terme propre à ce mélange de bonhomie et de distinction.

« Je remercie Votre Révérence, répondit M. Rann, s’efforçant de paraître indifférent pour ses jambes, mais les secouant tour à tour pour éloigner les petits chiens ; je resterai debout, si vous le permettez, c’est plus convenable, J’espère que vous êtes en bonne santé, vous et madame Irwine ; et miss Irwine et miss Anne sont, j’espère, aussi bien qu’à l’ordinaire.

— Oui, Joshua, je vous remercie. Vous voyez comme ma mère paraît fraîche. Nous sommes dépassés, quoique plus jeunes. Mais qu’est-il arrivé ?

— Eh bien, monsieur, je devais venir à Broxton rendre de l’ouvrage, et j’ai trouvé convenable d’entrer pour vous faire connaître ce qui se passe dans le village ; des choses que je n’avais pas encore vues, et pourtant, vienne la Saint-Thomas, j’y ai demeuré soixante ans comme enfant et homme, et j’ai recueilli les redevances de Pâques pour M. Blick avant que Votre Révérence ne vînt dans la paroisse ; j’ai entendu chaque sonnerie ; j’ai vu creuser chaque fosse et j’ai chanté au chœur longtemps avant que Bartle Massey ne vînt, on ne sait d’où, avec son chant malencontreux et ses belles antiennes qui mettent tout le monde en défaut, excepté lui-même, l’un imitant l’autre comme des moutons qui bêlent dans un pré. Je connais les devoirs d’un clerc de paroisse, et je crois que ce n’est manquer de respect ni à Votre Révérence, ni à l’Église, ni au roi, que de ne pas laisser passer de telles choses sans en parler. J’ai été pris par surprise, je n’ai rien su d’avance, et j’ai été aussi embarrassé que si j’eusse perdu mes outils. Je n’ai pas dormi plus de quatre heures la nuit passée, et encore n’était-ce que d’un cauchemar qui m’a plus fatigué que si j’avais veillé.

— Mais qu’y a-t-il donc, Joshua ? Les voleurs se sont-ils encore attaqués au plomb de l’église ?

— Des voleurs ? Non, monsieur ; et pourtant je peux bien dire que c’est des voleurs, et des voleurs d’église encore ; c’est des méthodistes qui vont l’emporter dans la paroisse, si Votre Révérence et Son Honneur le chevalier Donnithorne ne jugent pas convenable de parler et de l’interdire. Non pas que je veuille rien vous dicter, monsieur : je ne m’oublie pas au point de vouloir être plus avisé que mes supérieurs. Enfin, avisé ou non, cela n’a rien à faire à ce que j’ai à vous dire ; c’est que la jeune femme méthodiste, qui demeure chez maître Poyser, était à prêcher et à prier sur la Pelouse, hier au soir, aussi sûr que je suis ici debout devant Votre Révérence.

— Elle a prêché sur la Pelouse ? dit M. Irwine d’un air surpris, mais tout à fait serein. Quoi ! cette jolie et pâle jeune fille que j’ai vue chez Poyser ? Je jugeais bien à son costume qu’elle était méthodiste, ou quakeresse, ou quelque chose de ce genre ; mais je ne savais pas qu’elle prêchât.

— C’est vrai comme je le dis, monsieur, ajouta M. Rann en serrant sa bouche en forme de demi-cercle et en faisant une pause assez longue pour indiquer trois points d’exclamation. Elle a prêché sur la Pelouse hier au soir, et elle a fait tant d’impression sur Bess Chad que cette fille n’a pas cessé depuis de pleurer comme une fontaine.

— Bien, Bessy Cranage a l’air d’une fille de cœur. J’espère qu’elle reprendra courage, Joshua. Quelqu’un d’autre a-t-il eu aussi des accès de désespoir ?

— Non, monsieur, je ne puis le dire. Mais on ne sait ce qui peut arriver ; si nous devons avoir une prédication comme celle-là chaque semaine, on ne pourra plus rester dans le village ; car ces méthodistes font croire aux gens que s’ils prennent un verre de bière d’extra, ou se font quelque petit plaisir, ils iront pour cela en enfer aussi sûr qu’ils sont venus au monde. Je ne suis ni un buveur ni un ivrogne, personne ne peut le dire, mais j’aime une demi-pinte d’extra à Pâques ou à Noël — ce qui est naturel quand on va chanter à la ronde et que les gens ne vous offrent rien — ou quand je fais la quête des redevances. J’aime aussi une pinte de bière avec ma pipe et une petite causerie de temps en temps, entre voisins, chez maître Casson ; car j’ai été élevé dans l’Église, Dieu merci ! et voilà trente-deux ans que je suis diacre ; je dois savoir ce que c’est que la religion d’Église.

— Bon ! quel est votre avis, Joshua ? Que pensez-vous qu’on doive faire ?

— Eh bien, Votre Révérence, je ne pense pas qu’il faille prendre aucune mesure contre la jeune femme. Elle serait très-bien si elle voulait laisser là la prédication, et j’ai appris qu’elle allait bientôt retourner dans son endroit. C’est la propre nièce de M. Poyser, et je ne voudrais rien dire d’irrespectueux pour la famille de la Grand’Ferme, car j’y ai pris mesure de souliers, grands ou petits, depuis que je suis cordonnier. Mais il y a ce Will Masquerv, monsieur, qui est le méthodiste le plus actif qu’on puisse voir ; je ne doute pas que ce ne soit lui qui ait amené cette jeune fille à prêcher hier au soir, et il fera venir d’autres gens de Treddleston, si on ne lui rabat pas un peu le toupet. Je pense qu’on pourrait lui faire savoir qu’il n’aura plus rien à faire pour raccommoder les chars ou fournitures de l’église, sans compter ce qu’il y a dans la maison ou les cours qui appartiennent au chevalier Donnithorne.

— C’est ça ; mais vous dites vous-même, Joshua, que vous n’avez jamais vu personne venir prêcher sur la Pelouse auparavant ; pourquoi pensez-vous qu’on puisse y venir encore ? Les méthodistes ne viennent pas prêcher dans de petits villages comme Hayslope, où il n’y a qu’une poignée de laboureurs trop fatigués pour les écouter. Ils pourraient tout aussi bien aller prêcher sur les sommités du Binton. Will Masquery ne prêche pas lui-même, que je sache.

Non, monsieur, il n’a pas le don de mettre les mots ensemble : il s’empêtrerait comme une vache dans de la terre glaise. Mais il a la langue assez bien pendue pour parler sans respect de ses voisins, car il a dit que j’étais un Pharisien aveugle ; se servir ainsi de la Bible pour donner des surnoms à des gens qui sont ses aînés et ses supérieurs ! Et, ce qui est pire, on l’a entendu dire des choses très-inconvenantes de Votre Révérence, car je pourrais amener des gens qui jureraient l’avoir entendu vous appeler « un chien muet et un berger paresseux. » Vous me pardonnerez de répéter de telles choses.

— Il vaudrait mieux ne pas les répéter, Joshua. Il faut laisser tomber les mauvaises paroles quand elles ont été prononcées. Will Masquery pourrait être plus mauvais qu’il ne l’est. C’était un méchant drôle d’ivrogne, négligeant son ouvrage et battant sa femme, à ce qu’on m’a dit ; maintenant il est laborieux et de bonne conduite, et il paraît faire bon ménage avec sa femme. Si vous pouvez me donner des preuves qu’il dérange ses voisins et leur cause des désagréments, je croirai de mon devoir, comme ministre et magistrat, de m’en occuper. Mais il ne conviendrait pas à des gens raisonnables comme vous et moi de faire de l’embarras pour des bagatelles, comme si nous supposions que l’Église est en danger parce que Will Masquery remue la langue un peu sottement, ou parce qu’une jeune femme parle un peu sérieusement à une poignée de gens sur la Pelouse. Nous devons vivre et laisser vivre en religion comme en d’autres choses, Joshua. Faites votre devoir comme diacre et sacristain, aussi bien que vous l’avez toujours fait, tout en fournissant ces fameuses bottes solides à vos voisins, et les choses n’iront pas trop mal à Hayslope, soyez-en sur.

— Votre Révérence a bien de la bonté de me dire cela, et je sens bien que, comme vous n’habitez pas dans la paroisse, j’en ai davantage à supporter.

— Certainement ; et il vous faut prendre garde à ne pas rabaisser l’Église aux yeux des gens, en ayant l’air de vous effrayer de peu de chose, Joshua. Je me fie à votre bon sens, à présent, pour que vous ne fassiez point attention à ce que Will Masquery peut dire sur votre compte ou sur le mien. Vous et vos voisins vous pouvez continuer à prendre votre pot de bière sobrement, quand vous avez terminé votre travail de la journée comme de bons paroissiens ; et si Will Masquery n’aime pas à se joindre à vous, mais préfère aller à une réunion de prière à Treddleston, laissez-le faire ; cela ne vous regarde pas aussi longtemps qu’il ne vous empêche pas de faire ce qui vous convient. Quant aux gens qui disent quelques paroles oiseuses à notre égard, nous ne devons pas nous en occuper plus que le vieux clocher ne s’occupe des corbeaux qui croassent aux alentours. Will Masquery vient à l’église tous les dimanches après midi, et s’occupe activement de son charronnage les autres jours ; et aussi longtemps qu’il se conduira ainsi, il faut le laisser tranquille.

— Ah ! monsieur, lorsqu’il vient à l’église il s’assied, remue la tête et a l’air si refrogné et mécontent quand nous chantons que je voudrais lui appliquer un bon coup sur le museau. Dieu me pardonne, ainsi que madame Irwine et Votre Révérence, pour parler ainsi devant vous. Et n’a-t-il pas dit que notre chant de Noël ne valait pas mieux qu’un barbotement dans un pot ?

— Eh bien, il n’a pas l’oreille musicale. Quand les gens ont la tête dure, vous savez qu’on n’y peut rien. Il n’amènera pas les gens d’Hayslope à son opinion, tant que vous chanterez aussi bien que vous le faites.

— Oui, monsieur ; mais ça vous fait soulever le cœur d’entendre mésuser des Écritures comme ça. Je sais autant de passages de la Bible que lui, et je pourrais réciter tous les psaumes en dormant, si vous veniez à me pincer. Mais ce n’est pas moi qui m’en servirais pour dire ce que j’ai à dire. Je ferais tout aussi bien en emportant chez moi la coupe de communion pour m’en servir à mes repas.

— C’est une remarque très-sensée de votre part, Joshua ; mais, comme je vous le disais… »

Tandis que M. Irwine parlait, on entendit un bruit de bottes et d’éperons sur le palier du vestibule, et Joshua Rann s’écarta rapidement pour faire place à la personne qui se présentait en disant, d’une belle voix de ténor :

« Le filleul Arthur peut-il entrer ?

— Entrez, entrez, filleul ! » répondit madame Irwine avec ce timbre de voix basse et demi-masculine que l’on rencontre souvent chez une femme âgée ; et un jeune gentilhomme, en habit de cheval, entra dans la chambre, le bras droit en écharpe. Il s’ensuivit cette agréable confusion de gaies interjections et de poignées de mains, de salutations mêlées de courts aboiements joyeux et remuement de queues de la portion canine de la famille, qui montrent que le visiteur est au mieux avec les visités. Le jeune gentilhomme était Arthur Donnithorne, connu à Hayslope sous les différents titres du « jeune chevalier, de l’héritier et du capitaine. » Il n’était que capitaine de la milice du comté du Loamshire ; mais pour les tenanciers d’Hayslope, il était plus réellement capitaine qu’aucun autre jeune gentilhomme du même grade dans l’armée de Sa Majesté ; il les éclipsait comme Jupiter éclipse la voie lactée. Si vous désirez plus particulièrement savoir quel air il avait, rappelez à votre mémoire quelque jeune Anglais aux favoris fauves, aux cheveux bruns bouclés et au teint clair, que vous avez rencontré dans quelque ville étrangère, et dont vous avez été fier comme compatriote, un jeune homme bien net, bien élevé, aux mains blanches, et cependant capable de terrasser un homme. Je n’ai pas assez du tailleur en moi pour fatiguer votre imagination de quelques différences de costume et m’étendre sur son gilet rayé, son habit à longue queue et ses bottes courtes.

En se tournant pour prendre une chaise, le capitaine Donnithorne dit :

« Mais que je n’interrompe point ce que Joshua avait à vous dire.

— En vous demandant humblement pardon, dit Joshua avec un profond salut, j’avais à dire à Sa Révérence une chose que d’autres pensées m’ont fait oublier.

— Dites-la promptement ! dit M. Irwine.

— Il se peut, monsieur, que vous n’ayez pas appris que Thias Bede est mort, noyé ce matin, ou plus probablement cette nuit, dans le ruisseau des Saules, vers le pont, juste en face de sa maison.

— Vraiment ! s’écrièrent les deux messieurs à la fois, comme prenant grand intérêt à cette nouvelle.

— Et Seth Bede est venu ce matin me prier de dire à Votre Révérence que son frère Adam vous sollicitait de lui permettre de creuser la fosse de son père à côté de l’Épine-Blanche, parce que sa mère a cette idée en son cœur, en raison d’un songe qu’elle a eu ; et ils seraient venus eux-mêmes vous le demander, mais ils ont eu beaucoup à faire, à cause de l’enquête au sujet de cette mort ; et leur mère tient à cette idée et veut qu’ils s’assurent de la place avant que quelqu’un d’autre ne la prenne. Si Votre Révérence le trouve bon, j’enverrai mon garçon le leur dire dès que je serai de retour à la maison ; et c’est pour cela que j’ose vous importuner à ce sujet, en la présence de Son Honneur.

— Certainement, Joshua, certainement ils l’auront. Je vais monter à cheval et aller voir Adam, moi-même. Envoyez toutefois votre garçon leur dire qu’ils auront cette fosse, dans la crainte que quelque chose ne me retienne. Et maintenant, adieu, Joshua ; entrez à la cuisine prendre un verre de bière.

— Pauvre vieux Thias, dit M. Irwine quand Joshua fut sorti, j’ai bien peur que la boisson n’ait aidé le ruisseau à le noyer. J’aurais bien aimé que ce fardeau fût enlevé des épaules de l’ami Adam d’une manière moins pénible. Ce brave garçon a préservé son père de la ruine pendant ces cinq ou six dernières années.

— C’est un caractère d’élite que cet Adam, dit le capitaine Donnithorne ; quand j’étais petit garçon et qu’Adam, déjà un adolescent de quinze ans, m’enseignait à charpenter, il me venait souvent à l’idée que si j’étais un riche sultan je ferais de lui mon grand vizir. Et je pense maintenant qu’il remplirait ce poste élevé aussi bien qu’aucun autre sage des contes orientaux. Si j’arrive jamais à avoir de grandes propriétés, au lieu d’être un pauvre diable avec une pension restreinte pour argent de poche, Adam sera mon bras droit. Il prendra soin de mes bois, car il paraît mieux s’y connaître qu’aucun homme que j’aie rencontré, et je sais qu’il en tirerait pour moi le double de l’argent que mon grand-père en retire, avec ce vieux misérable intendant de Satchell, qui ne se connaît pas plus en bois qu’une vieille carpe. J’en ai parlé à mon grand-père une ou deux fois ; mais, pour une raison ou une autre, il a quelque chose contre Adam, et je n’ai rien pu obtenir. Mais voyons, Votre Révérence est-elle disposée à faire avec moi une promenade à cheval ? Le temps est maintenant superbe. Nous pourrons aller ensemble chez Adam, si vous voulez ; mais il faut qu’en passant j’entre à la Grand’Ferme pour voir les petits chiens que Poyser me réserve.

— Restez et déjeunez auparavant avec moi, Arthur, dit M. Irwine. C’est bientôt deux heures. Caroll va servir tout de suite. Il faut aussi que j’aille à la Grand’Ferme, ajouta-t-il, pour voir encore une fois cette petite méthodiste qui y demeure. Joshua dit qu’elle a prêché sur la Pelouse hier au soir.

— Oh ! vraiment, dit le capitaine Donnithorne en riant ; mais elle a l’air aussi tranquille qu’une souris. Il y a quelque chose de remarquable en elle pourtant. J’ai été vraiment intimidé la première fois que je l’ai vue ; elle était assise au soleil devant la maison, occupée à coudre, quand j’arrivai à cheval et criai à haute voix, sans faire attention que ce fût une étrangère : « Martin Poyser est-il à la maison ? Je déclare que lorsqu’elle se leva et me regarda en disant : « Il est, je crois, à la maison ; je vais l’appeler, » je me sentis tout honteux de lui avoir parlé si brusquement. Elle avait l’air d’une sainte Catherine en costume de quakeresse. C’est un type de figure qu’on rencontre rarement chez nos gens du peuple.

— J’aimerais bien à voir cette jeune personne, Dauphin, dit madame Irwine. Faites-la venir ici sous quelque prétexte.

— Je ne sais trop comment je pourrais arranger cela, ma mère ; il conviendrait peu que je protégeasse une prêcheuse méthodiste, même si elle consentait à se laisser patronner par un berger paresseux, comme m’appelle Will Masquery. Le vieux gaillard voudrait me voir excommunier le charron, puis le livrer à la justice, — c’est-à-dire à votre grand-père, — pour le chasser de sa maison et de son atelier. Si je me mêlais de cette affaire actuellement, il en ressortirait toute une jolie histoire de haine et de persécution, telle que les méthodistes pourraient le désirer pour l’imprimer dans le prochain numéro de leur Revue. Je n’aurais pas beaucoup de peine à persuader Chad Cranage et une demi-douzaine d’autres têtes dures qu’ils rendraient un bon service à l’Église en chassant Will Masquery du village à coups de corde et de fourche ; puis, quand j’aurais donné à chacun un demi-souverain pour s’enivrer glorieusement après leurs exploits, j’aurais complété une aussi jolie comédie qu’aucun de mes confrères l’aient pu faire dans leurs paroisses pendant ces trente dernières années.

— C’est pourtant très-insolent à cet homme de vous appeler berger paresseux et chien muet, dit madame Irwine. Je ne craindrais pas que vous lui fissiez une petite réprimande à ce sujet. Vous êtes d’un caractère trop facile, Dauphin.

— Voyons, ma mère, croyez-vous que ce fût une bonne manière de soutenir ma dignité que de chercher à me venger des calomnies de Will Masquery ? Et puis, je ne suis pas bien sûr que ce soient des calomnies. Je suis un paresseux et je deviens terriblement lourd sur ma selle ; sans compter que je dépense toujours plus que je ne puis en briques et en mortier, ce qui me rend dur pour le pauvre mendiant estropié qui vient me demander quelques sous. Ces pauvres ouvriers fatigués, qui croient pouvoir régénérer l’espèce humaine en se mettant à prêcher dès l’aube avant de commencer leur travail de la journée, peuvent bien avoir de moi une triste opinion. Mais allons donc déjeuner. Est-ce que Kate ne descend pas ?

Miss Irwine a dit à Bridget de lui monter son déjeuner, dit Carrol ; elle ne peut quitter miss Anne.

— Oh ! très-bien. Que Bridget dise que je monterai voir miss Anne tout à l’heure. Vous pouvez tout à fait vous servir de votre bras droit maintenant, Arthur, continua M. Irwine en voyant que le capitaine Donnithorne avait sorti son bras de l’écharpe.

— Oui, assez bien ; mais Godwin m’engage fortement à le soutenir pour quelque temps encore. J’espère toutefois pouvoir retourner au régiment au commencement d’août. C’est d’un ennui désespérant que d’être renfermé au château pendant les mois d’été quand on ne peut ni tirer, ni courir le renard de manière à pouvoir s’endormir agréablement le soir. Pourtant nous allons étonner les échos le 30 juillet. Mon grand-père m’a donné carte blanche pour une fois, et je vous promets que le divertissement sera digne de l’occasion. Ce n’est pas deux fois que le monde verra la grande époque de ma majorité. Je pense que j’aurai un trône élevé pour vous grand’maman, ou plutôt deux, un sur la grande place et un autre dans la salle du bal, afin que vous puissiez poser et nous regarder du haut de votre grandeur comme une déesse de l’Olympe.

— Je compte mettre ma plus belle robe de brocart, celle que je portais à votre baptême il y a vingt ans, dit madame Irwine. Ah ! je crois voir encore votre pauvre mère voltiger dans son costume blanc, qui me faisait presque ce jour-là l’effet d’un linceul, et ce ne fut que trop réalisé trois mois plus tard, et avec elle aussi furent ensevelis votre petit bonnet et costume de baptême. C’est ce qu’elle avait vivement désiré, pauvre âme ! Dieu merci, vous tenez de la famille de votre mère, Arthur. Si vous eussiez été un de ces petits êtres chétifs, secs et jaunes, je n’aurais pas voulu être votre marraine. J’aurais été sûre que vous deviendriez un vrai Donnithorne. Mais vous étiez un petit drôle si large de face et de poitrine, et qui criait si fort que je reconnus que vous étiez tout Tradget.

— Mais vous auriez pu juger un peu légèrement, ma mère, dit M. Irwine en souriant. Ne vous rappelez-vous pas les deux derniers petits de Junon ? L’un d’eux était l’image complète de sa mère ; mais il avait cependant deux ou trois des petits défauts de son père. La nature est assez habile pour pouvoir tromper, même ma chère mère.

— Pas du tout, enfant. La nature ne fait jamais un furet d’un mâtin. Vous ne me ferez jamais croire que je ne puisse reconnaître ce que sont, les gens d’après leur extérieur. Si je n’aime pas le regard d’un homme, soyez sûr que je ne l’aimerai pas lui-même. Je ne désire guère plus faire la connaissance des gens à figure laide et désagréable que de goûter aux mets qui me paraissent répugnants. S’ils me donnent un frisson à première vue, je dis : « Emportez-les. » Des petits yeux laids, des yeux de cochon ou de poisson me rendent tout à fait mal à l’aise ; c’est comme une mauvaise odeur.

— À propos d’yeux, dit le capitaine Donnithorne, cela me fait penser à un livre que j’avais l’intention de vous apporter, marraine. Il m’est venu dans un paquet de Londres, l’autre jour. Je sais que vous aimez les histoires originales et fantastiques. C’est un volume de poésies : Ballades lyriques ; la plupart me paraissent des paroles vides ; mais la première est d’un tout autre style : l’Ancien Marin en est le titre. Comme histoire, je puis à peine y trouver une tête et une queue, mais c’est curieux et amusant. Je vous l’enverrai ; il y a aussi quelques autres livres que vous serez bien aise d’examiner, Irwine, des brochures sur l’antinomianisme et l’évangélicanisme. Je ne comprends pas ce que cet homme pense en m’envoyant de telles choses. Je lui ai écrit qu’à l’avenir il veuille bien ne me choisir aucun livre ou brochure ou quoi que ce soit terminé en isme.

— Très-bien ; je ne crois pas avoir grand goût moi-même pour les ismes ; mais je ne ferai pas mal de parcourir ces brochures ; elles font connaître ce qui se passe. J’ai quelque chose à faire, Arthur, continua M. Irwine en se levant pour quitter la chambre, après quoi je serai prêt à partir avec vous. »

La petite occupation de M. Irwine fut de monter le vieil escalier de pierre (une partie de la maison était très-ancienne) et de s’arrêter devant une porte à laquelle il frappa légèrement : « Entrez, » dit une voix de femme, et il entra dans une chambre si assombrie par des volets et des rideaux que miss Kate, personne de moyen âge qui se tenait près du lit, n’aurait point eu assez de jour pour tout autre travail que le tricotage posé près d’elle sur une petite table. Mais pour le moment elle n’avait besoin que de bien peu de lumière, occupée qu’elle était à éponger de vinaigre frais la tête souffrante qui reposait sur l’oreiller. La pauvre petite figure de la personne malade avait peut-être été jolie une fois ; mais maintenant elle était maigre et pâle. Miss Kate vint au-devant de son frère et lui dit à voix basse : « Ne lui parlez pas ; elle ne pourrait le supporter aujourd’hui. » Les yeux d’Anne étaient fermés et son front contracté par la douleur. M. Irwine s’approcha du lit, prit une des mains délicates et y posa les lèvres ; une légère pression lui fit comprendre qu’il avait bien fait de monter, ne fût-ce que pour cela. Il resta un moment à la considérer, puis quitta la chambre en marchant très-légèrement, — il avait ôté ses bottes et mis des pantoufles avant de monter. Quiconque se rappelle à combien de choses il a renoncé, même pour lui, afin d’éviter l’ennui de mettre ou quitter ses bottes, appréciera l’importance de ce détail. Les sœurs de M. Irwine, comme aurait pu l’affirmer toute personne bien née à dix milles à la ronde de Broxton, étaient d’un physique qui n’offrait rien d’intéressant. C’était vraiment dommage que cette remarquable madame Irwine eût des filles si prosaïques, si peu semblables à elle. Il valait la peine de faire une course de dix milles, quelque temps qu’il fît, pour voir cette belle vieille dame. Sa beauté, ses facultés bien conservées, sa dignité, ses habitudes de bon ton, en faisaient pour la société un sujet très-précieux à traiter, aussi bien que les détails sur la santé du roi, les charmants nouveaux modèles de costume en coton, les nouvelles d’Égypte et le procès de lord Darcey, qui agitait à mort cette pauvre lady Darcey. Mais personne ne pensait jamais à faire mention des demoiselles Irwine, excepté les pauvres gens du village de Broxton qui les regardaient comme très-versées dans l’art médical, et en parlant d’elles les appelaient vaguement « les Dames. » Si quelqu’un eût demandé au vieux Job Dummilow qui lui avait donné son gilet de flanelle, il aurait répondu : « Les Dames, l’hiver dernier. » et la veuve Steine appuyait beaucoup sur l’efficace de la chose que les Dames lui avaient donnée pour sa toux.

C’est sous cette appellation aussi qu’elles étaient évoquées avec grand succès pour corriger les enfants indociles, si bien qu’à la vue de la pauvre figure amaigrie de miss Anne beaucoup de petits oursons étaient effrayés par la persuasion quelle connaissait toutes leurs plus mauvaises malices et savait précisément le nombre de pierres qu’ils avaient voulu jeter aux canards du fermier Britton. Mais pour tous ceux qui les voyaient à travers un verre moins prismatique, les demoiselles Irwine n’étaient que des existences inutiles ; des figures peu artistiques remplissant le tableau de la vie sans rien ajouter à l’effet. Miss Anne, il est vrai, aurait pu offrir quelque intérêt romanesque si ses maux de tête chroniques eussent été le résultat de quelque pathétique histoire d’amour trompé ; mais on n’avait jamais su ou inventé de fable semblable à son égard, et l’impression générale s’accordait avec la vérité : c’est que les deux sœurs étaient restées vieilles filles par la très-prosaïque raison qu’elles n’avaient jamais reçu de demande acceptable.

Toutefois, et cela semble un paradoxe, l’existence de personnes même insignifiantes a des conséquences importantes dans ce monde. On peut prouver que cela agit sur le prix du pain et le taux des gages, que cela peut faire sortir bien des mauvais caractères de leur égoïsme et faire naître des héroïsmes de sympathie, pouvant ainsi, de différentes manières, jouer un assez grand rôle dans la tragédie de la vie. Et, sans ces deux sœurs vouées au célibat, le sort de ce ministre à belle figure et sang généreux, le révérend Adolphus Irwine, se fût trouvé bien différent. Très-probablement il eût pris une gentille femme dans sa jeunesse, et maintenant que ses cheveux grisonnent sous la poudre, il aurait de grands fils et des filles au teint frais ; il jouirait, en un mot, de ce que les hommes pensent généralement devoir être le prix de leurs travaux sous le soleil. Tant il y a que, ne possédant, malgré ses trois bénéfices, que sept cents livres (sterling) par année, et ne voyant aucun moyen d’entretenir sa splendide mère et sa sœur malade, sans parler de la seconde, au nom de laquelle ne s’ajoutait aucun adjectif, sur un pied qui convînt à leur naissance et à leurs habitudes, et de pourvoir en même temps à l’entretien d’une famille à lui, il était resté, comme vous le trouvez à l’âge de quarante-huit ans, célibataire, sans se faire aucun mérite de ce renoncement. Mais il disait gaiement, si quelqu’un touchait à ce point dans la conversation, que c’était une excuse pour se permettre beaucoup de petites douceurs qu’une femme n’aurait pas autorisées. Il était peut-être le seul au monde qui ne trouvât pas ses sœurs peu intéressantes ou inutiles, car c’était une de ces natures au cœur large, à l’humeur douce, qui ne connaissent jamais une pensée étroite ou haineuse ; un épicurien, si vous voulez, sans enthousiasme, sans croire que le devoir fût de se mortifier, mais cependant, comme vous l’avez vu, possédant la fibre morale assez subtile pour éprouver une compassion infatigable pour des souffrances obscures et monotones. C’était l’indulgence de son noble cœur qui lui laissait ignorer la dureté de sa mère envers ses filles, dureté rendue plus frappante par le contraste de sa partiale tendresse pour lui ; il ne trouvait pas de vertu à s’irriter contre des défauts incorrigibles.

Quel jugement différent vous portez sur un homme lorsque vous marchez à ses côtés en conversation familière et le voyez dans sa maison, ou que vous l’appréciez au point de vue historique ou d’après le jugement de quelque critique de son voisinage, qui l’envisage comme une opinion ou un système incarné plutôt que comme individu. M. Roe, le prédicateur ambulant, stationné à Treddleston, avait fait entrer le nom de M. Irwine dans un rapport général sur le clergé régulier du district, qu’il décrivait comme un composé d’hommes adonnés aux convoitises de la chair et à l’orgueil, aimant à chasser et à orner leurs demeures, se demandant : Que mangerons-nous, que boirons-nous et de quoi nous vêtirons-nous ? s’inquiétant peu de distribuer le pain de vie à leur troupeau, prêchant tout au plus une morale charnelle, laissant dormir l’âme et faisant bon marché du salut des hommes, en recevant de l’argent pour remplir des fonctions pastorales dans des paroisses où ils ne prenaient pas même la peine de venir une fois par année. L’historien ecclésiastique aussi, qui compulse les rapports parlementaires de cette époque, trouve des membres du parlement, honorables et zélés pour l’Église, n’étant entachés d’aucune sympathie pour la secte des méthodistes de profession et qui accusent des faits presque aussi tristes que les assertions de M. Roe. Il m’est impossible de dire que M. Irwine fût complètement calomnié par la place qu’on lui assignait dans cette classification. Il n’avait effectivement ni tendances élevées, ni enthousiasme religieux ; et si l’on me questionnait d’un peu près, je serais obligé d’avouer qu’il n’éprouvait aucune alarme sérieuse pour les âmes de ses paroissiens et qu’il aurait regardé comme une vraie perte de temps de parler doctrine et réveil chrétien au vieux père Taft ou même à Chad Cranage, le forgeron. Théoriquement, il eût peut-être dit que la seule forme salutaire que la religion pût prendre dans de tels esprits était celle de certaines émotions peu nettes, mais fortes, produites par des objets extérieurs, s’infiltrant comme une influence sanctifiante dans les affections de famille et les devoirs de voisinage. Il regardait pour les paysans la coutume du baptême comme plus importante que sa doctrine, et pensait que les avantages religieux qu’ils retirent de leur respect pour l’Église, où leurs pères ont vécu et pour la terre où ils sont ensevelis, dépendent fort peu d’une compréhension claire de la liturgie ou du sermon. Le recteur n’était pas certainement ce qu’on appelle maintenant un homme d’action ; il aimait mieux l’histoire que la théologie et prenait plus de plaisir à saisir le caractère des hommes qu’à connaître leurs opinions. Il n’était ni laborieux, ni oublieux de lui-même, ni très-abondant en aumônes, et sa croyance était assez large. S’il eût voulu en parler, on aurait vu que ses goûts intellectuels étaient plutôt païens ; il trouvait dans une citation de Sophocle ou de Théocrite une saveur qui manquait à tout passage d’Isaïe ou d’Amos. De même si vous nourrissez votre jeune chien de chasse de viande crue, comment vous étonner qu’il conserve plus tard du goût pour la perdrix non cuite ? Tous les souvenirs de joie enthousiaste et d’ambition juvénile de M. Irwine étaient associés à des poésies et à des beautés littéraires bien éloignées de la Bible.

D’un autre côté, je dois dire à son avantage, car j’ai une affection toute partiale pour la mémoire du recteur, qu’il n’était point vindicatif, — et quelques philanthropes l’ont été, — l’on prétend même que quelques zélés théologiens n’ont pas été tout à fait à l’abri de ce reproche — et que quoiqu’il eut probablement refusé de se sacrifier pour quelque cause publique et fût loin de distribuer tous ses biens pour nourrir les indigents, il avait cette charité chrétienne qui a quelquefois manqué à d’illustres vertus. Il était indulgent pour les fautes du prochain et peu enclin à supposer le mal. C’était un de ces hommes, et ils ne sont pas très-communs, dont on ne peut connaître les meilleurs côtés qu’en les suivant loin de la place publique, de la tribune ou de la chaire, en entrant avec eux dans leur propre demeure, en les écoutant parler aux jeunes et aux vieux de leur foyer domestique, en étant témoin des soins attentifs qu’ils donnent avec bienveillance à leurs compagnons de chaque jour comme une chose naturelle et qui ne mérite aucun éloge.

De tels hommes, heureusement, ont vécu même sous l’empire de grands abus et ont pu en être quelquefois les représentants. C’est une pensée qui peut nous soulager en face du fait opposé, qu’il vaut mieux quelquefois ne pas suivre les grands réformateurs plus loin que le seuil de leurs demeures.

Mais quelle que soit maintenant votre opinion sur M. Irwine, si vous l’aviez rencontré dans cette après-midi de juin, monté sur sa jument grise, ses chiens courant à ses côtés, l’air franc, aisé et mâle, avec un sourire de bonne humeur sur ses lèvres bien modelées, parlant à son brillant compagnon monté sur la jument baie, vous auriez trouvé que malgré le peu de conformité de sa vie avec les théories sur les fonctions cléricales, il s’harmonisait en quelque sorte parfaitement avec le calme du paysage.

Voyez-les, sous ce brillant soleil, voilé de temps en temps par de roulantes masses de nuages, monter la pente du côté de Broxton, où les pignons élevés et les ormes de la cure dominent la petite église aux murs badigeonnés. Ils seront bientôt dans la paroisse d’Hayslope ; le temple, sa tour grise et les toits du village s’étalent devant eux à gauche, et un peu plus loin, à droite, ils voient déjà les cheminées de la Grand’Ferme.


CHAPITRE VI

la grand’ferme

Évidemment cette porte ne s’ouvre jamais, car de longues herbes et des ciguës croissent contre elle ; et si on l’ouvrait, elle est si rouillée, que la force nécessaire pour la faire tourner sur ses gonds renverserait probablement les piliers de maçonnerie, au grand détriment des deux lions qui grimacent, avec une aménité quelque peu carnivore, au-dessus des écussons qu’ils supportent. Il serait assez facile, à l’aide des cassures de la pierre, d’escalader le mur et son recouvrement de dalles polies ; mais en regardant, au travers des barreaux rouillés, nous pouvons assez bien voir la maison, et, sauf les coins retirés, tout l’enclos herbeux.

C’est une très-vieille construction en briques de teinte rouge adoucie par une légère couche de lichen pâle, qui s’est étendue partout avec une heureuse irrégularité et qui harmonise cette couleur rouge avec les ornements en pierre qui entourent les trois pignons, les fenêtres et l’encadrement de la porte. Mais les fenêtres sont fermées par des panneaux de bois, et pour la porte, elle est, je crois, comme celle du portail ; on ne l’ouvre jamais. Qu’elle gémirait et raclerait sur les dalles si on essayait de le faire ! Car c’est une solide, lourde et belle porte, qui a dû jadis s’être ouverte ou fermée orgueilleusement derrière un laquais en livrée, lorsque les maîtres sortaient dans leur carrosse à deux chevaux.

Mais maintenant on pourrait croire que la maison est le sujet d’un procès en chancellerie et que les fruits de cette double rangée de noyers, à droite de l’enclos, vont tomber et pourrir dans l’herbe, si nous ne venions d’entendre de retentissants aboiements de chien répercutés par de grands bâtiments sur le second plan. Et voici que les veaux à demi sevrés, qui s’étaient abrités sous un hangar, appuyé contre le mur de gauche, en sortent et répondent sottement à cet aboiement terrible, supposant qu’il a pour cause l’apparition de baquets de lait.

Oui, cette maison doit être habitée et nous verrons par qui, car il est permis à l’imagination d’enfreindre les limites ; elle n’a pas peur des chiens et sait escalader les murs et lorgner par les fenêtres avec impunité. Mettez le nez à l’un des carreaux de verre de celle de droite ; que voyez-vous ? Une grande belle cheminée, avec des chenets rouillés et un plancher nu ; à l’extrémité des toisons de laine entassées ; au milieu, par terre, des sacs à blé vides. Voilà l’ameublement de la salle à manger. Et à travers la fenêtre à gauche ? Plusieurs harnais, une selle de femme, un rouet et une vieille boîte tout ouverte et regorgeant de lambeaux d’étoffe de couleur. Au bord de cette boîte s’étend une grande poupée de bois, laquelle, quant à la mutilation, offre une grande ressemblance avec les plus belles statues grecques, surtout par le nez totalement absent. Près de là une petite chaise et le manche de fouet à longue chasse d’un bouvier.

L’histoire de la maison est toute simple maintenant. Ce fut une fois la résidence d’un gentilhomme campagnard, dont la famille, n’étant probablement plus représentée que par une demoiselle, s’est absorbée dans le nom plus seigneurial des Donnithorne dont elle a agrandi le domaine. Une fois ce fut le château ; à présent c’est la Grand’Ferme. Semblable à la vie de quelque ville maritime, naguère rendez-vous de bains et maintenant devenue port de mer, où les rues élégantes sont silencieuses et herbeuses, tandis que les quais et entrepôts de marchandises sont animés et bruyants. La vie au château a changé de centre ; elle ne rayonne plus du salon, mais de la cuisine et de la cour rurale. Ici se trouve l’activité, quoique ce soit le temps le plus chaud de l’année, tout près des fenaisons ; et c’est aussi le moment le plus assoupissant de la journée, car le cadran solaire montre plus de trois heures et c’est trois heures et demie à la belle pendule de madame Poyser, pendule qui ne se remonte que tous les huit jours. Il y a toujours un renouvellement de vie quand le soleil brille après l’orage. Et maintenant il prodigue ses rayons, faisant scintiller mille étincelles dans la paille mouillée, rendant plus lumineux les moindres brins de mousse sur les tuiles rouges de l’étable et changeant l’eau boueuse du canal en un miroir où les canards, sont heureux de se plonger et de prendre leurs ébats. C’est un concert véritable de bruits différents : le gros dogue, enchaîné vers l’étable, est furieux et exaspéré contre un coq venu trop près de sa cabane et aboie comme un tonnerre ; deux chiens renards, enfermés sous le hangar opposé, lui répondent ; les vieilles poules huppées, qui grattent avec leurs poussins dans la paille, accueillent de leur gloussement sympathique le coq déconfit ; une truie et sa portée, tous sales de jambes et frisés de queue, lancent quelques notes staccato ; nos amis les veaux brâment sous leur couvert, et, malgré ce bruit, une oreille fine distingue le murmure continu des voix humaines.

Car les grandes portes de la grange sont ouvertes, et il s’y trouve des hommes occupés à raccommoder les harnais, sous la direction de M. Goby, le maître sellier, autrement dit bourrelier, qui leur fait part des derniers commérages de Treddleston. C’est certainement un jour malencontreux qu’a pris Alick, le maître-valet, pour avoir les bourreliers, puisque la matinée a été si pluvieuse ; et ma dame Poyser a donné son avis assez sèchement sur la boue que ce nombre extra de souliers d’homme a traînée dans la maison à l’heure du dîner. Et, pour dire la vérité, elle n’a pas encore pris son parti à ce sujet, quoiqu’il soit trois heures et que le seuil de la porte soit parfaitement nettoyé. Il est aussi propre que toute autre chose dans cette étonnante cuisine, où la seule chance de trouver quelques grains de poussière serait de monter sur le bahut, et de poser le doigt sur le manteau élevé de la cheminée où les brillants chandeliers de laiton jouissent de leur repos d’été. Car, à ce moment de l’année, chacun va se coucher quand il fait encore jour, ou tout au moins assez clair pour discerner la forme des objets après s’y être cogné. Nulle part ailleurs, certainement, une caisse de pendule et une table en chêne n’eussent pu acquérir un tel poli par le simple frottement de la main ; du véritable « vernis de coude, » comme l’appelait madame Poyser, car elle remerciait Dieu de n’avoir jamais eu aucune de vos drogues à vernir dans sa maison. Hetty Sorrel en profitait souvent, quand sa tante avait le dos tourné, pour regarder son agréable image dans ces surfaces polies, car la table de chêne était habituellement tournée comme un écran, et ne servait guère que d’ornement ; quelquefois aussi elle pouvait se mirer dans les grands plats d’étain rangés sur des rayons au-dessus de la longue table à manger, ou dans les pommeaux de la grille qui brillaient toujours comme du jaspe.

Chaque objet resplendissait au mieux à ce moment sous l’influence du soleil. De la surface polie des plats d’étain s’élancent des jets de lumière qui inondent le chêne moelleux et un objet bien plus agréable encore, car quelques-uns de ces rayons tombent sur la joue finement modelée de Dinah, et changent ses cheveux rouge clair en châtain doré, tandis qu’elle baisse la tête sur le pesant linge de maison qu’elle raccommode pour sa tante. Aucune scène n’eût offert plus de silence, si madame Poyser, qui repassait quelques objets restant encore du lavage du lundi, n’eût fait un fréquent cliquetis avec ses fers, se promenant de droite à gauche quand elle voulait les refroidir. Le vif regard de ses yeux gris bleu allait de la cuisine à la laiterie, où Hetty faisait le beurre, et de la laiterie à l’arrière-cuisine, où Nancy sortait les pâtés du four. Ne vous imaginez point que madame Poyser eût l’air âgé ou acariâtre ; c’était une femme de bonne mine, n’ayant pas plus de trente-huit ans, bien faite, le teint frais, les cheveux roux, et le pied léger ; l’article le plus remarquable de son costume était un ample tablier de toile à carreaux, qui descendait presque à ses pieds ; et rien n’était plus simple ou moins digne d’attirer l’attention que son bonnet et sa robe, car elle ne tolérait aucune faiblesse de vanité féminine, et sacrifiait l’ornement à l’utile. La ressemblance de famille entre elle et sa nièce Dinah Morris, le contraste de sa vivacité avec la douceur séraphique de Dinah, auraient fourni à un peintre un modèle pour une Marthe et une Marie. Leurs yeux étaient de même couleur, mais on pouvait parfaitement apprécier l’opposition de leur influence par la conduite de Trip, le terrier noir, chaque fois que ce chien, souvent fautif, s’exposait par hasard au coup d’œil glacé de madame Poyser. Sa langue n’était pas moins active que son œil, et dès qu’une servante était à portée de l’entendre, elle reprenait une mercuriale interrompue, comme un orgue de barbarie reprend un air au point précis où il l’avait laissé.

Le fait que c’était le jour où l’on faisait le beurre rendait aussi très-incommode la présence des ouvriers selliers, et faisait que madame Poyser grondait Molly avec plus de rudesse qu’à l’ordinaire. Selon toute apparence, Molly, après avoir terminé son travail de l’après-diner d’une manière exemplaire, s’était mise au propre avec célérité et venait maintenant demander humblement si elle devait s’asseoir à son rouet jusqu’à l’heure de traire les vaches. Mais cette conduite irréprochable cachait, suivant madame Poyser, un léger penchant à satisfaire des désirs peu convenables, qu’elle déduisit et présenta aux yeux de Molly avec une tranchante éloquence.

« Filer, vraiment ! Ce n’est pas de filer que vous avez envie. Je veux bien qu’on me lie si je vous laisse faire à votre tête. Je n’ai jamais vu une pécore comme vous. Penser qu’une fille de votre âge veuille aller s’asseoir au milieu d’une demi-douzaine d’hommes ! J’aurais honte, à votre place, d’avoir osé le dire. Vous êtes ici depuis la dernière Saint-Michel ; je vous ai engagée au bureau de Treddleston sans le plus petit bout de certificat, et je dis que vous devriez être reconnaissante d’avoir été reçue ainsi dans une maison respectable. Vous ne saviez pas plus ce que c’est que l’ouvrage, quand vous êtes venue ici, que l’épouvantail des champs. La plus triste machine à deux mains que j’aie jamais vue, savez-vous ! Qui est-ce qui vous a appris à frotter un plancher, je voudrais bien le savoir ? Tant il y a que vous auriez laissé des monceaux de saleté dans les coins, qu’on aurait cru que vous n’aviez jamais vécu avec des chrétiens. Et pour ce qui, est de filer, vous avez gâté pour plus que votre gage de rite en apprenant. Vous feriez bien de penser à ça, au lieu d’aller en vous dandînant et en réfléchissant aussi peu que si vous n’apparteniez à personne. Peigner la laine pour les selliers, vraiment ! Voilà ce que vous aimeriez à faire, n’est-ce pas ? Voilà de vos manières, voilà le chemin que vous voudriez toutes prendre pour aller à votre perte. Vous n’êtes jamais contente que vous n’ayez trouvé quelque amoureux aussi bête que vous ; vous croyez que vous serez bien établie, je pense, quand vous serez mariée et que vous aurez une chaise à trois pieds pour vous asseoir, point de couverture à vous mettre dessus, et pour votre dîner un morceau de pain d’avoine avec trois enfants pour se l’arracher.

— Bien sûr que je ne voulais pas aller avec les bourreliers, dit Molly d’un ton dolent et tout à fait saisie par ce tableau dantesque de son avenir ; seulement nous avions toujours coutume de peigner la laine pour eux chez maître Ottley, et c’est pour ça que je vous l’ai demandé. Je ne tiens pas à regarder un seul sellier, je veux bien ne jamais bouger si je le fais.

M. Ottley, vraiment ! C’est joli de venir parler de ce que vous faisiez chez M. Ottley. Votre maîtresse là-bas aime peut-être que les selliers viennent salir son plancher, que sais-je ? On ne peut savoir ce que ces gens pourraient ne pas aimer, à la manière dont on m’en a parlé. Je n’ai jamais vu dans ma maison une servante qui parût savoir ce que c’est que de nettoyer ; pour moi, je crois qu’il y a des gens qui vivent comme des porcs. Cette Bettv, qui était laitière chez Trent avant de venir chez moi, elle aurait laissé les fromages sans les retourner des semaines entières ; et les baquets de la laiterie ! j’aurais pu écrire mon nom dessus, quand je suis descendue après ma maladie, que le docteur a dit être une inflammation ; que c’est une grande grâce que j’en sois réchappée. Et penser que vous n’en savez pas davantage, Molly, après bientôt neuf mois que vous êtes ici, et que ce n’est pas faute de vous en avoir parlé non plus ! Qu’avez-vous à rester là comme un tournebroche qui n’est pas remonté, au lieu de sortir votre rouet ? Vous êtes une fille précieuse pour vous mettre à l’ouvrage un instant avant qu’il faille le quitter.

— Mama, mon fer tout foid ; si plaît, fais-le sauffer. »

La voix de chérubin qui présente cette requête vient d’une petite fille aux cheveux dorés, de trois à quatre ans, assise sur une chaise haute au bout de la table de repassage, serrant avec difficulté l’anse d’un fer en miniature de sa grasse main, repassant des chiffons avec une assiduité qui fait sortir de sa bouche une petite langue rose, autant que faire se peut.

« Il est froid, ma chérie ? Bénie soit ta douce figure ! dit madame Poyser, remarquable pour la facilité avec laquelle elle pouvait sauter du ton officiel de la réprimande à celui de la tendresse et de la conversation amicales. C’est égal ! mère a fini son repassage à présent. Elle va soigner tout ça.

— Mama, ze voudais aller dans la ganze avec Tommy pou voi les bouillers.

— Non, non ; Totty se mouillerait les pieds, dit madame Poyser en emportant son fer. Cours dans la laiterie ; va voir cousine Hetty qui fait le beurre.

— Ze voudais un moceau de gâteau, continua Totty, qui paraissait pourvue d’envies et qui en même temps saisit l’occasion d’un repos momentané pour planter ses doigts dans une grande tasse d’empois et la renverser, de manière à en vider presque tout le contenu sur le drap de repassage.

— A-t-on jamais vu ça ? s’écria madame Poyser en courant vers la table, dès que ses yeux tombèrent sur le courant bleu. Les enfants ne font que des sottises si on tourne un instant le dos. Que faut-il te faire, sotte, sotte fille ? »

Totty, cependant, était descendue de sa chaise avec beaucoup d’agilité et battait déjà en retraite vers la laiterie, par une espèce de course frétillante. Son épaisseur de graisse sur la nuque la faisait ressembler à un petit cochon de lait.

L’empois essuyé avec l’aide de Molly et l’appareil de repassage mis de côté, madame Poyser prit son tricotage, toujours à sa portée ; c’était l’ouvrage qu’elle préférait, parce qu’elle pouvait le continuer machinalement en cheminant çà et là. Elle vint alors s’asseoir en face de Dinah, qu’elle regardait d’un air pensif, tout en tricotant son bas gris chiné.

« Vous êtes le portrait de votre tante Judith, Dinah, quand vous êtes assise à coudre. Je puis presque me reporter à trente ans en arrière, quand j’étais une petite fille à la maison et que je regardais Judith assise à coudre après qu’elle avait fini le travail du ménage. Seulement c’était une petite chaumière que celle de notre père, et non pas une maison comme celle-ci, si grande à parcourir qu’elle devient sale par un bout avant que vous ayez nettoyé l’autre. Malgré ça, je puis m’imaginer que vous êtes votre tante Judith ; seulement elle avait les cheveux un peu plus foncés et elle était plus forte et plus large d’épaules. Nous étions toujours collées l’une à l’autre, Judith et moi, quoiqu’elle eût de singulières manières ; mais elle n’a jamais pu s’accorder avec votre mère. Ah ! votre mère ne pensait guère qu’elle aurait une fille taillée sur le même patron que Judith, et qu’elle la laisserait orpheline pour que Judith en prit soin et l’élevât à la cuiller quand elle-même serait au cimetière de Stoniton. J’ai toujours dit de Judith qu’un jour ou l’autre elle porterait un poids d’une livre, pour éviter à quelqu’un d’autre d’en porter un d’une once. Elle a toujours été la même, aussi loin que je puis m’en souvenir ; elle n’a pas changé quand elle est venue au méthodisme, si ce n’est de parler un peu différemment et de porter une autre espèce de chapeau ; mais elle n’a jamais de sa vie dépensé un sou pour sa toilette plus que pour être décemment vêtue.

— Ce fut une femme bénie, dit Dinah ; Dieu lui avait donné un naturel aimant, s’oubliant pour les autres et l’avait perfectionnée par la grâce. Elle vous aimait beaucoup aussi, tante Rachel. Je l’ai souvent entendue parler de vous dans ce sens. Quand elle eut cette forte maladie lorsque je n’avais que onze ans, elle me disait souvent : « Vous avez une amie sur la terre en votre tante Rachel, si je vous suis retirée, car elle a le cœur bon, » et je suis bien sûre de l’avoir trouvé ainsi.

— Je ne sais pas comment cela se fait, mon enfant ; mais chacun tâcherait de faire quelque chose pour vous, je crois ; vous êtes comme les oiseaux de l’air, et vous vivez personne ne sait comment. J’aurais été heureuse d’être pour vous la sœur de votre mère, si vous étiez venue vivre dans ce pays, où il y a un abri et de la nourriture pour l’homme et l’animal, et où les gens ne vivent pas sur des montagnes nues, comme des poules grattant un banc de gravier. Et alors vous pourriez trouver un mari convenable, et il y en aurait beaucoup de disposés à vous prendre, si vous vouliez laisser cette prédication qui est dix fois pire qu’aucune chose qu’ait jamais faite Judith. Et même si vous vouliez épouser Seth Bede, qui est une pauvre victime de méthodiste et qui n’aura jamais un sou d’avance, je sais que votre oncle vous donnerait bien, pour vous aider, un cochon et très-probablement une vache ; car il a toujours été fort bon pour mes proches, quoiqu’ils fussent pauvres, et les a toujours bien reçus à la maison. Il ferait pour vous, je puis le garantir, autant qu’il ferait jamais pour Hetty, quoiqu’elle soit sa propre nièce. Et il y a du linge dans la maison dont je pourrais bien me passer pour vous, car j’ai des paquets de toile pour faire des nappes et essuie-mains qui ne sont pas encore coupés. J’ai une pièce de toile pour draps que je pourrais vous donner, filée par cette loucheuse de Kitty : c’était une habile fileuse, quoiqu’elle louchât et que les enfants ne pussent la souffrir. Vous savez, le filage ne s’arrête pas, et il y a du linge neuf de tissé deux fois plus vite que le vieux ne s’use. Mais à quoi bon tant causer, si on ne peut vous persuader de vous fixer comme une autre femme de bon sens, au lieu de vous épuiser à marcher et prêcher, et donner chaque sou que vous gagnez, de manière à n’avoir rien de côté pour la maladie. Je crois, en vérité, que tout ce que vous possédez au monde ne ferait pas un paquet deux fois plus gros qu’un fromage. Et tout ça, parce que vous vous êtes mis dans la tête bien d’autres idées sur la religion que ce qu’il y a dans le catéchisme et dans le livre de prières.

— Mais pas plus que dans la bible, tante, dit Dinah.

— Oui, et dans la bible aussi, quant à ça, ajouta madame Poyser un peu vivement ; autrement, pourquoi ceux qui savent le mieux ce qu’elle contient, — les ministres et les gens qui n’ont rien d’autre à faire qu’à l’étudier, — ne font-ils pas comme vous ? Mais, en parlant de ça, si tous faisaient de même que vous, le monde en viendrait à s’arrêter ; car si chacun essayait de se passer de maison et d’intérieur et se contentait de mal manger et mal boire, et parlait toujours de mépriser les choses d’ici-bas, comme vous dites, je voudrais bien savoir où les produits de la terre, et le blé et les meilleurs fromages frais s’en iraient ? Chacun rechercherait le pain de rebut et irait courir après un autre pour le prêcher, au lieu d’élever sa famille et de mettre quelque chose à part pour la mauvaise moisson. Il saute aux yeux que ce ne peut être là la vraie religion.

— Non, chère tante, vous ne m’avez jamais entendu dire que tous fussent appelés à abandonner leur travail et leur famille. Il est tout à fait bien que la terre soit labourée et ensemencée, le précieux blé récolté, que l’on s’occupe des choses de cette vie, et il est bien aussi que les hommes aient les joies de la famille et pourvoient à leur entretien, en tant qu’ils le fassent dans la crainte du Seigneur, et pensant aux besoins de l’âme aussi bien qu’à ceux du corps. Tous nous pouvons servir Dieu, quel que soit notre lot ; mais il nous appelle à différents genres d’ouvrage, de même qu’il nous rend propres à ceux auxquels il nous destine. Je ne puis pas plus m’empêcher de consacrer ma vie à mon entreprise, qui est de faire du bien aux âmes des autres, que vous ne pourriez vous empêcher de courir si vous entendiez pleurer la petite Totty à l’autre bout de la maison. Sa voix vous irait au cœur, vous la croiriez malheureuse ou en danger, et vous ne pourriez hésiter à courir la consoler ou la sauver.

— Bah ! dit madame Poyser en se levant et allant vers la porte ; je sais bien que ce serait de même si je vous parlais plusieurs heures de suite. Vous me feriez toujours la même réponse. Je ferais aussi bien de parler au ruisseau et de lui dire de s’arrêter. »

La dalle de pierre, devant la porte de la cuisine, était maintenant assez sèche pour que madame Poyser pût s’y tenir sans crainte et voir ce qui se passait dans la cour, le bas gris chiné faisant en même temps de rapides progrès. Mais elle n’y était pas depuis plus de cinq minutes qu’elle rentra et dit à Dinah d’une voix animée et presque effrayée :

« Voilà-t-il pas le capitaine Donnithorne et M. Irwine qui entrent dans la cour ! Je parierais ma vie qu’ils viennent parler de votre prédication sur la Pelouse, Dinah ; c’est à vous de leur répondre, car je serai muette. Je vous en ai déjà assez dit de la défaveur que vous apportiez sur la famille de votre oncle. Cela ne me ferait rien, si vous étiez la propre nièce de M. Poyser — les gens doivent s’arranger de leurs proches comme ils s’arrangent de leur nez ; — c’est leur propre chair et sang. Mais penser qu’une nièce à moi peut être la cause du renvoi de mon mari de sa ferme ! moi qui ne lui ai rien apporté que mes économies.

— Non, chère tante Rachel, dit Dinah avec douceur, vous n’avez aucune raison d’avoir de telles craintes. J’ai l’assurance certaine qu’il ne peut vous arriver aucun mal, ni à M. Poyser ou les enfants de ce que j’ai fait. Je n’ai pas prêché sans direction.

— Direction ! Je sais bien ce que vous entendez par direction, dit madame Poyser, tricotant d’une manière plus rapide et plus agitée. Quand il y a dans votre tête une lubie plus grosse qu’à l’ordinaire, vous l’appelez une direction et rien ne peut vous arrêter ; vous ressemblez à la statue qui est en dehors de l’église de Treddleston, qui a les yeux fixes et sourit, qu’il fasse beau ou mauvais temps. Je n’ai pas peu de patience avec vous. »

À ce moment, les deux messieurs avaient atteint la palissade et étaient descendus de leurs chevaux ; il était évident qu’ils allaient entrer. Madame Poyser s’avança à leur rencontre, en faisant de grandes révérences et tremblante à la fois de colère contre Dinah et d’anxiété pour se conduire elle-même convenablement en cette occasion. Car, à cette époque, même les campagnards de l’esprit le plus fin ressentaient une crainte respectueuse devant les gens plus haut placés, telle que l’éprouvaient ces hommes des temps fabuleux quand ils voyaient passer leurs dieux sous forme humaine.

— Eh bien, madame Poyser, comment vous portez-vous après cette matinée orageuse ? dit M. Irwine avec sa cordialité de bon ton. Nos pieds sont tout à fait secs ; nous ne salirons pas votre superbe plancher.

— Oh ! monsieur, n’en parlez pas, dit madame Poyser. Voulez-vous prendre la peine de passer dans le salon avec M. le capitaine ?

— Non, certainement, je vous remercie, dit le capitaine en regardant vivement tout autour de la cuisine comme si ses yeux cherchaient ce qu’ils n’y pouvaient trouver. J’adore votre cuisine. Je crois que c’est la plus jolie salle que je connaisse. Je voudrais que toutes les femmes de fermier vinssent la voir et la prendre pour modèle.

— Oh ! vous êtes bien bon, monsieur. Veuillez vous asseoir, dit madame Poyser un peu soulagée par ce compliment et la bonne humeur évidente du capitaine, mais surveillant avec anxiété M. Irwine qu’elle voyait regarder Dinah vers laquelle il se dirigeait.

— Poyser n’est pas à la maison ? dit le capitaine Donnithorne en s’asseyant de manière à voir le court passage allant à la porte ouverte de la laiterie.

— Non, monsieur, il n’y est pas ; il est allé à Rosseter voir M. West, l’agent pour la laine. Mais le père est dans la grange, monsieur, s’il peut vous être de quelque utilité.

— Non, je vous remercie ; je regarderai seulement les petits chiens et je laisserai un message à leur sujet au berger. Je viendrai un autre jour voir votre mari ; je désire le consulter pour des chevaux. Savez-vous quand il sera libre ?

— Je crois, monsieur, que vous ne pouvez guère le manquer, à moins que ce ne soit jour de marché à Treddleston ; — c’est le vendredi, vous savez — car s’il était quelque part à la ferme on peut l’avoir à la minute. Si nous étions débarrassés des Maigreterres nous n’aurions point de pièces de culture détachées, et j’en serais bien aise, car si quelque chose survient ou est toujours sûr qu’il est aux Maigreterres. Les choses vont ainsi à contre-sens et ce n’est pas du tout naturel d’avoir un petit morceau de sa ferme dans un comté et le reste dans un autre.

— Les Maigreterres iraient beaucoup mieux avec la ferme de Choice, d’autant plus qu’il a besoin de prairies et que vous en avez en abondance. Je crois que votre ferme est la plus jolie de la propriété pourtant, et savez-vous, madame Poyser, que si j’allais me marier et m’établir je serais tenté de vous en faire sortir, de remonter à neuf cette vieille maison et de me faire moi-même fermier ?

— Oh ! monsieur, dit madame Poyser alarmée, cela ne vous conviendrait pas du tout. Être fermier, d’abord, c’est mettre de l’argent dans sa poche de la main droite pour l’en sortir de la main gauche. Autant que je puis voir, c’est produire des vivres pour les autres et n’en tirer qu’une bouchée pour soi et ses enfants. Non pas que vous fussiez comme un pauvre homme qui a besoin de gagner son pain ; vous seriez à même de perdre autant d’argent que cela vous plairait en faisant le fermier. Mais c’est un pauvre amusement que de perdre de l’argent je crois, quoique j’aie ouï dire que c’est à cela que jouent les plus grands seigneurs à Londres. Car mon mari a entendu raconter au marché que le fils aîné de lord Darcey a perdu des mille et des mille livres contre le prince de Galles, et on dit que milady a dû mettre en gage ses bijoux pour les payer. Mais vous savez cela mieux que moi. Quant à être fermier, monsieur, je ne pense pas que vous puissiez vous accommoder de cette maison ; les courants d’air y soufflent assez pour vous transpercer, et, dans mon opinion, les planchers du haut sont pourris et les rats dans les caves dépassent ce qu’on peut imaginer.

— Vraiment c’est un terrible tableau, madame Poyser. Je crois que je vous rendrais service en vous faisant sortir d’un tel endroit. Mais il n’est pas probable que je m’établisse avant vingt ans d’ici. Et, en eussé-je quarante, mon grand-père ne consentirait jamais à se séparer de bons tenanciers comme vous.

— Bien, monsieur ; s’il a si bonne opinion de M. Poyser comme fermier, j’aimerais bien que vous pussiez lui glisser un mot pour qu’il nous accorde de nouvelles portes pour le clos Cinq, car mon mari l’a demandé et redemandé à en fatiguer ; et penser à tout ce qu’il a fait pour la ferme, sans qu’on lui fournisse jamais un sou, que les temps soient bons ou mauvais ! Et, comme je lui ai souvent dit, je suis sure que si le capitaine y pouvait quelque chose cela n’irait pas ainsi. Ce n’est pas que je veuille parler avec peu de respect de ceux qui ont le pouvoir en main. Mais c’est plus que la chair et le sang ne peuvent supporter quelquefois que de travailler à s’abîmer ; se lever matin et se coucher tard, et, une fois au lit, ne pas oser fermer l’œil en pensant que le fromage peut se boursoufler, ou que les vaches peuvent perdre leurs veaux, ou que le froment peut moisir en gerbe. Après tout, à la fin de l’année, c’est comme si, après avoir apprêté un festin, vous n’en aviez que l’odeur pour vos peines. »

Madame Poyser, une fois lancée dans la conversation, vaguait toujours, sans être retenue par son respect préliminaire pour ces gens bien nés. La confiance qu’elle avait en ses propres moyens pour exposer les faits était la force qui surmontait toute résistance.

« Je craindrais que cela ne fît plus de mal que de bien si j’allais parler de portes, madame Poyser, dit le capitaine, quoique je puisse vous assurer qu’il n’y a pas un homme sur la propriété pour qui je voulusse dire un mot plutôt que pour votre mari. Je sais que sa ferme est mieux tenue qu’aucune autre à dix milles à la ronde. Et pour la cuisine, ajouta-t-il en souriant, je ne crois pas qu’il en existe une supérieure dans tout le royaume. À propos, je n’ai jamais vu votre laiterie ; il faut que je la voie, madame Poyser.

— Vraiment, monsieur, elle n’est pas digne que vous y entriez, car Hetty est après à faire le beurre, parce qu’on a battu plus tard et j’en suis tout à fait honteuse. » Madame Poyser, en disant cela, rougissait et croyait que le capitaine s’intéressait véritablement aux terrines de laitage et formerait son opinion sur elle d’après l’apparence de sa laiterie.

« Oh ! je ne doute pas qu’elle ne soit en bon ordre. Montrez-la-moi, » dit le capitaine en allant le premier, suivi par madame Poyser.


CHAPITRE VII

la laiterie

La laiterie était vraiment digne d’être vue ; c’était un endroit à rechercher avec une ardeur fébrile en sortant de routes chaudes et poudreuses. C’était une fraîcheur, une pureté, une si bonne odeur de fromage frais, de beurre ferme, de vases de bois continuellement baignés dans l’eau pure. Il y avait un coloris si doux de poterie rouge à surface de crème, de bois brun et d’étain poli, de pierre grise et de rouille d’un rouge orangé sur les poids de fer, les crocs et les gonds ! Mais on ne recevait qu’une notion bien confuse de ces détails en voyant une jolie et attrayante jeune fille de dix-sept ans, debout sur de petits patins et arrondissant son bras à fossette pour ôter une livre de beurre des balances.

Hetty rougit vivement quand le capitaine Donnithorne entra dans la laiterie et lui adressa la parole ; mais toute cette rougeur n’était pas d’épouvante, car elle était ornée de sourires gracieux, et des étincelles jaillissaient sous des longs cils noirs et relevés. Cependant sa tante discourait sur la petite quantité de lait que l’on pouvait consacrer au beurre et au fromage tant que les veaux n’étaient pas tous sevrés, sur la grande infériorité du lait abondant donné par les vaches à courtes cornes, que l’on avait achetées comme essai, et sur d’autres sujets qui devaient intéresser un jeune gentilhomme devant être un jour propriétaire. Hetty, parfaitement maîtresse d’elle-même, balançait et modelait sa livre de beurre d’un air coquet et fin, sûre qu’aucun de ses mouvements de tête n’était perdu.

Il y a beaucoup de genres de beauté féminine causant chez les hommes différentes sortes de folies qui se manifestent d’une manière variée depuis le désespoir jusqu’à l’idiotisme ; mais il y en a un genre qui semble fait pour tourner la tête, non-seulement des hommes, mais de tous les mammifères intelligents, même des femmes. C’est une beauté comme celle des petits chats ou des très-jeunes canards au fin duvet, faisant un doux caquetage, ou celle des petits enfants qui commencent à marcher et à essayer de faire des malices. C’est un genre de beauté contre laquelle vous ne pouvez ressentir de colère, mais que vous vous sentez prêt à écraser pour son inaptitude à comprendre l’état d’esprit où elle vous jette. C’était le genre de beauté d’Hetty Sorrel. Sa tante, madame Poyser, qui faisait profession de mépriser tous les charmes personnels et voulait être le mentor le plus sévère, admirait constamment à la dérobée les grâces d’Hetty, fascinée en dépit d’elle-même. Et, après lui avoir administré une de ces réprimandes découlant naturellement de son vif désir de bien faire pour la nièce de son mari, pauvre fille qui n’avait pas de mère pour la gronder, elle confessait souvent à M. Poyser, quand elle était sûre qu’on ne pouvait l’entendre, qu’elle voyait vraiment que plus la petite drôlesse était maligne, et plus elle paraissait jolie.

Il est inutile que je vous dise que les joues d’Hetty étaient comme des feuilles de rose, que les fossettes jouaient autour de ses lèvres mutines, que ses grands yeux noirs cachaient une douce malice sous leurs longs cils, et que ses cheveux, quoique repoussés en arrière sous son bonnet rond pendant qu’elle travaillait, s’échappaient en délicates boucles noires sur son front et autour de ses oreilles d’un blanc de nacre. Que me servirait de vous dire quel charme avait ce fichu rose et blanc, rentrant sous un corsage bas de couleur foncée, et combien le tablier de toile à bavette qu’elle avait pour faire le beurre paraissait une chose bonne à être imitée en soie par des duchesses ; ses bas bruns et ses souliers bouclés à forte semelle n’offraient plus la lourdeur qu’ils auraient eue, bien certainement, privés de ce pied délicat. — Cela me servirait peu, à moins que vous n’ayez vu une femme qui ait fait sur vous l’impression qu’Hetty faisait sur ceux qui la regardaient ; autrement, quelque charmante image que vous pussiez évoquer, elle ne ressemblerait nullement à cette attrayante petite chatte de fille. Si je vous parlais de tous les charmes divins d’un brillant jour de printemps, mais que vous ne vous fussiez jamais entièrement oublié à suivre des yeux le vol de l’alouette montante, ou à errer dans les sentiers solitaires que les fleurs nouvellement écloses émaillent de leur modeste beauté, à quoi me servirait de vouloir vous faire comprendre ce qu’est un brillant jour de printemps ?

Hetty avait ce don de beauté printanière ; la beauté de ces créatures jeunes et folâtres, aux formes arrondies qui vous séduisent par un faux air d’innocence, — l’innocence d’une joyeuse génisse, par exemple, au front étoilé, qui, désirant faire une promenade hors de l’enclos, vous entraîne à sa poursuite en franchissant haies et fossés, et ne s’arrête qu’au beau milieu d’un marécage. Puis il y a, pour une jolie fille qui prépare le beurre, une nécessité de gracieux mouvements, — mouvements de battage qui donnent une charmante courbe au bras et une inclinaison à un cou blanc et rond ; de petits frappements de mains pour pétrir et donner les soins et le fini qui ne peuvent s’obtenir sans le jeu fréquent de lèvres mutines. Et le beurre lui-même semble ajouter un nouveau charme : il est si pur, il sent si bon ; il sort de la forme avec une surface si belle, ferme comme du marbre d’une pâle teinte dorée.

L’habileté d’Hetty a faire le beurre était remarquable ; c’était la seule de ses opérations que sa tante laissât passer sans critique sévère ; aussi s’en acquittait-elle avec toute l’aisance qui appartient au talent reconnu.

« J’espère que vous serez prête pour une grande fête, le 30 juillet, madame Poyser, dit le capitaine Donnithorne quand il eut assez admiré la laiterie et donné son opinion improvisée sur les turneps de Suède et sur les courtes-cornes. Vous savez quelle en est l’occasion, et je compte que vous serez du nombre des invités arrivant le plus tôt et se retirant le plus tard. Voulez-vous me promettre votre main pour deux danses, miss Hetty ? Si je n’obtiens cette promesse maintenant, je sais qu’il me restera à peine une chance, car tous les élégants jeunes fermiers s’empresseront de vous inviter. »

Hettv sourit et rougit ; mais, avant qu’elle pût répondre, madame Poyser s’interposa, scandalisée à la seule supposition que le jeune gentilhomme pût être remplacé par des danseurs d’un rang inférieur.

« Vraiment, monsieur, vous êtes bien bon de penser à elle. Je suis sûre que chaque fois qu’il vous plaira de la demander, elle en sera fière et reconnaissante, dût-elle ne pas bouger tout le reste de la soirée.

— Oh non ! ce serait être trop cruelle pour tous les autres jeunes gens. Mais vous me promettez deux danses, n’est-ce pas ? » continua le capitaine, déterminé à obtenir un regard et une parole.

Hetty fit la plus jolie petite révérence, et lui lança un regard moitié timide et moitié coquet en disant :

« Oui, monsieur, je vous remercie.

— Et vous amènerez tous vos enfants, vous savez, madame Poyser ; votre petite Totty, aussi bien que les garçons. Je désire que tous les plus jeunes enfants, nés sur la propriété, se trouvent là, tous ceux qui seront de beaux hommes et de belles femmes quand je serai un vieillard chauve.

— Ô cher monsieur, il se passera bien du temps d’ici là ! » dit madame Poyser, tout à fait captivée par cette manière simple de parler de lui-même du jeune gentilhomme, et pensant quel intérêt prendrait son mari à lui entendre raconter cet exemple remarquable de gaieté de bon ton. Le jeune capitaine avait la réputation d’être pétri de plaisanteries et était en grande faveur sur tout le domaine, à cause de ses manières faciles. Chaque tenancier était persuadé que les choses iraient bien mieux quand il tiendrait les rênes ; il y aurait une abondance de portes neuves, de distributions de chaux et de rabais de 10 pour 100.

« Mais où est Totty aujourd’hui ? dit-il. Je voudrais la voir.

— Où est la petite, Hetty ? dit madame Poyser. Elle est entrée ici, il n’y a pas longtemps.

— Je ne sais pas. Elle est allée à la brasserie, vers Nancy, je pense. »

L’orgueilleuse mère, incapable de résister à la tentation de montrer sa Totty, passa tout de suite dans l’arrière-cuisine pour la chercher, non toutefois sans l’appréhension qu’il ne fût arrivé quelque chose qui pût la rendre, elle et son costume, peu présentables.

« Est-ce que vous portez le beurre au marché après l’avoir préparé ? dit le capitaine à Hetty.

— Oh ! non, monsieur, c’est d’un trop grand poids ; je ne suis pas assez forte pour cela. Alick l’emporte sur le cheval.

— Non ; je suis bien sûr que vos jolis bras n’ont jamais été destinés à de si lourds fardeaux. Mais vous sortez quelquefois pour une promenade par ces belles soirées, n’est-ce pas ? Pourquoi ne vous promenez-vous jamais dans le parc ? Maintenant il est si vert et si agréable ! Je ne vous vois nulle part, si ce n’est ici ou à l’église.

— Ma tante n’aime pas que j’aille me promener sans un but, dit Hettv. Mais je passe quelquefois par le parc.

— Et n’allez-vous jamais voir madame Best, la femme de charge ? Il me semble que je vous ai vue une fois dans sa chambre.

— Ce n’est pas madame Best, c’est madame Pomfret que je vais voir, la femme de chambre de milady. Elle m’enseigne le point de marque et le raccommodage de la dentelle. Je vais demain après-midi prendre le thé chez elle. »

On aurait l’explication d’un si long tête-à-tête, si on avait pu voir dans l’arrière-cuisine Tottv frottant contre son nez un sac de bleu égaré et faisant couler par la même occasion une abondance de gouttes d’indigo sur son fourreau de l’après-midi. Mais elle arrive maintenant, le bout de son nez fraîchement savonné, tenant la main de sa mère.

« La voici ! dit le capitaine en l’enlevant de terre et l’asseyant sur une des tablettes de pierre. Voilà Tottv ! Mais, à propos, quel est son autre nom ? On ne l’a pas baptisée Totty.

— Oh ! monsieur, nous avons tort de l’appeler ainsi. Charlotte est son nom de baptême. C’est un nom de la famille de M. Poyser ; sa grand’mère s’appelait Charlotte. Nous avons commencé par lui dire Lotty, et maintenant cela est devenu Totty ; c’est vrai que cela ressemble plus à un nom de chien qu’à celui d’un enfant chrétien.

— Totty est un fameux nom. Elle a l’air d’un vrai tonton ! N’a-t-elle pas une poche ? » dit le capitaine en fouillant dans celle de son propre gilet.

Totty, avec un grand sérieux, souleva aussitôt son sarreau, pour montrer une petite poche rose tout à fait aplatie pour le moment.

« Y a ien dans, dit-elle en la regardant avec beaucoup d’attention.

— Non ! quel dommage ! une si jolie poche, Bon, je crois que j’ai quelques petites choses dans la mienne qui vont y faire un joli carillon. Oui, voilà cinq petits ronds d’argent ; entendez-vous quel joli bruit ils font dans la poche rose de Totty ? Puis il secoua la poche avec les cinq pièces de dix sous, et Totty montra les dents et plissa le nez en grande allégresse ; mais devinant qu’il n’y avait rien de plus à gagner en restant, elle sauta de la tablette par terre et courut pour faire tinter sa poche aux oreilles de Nancy, tandis que sa mère l’appelait : « Ô quelle honte ! petite sotte, de ne pas remercier le capitaine de ce qu’il a donné. Vraiment, monsieur, vous êtes trop bon ; mais elle est indignement gâtée ; son père ne veut pas qu’on la contrarie en rien, et on n’en peut plus être maître. C’est parce qu’elle est la cadette et la seule fille.

— Oh ! c’est une drôle de petite boulotte ; je ne voudrais pas la changer. Mais il faut partir maintenant, car je crois que le Recteur m’attend. »

Avec un « Portez-vous bien, » un coup d’œil brillant et un salut à Hetty, Arthur quitta la laiterie. Le Recteur avait pris tant d’intérêt à sa conversation avec Dinah, qu’il n’aurait point désiré la rompre plus tôt, et vous allez apprendre ce qu’ils s’étaient dit mutuellement.


CHAPITRE VIII

une vocation

Dinah, qui, à l’entrée de ces messieurs, s’était levée, tenant toujours le drap qu’elle raccommodait, fit une révérence respectueuse quand elle vit M. Irwine la regarder et s’approcher d’elle. Jamais encore il ne lui avait parlé ou ne s’était trouvé en face d’elle, et sa première pensée, quand leurs yeux se rencontrèrent, fut : « Quelle heureuse expression de figure ! Oh ! si la bonne semence pouvait tomber sur ce terrain, comme elle y prospérerait » Cette impression agréable dut être mutuelle, car M. Irwine la salua avec une déférence bienveillante, comme si elle eût été une dame de distinction.

« Vous êtes seulement en visite dans ce voisinage, je crois ? furent ses premières paroles ; et il s’assit devant elle.

— Oui, monsieur, je viens de Snowfield dans le Stonyshire. Ma tante a eu la bonté de m’engager à venir me reposer ici de mon travail et rester quelque temps avec elle, parce que j’ai été malade.

— Ah ! je me rappelle très-bien Snowfield ; j’y ai passé une fois. C’est un endroit triste et nu. On y bâtissait une filature alors ; mais il y a plusieurs années de cela ; je suppose que l’endroit est bien changé par le travail que cette fabrique y aura apporté.

— Il l’est en ce que la filature y donne de l’ouvrage qui fait vivre les familles, et qu’elle en fait une meilleure place pour les commerçants. J’y travaille moi-même et j’en suis reconnaissante, car j’y gagne de quoi économiser. Mais ce n’en est pas moins toujours un pays triste, comme vous le dites, monsieur, bien différent de celui-ci.

— Vous y avez probablement des parents, puisque vous y fixez votre demeure ?

— J’y avais une tante qui m’a élevée, car je suis orpheline. Mais elle a été retirée, il y a sept ans, et je n’ai pas d’autres parents à ma connaissance que madame Poyser, qui est très-bonne pour moi. Elle voudrait que je vinsse vivre dans ce pays, où la terre est généreuse et le pain abondant. Mais je ne suis pas libre de quitter Snowfield, où j’ai toujours vécu et auquel je me suis attachée.

— Je suppose que vous avez là-bas beaucoup d’amis et de compagnes ; vous êtes méthodiste, — wesleyenne, je pense.

— Oui, monsieur, ma tante, à Snowfield, était membre de la Société, et j’ai des grâces à rendre à Dieu des bienfaits que j’en ai retirés dès mon enfance.

— Et y a-t-il longtemps que vous avez pris l’habitude de prêcher, car j’ai appris que vous aviez prêché hier au soir à Hayslope ?

— J’ai été appelée à cette œuvre il y a quatre ans, lorsque j’en avais vingt et un.

— Alors votre Société approuve la prédication par des femmes ?

— Elle ne la défend pas, monsieur, quand elles sont clairement conduites à le faire et que leur ministère est sanctionné par la conversion des pécheurs et le soulagement des enfants de Dieu. Madame Fletcher, comme vous pouvez l’avoir entendu dire, fut la première femme qui prêchât dans la Société, je crois, avant son mariage, quand elle était miss Bosanquet, et M. Wesley l’approuva d’entreprendre cette mission. Elle avait reçu un grand don. Il y a maintenant plusieurs autres femmes qui sont de précieux auxiliaires dans l’œuvre du ministère. J’apprends que quelques voix se sont élevées dernièrement dans la Société contre cet usage, mais je crois que cette opposition n’aura pas de résultat. Ce n’est point aux hommes à choisir et à indiquer des canaux pour l’Esprit de Dieu, comme ils en font pour les cours d’eau, et à dire : « Coule ici et non pas là. »

— Mais ne croyez-vous pas qu’il y ait quelque danger à cela, — je suis bien loin de penser à vous en disant ceci, — mais ne jugez-vous pas que quelquefois, soit des hommes, soit des femmes, qui s’imaginent être des canaux pour l’Esprit de Dieu, se trompent tout à fait, et, en entreprenant une tâche à laquelle ils ne sont point propres, jettent du discrédit sur les choses saintes ?

— Sans aucun doute, cela peut arriver, car il y a eu parmi nous de mauvais travailleurs qui ont cherché à tromper les frères, et quelques-uns qui se sont trompés eux-mêmes. Mais nous ne sommes point sans moyen de discipline et de correction pour réprimer ces abus. Il y a parmi nous un ordre très-strict, et les frères et les sœurs se surveillent mutuellement comme devant rendre compte des âmes. Ils ne s’en vont point chacun de son côté en disant avec indifférence : « Suis-je le gardien de mon frère ? »

— Mais dites-moi, si j’ose vous le demander, et réellement je mets beaucoup d’intérêt à le savoir, comment vous est venue la première pensée de prêcher ?

— En vérité, monsieur, je ne l’ai point cherchée du tout. Dès l’âge de seize ans, j’étais habituée à parler à de jeunes enfants et à les enseigner quelquefois en classe, et mon cœur s’était enhardi à le faire et à prier près des malades. Mais je n’avais senti aucun appel à la prédication ; car, lorsque je ne suis pas grandement émue, je suis très-portée à m’asseoir tranquillement et à me tenir à part. Il me semble que je pourrais rester toute la journée dans le silence avec le sentiment de l’amour de Dieu inondant mon âme, comme le caillou baigné par le ruisseau des saules. Car c’est un sentiment si profond, n’est-ce pas, monsieur ? Il semble nous submerger comme une immense masse d’eau ; c’est ma manie d’oublier où je suis et tout ce qui m’entoure, pour me perdre dans des pensées dont je ne saurais rendre compte, car je ne pourrais trouver des paroles qui pussent en indiquer le commencement ou la fin. J’ai toujours été ainsi d’aussi loin que je puis m’en souvenir. Quelquefois il semblait que les idées me venaient sans aucune recherche de ma part, et les mots m’arrivaient comme viennent les larmes, quand notre cœur est plein et que nous ne pouvons les empêcher. Et ce furent toujours des moments de grande bénédiction, quoique je n’eusse jamais pensé qu’il pût en être ainsi devant une assemblée. Mais, monsieur, nous sommes conduits, comme les petits enfants, par une route que nous ne connaissons pas. Je fus amenée à prêcher tout à fait soudainement, et dès lors je n’ai jamais été laissée dans le doute sur l’œuvre à laquelle j’étais appelée.

— Mais dites-moi les circonstances précises du jour même où vous commençâtes à prêcher ?

— C’était un dimanche ; j’avais fait avec le frère Marlowe, homme âgé, et l’un de nos prédicateurs locaux, toute la route jusqu’à Hetton Deeps ; c’est un village où les gens gagnent leur vie à travailler dans les mines de plomb, où il n’y a ni église, ni prédicateur, et où ils vivent comme un troupeau sans berger. C’est à plus de douze milles de Snowfield ; aussi étions-nous partis de bonne heure le matin, car c’était en été. J’avais un immense sentiment de l’amour divin en gravissant ces collines, où il n’y a point d’arbres pour rétrécir le ciel, — vous savez, monsieur, comme il y en a ici, — mais où vous le voyez s’étendre comme une tente sous laquelle vous vous sentez dans la main de Dieu. Avant d’arriver à Hetton, frère Marlowe fut pris d’un vertige qui lui fit craindre de tomber, car il était épuisé par les veilles et la prière, et en faisant à son âge tant de courses pour porter la bonne nouvelle, tout en exerçant son métier de tisserand. Quand nous arrivâmes au village, les gens l’attendaient, car il avait indiqué le jour et l’endroit où il viendrait, à une précédente visite, et tous ceux qui tenaient à entendre la parole de vie étaient assemblés dans le lieu où les chaumières sont le plus rapprochées, afin que d’autres personnes fussent aussi entraînées à prêter l’oreille. Mais il sentit qu’il lui serait impossible de rester debout pour prêcher, et il fut même obligé de se coucher dans la première chaumière que nous rencontrâmes. Alors j’allai le dire à toutes ces gens, pensant que nous entrerions dans une des maisons et que je leur ferais une lecture et prierais avec eux. Mais quand je passai près de ces cabanes et que je vis les vieilles femmes tremblotantes sur les portes et les regards durs des hommes, qui ne paraissaient pas plus s’apercevoir que c’était le matin du sabbat, que des bœufs muets qui n’ont jamais regardé le ciel, je sentis un grand mouvement en mon âme et je tressaillis comme si j’eusse été agitée par un puissant esprit entrant dans mon faible corps. J’allai là où le petit troupeau s’était réuni, je montai sur le mur bas adossé à la pente verte de la colline, et je leur dis les paroles qui m’étaient données en abondance. Tous sortirent des chaumières pour venir près de moi, plusieurs pleurèrent sur leurs fautes et se sont dès lors unis au Seigneur. Tel fut le commencement de ma prédication, monsieur, et j’ai continué de prêcher depuis ce moment. »

Dinah avait laissé tomber son ouvrage pendant ce récit, qu’elle fit avec sa simplicité habituelle, mais de cette voix basse, franche, accentuée, modulée et sympathique qui captivait toujours son auditoire. Elle s’arrêta alors pour reprendre sa couture et la continua comme auparavant. M. Irwine était profondément intéressé. Il se dit en lui-même : « Il faudrait n’être qu’un misérable fat pour vouloir faire ici le pédagogue ; on pourrait aussi bien aller sermonner les arbres sur ce qu’ils croissent suivant leur essence particulière à chacun. »

« Et vous n’éprouvez jamais aucun embarras par le sentiment de votre jeunesse et de ce que vous êtes une charmante jeune fille sur le visage de laquelle se fixent les yeux des hommes ? dit-il à haute voix.

— Non, il n’y a point en moi de telles pensées, et je ne crois pas que ceux qui m’écoutent s’en occupent jamais. Je suppose, monsieur, que lorsque Dieu fait sentir sa présence par notre moyen, nous sommes comme le buisson ardent : Moïse ne s’occupa point de savoir quelle sorte de buisson c’était ; il vit seulement l’éclat du Seigneur. J’ai prêché aux gens ignorants les plus rudes qui puissent, se trouver dans les villages autour de Snowfield, à des hommes qui paraissent durs et sauvages, mais ils ne m’ont jamais adressé une parole impolie et m’ont, souvent remerciée avec bienveillance en me faisant place pour passer au milieu d’eux.

— C’est ce que je puis très-bien croire, je puis très-bien le croire, dit M. Irwine d’un ton persuadé. Et qu’avez-vous pensé de vos auditeurs hier au soir, voyons ? Les avez-vous trouvés calmes et attentifs ?

— Très-calmes, monsieur ; mais je n’ai pas vu de signes d’aucun grand effet sur eux, excepté chez une jeune fille appelée Bessy Cranage, pour laquelle mon cœur s’est grandement ému de compassion, dès que mes yeux sont tombés sur sa fraîche jeunesse, adonnée à une folle vanité. Depuis, j’ai causé et prié avec elle, et j’espère que son cœur est touché. Mais j’ai remarqué que dans ces villages, où les gens mènent une vie tranquille au milieu des vertes prairies et des eaux calmes, paissant leurs troupeaux et cultivant la terre, ils sont singulièrement morts à la parole ; en cela aussi différents que possible des habitants des grandes villes, comme Leeds, où je suis allée une fois faire une visite à une sainte femme qui prêchait. Il est étonnant quelle riche moisson d’âmes il se fait dans ces rues aux murailles élevées, où vous semblez marcher dans une cour de prison, et où l’oreille est assourdie par le bruit du travail. Je pense que c’est peut-être parce que la promesse est plus douce quand la vie est si obscure et si fatigante, et que l’âme est plus affamée quand le corps est plus souffrant.

— Mais oui ; nos agriculteurs ne sont pas facilement émus. Ils prennent la vie à peu près aussi tranquillement que les brebis et les bœufs. Mais nous avons par ici quelques ouvriers intelligents. Vous devez connaître les Bede ; Seth Bede est un méthodiste.

— Oui, je connais Seth et un peu Adam. Seth est un agréable jeune homme, sincère, sans malice ; et Adam est semblable au patriarche Joseph par son habileté et ses connaissances, ainsi que par sa bonté pour son frère et ses parents.

— Peut-être ne savez-vous pas le malheur qui vient de leur arriver ? Leur père, Matthias Bede, s’est noyé, hier au soir, dans le ruisseau des Saules, non loin de sa propre maison. Je vais maintenant voir Adam.

— Ah ! pauvre vieille mère ! dit Dinah, laissant retomber ses mains et regardant devant elle avec une expression de pitié, comme si elle voyait l’objet de sa sympathie. Son affliction sera bien difficile à supporter, car Seth m’a dit qu’elle a le cœur inquiet et triste. Il faut que j’aille voir si je puis lui être de quelque secours. »

Comme elle se levait et commençait à plier son ouvrage, le capitaine Donnithorne, ayant épuisé tous les prétextes possibles pour rester au milieu des baquets de laitage, sortit de la laiterie, suivi de madame Poyser. M. Irwine se leva aussi, et, s’avançant vers Dinah, lui tendit la main en disant :

« Adieu. Portez-vous bien. J’apprends que vous devez partir bientôt ; mais ce n’est pas votre dernière visite à votre tante ; ainsi j’espère que nous nous reverrons. »

Sa cordialité envers Dinah calma tout à fait les appréhensions de madame Poyser ; ses traits s’éclaircirent et elle dit :

« Je n’ai pas encore demandé des nouvelles de madame Irwine et des demoiselles Irwine, monsieur ; j’espère qu’elles sont aussi bien qu’à l’ordinaire.

— Oui, je vous remercie, madame Poyser, excepté miss Anne, qui souffre aujourd’hui de ses fréquents maux de tête. À propos, nous avons tous beaucoup aimé le délicat fromage à la crème que vous nous avez envoyé, surtout ma mère.

— J’en suis vraiment bien contente, monsieur. Il est rare que j’en fasse un, mais je me suis rappelée que madame Irwine les aimait. Veuillez lui présenter mes respects, monsieur, ainsi qu’à miss Kate et à miss Anne. Elles ne sont pas venues voir ma basse-cour depuis longtemps, et j’ai de superbes poules tachetées noir et blanc, telles que miss Kate pourrait aimer à en avoir parmi les siennes.

— Bien, je lui dirai de venir les voir. Adieu, dit le Recteur en montant à cheval.

— Allez tout doucement en avant, dit le capitaine Donnithorne montant aussi. Je vous rattraperai dans trois minutes. J’ai à parler au berger, au sujet des petits chiens. Adieu, madame Poyser ; dites à votre mari que je viendrai un de ces jours causer longuement avec lui. »

Madame Poyser fit les révérences convenables et suivit de l’œil les deux chevaux jusqu’à ce qu’ils eussent disparu de la cour, au milieu d’une grande agitation des porcs et de la volaille, et de la furieuse indignation du dogue, qui semblait devoir à chaque instant rompre sa chaîne. Madame Poyser était heureuse de ce départ bruyant, car c’était une nouvelle assurance que la cour de ferme était bien gardée, et qu’aucun rôdeur n’y pourrait entrer inaperçu ; et ce ne fut qu’après que la porte fut fermée derrière le capitaine, qu’elle rentra dans la cuisine, où Dinah, debout, son chapeau à la main, attendait sa tante avant de partir pour la chaumière de Lisbeth Bede.

Madame Poyser, cependant, quoique elle eût remarqué ce chapeau, retarda d’en parler jusqu’à ce qu’elle se fût déchargée de sa surprise touchant la conduite de M. Irwine.

« Comment ! M. Irwine n’était donc pas fâché ? Que vous a-t-il dit, Dinah ? Est-ce qu’il ne vous a pas grondée de ce que vous prêchez ?

— Non, il n’était pas du tout fâché ; il a été très-amical pour moi. J’ai été entraînée, je sais à peine comment, à lui parler avec beaucoup de franchise, car je l’avais toujours supposé un Sadducéen mondain. Mais son expression est aussi agréable que le soleil du matin.

— Agréable ! et qu’attendiez-vous d’autre de lui que de l’agréable ? dit madame Poyser avec impatience en reprenant son tricotage. Je trouve que son expression est très-agréable en effet, qu’il est né gentilhomme, et que sa mère est une vraie peinture. Vous auriez beau faire le tour du pays, vous ne trouveriez pas une autre femme de soixante-six ans tournée comme celle-là. C’est beau de voir un homme comme lui dans la chaire le dimanche ! Aussi dis-je à Poyser : c’est comme de regarder une belle gerbe de blé, ou une prairie avec un grand troupeau de vaches ; cela vous fait trouver que le monde est une bonne chose. Mais quant à de telles figures que celles après qui vos méthodistes courent, j’aimerais autant voir un ramassis de bœufs d’Écosse aux côtes maigres sur un terrain communal. De fameuses gens pour vous apprendre ce qui est juste ! eux qui ont l’air de n’avoir jamais goûté de leur vie à quelque chose de mieux qu’une tranche de lard et du gâteau aigre. Mais qu’est-ce que M. Irwine vous a dit de votre idée folle de prêcher sur la Pelouse ?

— Il a seulement dit qu’il en avait entendu parler ; il n’a point paru en éprouver de déplaisir. Mais, chère tante, ne pensez plus à cela. Il m’a appris quelque chose qui, à coup sûr, vous fera de la peine, ainsi qu’à moi. Thias Bede s’est noyé hier au soir dans le nant des Saules, et je pense que la vieille mère doit avoir grand besoin de consolation. Peut-être puis-je lui être de quelque utilité, et je vais m’v rendre.

— Seigneur mon Dieu ! Mais il vous faut prendre une tasse de thé avant de partir, mon enfant, dit madame Poyser retombant du ton sec à celui plus doux de l’affection. L’eau bout, et il sera prêt dans une minute ; les enfants vont rentrer et voudront le leur tout de suite. Je ne demande pas mieux que de vous voir aller vers la pauvre vieille, car vous êtes toujours la bienvenue dans l’affliction, méthodiste ou non ; et quant à ça, ce n’est que la nature des gens qui fait la différence. Il y a des fromages de lait écrémé et d’autres de lait frais, et quelque nom que vous leur donniez, vous pouvez les distinguer à l’apparence et à l’odeur. Pour Thias Bede, c’est un bon débarras, Dieu me pardonne de le dire, car il n’a guère fait autre chose ces dix dernières années que de mettre les siens dans la gêne ; et je pense que vous feriez bien de prendre une petite bouteille de rhum pour la vieille femme, car je crains qu’elle n’ait pas la moindre petite chose pour fortifier son corps. Asseyez-vous, mon enfant, et tenez-vous tranquille, car vous ne partirez pas avant d’avoir pris une tasse de thé, c’est moi qui vous le dis. »

Pendant la dernière partie de ce discours, madame Poyser avait pris sur les étagères ce qu’il fallait pour le thé, et se dirigeait vers l’armoire pour chercher une miche, suivie de près par Totty, que l’on avait vu paraître au bruit des tasses. Hetty vint de la laiterie, soulageant ses bras fatigués en les élevant et joignant les mains derrière sa tête.

« Molly, dit-elle presque langoureusement, courez me prendre un paquet de feuilles ; le beurre est prêt à empaqueter.

— Avez-vous appris ce qui est arrivé, Hetty ? dit sa tante.

— Non ; comment voulez-vous que j’apprenne quelque chose ? répondit-elle avec un accent de dépit.

— Ce n’est pas que cela doive beaucoup vous inquiéter, je pense, quand vous le saurez ; vous avez la tête bien trop légère ; si tout le monde mourait, vous n’y feriez guère attention, pourvu que vous puissiez rester là deux heures d’horloge à votre toilette. Mais tout autre que vous s’occuperait de ce qui peut arriver à ceux qui pensent à vous beaucoup plus que vous ne le méritez. Adam Bede et tous les siens pourraient bien se noyer sans que cela vous fît rien ; la minute après vous minauderiez devant votre miroir.

— Adam Bede noyé ? dit-elle en laissant retomber ses bras et l’air effaré, quoique soupçonnant sa tante d’exagérer dans un but d’admonestation, suivant son habitude.

— Non, ma chère, non, dit Dinah avec bonté, car madame Poyser était sortie sans daigner donner plus d’explication. Ce n’est pas Adam : c’est son père, son vieux père, qui est noyé. Il est tombé hier au soir dans le nant des Saules. M. Irwine vient de me le dire.

Oh ! que c’est effrayant ! » dit Hetty d’un air sérieux, mais peu profondément affectée ; et comme Molly rentrait dans cet instant avec les feuilles, elle les prit sans rien dire et retourna à la laiterie sans plus de questions.


CHAPITRE IX

le monde d’hetty

En arrangeant les larges feuilles qui faisaient ressortir le jaune pâle du beurre comme une primevère sur son nid de verdure, je crains qu’Hetty ne pensât beaucoup plus aux regards du capitaine Donnithorne qu’à Adam et ses chagrins. Les brillants regards d’admiration d’un jeune et beau gentilhomme aux mains blanches, à la chaîne d’or, portant quelquefois l’uniforme, ayant richesse et grandeur, tels étaient les chauds rayons qui faisaient vibrer follement le cœur d’Hetty et lui faisaient répéter constamment les mêmes petits airs. Nous n’avons point appris que la statue de Memnon fit entendre sa mélodie sous le souffle du vent le plus puissant ou sous tout autre influence divine ou humaine, mais sous certains rayons de soleil du matin de très-courte durée. Il faut nous habituer à la découverte que quelques-uns de ces instruments habilement façonnés que l’on appelle âmes humaines n’ont à leur service qu’un petit nombre de notes et ne résonnent point sous l’attouchement qui en remplit d’autres de ravissements tumultueux ou d’émouvante agonie.

Hetty était tout habituée à la pensée que les gens aimaient à la regarder. Elle s’était très-bien aperçue que le jeune Luke Britton, de Broxton, était venu à l’église d’Hayslope, un dimanche après midi, exprès pour la voir, et qu’il aurait fait des avances bien plus décisives si son oncle Poyser, ayant une faible opinion d’un jeune homme dont le père soignait si mal ses terres, n’avait défendu à sa femme de l’encourager par quelque politesse. Elle savait bien aussi que M. Craig, le jardinier, était complètement amoureux d’elle. Il lui avait fait dernièrement des aveux auxquels on ne pouvait se méprendre, au moyen de compliments fades et d’hyperboles empruntées à son art. Elle savait encore mieux qu’Adam Bede, — le grand, le droit, l’habile, l’honnête Adam Bede, — dont le caractère avait tant d’autorité sur tous les gens d’alentour, et que son oncle était toujours heureux de voir dans la soirée, disant « qu’Adam avait une vue beaucoup plus claire de la nature des choses que ceux qui se croyaient ses supérieurs, » — elle savait que cet Adam, plutôt sévère pour les autres et peu porté à s’occuper des jeunes filles, pouvait chaque jour pâlir ou rougir sur un mot ou un regard venant d’elle. Hetty n’avait pas des connaissances bien étendues ; mais elle ne pouvait s’empêcher de remarquer qu’Adam « était quelque chose » en fait d’homme. Il savait répondre à tout, pouvait expliquer à son oncle comment il fallait étayer le couvert, et avait raccommodé la baratte eu un tour de main ; il estimait à première vue la valeur d’un châtaignier abattu par le vent, pourquoi les murs étaient humides et comment on pouvait se débarrasser des rats. Il avait aussi une superbe écriture facile à lire et savait calculer de tête, degré d’instruction totalement inconnu parmi les plus riches fermiers de ce côté du pays. Il n’était point comme ce rustaud de Luke Britton, qui, un jour qu’elle avait fait avec lui toute la route de Broxton à Hayslope, n’avait rompu le silence que pour dire que l’oie grise avait commencé de couver. Et quant à M. Craig, le jardinier, c’était un homme de bon sens, certainement ; mais il était bancroche, et avait un singulier accent dans son parler ; de plus, dans la supposition la moins hasardée, il devait être bien près des quarante ans.

Hettv n’ignorait point que son oncle aurait voulu qu’elle encourageât Adam, et aurait vu avec plaisir qu’elle l’épousât. Car en ce temps-là il n’y avait point de démarcation tranchée entre le fermier et l’artisan honorable, et au foyer domestique aussi bien qu’à la taverne on pouvait les voir prendre leur cruche de bière ensemble. Le fermier possédait un sentiment intime du capital et une influence dans les affaires de la paroisse qui venaient en aide à son infériorité évidente dans la conversation. Martin Poyser ne fréquentait point le cabaret ; mais il aimait une causerie amicale arrosée de bière brassée chez lui ; et quoiqu’il fût agréable d’expliquer la loi à un voisin assez inepte pour ne pas savoir tirer parti de sa ferme, c’était aussi un plaisir d’apprendre quelque chose d’un habile ouvrier comme Adam Bede. En conséquence, depuis trois ans qu’il avait dirigé la construction de la nouvelle grange, Adam était toujours le bienvenu à la Grand’Ferme, surtout les soirs d’hiver, alors que d’une façon toute patriarcale, maître, maîtresse, enfants et domestiques étaient tous assemblés dans cette glorieuse cuisine, à des distances bien observées d’un feu brillant.

Depuis deux ans, au moins, Hetty était habituée à entendre son oncle dire : « Adam Bede peut bien travailler comme ouvrier aujourd’hui, mais il sera maître un jour, aussi sûr que je suis sur cette chaise. Maître Burge a bien raison de le désirer pour associé et mari de sa fille, si ce qu’on dit est vrai ; la femme qui l’épousera fera une bonne affaire, que ce soit à Notre-Dame ou à la Saint-Michel, » remarque que madame Poyser accompagnait toujours de son approbation cordiale. « Ah ! disait-elle, c’est très-beau d’épouser un riche tout fait ; mais il se peut que ce soit aussi un prodigue tout fait ; et il ne sert pas beaucoup de remplir sa poche d’argent, si elle a un trou au coin. À quoi sert de s’asseoir dans un char à ressorts, si on a un sot pour conducteur ; il vous aura bientôt versé dans le fossé. J’ai toujours dit que je n’épouserais jamais un homme sans cervelle ; car à quoi sert à une femme d’avoir bonne tête, si elle est liée à un imbécile dont tout le monde se rit ? Elle ferait aussi bien de mettre de beaux habits pour s’asseoir à l’envers sur un âne. »

Ces expressions, quoique figurées, indiquent suffisamment les dispositions de madame Poyser à l’égard d’Adam, et quoique son mari et elle-même eussent pu voir la chose différemment si Hetty avait été leur propre fille, il était clair qu’ils auraient bien reçu une demande d’Adam pour une nièce sans fortune. En effet, qu’aurait pu être Hetty, qu’une servante ailleurs, si son oncle ne l’avait élevée et donnée comme aide intérieure à sa tante, dont la santé, depuis la naissance de Tottv, ne pouvait plus supporter de travail positif autre que la surveillance des domestiques et des enfants ? Mais Hetty n’avait jamais accordé à Adam d’encouragement réel. Même, dans les moments où elle avait le sentiment le plus profond de sa supériorité sur ses autres admirateurs, elle n’en était jamais venue à l’idée de l’accepter. Elle aimait à penser que cet homme fort, adroit et clairvoyant était en son pouvoir, et se serait indignée qu’il eût essayé de se soustraire au joug de sa coquetterie tyrannique en s’attachant à la douce Marie Burge, laquelle aurait été bien reconnaissante s’il eût eu pour elle la moindre attention. « Marie Burge, vraiment ! un visage si jaune, que le plus petit bout de ruban rose faisait paraître comme un souci et qui avait les cheveux aussi droits qu’un écheveau de coton. » Et chaque fois qu’Adam passait quelques semaines éloigné de la Grand’Ferme, ou paraissait vouloir résister à son amour comme à une folie, Hettv avait soin de l’enlacer de nouveau dans ses filets, par des petits airs de douceur et de timidité, comme si elle était chagrine de sa négligence. Mais épouser Adam, c’était une tout autre affaire ! Rien au monde ne pouvait l’engager à le faire. Ses joues ne prenaient pas la moindre teinte de plus si on venait à le nommer, elle n’éprouvait pas le plus léger frémissement quand elle le voyait, de la fenêtre, passer sur la chaussée ou s’avancer vers elle à l’improviste dans le sentier qui traversait la prairie ; et lorsque ses yeux se fixaient sur elle, elle ne sentait rien que le froid triomphe de savoir qu’il l’aimait et ne regarderait pas Marie Burge. Il ne pouvait pas plus faire naître en elle les émotions que cause la douce ivresse d’un premier amour, que la peinture d’un soleil ne pourrait faire circuler la sève du printemps dans les fibres délicates de la plante. Elle le voyait ce qu’il était, un homme pauvre, avec de vieux parents à soutenir, qui ne serait pas à même de longtemps de lui procurer les mêmes avantages dont elle jouissait chez son oncle. Et tous les rêves d’Hetty étaient pour les choses de luxe ; s’asseoir dans un salon ayant tapis, toujours porter des bas blancs, avoir de belles et grandes boucles d’oreilles à la mode, le haut de sa robe garni de dentelles de Nottingham et quelque chose pour parfumer agréablement son mouchoir, comme celui de miss Lydia Donnithorne quand elle s’en servait à l’église, n’être pas obligée de se lever de bonne heure, et surtout n’être pas grondée. Elle pensait que si Adam devenait une fois assez riche pour lui donner tout cela elle l’aimerait suffisamment pour l’épouser.

Mais depuis quelques semaines Hetty se trouvait sous une nouvelle influence, vague, indéfinie, ne prenant la forme d’aucune espérance ou perspective positive, mais produisant l’effet d’un narcotique agréable, la faisant marcher et s’occuper de son travail comme dans une espèce de rêve, lui montrant toutes choses au travers d’un milieu doux et limpide, comme si elle ne vivait point dans un monde solide de pierre et de briques, mais dans un monde fantastique. Elle avait découvert que M. Arthur Donnithorne cherchait à la rencontrer ; qu’il se plaçait toujours à l’église de manière à la voir le plus complètement possible, qu’elle fut assise ou debout ; qu’il trouvait constamment des raisons de faire visite à la Grand’Ferme, et tâchait toujours de dire quelque chose qui l’amenât à lui parler ou le regarder. La pauvre enfant ne concevait pas plus alors la pensée que le jeune gentilhomme pût jamais l’épouser, que la jolie fille d’un boulanger, qu’un jeune empereur distingue dans une foule par un sourire, ne suppose qu’elle puisse un jour devenir impératrice. La fille du boulanger, rentrée chez elle, rêve du jeune et bel empereur et peut-être pèse à faux la farine tout en pensant quel lot céleste ce doit être que de l’avoir pour époux ; de même la pauvre Hettv voyait un visage qui l’accompagnait toujours, éveillée ou dans son sommeil. Des regards brillants et doux l’avaient pénétrée et répandaient dans sa vie une étrange et heureuse langueur. Les yeux d’où étaient partis ces regards n’étaient pas, à beaucoup près, si beaux que ceux d’Adam, lorsqu’il la regardait quelquefois avec une tendresse triste et suppliante ; mais ils avaient trouvé un milieu tout préparé dans la petite imagination extravagante d’Hetty. Pendant au moins trois semaines sa vie intérieure ne fut guère autre chose que le souvenir des paroles qu’Arthur lui avait adressées, ne pensant qu’à se rappeler avec quelle douce sensation elle avait entendu sa voix hors de la maison et l’avait vu entrer ; comment elle s’était aperçue que ses yeux se fixaient sur elle, et avait été envahie par la fascination de ce regard qui la pénétrait comme le parfum d’une fleur éclose à la brise du soir. Folles pensées ! n’ayant lien à faire avec l’amour que ressentent de nos jours de douces filles de dix-huit ans. Mais rappelez-vous que tout ceci arrivait il y a à peu près soixante ans, et qu’Hetty n’avait reçu aucune éducation. Ce n’était qu’une simple fille de fermier qu’un élégant gentil homme éblouissait comme un dieu de l’Olympe. Jusque-là elle n’avait point regardé dans l’avenir plus loin que la prochaine visite que le capitaine Donnithorne ferait à la ferme, ou le prochain dimanche où elle le verrait à l’église ; mais à présent elle pensait que peut-être il chercherait à la rencontrer le lendemain, quand elle irait au Château, et s’il venait à lui parler et à marcher un moment près d’elle, quand ils seraient seuls ! Cela n’était encore jamais arrivé, et maintenant son imagination, au lieu de lui retracer le passé, s’occupait à arranger ce qui pourrait survenir plus tard, à quel endroit du parc elle le verrait venir à sa rencontre ; comment elle ajusterait son nouveau ruban rose, qu’il n’avait jamais vu, ce qu’il lui dirait pour la forcer de répondre à son regard, ce regard dont le souvenir la ferait vivre et revivre tout le reste du jour !

Comment, dans une telle situation d’esprit, Hetty aurait-elle pu s’apitoyer beaucoup sur le chagrin d’Adam, ou penser à ce pauvre vieux Thias, noyé ? Les jeunes âmes, dans un délire aussi doux que le sien, ne sont pas plus sympathiques que des papillons suçant du nectar ; elles sont séparées de tout ce qui pourrait les attirer par une barrière de songes, par des appels invisibles et des bras impalpables.

Tandis que les mains d’Hetty empaquetaient le beurre et que sa tête se remplissait de ces espérances du lendemain, Arthur Donnithorne, à cheval à côté de M. Irwine, se dirigeant vers la vallée du liant des Saules, avait aussi certaines pensées anticipées et indistinctes, roulant comme un contre-courant dans son esprit, tandis qu’il écoutait ce que lui rapportait M. Irwine au sujet de Dinah ; pensées indistinctes, mais cependant assez fortes pour que la conscience intime en fût réveillée, quand M. Irwine lui dit tout à coup :

« Qu’est-ce qui vous a tellement fasciné dans la laiterie de madame Poyser, Arthur ? Êtes-vous devenu amateur de dalles humides et de fromages à la crème ? »

Arthur connaissait trop bien le Recteur pour supposer qu’une habile invention pût lui servir en rien ; aussi lui dit-il avec sa franchise habituelle :

« Non, j’y suis allé pour voir celle qui faisait le beurre, la jolie Hetty Sorrel. C’est une parfaite Hébé ; si j’étais artiste, je voudrais la peindre. Il est surprenant de voir d’aussi jolies figures parmi ces filles de fermiers, tandis que ces hommes sont de tels lourdauds. Ce visage commun, rond et rouge, tout en joues et sans traits, qu’on voit souvent, comme celui de Martin Poyser, devient chez les femmes de la même famille la plus charmante physionomie qu’on puisse imaginer.

— Bien, je ne fais aucune objection à ce que vous contempliez Hetty au point de vue artistique ; mais je ne vous permettrai point d’entretenir sa vanité et de remplir sa petite caboche de la croyance qu’elle est une beauté, séduisante pour de beaux gentilhommes ; car vous la gâteriez et la rendriez peu propre à devenir la femme de quelque pauvre homme, de l’honnête Craig, par exemple, que j’ai vu lui accorder de doux regards. La petite chatte a déjà assez l’air de devoir tourmenter un mari, autant que peut s’y attendre un homme tranquille qui épouse un joli visage. À propos de mariage, j’espère que notre ami Adam sera bien tôt établi, maintenant que le pauvre vieux est mort. Il n’aura plus que sa mère à entretenir, et j’ai l’idée qu’il y a quelque bonne intelligence entre lui et cette gentille et modeste fille, Mary Burge, d’après quelque chose qu’a laissé échapper le vieux Jonathan un jour que je causais avec lui. Mais quand j’en ai parlé à Adam, il a paru mal à l’aise et a détourné la conversation. Je suppose que cette amourette ne va pas sans encombre, ou peut-être qu’Adam se tient en arrière jusqu’à ce qu’il soit dans une meilleure position. Il a de l’indépendance de caractère et même quelque peu de fierté, dirai-je.

— Ce serait un excellent mariage pour Adam. Les souliers du vieux Burge le chausseraient bien et il ferait une très-bonne affaire de cette entreprise, j’en réponds. J’aimerais à le voir bien établi sur cette paroisse, car il serait alors tout prêt à me servir de grand vizir quand il m’en faudra un. Nous pourrions faire ensemble des plans de réparations et d’embellissements sans fin. Mais je ne crois pas avoir jamais vu cette fille ; en tout cas je ne l’ai jamais remarquée.

— Regardez-là dimanche prochain à l’église ; elle s’assied avec son père à gauche de la chaire. Vous n’aurez pas besoin comme cela de chercher si souvent Hetty Sorrel. Quand je me suis bien fait à la pensée que je ne suis pas à même d’acheter un chien qui me tente, je ne m’en occupe plus, parce que s’il prenait beaucoup de goût pour moi et me regardait tendrement, la lutte entre l’arithmétique et mon envie pourrait devenir très-pénible. Je me pique de sagesse à cet égard, Arthur, et, comme un vieil individu pour lequel la sagesse est devenue facile, je vous l’octroie.

— Je vous remercie. Elle pourra m’être d’un bon usage quelque jour, quoique je ne pense pas en avoir besoin pour le moment. Mais voyez ! comme le ruisseau est enflé. Si nous prenions un léger temps de galop, maintenant que nous sommes au bas de la colline. »

C’est le grand avantage d’un dialogue à cheval ; on peut y mettre fin à la minute par un trot ou un galop, et, une fois en selle, on aurait pu échapper à Socrate même. Les deux amis furent dégagés de toute nécessité de conversation jus qu’au moment où ils arrivèrent dans le sentier derrière la chaumière d’Adam.


CHAPITRE X

dinah visite lisbeth

À cinq heures Lisbeth descendit avec une grosse clef à la main ; c’était celle de la chambre où gisait le corps de son mari. Pendant la journée, à l’exception de quelques accès de lamentations douloureuses, elle avait été constamment en mouvement, s’occupant des derniers soins à rendre à son mort avec la vénération et l’exactitude d’un devoir religieux. Elle avait sorti et apporté sa petite provision de linge, depuis bien des années mis en réserve par elle pour ce dernier usage. Il lui semblait que c’était la veille, et pourtant combien d’étés avaient passé depuis qu’elle avait dit à Thias où se trouvait ce linge, afin qu’il pût le prendre facilement lorsqu’elle mourrait, car elle était la plus âgée des deux. Puis elle s’était, occupée à nettoyer à fond chaque objet dans la chambre sacrée, et à en éloigner toute trace des occupations journalières habituelles. La petite fenêtre qui, jusqu’alors, avait laissé librement pénétrer la clarté glacée de la lune ou les chauds rayons du soleil levant sur le sommeil de l’ouvrier, devait maintenant être obscurcie par un drap bien blanc, car le sommeil de la mort est aussi respecté sous les poutres nues que sous les riches lambris. Lisbeth avait même raccommodé une déchirure longtemps négligée ou inaperçue dans les chétifs rideaux de lit à carreaux. Ils étaient bien courts et précieux maintenant les moments où elle pourrait donner des témoignages de respect et d’amour à ce corps immobile, auquel elle attribuait encore quelque sentiment. Nos morts ne le sont jamais pour nous avant que nous les ayons oubliés ; ils nous paraissent encore capables de souffrir ; de connaître tous nos regrets, toute la profonde douleur que nous cause leur perte et tous les baisers que nous accordons aux plus minimes reliques nous venant d’eux. Et la vieille paysanne, plus que qui que ce soit, croit que les morts ont la perception de ces choses. Un enterrement convenable pour elle-même était ce qui avait occupé l’esprit de Lisbeth pendant les années où elle faisait des économies, avec la pensée confuse qu’elle s’apercevrait être portée en terre par son mari et ses fils. Maintenant elle voyait qu’elle avait à faire le plus important travail de sa vie, veiller à ce que Thias fût enseveli convenablement avant elle, sous l’épine blanche, à l’endroit où, dans un songe, elle avait rêvé qu’elle était couchée sous terre, et pourtant qu’elle voyait en même temps les rayons du soleil au-dessus et sentait le parfum des bouquets blancs, si touffus le premier dimanche où elle s’était rendue à l’église après la naissance d’Adam.

Maintenant elle avait fait tout ce qu’il était possible de faire ce jour-là dans la chambre mortuaire ; elle avait pourvu à tout elle-même, aidée de ses fils, car elle ne permit point qu’on allât au village chercher quelqu’un. Sa favorite, Dolly, la vieille gouvernante de M. Burge, qui était venue s’associer à son chagrin dès qu’elle l’avait appris, avait la vue trop faible pour être de grande utilité. Lisbeth venait de fermer la porte et en tenait la clef à sa main, lorsqu’elle se laissa tomber avec abattement sur une chaise qui était hors de sa place, au milieu de la chambre, et où en temps ordinaire elle n’eût jamais consenti à s’asseoir. Elle n’avait donné aucun soin ce jour-là à sa cuisine, salie par des souliers boueux et embarrassée d’habillements et autres objets en désordre. Mais ce qui, en d’autres temps, eût été incompatible avec les habitudes d’ordre et de propreté de Lisbeth, lui paraissait maintenant devoir être ainsi ; il était naturel que les choses eussent un air inaccoutumé et en désordre, puisque son vieux homme était arrivé si tristement à la fin de sa carrière. La cuisine ne devait point être comme s’il n’y avait pas eu de malheur. Adam, vaincu par les émotions et les agitations de cette journée, après une nuit de rude labeur, était tombé endormi sur un banc de l’atelier, et Seth s’occupait dans l’arrière-cuisine à allumer du feu avec des copeaux, afin de faire bouillir de l’eau et d’engager sa mère à prendre une tasse de thé, douceur qu’elle se permettait rarement.

Il n’y avait personne dans la cuisine quand Lisbeth entra et se jeta sur une chaise. Elle regarda avec indifférence la saleté et le désordre qu’un brillant soleil du soir faisait douloureusement ressortir ; cela s’accordait avec la triste confusion de son esprit, cette confusion qui appartient aux premières heures d’un malheur soudain, où l’âme humaine est dans le même état que celui d’un homme déposé, pendant son sommeil, au milieu des ruines d’une vaste cité et qui se réveillerait avec effroi, ne sachant plus si le jour commence ou finit, ni d’où vient cette scène illimitée de désolation et par quelle raison il s’y trouve. Dans un autre moment, la première pensée de Lisbeth aurait été : « Où est Adam ? » mais la mort soudaine de son mari lui avait redonné cette première place dans ses affections qu’il y occupait vingt-six ans plus tôt ; elle avait oublié ses fautes, comme nous oublions les chagrins de notre enfance passée, et ne voyait plus quee la bonté du jeune mari et la patience de l’homme âgé. Ses yeux continuèrent à errer vaguement jusqu’au moment où Seth entra, et commença à retirer quelques-uns des objets dispersés et à débarrasser la petite table de sapin, afin de pouvoir y poser le thé de sa mère.

« Que veux-tu faire ? lui dit-elle d’un air chagrin.

— Je voudrais te voir prendre une tasse de thé, mère, répondit Seth avec tendresse. Cela te fera du bien, et je veux soigner deux ou trois de ces choses, pour que la maison ait l’air plus confortable.

— Confortable ! comment peux-tu parler de rendre les choses confortables ? Laisse ça, laisse ça ! Il n’y a plus de contentement pour moi, continua-t-elle, les pleurs venant avec les paroles, maintenant que ton pauvre père n’est plus. Je l’ai soigné, lui ai préparé ses repas pendant trente ans ; il était toujours si content de tout ce que je faisais pour lui, toujours disposé à faire quelque chose pour moi quand j’étais souffrante, heureux et joyeux de m’être agréable. Il portait l’enfant, qui en pesait bien deux, pendant cinq milles, sans jamais grommeler, jusqu’à War’son Wake, parce que je voulais aller voir ma sœur, qui mourut au Noël suivant. Lui, se noyer dans le ruisseau que nous passâmes le jour de notre mariage en venant ensemble à la maison, où il avait fait une quantité de rayons pour y mettre mes assiettes et autres choses, et il me les montra avec tant de fierté, parce qu’il savait que ça me ferait plaisir ! Et il devait mourir sans que je le sache, pendant que je dormais dans mon lit, comme si je ne m’en inquiétais pas ! Et moi je vis pour voir ça ! Et nous étions jeunes alors, et nous pensions que les choses iraient si bien pour nous quand nous serions mariés ! Laisse ça, laisse tout ça ! Je ne veux pas de thé ; je ne tiens plus à boire ou à manger jamais. Quand un bout du pont est tombé, à quoi sert que l’autre tienne ? Je ferai aussi bien de mourir et de suivre mon vieux homme. On ne sait pas s’il ne désire pas m’avoir avec lui. »

Puis Lisbeth passa des paroles aux gémissements, se balançant en avant et en arrière sur sa chaise. Seth, toujours timide dans sa conduite envers sa mère, par la conviction qu’il n’avait aucun empire sur elle, comprit qu’il était inutile de chercher à la persuader ou à la calmer, jusqu’à ce que cet accès de désespoir fût passé ; aussi il se contenta d’entretenir le feu de l’arrière-cuisine et de plier les vêtements de son père, suspendus depuis le matin pour les sécher, craignant de circuler dans la chambre où était sa mère, de peur de l’irriter davantage.

Mais après s’être agitée et avoir gémi quelques minutes, Lisbeth s’arrêta tout à coup et se dit tout haut :

« Il faut que je voie où est Adam, car je ne comprends pas où il se tient, et il faut qu’il monte avec moi avant qu’il fasse sombre, car les minutes où nous pouvons voir le corps sont courtes comme la neige qui fond. »

Seth l’entendit, et, rentrant dans la cuisine comme sa mère se levait de sa chaise, lui dit :

« Adam dort dans l’atelier, mère. Tu ferais mieux de ne pas le réveiller. Il est épuisé par le travail et le chagrin.

— Le réveiller ? Qui est-ce qui irait le réveiller ? Je ne le réveillerai pas en le regardant. Je n’ai pas vu le garçon depuis deux heures. Je pourrais bien oublier qu’il ait jamais grandi, depuis que c’était l’enfant que son père portait. »

Adam était assis sur un banc grossier, la tête supportée par son bras, qui reposait sur le long établi au milieu de l’atelier. Il paraissait s’être assis pour un repos de quelques minutes et s’être profondément endormi sans abandonner sa première attitude de triste pensée et de fatigue. Son visage, qui n’avait pas été lavé depuis la veille, était pâle et moite ; ses cheveux tombaient en désordre autour de son front, et ses yeux fermés étaient gonflés par la veille et le chagrin. Son front était plissé ; tous ses traits avaient l’expression de la fatigue et de la douleur. Gyp était évidemment inquiet, assis et appuyant son museau sur la jambe étendue de son maître, tantôt il léchait la main qui retombait négligemment et tantôt regardait d’un air alarmé du côté de la porte. Le pauvre chien était affamé et mal à l’aise, mais ne voulait pas quitter son maître ; il attendait impatiemment quelque changement de scène. Ce fut grâce à cette impatience de Gyp que le désir de Lisbeth, de ne pas réveiller son fils en entrant dans l’atelier, et, s’avançant vers lui avec le moindre bruit possible, fut aussitôt dérouté, car l’état de Gyp était trop excité pour s’exprimer autrement que par un vif aboiement, et à l’instant Adam ouvrit les yeux et vit sa mère debout devant lui. Cela ne différait pas beaucoup de son rêve, car son sommeil n’avait guère été qu’une répétition fiévreuse et délirante de tout ce qui était arrivé depuis le commencement du jour ; sa mère, avec sa douleur agitée, s’y trouvait partout présente. La principale différence entre la réalité et la vision est que dans son rêve Hetty se trouvait toujours devant lui, prenant étrangement part à des scènes où elle n’avait rien à faire. Elle se trouvait même vers le liant des Saules ; elle fâchait Lisbeth en venant dans la maison ; il la rencontrait avec ses habits pimpants tout à fait transpercée par la pluie, comme il se rendait à Treddleston pour avertir l’officier de la couronne. Mais où que parût Hetty, sa mère y arrivait aussitôt ; aussi, quand il ouvrit les yeux, il ne fut pas surpris de la voir devant lui.

« Ah ! mon pauvre garçon ! s’écria Lisbeth, revenant aussitôt à ses lamentations, car, dans une perte récente, on sent le besoin d’associer à sa perte et à ses plaintifs regrets tout incident ou changement de scène, tu n’as plus maintenant personne que ta vieille mère pour te tourmenter et être ton fardeau ; tou pauvre père ne te fera plus fâcher et ta mère fera bien de le suivre, — le plus tôt sera le mieux, — car je ne suis plus bonne à rien à présent. Une vieille robe est bonne pour en doubler une autre, mais elle ne peut servir autrement. Tu aimerais peut-être bien mieux avoir une femme pour raccommoder tes habits et préparer ta nourriture, plutôt que ta vieille mère. Et je ne serai rien qu’un embarras, assise au coin de la cheminée. (Adam frappait du pied et s’agitait avec malaise ; il craignait par-dessus tout entendre sa mère parler d’Hetty.) Mais si ton père avait vécu, il n’aurait jamais eu besoin que je fisse place à une autre, car il n’aurait pas mieux pu se passer de moi qu’un côté des ciseaux ne peut se passer de l’autre. Nous aurions dû être balayés du même coup ; alors je n’aurais pas vu ce jour, et un seul ensevelissement eût suffi pour nous deux. »

Ici Lisbeth s’arrêta, mais Adam restait assis en silence ; il n’aurait pu parler à sa mère autrement qu’avec tendresse ce jour-là, et il ne pouvait s’empêcher d’être irrité par ces plaintes. Il n’était pas plus possible à la pauvre Lisbeth de savoir combien elle affectait Adam qu’à un chien blessé de savoir combien ses gémissements peinent son maître. Comme toutes les femmes plaintives, elle se lamentait dans l’attente d’être consolée, et, Adam ne disant rien, elle n’en fut que plus entraînée à se plaindre encore plus amèrement.

« Je sais bien que tu pourrais te passer de moi, car tu pourrais aller où tu voudrais et te marier avec celle que tu aimerais. Va, ce n’est pas moi qui dirai non ; amène à la maison qui tu voudras, je n’ouvrirai jamais la bouche pour trouver quelque chose à redire, parce que quand les gens sont vieux et ne servent plus à rien, ils doivent se trouver bien heureux de recevoir leur part de soupe, quand même ils devraient avaler de mauvaises paroles avec. Et si tu as placé ton cœur sur une fille qui ne t’apporte rien et dépense tout, quand tu pourrais en trouver qui feraient de toi un homme, je ne dirai rien, à présent que ton père est mort et noyé, car je ne vaux pas mieux qu’une vieille poignée qui n’a plus de lame. »

Adam, incapable d’en supporter davantage, se leva silencieusement de son banc et passa de l’atelier dans la cuisine. Mais Lisbeth le suivit. « Tu ne veux donc pas monter et voir ton père ? J’ai tout arrangé à présent, et il aimerait que tu allasses le regarder, bien sûr, car il était toujours content quand tu étais doux avec lui. »

Adam se retourna de suite et dit : « Oui, mère, montons ! Viens, Seth, allons ensemble ! »

Ils montèrent et le silence régna pendant cinq minutes. Puis la clef tourna de nouveau et Ton entendit un bruit de pas sur l’escalier. Mais Adam ne redescendit pas ; il était trop fatigué et épuisé pour se trouver davantage en face de la douleur plaignante de sa mère, et il alla se reposer sur son lit. Lisbeth ne fut pas plutôt rentrée et assise dans la cuisine qu’elle jeta son tablier sur sa tête et recommença à pleurer et gémir, et à se balancer comme auparavant. Seth se dit : « Elle sera bientôt plus tranquille, maintenant que nous avons été en haut. » Et il retourna dans l’arrière-cuisine pour alimenter son petit feu, espérant qu’il pourrait, avant peu, amener sa mère à prendre son thé.

Lisbeth se balançait ainsi depuis plus de cinq minutes, faisant entendre un sourd gémissement à chaque mouvement en avant, quand elle sentit tout d’un coup une main se poser légèrement sur la sienne et une douce voix grave lui dire : « Chère sœur, le Seigneur m’a envoyée pour voir si je pouvais vous apporter quelque soulagement. »

Lisbeth s’arrêta et prêta l’oreille, sans retirer le tablier de dessus son visage. La voix lui était inconnue. Était-ce peut-être l’esprit de sa sœur qui revenait d’entre les morts après tant d’années ? Elle tremblait et n’osait regarder. Dinah, pensant que cette pause était en elle-même un soulagement pour la femme affligée, ne dit rien de plus pour le moment, mais ôta tranquillement son chapeau. Elle imposa par signe silence à Seth, qui, en entendant sa voix, était entré avec battement de cœur, posa une main sur le dossier de la chaise de Lisbeth et se pencha sur elle, afin qu’elle s’aperçût de la présence d’une amie.

Lentement Lisbeth abaissa son tablier et ouvrit timidement ses yeux noirs voilés. Elle ne vit rien d’abord qu’un visage, un pur et pâle visage avec des yeux clairs et aimants, qui lui était tout à fait inconnu. Son étonnement s’accrut ; peut-être était-ce un ange. Mais, au même instant, Dinah avait de nouveau posé sa main sur celle de Lisbeth et la vieille femme jeta les yeux dessus. C’était une main beaucoup plus petite que la sienne, ni blanche ni délicate, car Dinah n’avait de sa vie porté de gants, et sa main offrait les traces du travail depuis l’enfance jusqu’à ce jour. Lisbeth regarda attentivement cette main un moment, et alors, fixant de nouveau ses regards sur le visage de Dinah, dit avec un léger retour de courage, mais avec le ton de la surprise :

« Mais vous êtes une femme qui travaille ?

— Oui, je suis Dinah Morris, et je travaille à une filature quand je suis chez moi.

— Ah ! dit Lisbeth avec calme, mais encore étonnée ; vous êtes entrée si légèrement, comme une ombre sur le mur, et quand vous avez parlé à mon oreille, j’ai pensé que vous étiez peut-être un esprit. Vous avez presque la figure de celui qui est assis sur une tombe dans la Bible neuve d’Adam.

— Je viens à présent de la Grand’Ferme. Vous connaissez madame Poyser, c’est ma tante ; elle a appris votre douloureuse affliction et en est bien peinée ; je viens voir si je puis vous être de quelque secours dans votre malheur, car je connais vos fils, Adam et Seth ; je sais que vous n’avez pas de fille ; quand le ministre m’a dit combien la main de Dieu s’était appesantie sur vous, mon cœur s’est ému de compassion, et j’ai senti l’ordre de venir à vous pour vous servir de fille dans cette épreuve, si vous voulez me le permettre.

— Ah ! je sais qui vous êtes à présent ; vous êtes une méthodiste comme Seth ; il m’a parlé de vous, dit Lisbeth en s’agitant et sa violente douleur revenant prendre la place de l’étonnement. Vous tâcherez de me prouver que l’affliction est une bonne chose, comme il dit toujours. Vous ne pourrez pas rendre la blessure plus légère avec vos paroles. Vous ne me ferez jamais croire qu’il soit meilleur pour moi de n’avoir pas vu mon pauvre homme mourir dans son lit, puisqu’il devait mourir, et avoir le pasteur près de lui pour prier, et me voir assise à ses côtés, lui demandant d’oublier les mauvaises paroles que je pouvais lui avoir dites quelquefois quand j’étais fâchée ; pour lui donner un peu de bouillon aussi longtemps qu’il aurait pu avaler quelque chose. Mais, las ! mourir dans l’eau froide et tout près de nous, sans que nous le sussions, et moi qui dormais comme si je ne lui appartenais pas plus que s’il eût été quelque journalier errant, venant on ne sait d’où. »

Alors Lisbeth recommença à pleurer et à s’agiter ; mais Dinah lui dit :

« Oui, chère amie, votre affliction est grande. Ce serait un cœur dur celui qui dirait que votre malheur n’est pas lourd à porter. Dieu ne m’a pas envoyée vers vous pour alléger votre chagrin, mais pour pleurer avec vous, si vous y consentez. Si vous aviez la table dressée pour un repas et pour vous réjouir avec vos amis, vous trouveriez naturel de me laisser entrer, m’asseoir avec vous, parce que vous penseriez au plaisir que j’aurais à prendre ma part de ces bonnes choses ; mais j’aime mieux partager votre affliction et votre travail, et cela me paraîtrait plus dur de votre part si vous me le refusiez. Vous ne me renverrez pas ? Vous n’êtes pas fâchée de ce que je suis venue ?

— Non, non ; fâchée ! qui a dit que j’étais fâchée ? Vous êtes bien bonne d’être venue. Et toi, Seth, pourquoi est-ce que tu ne lui offres pas du thé ? Tu étais si pressé d’en faire pour moi qui ne m’en souciais pas, et tu ne penses pas à en apporter à ceux qui en ont besoin. Asseyez-vous, asseyez-vous. Je vous remercie d’être venue, car il y a peu à gagner de venir à pied, à travers les champs mouillés, pour voir une vieille femme comme moi… Non, je n’ai point de fille à moi, je n’en ai jamais eu, et je n’en étais pas fâchée, car ce sont de tristes créatures à plaindre que les filles ; j’ai toujours désiré avoir des garçons qui pussent gagner leur vie. Et les garçons voudront se marier, et j’aurai assez de filles, je n’en aurai que trop. Mais, à présent, faites le thé comme vous l’aimez, car je n’ai point de goût à manger aujourd’hui ; tout ce que j’avale est la même chose, tout a le même goût de tristesse. »

Dinah se garda bien de dire qu’elle avait déjà pris son thé et accepta très-vite l’invitation de Lisbeth, afin de persuader la vieille femme de prendre elle-même quelque chose dont elle avait si grand besoin après cette journée de travail et de jeûne.

Seth se sentait si heureux maintenant que Dinah était dans la maison, qu’il ne pouvait s’empêcher de penser que sa présence pouvait bien être achetée au prix d’une vie dans laquelle un chagrin faisait incessamment place à un autre. Mais le moment après il se reprocha cette pensée ; c’était presque comme s’il se réjouissait de la mort de son père. Néanmoins la joie d’être avec Dinah l’emportait ; c’était comme l’influence du climat, à laquelle rien ne peut résister. Et ce sentiment se peignit sur son visage au point d’attirer l’attention de sa mère tandis qu’elle buvait son thé.

« Tu peux bien parler de l’affliction comme d’une bonne chose, Seth, car elle te profite. On dirait, à te voir, que tu ne connais pas plus les soucis ou les embarras que lorsque tu étais un petit enfant éveillé dans son berceau. Car tu y restais toujours sans bouger avec les yeux ouverts, tandis qu’Adam ne pouvait rester tranquille une minute quand il était réveillé. Tu as toujours été comme un morceau de chair que rien ne peut meurtrir ; et quant à ça, ton pauvre père était justement la même chose. Mais vous avez les mêmes yeux aussi. (Ici Lisbeth se retourna vers Dinah.) Je suppose que c’est parce qu’il est méthodiste. Non pas que j’y trouve à redire, car vous n’êtes pas appelée à vous tourmenter, et pourtant vous avez l’air triste aussi. Eh bien, si les méthodistes aiment l’affliction, ils peuvent en jouir ; c’est dommage qu’ils ne puissent pas la prendre toute et en décharger ceux qui ne l’aiment pas. J’aurais pu leur en donner suffisamment, car, lorsque j’avais mon pauvre homme, je me tourmentais du matin au soir ; et maintenant qu’il est parti, je serais heureuse de repasser par les plus mauvais jours.

— Oui, dit Dinah évitant de contredire en rien les sentiments de Lisbeth, car sa confiance dans la direction divine, pour les moindres choses, se montrait toujours avec ce tact féminin et parfait qui découle d’une sympathie vive et agissante ; oui, je me rappelle aussi que lorsque ma pauvre chère tante mourut, je désirais entendre dans la nuit le son de sa mauvaise toux à la place du silence que laissait son départ. Mais maintenant, chère amie, prenez cette autre tasse de thé et mangez encore un peu.

— Comment ! dit Lisbeth en prenant la tasse et parlant d’un ton moins plaintif, est-ce que vous n’aviez alors ni père ni mère pour autant regretter votre tante ?

— Non, je n’ai jamais connu mon père ni ma mère ; ma tante m’a élevée depuis ma première enfance. Elle n’avait pas d’enfant, car elle ne s’était jamais mariée, et elle m’a soignée avec autant de tendresse que si j’eusse été sa propre fille.

— Et elle aura eu joliment à faire, j’en réponds, une femme isolée comme elle, à vous élever depuis toute petite ; ce n’est pas facile de créer un doux agneau. Mais je peux bien croire que vous n’étiez pas violente, car vous avez l’air de n’avoir jamais de votre vie été en colère. Qu’avez-vous fait à la mort de votre tante et pourquoi n’êtes-vous pas venue dans ce pays, ayant aussi madame Poyser pour tante ? »

Dinah, voyant que l’attention de Lisbeth était excitée, lui raconta l’histoire de sa jeunesse, comment elle avait été façonnée à un rude travail, quelle espèce d’endroit était Snowfield, et combien de gens y menaient une vie pénible, détails qu’elle pensait devoir intéresser Lisbeth. La vieille femme l’écoutait et oubliait ses angoisses, soumise, sans s’en apercevoir, à la douce influence de la figure et de la voix de Dinah. Un peu plus tard elle fut amenée à laisser remettre la cuisine en ordre, car Dinah y tenait beaucoup, persuadée que le sentiment de l’ordre et du calme autour d’elle l’aiderait à disposer Lisbeth à se joindre à la prière qu’elle souhaitait lui faire. Seth, pendant ce temps, sortit pour couper du bois, car il devinait que Dinah serait bien aise d’être seule avec sa mère.

Lisbeth, assise, surveillait ses mouvements habituellement calmes et prompts, et lui dit enfin : « Vous savez ce que c’est que de nettoyer. Je ne craindrais pas de vous avoir pour fille, car vous ne dépenseriez pas le gain de mes garçons en beaux habits et en dégâts. Vous n’êtes pas comme celles de par ici. Je m’aperçois que les gens sont différents à Snowfield.

— Ils mènent un genre de vie tout autre pour la plupart, dit Dinah ; ils travaillent à différentes choses, quelques-uns à la filature et plusieurs dans les mines, aux villages des environs. Mais le cœur de l’homme est le même partout, et il s’y trouve des enfants de ce inonde et des enfants de la lumière aussi bien qu’ailleurs. Mais nous avons beaucoup plus de méthodistes que dans ce pays.

— Bon, je ne savais pas que les femmes méthodistes fussent comme vous, car il y a ici la femme de Will Maskory qui, à ce qu’on dit, est une femme méthodiste, et elle n’est pas agréable à voir du tout. J’aimerais tout autant regarder un crapaud. Et je pense que je ne serais pas fâchée que vous restiez à coucher ici, car je serais bien aise de vous y retrouver demain matin. Mais peut-être qu’on serait inquiet chez maître Poyser ?

— Non, dit Dinah, ils ne m’attendent pas, et cela me fera plaisir de rester, si vous le permettez.

— Bien, il y a de la place, j’ai mon lit tout monté dans la petite chambre au-dessus de l’arrière cuisine, et vous pourrez coucher près de moi. Je serai bien aise de pouvoir vous parler dans la nuit, car vous avez une agréable manière de causer. Cela me rappelle les hirondelles qui étaient sous le chaume l’année dernière, quand elles commençaient à chanter tout doucement le matin. Ah ! mon vieux mari les aimait tant ces oiseaux, et Adam aussi ; mais ils ne reviendront pas cette année. Peut-être qu’ils sont morts aussi.

— Voilà ! dit Dinah ; la cuisine a l’air en ordre à présent, et maintenant, chère mère, car je suis votre fille ce soir, vous savez, j’aimerais que vous vous laviez le visage et que vous missiez un bonnet propre. Vous rappelez-vous ce que fit David, lorsque Dieu lui retira son enfant ? Tant que l’enfant fut encore vivant, David jeûna et pria Dieu de l’épargner ; il ne mangea point et ne but point, mais resta prosterné toute la nuit, implorant Dieu pour son fils. Mais quand il sut qu’il était mort, il se leva de terre, se lava et parfuma sa figure, changea de vêtements et recommença à boire et à manger ; et lorsqu’on lui demanda comment il se faisait qu’il parût cesser de s’affliger, il dit : « Tandis que l’enfant était encore vivant, je jeûnais et pleurais, car je disais : Qui me dira si Dieu ne me fera pas la grâce de laisser vivre mon enfant ? Mais maintenant qu’il est mort, pourquoi jeûnerais-je ? Puis-je le rappeler à la vie ? J’irai vers lui, mais il ne reviendra pas à moi. »

— Eh ! c’est une parole vraie ! dit Lisbeth. Oui, mon vieux ne reviendra pas vers moi, mais j’irai vers lui : le plus tôt sera le mieux. Bien, vous pouvez faire de moi ce qu’il vous plaira ; il y a un bonnet propre dans ce tiroir, et je vais aller dans l’arrière-cuisine me laver le visage. Et toi, Seth, tu peux prendre la Bible neuve d’Adam qui a les images, et elle nous lira un chapitre. Eh bien, j’aime ces paroles : « J’irai vers lui, mais il ne viendra pas vers moi. »

Dinah et Seth rendaient intérieurement grâces à Dieu de ce calme qui se répandait sur l’esprit de Lisbeth. C’était ce que Dinah avait cherché à produire par cette grande sympathie et cette absence d’exhortation. Depuis son enfance elle avait acquis de l’expérience au milieu des malades et des affligés, d’esprits endurcis et rétrécis par la pauvreté, l’ignorance, et elle possédait la perception la plus délicate de la manière dont ils pouvaient le mieux être touchés et amenés à recevoir volontiers des paroles de consolation ou d’avertissement spirituel. Comme Dinah l’exprimait elle-même, « elle n’était jamais abandonnée, délaissée ; mais il lui était toujours donné de savoir quand il fallait parler ou garder le silence. » Et ne sommes-nous pas tous d’accord pour appeler cette promptitude de pensée et cette noble délicatesse du nom d’inspiration ?

Après avoir fait cette analyse subtile, nous devons répéter, comme le faisait Dinah, que rien ne vient de nous, que tout nous a été donné.

Il y eut alors prières ferventes, il y eut élan de foi, d’amour et d’espérance ce soir-là dans la petite cuisine. Et la pauvre vieille et chagrine Lisbeth, sans avoir aucune idée distincte, sans suivre aucun cours régulier d’émotions religieuses, eut un vague sentiment de bonté et d’amour et de quelque chose de juste qui dominait et dépassait toutes les tristesses de cette vie. Elle ne pouvait comprendre l’utilité de l’affliction ; mais, pendant ces quelques moments, elle sentit, sous l’influence de Dinah, qu’elle devait être calme et patiente.


CHAPITRE XI

dans la chaumière

Il n’était que quatre heures et demie, le matin suivant, lorsque Dinah, fatiguée de rester couchée sans dormir, à écouter les oiseaux, voyant les progrès du jour au travers de la petite fenêtre de la mansarde, se leva et commença à s’habiller sans bruit pour ne pas éveiller Lisbeth. Mais déjà quelqu’un d’autre était debout dans la maison et était descendu, précédé par Gyp. Le piétinement du chien était un signe certain que c’était Adam qui descendait ; mais Dinah ne le savait pas, et elle pensa que c’était fort probablement Seth, car il lui avait dit comment Adam avait passé à travailler toute la nuit précédente. Seth, toutefois, venait de s’éveiller au bruit de la porte. L’agitation morale de la veille, renforcée par la présence inattendue de Dinah, n’avait point été contre-balancée par quelque fatigue corporelle, car il n’avait pas accompli sa tâche ordinaire de pénible travail ; ce ne fut qu’après quelques heures d’insomnie que l’assoupissement vint pour lui et se termina par un sommeil du matin plus pesant qu’à l’ordinaire.

Mais Adam était rafraîchi par son long repos, et, avec son impatience habituelle contre toute inaction, il était désireux de commencer une nouvelle journée et de vaincre le chagrin par la force de sa volonté et le travail de ses bras vigoureux. Un brouillard blanc s’étendait sur la vallée ; la journée s’annonçait claire et chaude, et il pensait partir pour l’atelier dès qu’il aurait déjeuné.

« Il n’y a rien qu’un homme ne puisse supporter tant qu’il peut travailler, se dit-il à lui-même ; la nature des choses ne change pas, quand même il semble que la vie de chacun n’est que changement. « Le carré de quatre est seize. Il faut élargir la base en proportion du poids, » sont des vérités, qu’un homme sait heureux ou malheureux. Le meilleur côté du travail est de vous captiver et vous distraire. »

Quand il se fut inondé la tête et le visage d’eau fraîche, il se sentit de nouveau complètement lui-même, et, avec ses yeux noirs aussi perçants que jamais et ses épais cheveux brillants d’humidité, il alla dans l’atelier choisir du bois pour le cercueil de son père, comptant l’emporter avec Seth chez Jonathan Burge, pour qu’il y fût fait par un des ouvriers, afin que sa mère ne pût voir et entendre ce triste travail dans la maison. Il venait d’entrer, quand son oreille fine entendit sur l’escalier des pas légers et rapides qui n’étaient certainement pas ceux de sa mère. Étant au lit et dormant quand Dinah était venue la veille, il ne comprenait pas qui ce pouvait être. Il lui vint en tête une idée bizarre qui l’émut étrangement. Si c’était Hetty ! Pourtant c’est bien la dernière personne qui eût pu se trouver dans la maison. Il avait de la répugnance à aller regarder et à se convaincre que ce n’était pas elle. Il resta appuyé sur la planche qu’il avait prise, écoutant des sons que son imagination interprétait si agréablement, que cette forte et intelligente figure s’inonda d’une expression de timide tendresse. Les pas légers parcouraient la cuisine, accompagnés du mouvement de l’époussoir, faisant à peine autant de bruit que la brise légère qui chasse la feuille d’automne sur la poussière du sentier ; et, dans son trouble, Adam croyait voir un visage à fossettes, avec des sourires fripons et de grands yeux noirs regardant l’époussoir, une petite figure arrondie se baissant un peu pour en tenir le manche. Quelle folle pensée ! ce ne pouvait être Hettv. La seule manière de chasser une telle absurdité de son esprit est d’aller voir qui ça peut être, car son espérance ne fait qu’augmenter en restant là à écouter. Il pose donc la planche et s’approche de la porte de la cuisine.

« Comment vous portez-vous, Adam Bede ? dit Dinah de sa voix basse et calme, arrêtant son travail et fixant sur lui ses yeux doux et graves. J’espère que vous vous trouvez suffisamment reposé et fortifié pour supporter le fardeau et la chaleur de ce jour ? »

C’était rêver du soleil et se réveiller au clair de lune ! Adam avait vu Dinah plusieurs fois, mais toujours à la Grand’Ferme, où il n’avait pas la conscience très-claire de la présence d’une autre femme qu’Hetty, et, depuis deux ou trois jours seulement, il commençait à soupçonner Seth d’avoir de l’amour pour elle, en sorte que son attention n’avait point encore été dirigée de ce côté. Mais, dans ce moment, sa figure délicate, sa simple robe noire, son visage serein et pâle, le frappèrent avec toute la force d’une réalité contrastant avec une illusion récente. Au premier moment il ne fit point de réponse, mais la regarda avec ce coup d’œil concentré et examinateur qu’un homme porte sur un objet qui vient soudainement éveiller son intérêt. Dinah, pour la première fois de sa vie, éprouva un pénible embarras ; il y avait dans le sombre regard pénétrant de cet homme fort quelque chose de très-différent de la douceur et de la timidité de son frère Seth. Elle rougit légèrement et cette rougeur augmenta à mesure qu’elle s’en apercevait. Cela rappela Adam à lui-même.

« J’ai été tout à fait pris par surprise ; c’est, une grande bonté de votre part d’être venue voir ma mère dans son affliction, dit-il d’un ton aimable et reconnaissant, car sa perspicacité lui apprit aussitôt pourquoi elle se trouvait là. J’espère que ma mère vous a témoigné sa reconnaissance, ajouta-t-il, très-inquiet et désireux de savoir comment Dinah avait été reçue.

— Oui, dit Dinah en continuant son travail, au bout de quelque temps elle a paru reprendre courage et elle a eu quelques intervalles de bon sommeil pendant la nuit. Elle dormait profondément quand je l’ai quittée.

— Qui est-ce qui a fait connaître cet événement à la Grand’Ferme ? dit Adam, ses pensées se portant sur une personne qui s’y trouvait ; il aurait bien voulu savoir si elle avait ressenti quelque chagrin à ce sujet.

— C’est M. Irwine, le ministre, qui me l’a dit. Ma tante a été bien fâchée pour votre mère, quand elle l’a appris, et m’a engagée à venir ; il en est de même de mon oncle, j’en suis sûre, maintenant qu’il en est instruit ; mais hier il a été tout le jour à Rosseter. Ils seront impatients d’avoir votre visite à la Grand’Ferme aussitôt que vous aurez le temps d’y aller, car il n’y a personne dans cette maison qui ne soit content de vous y voir. »

Dinah, avec sa sympathie intelligente, savait très-bien qu’Adam désirait vivement savoir si Hetty avait dit quelque chose sur son affliction ; elle était trop rigoureusement véridique pour se permettre quelque bienveillante invention, mais elle avait réussi à dire quelque chose où Hetty se trouvait tacitement comprise. L’amour est habile à se tromper lui-même, comme un enfant qui joue tout seul à qui cherche trouve ; il se complaît à des espérances auxquelles en même temps il ne croit pas. Adam fut si satisfait de ce que Dinah lui avait dit, qu’il pensa tout aussitôt à la prochaine visite qu’il ferait à la Grand’Ferme, où Hetty lui montrerait peut-être plus de bonté que précédemment.

« Mais vous n’y serez bientôt plus vous-même ? dit-il à Dinah.

— Non, je retourne à Snowfield samedi, et il me faudra partir pour Treddleston de bonne heure, afin d’être à temps pour le voiturier d’Oakbourne. Aussi dois-je retourner à la ferme ce soir pour passer ce dernier jour avec ma tante et ses enfants. Mais je puis rester ici toute cette journée, si cela fait du bien à votre mère ; son cœur paraissait s’approcher de moi hier au soir.

— Oh ! alors, bien sûr qu’elle désirera vous avoir près d’elle aujourd’hui. Quand ma mère commence à prendre du goût pour quelqu’un, on est certain qu’elle s’attachera réellement à lui ; mais elle a la singulière manie de ne pas aimer les jeunes femmes. Quoique, à la vérité, continua Adam avec un sourire, ce ne soit point une raison pour qu’elle ne vous aime pas. »

Jusqu’alors Gyp avait assisté à cette conversation dans un silence immobile, regardant alternativement le visage de son maître pour en surveiller l’impression, et observant les mouvements de Dinah dans la cuisine. Le doux sourire avec lequel Adam prononça les derniers mots fut apparemment une clarté décisive pour Gyp sur la manière dont il fallait envisager l’étrangère, et comme elle se retournait, après avoir remis en place son époussoir, il s’avança vers elle et posa son museau sur sa main d’une manière amicale.

« Vous voyez que Gyp vous souhaite la bienvenue, dit Adam, et il est très-lent à accueillir les nouveaux venus.

— Pauvre chien ! dit Dinah en caressant cette grossière fourrure grise ; j’ai une étrange compassion pour ces créatures muettes ; il me semble qu’elles ont l’envie de parler et que c’est un tourment pour elles de ne pouvoir le faire. Je ne puis m’empêcher de plaindre les chiens, quoique ce ne soit peut-être point nécessaire. Mais il se peut très-bien qu’il y ait en eux plus qu’ils ne peuvent nous faire comprendre, car nous ne pouvons nous-mêmes, avec toutes nos paroles, exprimer que la moitié de ce que nous sentons. »

Seth descendit alors et fut satisfait de trouver Adam conversant avec Dinah ; il désirait qu’il pût savoir combien elle valait mieux que toutes les autres femmes. Mais, après quelques mots de politesse, Adam l’emmena dans l’atelier pour se concerter au sujet du cercueil, et Dinah continua à nettoyer.

À six heures ils étaient tous à déjeuner avec Lisbeth, dans une cuisine rendue aussi propre qu’elle eût pu le faire elle-même. La fenêtre et la porte étaient ouvertes, et l’air du matin apportait les parfums mélangés du seringat, du thym et de l’églantier venant du petit jardin à côté de la chaumière. Dinah ne s’assit pas d’abord, mais s’occupa à servir les autres de soupe chaude et de rôties de pain d’avoine, qu’elle avait préparées à la manière habituelle, car elle avait demandé à Seth ce que sa mère leur servait à déjeuner. Lisbeth, contre son habitude, gardait le silence depuis qu’elle était descendue, ayant probablement besoin de quelque temps pour accommoder ses idées à un ordre de choses où elle se trouvait comme une dame n’ayant qu’à s’asseoir pour être servie. Ses nouvelles sensations paraissaient endormir le souvenir de son chagrin. Enfin, après avoir goûté au potage, elle rompit le silence :

« Vous auriez pu faire la soupe plus mal que ça, dit-elle à Dinah. Je puis en manger sans qu’elle me tourne l’estomac. Il n’y aurait pas de mal à ce qu’elle fût un peu plus épaisse, et j’y mets toujours une pointe de menthe ; mais comment l’auriez-vous su ? Les garçons ne trouveront probablement personne qui fasse leur soupe comme je la fais pour eux ; ce sera beaucoup s’ils trouvent seulement quelqu’un qui sache faire la soupe. Mais vous, vous la feriez bien, si on vous montrait un peu, car vous savez vous remuer le matin, vous avez le pied léger et vous avez assez bien nettoyé la maison pour une ouvrière.

— Ouvrière, mère ! dit Adam. Mais je trouve que la maison a très-bonne façon. Je ne sais pas comment elle pourrait avoir meilleur air.

— Tu n’y connais rien. Comment y connaîtrais-tu quelque chose ? Les hommes ne savent jamais si le plancher est nettoyé ou si le chat l’a léché. Mais tu connaîtras quand ta soupe sera brûlée, comme ça t’arrivera probablement quand je ne la ferai plus. Tu penseras alors que ta mère était bonne à quelque chose.

— Dinah, dit Seth, venez donc vous asseoir pour déjeuner. Nous sommes tous servis maintenant.

— Oui, venez vous asseoir, venez, dit Lisbeth, et mangez un morceau ; vous devez en avoir besoin, après avoir été sur vos jambes depuis plus d’une heure et demie. Venez. Puis elle ajouta d’un ton affligé, comme Dinah s’asseyait près d’elle : Cela me contrariera de vous voir partir ; mais je doute que vous puissiez rester plus longtemps. Je pourrais m’arranger avec vous dans la maison mieux qu’avec la plupart des gens.

— Je resterai jusqu’à ce soir, si vous voulez, dit Dinah. Je serais demeurée plus longtemps si je ne devais partir pour Snowfield samedi ; il faut que je passe la journée de demain avec ma tante.

— Eh ! je n’y retournerais jamais, à votre place, dans ce pays. Mon vieux venait de ce côté du Stonyshire, mais il l’avait quitté tout jeune et avait bien fait, car il n’y a point de bois, disait-il, et c’aurait été un mauvais pays pour un charpentier.

— Ah ! dit Adam, je me rappelle que mon père pensait, quand j’étais petit garçon, que si jamais il se décidait à changer de place, ce serait pour aller vers le Sud. Pour moi, je ne sais pas ce qui vaut le mieux. Bartle Massey dit, — et il connaît le Sud, — que les hommes du Nord sont d’une plus belle venue que ceux du Midi ; tête plus dure, le corps plus fort et un peu plus grand. Et puis, dit-il, dans quelques-uns de ces comtés c’est aussi plat que le dos de votre main, et vous ne pouvez rien voir de ce qui est éloigné, à moins de monter sur les plus hauts arbres. Je ne pourrais souffrir cela ; j’aime à aller à mon travail par une route qui me conduise sur quelque élévation, d’où je vois les champs plusieurs milles autour de moi, un pont, une ville, quelque bout de clocher ici ou là. Cela fait comprendre que le monde est grand et qu’il s’y trouve d’autres hommes qui y travaillent aussi des bras et de la tête.

— J’aime mieux les montagnes, dit Seth, quand vous avez les nuages au-dessus de vous et que vous voyez pourtant briller le soleil à grande distance, du côté de Loamford, comme je l’ai souvent vu dernièrement dans des journées d’orage ; il me semble que ça représente le ciel où se trouvent toujours la joie et la lumière, quoique cette vie soit sombre et nuageuse.

— Oh ! j’aime mieux le côté du Stonyshire, dit Dinah ; je n’aimerais pas à me diriger vers ces pays où les gens sont riches en blé et en troupeaux et le sol si plat et si facile à parcourir, et laisser en arrière les montagnes où les pauvres gens ont à mener une vie si dure, et ces usines où les hommes passent leurs jours loin des rayons du soleil. C’est une grande bénédiction dans une triste et froide journée, quand ces sombres nuages roulent sur la montagne, de sentir l’amour de Dieu dans son âme et de le porter dans ces maisons de pierre, isolées et nues, où il n’y a rien d’autre qui puisse soulager.

— Eh ! dit Lisbeth, cela vous va bien de parler ainsi. vous à qui il faut aussi peu qu’à ces fleurs de boules de neige qui ont vécu des jours et des jours, après que je les ai cueillies, rien qu’avec une goutte d’eau et un peu de lumière ; mais les gens qui ont faim feraient mieux de quitter un pays de famine. Cela ferait moins de bouches pour le même gâteau. Mais, continua-t-elle en regardant Adam, ne parle pas d’aller au Sud ou au Nord, et de laisser ton père et ta mère dans leur fosse pour t’en aller dans un pays dont ils ne connaissent rien. Je ne pourrais jamais rester tranquille dans ma tombe, si je ne te vois pas le dimanche sur le cimetière.

— Ne crains rien, mère, dit Adam ; si je n’avais pas pris le parti de rester ici, je serais loin depuis longtemps. »

Il avait fini de déjeuner et se leva en parlant.

« Que vas-tu faire ? demanda Lisbeth. Commencer le cercueil de ton père ?

— Non, mère, dit Adam ; nous allons porter le bois au village, pour qu’on le fasse là-bas.

— Non, mon fils, non ! s’écria Lisbeth d’un ton impatient et dolent ; tu ne laisseras pas faire le cercueil de ton père par un autre que toi-même. Qui le ferait aussi bien ? Et lui qui savait ce que c’est que de bon ouvrage, qui avait un fils qui est à la tête du village et de Treddleston aussi, par son habileté !

— Très-bien, mère ; si c’est ton désir, je ferai le cercueil ici ; mais je supposais que tu n’aimerais pas à entendre ce travail.

— Et pourquoi ne l’aimerais-je pas ? C’est une chose qu’il faut faire. Qu’est-ce que cela fait, que j’aime ou non ? Est-ce qu’il me reste à choisir dans ce monde autre chose que ce que je ne puis aimer ? Un morceau est aussi bon qu’un autre quand la bouche n’a plus de goût. Il faut que tu te mettes à ce travail avant tout autre, ce matin. Je ne voudrais pas que personne que toi mette la main à ce cercueil. »

Adam rencontra le regard de Seth, qui se portait de Dinah vers lui très-attentivement.

« Non, mère, dit-il, je n’y consentirai pas, à moins que Seth n’y travaille de même, s’il faut le faire ici. J’irai au village ce matin, parce que M. Burge a besoin de moi ; Seth restera à la maison et commencera le cercueil. Je reviendrai à midi, et alors il pourra partir.

— Non, non, persista Lisbeth commençant à pleurer. J’ai dans le cœur que tu dois faire la bière de ton père. Tu es si fier et si orgueilleux que tu ne veux jamais faire ce que ta mère te demande. Tu t’es souvent fâché contre ton père durant sa vie ; tu n’en dois être que mieux à son égard, maintenant qu’il n’est plus. Il n’aurait pas eu la moindre idée de Seth pour faire cet ouvrage.

— N’en parle plus, Adam, n’en parle plus, dit Seth gracieusement, quoique sa voix indiquât qu’il faisait quelque effort sur lui-même ; la mère a raison. J’irai au travail, et toi reste ici. »

Il passa ensuite à l’atelier, suivi d’Adam, tandis que Lisbeth, obéissant machinalement à ses longues habitudes, commença à desservir le déjeuner, comme si elle n’avait pas l’intention que Dinah la remplaçât plus longtemps. Dinah ne dit rien, mais en prit l’occasion de rejoindre tranquillement les deux frères dans l’atelier.

Ils avaient déjà mis leur tablier et leur bonnet de papier, et Adam se tenait debout la main gauche sur l’épaule de Seth, lui indiquant, avec le marteau qu’il tenait de la main droite, quelques planches qu’ils examinaient. Ils tournaient le dos à la porte par laquelle Dinah entrait, et elle s’approcha si légèrement qu’ils ne s’aperçurent de sa présence que lorsqu’ils entendirent sa voix : « Seth Bede ! » dit-elle. Seth tressaillit, et ils se retournèrent tous deux. Dinah avait l’air de ne pas voir Adam, et, fixant ses yeux sur le visage de Seth, elle lui dit avec une calme bienveillance :

« Je ne vous dis pas adieu. Je vous verrai encore quand vous reviendrez du travail. Pourvu que j’arrive à la ferme avant la nuit, ce sera assez tôt.

— Merci, Dinah ; j’aimerais avons accompagner jusque-là encore une fois. Ce sera peut-être la dernière. »

Il y avait un peu de tremblement dans la voix de Seth. Dinah lui tendit la main et dit : « Vous aurez l’esprit dans une douce paix aujourd’hui, Seth, à cause de votre patiente tendresse pour votre vieille mère. » Elle se retourna et quitta l’atelier aussi promptement et sans bruit qu’elle y était entrée. Adam l’avait observée attentivement pendant tout ce temps, mais elle ne l’avait pas regardé. Dès qu’elle fut sortie il dit :

« Je ne suis point étonné que tu l’aimes, Seth. Elle a le visage d’un lis. »

L’âme de Seth se peignit dans ses yeux et agita ses lèvres ; il n’avait jamais encore confessé son secret à Adam, mais maintenant il éprouvait un délicieux soulagement et répondit :

« Ah ! Addy, je l’aime trop, je le crains, car elle ne m’aime seulement que comme un enfant de Dieu en sait aimer un autre. Elle n’aimera jamais un homme comme mari, je le crois.

— Non, mon garçon, on ne peut le savoir ; il ne faut pas perdre courage. La matière dont elle est composée est d’un grain plus fin que chez la plupart des autres femmes, je puis le voir facilement. Mais si elle leur est supérieure à tant d’égards, elle peut ne pas l’être pour celui-là. »

Ils ne dirent rien de plus. Seth se rendit au village et Adam commença le travail du cercueil.

« Que Dieu l’aide et m’aide aussi, pensait-il en soulevant la planche. La vie sera probablement pour nous une rude besogne, au dedans et au dehors. C’est une singulière chose de penser qu’un homme qui peut soulever une chaise avec les dents, et faire cinquante milles en marchant sans s’arrêter, tremble et passe du chaud au froid au seul regard d’une femme unique au milieu de tout le reste du monde. C’est un mystère dont nous ne pouvons nous rendre compte ; du reste, n’en est-il pas de même de la simple graine qui pousse ? »


CHAPITRE XII

dans le bois

Ce même jeudi matin, Arthur Donnithorne circulait dans son cabinet de toilette orné d’une tapisserie fanée, d’un vert olive, représentant la fille de Pharaon et ses suivantes. Son élégante tournure britannique était réfléchie par des miroirs de l’ancien temps ; et tandis que son valet de chambre attachait l’écharpe de soie noire sur son épaule, la discussion qu’il avait avec lui-même venait d’aboutir à une résolution pratique.

« J’ai le dessein d’aller à Eagledale pêcher pendant à peu près une semaine, dit-il à haute voix. Je vous prendrai avec moi, Pym, et je partirai ce matin ; ainsi soyez prêt à onze heures et demie. »

Le léger sifflement qui l’avait aidé à arriver à cette résolution se changea ici en un ténor éclatant, et le corridor qu’il parcourait rapidement résonna de son air favori de l’opéra du Mendiant : « Quand le cœur d’un homme est écrasé par les soucis. » Arthur trouvait sa décision de s’absenter très-héroïque, et se rendait aux écuries pour donner ses ordres. Son approbation personnelle lui était nécessaire, et il ne pouvait en jouir sans la mériter réellement ; il lui fallait la gagner par un sacrifice positif. Il n’avait jamais encore forfait à cette exigence, et il avait une grande confiance en ses propres mérites. Aucun jeune homme n’avouait ses fautes avec plus de candeur ; la franchise était une de ses vertus favorites ; et comment la franchise d’un homme pourrait-elle paraître avec tout son lustre s’il n’a pas quelques peccadilles dont il puisse s’accuser ? Mais il se plaisait à croire que tous ses défauts étaient d’une espèce généreuse, impétueuse, sanguine, léonine, jamais rampante, artificieuse ou vile. Il n’était pas possible à Arthur Donnithorne de faire une chose basse, lâche ou cruelle. « Si j’ai le diable au corps pour me fourrer dans l’embarras, j’ai soin que le poids en retombe sur mes propres épaules. » Malheureusement il n’y a pas toujours de justice chevaleresque inhérente aux gens à morale boiteuse, et quelquefois ils se refusent obstinément à supporter ces conséquences de leurs fautes, malgré le désir qu’ils en expriment hautement. C’était grâce à cette manière d’arranger les choses qu’Arthur avait toujours mis quelqu’un, outre lui, dans l’embarras. Il avait pourtant un bon caractère, et tous ses projets pour l’avenir, quand il serait maître des terres, avaient eu en vue des tenanciers prospères et satisfaits, adorant leur seigneur, qui serait le modèle d’un gentilhomme anglais. Puis une demeure de premier ordre, élégante et de bon goût, une maison largement tenue, le haras le plus beau du Loamshire, une bourse ouverte à tous les besoins publics, bref, toutes choses aussi opposées que possible à ce qui s’associait maintenant au nom de Donnithorne. Une des premières bonnes actions qu’il projetait dans cet avenir était d’augmenter le revenu d’Irwine pour la cure d’Hayslope, afin qu’il pût jouir d’une voiture pour sa mère et ses sœurs. Sa cordiale affection pour le recteur datait de l’âge des sarraus et des chausses. C’était une tendresse moitié filiale, moitié fraternelle ; assez fraternelle pour lui faire préférer la société d’Irwine à celle de la plupart des hommes plus jeunes, et assez filiale pour lui faire vivement appréhender d’encourir sa désapprobation.

Vous voyez qu’Arthur Donnithorne était un bon garçon : tous ses amis de collège le pensaient ainsi. Il ne pouvait voir souffrir quelqu’un ; il aurait été très-fâché, même dans ses moments de plus mauvaise humeur, s’il était arrivé quelque mal à son grand-père ; et sa tante Lydia elle-même participait aux avantages de cette tendresse de cœur qu’il avait pour tout le sexe féminin. Serait-il jamais assez maître de lui-même pour être toujours aussi inoffensif et purement bienfaisant que son bon naturel le lui faisait désirer ? c’est ce que personne n’avait encore décidé à son égard ; et nous ne regardons pas de trop près à la conduite d’un beau et généreux jeune homme qui aura assez de fortune pour réparer ses nombreuses peccadilles. Ainsi, s’il a eu le malheur de briser la jambe d’un homme en conduisant comme un fou, il pourra lui faire une belle pension ; ou s’il lui arrive de gâter toute l’existence d’une femme, il lui en témoignera ses regrets par des bagatelles de prix qu’il lui expédiera en écrivant l’adresse de sa propre main. Il serait ridicule de vouloir juger et analyser de semblables positions, comme s’il s’agissait de prendre des informations sur la conduite d’un commis de confiance. Nous employons des épithètes ambiguës, générales et de bon ton à l’égard d’un jeune homme riche et bien né ; et les dames, avec cette fine distinction qui est l’attribut de leur sexe, voient d’emblée qu’il est « accompli. » On peut espérer qu’il pourra traverser la vie sans scandaliser personne, comme un navire digne de la mer et que nul ne refuserait d’assurer. Les vaisseaux sont exposés sur mer à des événements qui, souvent, mettent à découvert quelque fissure que l’on n’aurait jamais soupçonnée dans l’eau tranquille ; et plus d’un « bon garçon, » par une désastreuse combinaison de circonstances, s’est trahi de la même manière.

Mais nous n’avons point lieu d’augurer défavorablement d’Arthur Donnithorn, qui, ce matin, se montre capable d’une résolution prudente ayant la conscience pour base. Une chose est claire ; la nature a pris soin qu’il n’aille jamais trop loin dans une mauvaise voie avec une complète satisfaction. Il ne dépassera point certaine limite du péché, où il sera attiré par les assauts de l’ennemi. Ce ne sera jamais un courtisan du vice, et il n’en portera point les insignes sur la poitrine.

C’était à peu près neuf heures, et le soleil brillait avec éclat ; tout paraissait plus séduisant après la pluie de la veille. Que c’est une chose agréable, dans une semblable matinée, de se rendre, par une allée de gravier bien ratissé, vers les écuries, avec le projet d’une excursion ! Mais l’odeur des écuries, qui, dans l’ordre naturel des choses, devrait se trouver au nombre des influences calmantes de la vie d’un homme, donnait toujours à Arthur un peu d’irritabilité. Il n’y avait pas moyen d’agir à sa fantaisie dans ce département ; tout y était dirigé de la manière la plus mesquine. Son grand-père s’entêtait à conserver pour maître palefrenier un vieux balourd qu’aucune force n’aurait pu faire sortir de ses vieilles habitudes, et qui était autorisé à engager une série de grossiers garçons du Loamshire pour subordonnés. L’un d’eux avait dernièrement essayé une paire de ciseaux en tondant une place oblongue sur la jument baie d’Arthur. Cet état de choses est naturellement plein d’amertume ; on peut se faire aux ennuis de la maison, mais trouver dans l’écurie une suite de vexations et de dégoûts est plus que ne peuvent supporter longtemps la chair et le sang, sans danger de misanthropie.

Le visage de bois à rides profondes du vieux John fut la première chose que rencontrèrent les yeux d’Arthur en entrant dans cette cour. Il ne pouvait jamais parler sans impatience à cette vieille tête dure.

« Vous ferez seller Meg pour moi et la ferez conduire devant la porte à onze heures et demie ; il faudra aussi seller Rattler pour Pym en même temps. Entendez-vous ?

— J’entends, j’entends, capitaine, » dit le vieux John d’un ton délibéré en suivant le jeune maître dans l’écurie. John considérait un jeune maître comme l’ennemi naturel d’un vieux domestique, et les jeunes gens, en général, comme de peu de secours pour faire cheminer le monde.

Arthur entra pour caresser Meg, évitant, autant que possible, de rien voir d’autre dans les écuries, dans la crainte de perdre sa bonne humeur avant déjeuner. La jolie bête tourna sa gracieuse tête vers son maître quand il s’approcha d’elle. Le petit Trot, une miniature d’épagneul, son compagnon inséparable à l’écurie, était confortablement couché en rond sur son dos.

« Bien, Meg, ma jolie, dit Arthur en lui caressant le cou ; nous ferons un glorieux tour de galop ce matin.

— Non, Votre Honneur ; je ne crois pas que ça se puisse, dit John.

— Comment cela ? Pourquoi pas ?

— Parce qu’elle est boiteuse.

— Boiteuse, le ciel vous confonde ! que voulez-vous dire ?

— Voilà ! le garçon l’a menée trop prés des chevaux de Dalton ; l’un d’eux a rué contre elle et lui a meurtri l’os de la jambe de devant. »

L’historien judicieux s’abstient de raconter précisément ce qui suivit. Vous comprenez bien qu’il y eut une certaine dose de langage expressif, mêlé de who-ho’s, pour calmer la bête pendant qu’on examinait la jambe ; que John restait là debout avec autant d’émotion que s’il eût été une canne adroitement taillée dans le pommier sauvage, et qu’Arthur Bonnithorne bientôt après repassa les portes sans chanter comme lorsqu’il était venu.

Il se trouvait complètement désappointé et ennuyé. Il n’y avait pas d’autres montures dans les écuries pour lui et Pym que Meg et Rattler, juste au moment où il désirait s’éloigner pour une semaine ou deux. La Providence paraissait dans son tort en permettant une semblable combinaison de circonstances. Être enfermé au Château avec un bras cassé, quand chaque individu de son régiment s’amusait à Windsor ! — être enfermé avec son grand-père, qui avait pour lui la même affection que pour ses vieux actes parcheminés ! se trouver choqué à chaque instant par l’organisation de la maison et du domaine ! En de telles circonstances, un homme prend nécessairement de l’humeur et combat son irritation par un excès quelconque. « Salkeld boirait une bouteille d’oporto par jour, murmurait-il ; mais je ne suis pas dans un assez bon moment pour cela. Eh bien ! puisque je ne puis aller à Eagledale, je galoperai sur Rattler jusqu’à Norburne ce matin, pour déjeuner avec Gawaine. »

Derrière cette résolution avouée, il y en avait une cachée. S’il déjeunait avec Gawaine et faisait durer la conversation, il ne serait guère de retour au Château avant cinq heures, lorsque Hetty serait à l’abri de ses regards dans la chambre de la femme de charge ; et, quand elle repartirait pour la ferme, ce serait le temps où il restait à table après le dîner, ce qui empêcherait qu’il se trouvât sur son chemin. À vrai dire, il n’y aurait point de mal à montrer de la bonté à ce petit objet, et regarder Hetty pendant une demi-heure valait bien le plaisir de danser avec une douzaine de belles au salon. Mais peut-être ferait-il mieux de ne plus faire attention à elle ; cela pourrait lui mettre des idées en tête, comme Irwine le lui avait fait comprendre ; quoique Arthur, pour son compte, pensât que les jeunes filles n’étaient en aucune manière si tendres et si facilement meurtries ; vraiment, il les avait généralement trouvées le double plus froides et plus rusées que lui-même. Quant à un tort réel à l’égard d’Hetty, cela était hors de question ; Arthur Donnithorne en prenait l’engagement avec une entière confiance. Aussi le soleil de midi le vit se diriger vers Norburne ; et, pour le favoriser, la plaine communale de Halsell se trouvait sur son chemin, et lui donna l’occasion de lancer Rattler en quelques beaux temps de galop. Il n’y a rien de tel que de franchir buissons ou fossés, pour exorciser un démon ; et il est vraiment étonnant que les centaures, avec leur immense supériorité en ce genre d’exercice, aient laissé une si mauvaise réputation dans l’histoire.

Après cela, vous serez peut-être surpris d’apprendre que, quoique Gawaine fût chez lui, l’aiguille du cadran de la grande cour avait à peine dépassé trois heures, qu’Arthur repassait les portes d’entrée, descendait de l’essoufflé Rattler, et rentrait à la maison pour prendre à la hâte un déjeuner à la fourchette. Je crois que depuis ce temps-là il y a eu aussi des hommes qui ont fait bien du chemin pour éviter une rencontre, et ensuite sont revenus au grand trot pour ne pas y manquer. C’est le stratagème favori de nos passions de simuler une retraite et de se retourner brusquement contre nous au moment où nous croyons tenir la victoire.

« Le capitaine a conduit sa bête au vrai pas du diable, dit Dalton, le cocher, dont la personne ressortait en haut relief, tandis qu’il fumait sa pipe contre le mur de l’écurie, quand John ramena Rattler.

— Et je voudrais qu’il eût le diable pour son palefrenier ! grommela John.

— Eh ! eh ! il aurait alors un groom plus aimable que celui qu’il a maintenant, » observa Dalton ; et la plaisanterie lui parut si bonne, que, laissé seul sur la scène, il continua à retirer de temps en temps la pipe de sa bouche, pour cligner de l’œil à un auditoire imaginaire, et se secouer agréablement avec un rire silencieux, répétant mentalement tout le dialogue, afin de pouvoir le réciter avec succès dans la salle des domestiques.

Quand Arthur, après avoir déjeuné, monta à sa chambre de toilette, il était impossible que le débat qu’il avait eu avec lui-même au commencement de la journée ne se représentât pas à son esprit ; mais il ne put s’arrêter sur ce souvenir, il ne put se rappeler les sentiments et les réflexions qui l’avaient décidé à fuir, pas plus que de retrouver la senteur particulière de l’air qui l’avait rafraîchi lorsqu’il avait de bonne heure ouvert la fenêtre.

Le désir de voir Hetty était revenu comme un courant refoulé ; il était surpris lui-même de la force avec laquelle cette fantaisie triviale semblait s’emparer de lui ; et même il tremblait presque en brossant ses cheveux — bah ! c’était d’avoir monté en vrai casse-cou. C’était parce qu’il faisait une affaire sérieuse d’une niaiserie, en y pensant comme si elle avait quelque importance. Il s’amuserait à voir Hetty aujourd’hui, et chasserait le tout de son esprit. C’est tout à fait la faute d’Irwine. « Si Irwine n’avait rien dit, je n’aurais pas pensé à Hetty la moitié autant qu’à ma jument boiteuse. » D’ailleurs il voulait justement se reposer à l’Ermitage, où il irait finir Zeluco, du docteur Moore, avant le dîner. L’Ermitage se trouvait dans le bosquet des sapins, — le chemin qu’Hetty devait sûrement prendre en venant de la Grand’Ferme. Aussi rien n’était plus simple et plus naturel : la rencontre d’Hetty serait une pure conséquence de sa promenade, et n’en était point l’objet.

L’ombre d’Arthur glissait plus promptement au milieu des chênes robustes du parc qu’on aurait pu l’attendre d’un homme fatigué et pendant la chaleur de l’après-midi. Il était à peine quatre heures lorsqu’il s’arrêta devant la porte haute et étroite qui conduisait dans ce délicieux labyrinthe boisé qui bordait le parc et qu’on appelait le bosquet des Pins, non qu’il y en eût beaucoup, mais parce qu’il y en avait quelques-uns. C’était un bois de hêtres et de tilleuls, avec par-ci par-là un bouleau aux feuilles tremblantes et argentées, justement l’espèce de forêt habitée de préférence par les nymphes. Vous croyez voir leurs formes blanches, éclairées par le soleil, briller à travers les buissons, ou guetter à la dérobée, de derrière les contours polis d’un tilleul élevé, entendre leur rire doux et limpide ; mais si vous regardez avec des yeux trop curieusement sacrilèges, elles s’évanouissent derrière les bouleaux argentés, vous font croire que leurs voix n’étaient que le ruisseau qui murmure, se métamorphosant peut-être en un écureuil fauve qui grimpe en gambadant et se moque de vous au sommet des branches. Ce n’était point un bois avec du gazon ou du gravier bien foulé, mais avec des sentiers étroits, terreux, en forme de couloirs, bordés de moelleuses lignes de mousse délicate, sentiers qui paraissent formés par le bon vouloir des arbres et des buissons, se retirant de côté avec respect pour laisser passer la grande reine des nymphes aux pieds blancs.

C’est le long du plus large de ces sentiers que passait Arthur Donnithorne sous une avenue de tilleuls et de hêtres. Le temps était calme, la lumière dorée glissait languissamment sur les rameaux supérieurs, laissant tomber quelques jets sur le sentier empourpré et sur sa bordure de mousse légèrement humide ; c’était une de ces soirées où le destin cache sa froide et effrayante figure derrière un brillant voile nuageux, nous enveloppe de ses chaudes ailes veloutées et nous enivre du parfum de violette que son souffle répand. Arthur s’avançait négligemment, un livre sous le bras, mais sans regarder la terre, comme c’est l’usage dans la méditation ; ses regards se dirigeaient volontiers sur une courbe éloignée de la route, où devait avant peu paraître une petite personne. Ah ! la voilà qui arrive : d’abord un brillant point de couleur, comme un oiseau des tropiques au milieu des buissons ; puis une figure agile, avec un chapeau rond et un petit panier sous le bras ; puis une jeune fille rougissant, presque effrayée, mais au brillant sourire, faisant sa révérence avec un regard confus, quoique heureux, lorsque Arthur se trouve près d’elle. Si Arthur avait eu le temps de penser, il eût trouvé singulier de se sentir agité lui-même, de rougir aussi, en un mot, de paraître et d’être aussi sot que s’il avait été pris par surprise au lieu de trouver justement ce qu’il cherchait.

Pauvres créatures ! Quel dommage qu’ils ne fussent pas dans l’âge d’or de l’enfance, où ils se seraient arrêtés face à face, se regardant l’un l’autre avec timidité et plaisir ; puis se seraient mutuellement donné un léger baiser de papillon, et auraient pris leur course pour jouer ensemble. Arthur serait retourné à la maison, à sa couchette aux rideaux de soie, et Hetty a son oreiller de toile de ménage : tous deux auraient dormi sans rêver, et le lendemain se seraient à peine souvenus de la veille !

Arthur revint en arrière et marcha à côté d’Hetty sans savoir pourquoi. Ils étaient seuls ensemble pour la première fois. Quelle puissante influence a ce premier tête-à-tête ! Pendant une ou deux minutes il n’osa vraiment pas regarder cette petite faiseuse de beurre. Quant à Hetty, ses pieds posaient sur un nuage ; elle était portée par de doux zéphyrs ; elle avait oublié ses rubans roses ; elle ne pensait pas plus à son corps que si son âme enchantée était passée dans un nénufar reposant sur les eaux et réchauffé par les rayons d’un soleil d’été. Quoique cela paraisse étrange, Arthur trouva une certaine sécurité et confiance dans sa propre timidité ; c’était un état d’esprit tout à fait différent de ce qu’il attendait dans une rencontre avec Hetty ; et, au milieu de toutes ces vagues sensations, il sentit que ses débats intérieurs et ses scrupules précédents étaient bien inutiles.

« Vous avez bien raison de choisir cette route pour venir au Château, dit-il enfin en baissant ses regards sur Hetty.

C’est bien plus joli et bien plus court que de venir par l’une ou l’autre des loges.

— Oui, monsieur, » répondit Hetty d’une voix tremblante et très-faible. Elle ne savait pas du tout comment parler à un monsieur comme M. Arthur, et sa vanité même lui faisait retenir ses paroles.

« Est-ce que vous venez chaque semaine voir madame Pomfret ?

— Oui, monsieur, chaque jeudi, excepté quand elle doit sortir avec miss Donnithorne.

— Et elle vous enseigne quelque chose, n’est-ce pas ?

— Oui, monsieur, le raccommodage de la dentelle, qu’elle a appris à l’étranger, et le raccommodage des bas : cela ressemble tout à fait au tricotage, vous ne pourriez dire qu’il a été raccommodé ; et elle m’enseigne aussi à couper.

— Comment ! est-ce que vous allez devenir une femme de chambre ?

— J’aimerais vraiment bien en être une. » Hetty parlait un peu plus haut maintenant, mais tremblait encore légèrement ; elle pensait que peut-être elle paraissait au capitaine Donnithorne aussi sotte que Luke Britton lui paraissait sot à elle.

« Je pense que madame Pomfret vous attend toujours à cette heure-ci ?

— J’y vais à quatre heures. Je suis un peu en retard, parce que ma tante n’a pu se passer de moi ; mais régulièrement c’est à quatre heures, parce que cela nous donne du temps, avant que la cloche de miss Donnithorne ne sonne.

— Ah ! alors il ne faut pas que je vous retienne, sans cela j’aurais aimé à vous montrer l’Ermitage. L’avez-vous jamais vu ?

— Non, monsieur.

— Voici le sentier qui y conduit. Mais nous n’irons pas à présent. Je vous le montrerai une autre fois, si vous désirez le voir.

— Oui, monsieur, s’il vous plaît.

— Est-ce que vous retournez toujours par ce chemin le soir ? n’avez-vous pas peur de prendre une route si solitaire ?

— Oh ! non, monsieur, ce n’est jamais tard ; je pars toujours à huit heures, et il fait si clair maintenant le soir ! Ma tante serait bien fâchée contre moi si je ne rentrais pas avant neuf heures.

— Peut-être Craig, le jardinier, vient pour vous protéger ? »

Une vive rougeur couvrit le visage et le cou d’Hetty. « Bien sûr qu’il ne le fait pas ; bien sûr qu’il ne l’a jamais fait ; je ne le lui permettrais pas ; je ne l’aime pas, » dit-elle rapidement, et des larmes d’indignation étaient venues si vite, qu’avant qu’elle eût cessé de parler, une brillante goutte roulait le long de sa joue brûlante. Puis elle fut mortellement honteuse de pleurer, et pendant un moment son bonheur s’évanouit. Mais l’instant après elle sentit un bras autour d’elle et une douce voix dire :

« Eh bien, Hetty, qu’est-ce qui vous fait pleurer ? Je ne voulais pas vous chagriner ; je ne voudrais pas, pour tout au monde le faire, petit bijou. Allons, ne pleurez pas ; regardez-moi, ou je croirai que vous ne voulez pas me pardonner. »

Arthur avait posé sa main sur le bras potelé qui était le plus près de lui, et se penchait vers Hetty avec un air d’insinuante cajolerie. Hetty leva ses longs cils humides et rencontra des yeux fixés sur les siens avec un regard suppliant, doux et timide. Quel espace dans le temps occupèrent ces instants où leurs yeux se rencontrèrent et où son bras la toucha ! L’amour est une chose si simple quand nous n’avons que vingt et un printemps et qu’une douce fille de seize ans frémit sous notre regard comme un bouton de rose qui s’ouvre, étonné et ravi au soleil du matin. De telles âmes primitives se rapprochent l’une de l’autre comme deux pêches veloutées qui se touchent délicatement et restent en repos ; elles se mélangent aussi facilement que deux petits ruisseaux qui ne demandent qu’à se fondre et entrelacer pour toujours leurs méandres sous les retraites les plus touffues. Tandis qu’Arthur plongeait ses regards dans les yeux noirs et moelleux d’Hetty, il lui était indifférent de savoir quelle espèce d’anglais elle parlait, et même si les puffs et la poudre eussent été à la mode, il ne se fût probablement point aperçu, dans ces moments, que ces signes de haute naissance lui manquassent. Mais ils se séparèrent brusquement, avec battement de cœur ; quelque chose était bruyamment tombé par terre ; c’était le panier d’Hetty ; tous ses petits objets de travail féminin furent dispersés sur le sentier, quelques-uns roulaient à grande distance. Il y avait bien à faire à les relever, et pas un mot ne fut prononcé ; mais quand Arthur suspendit de nouveau le panier à son bras, la pauvre enfant sentit une étrange différence dans ses yeux et ses manières. Il ne fit que lui presser la main, et lui dit avec un regard et un ton qui la glacèrent presque :

« Je vous ai retardée ; je ne veux pas vous retenir plus longtemps à présent. On doit vous attendre à la maison. Adieu ! »

Sans lui laisser le temps de parler, il s’éloigna et se dirigea rapidement vers la route qui conduisait à l’Ermitage, laissant Hettv poursuivre son chemin dans un rêve étrange, qui paraissait avoir commencé par des joies enivrantes et se changer maintenant en contrariétés et tristesse. La rencontrerait-il encore quand elle retournerait à la maison ? Pourquoi lui avait-il presque parlé comme s’il était fâché contre elle ? et puis s’enfuir si soudainement ? Elle pleurait, sachant à peine pourquoi.

Arthur était aussi mal à son aise, mais ses sensations étaient éclairées pour lui par une connaissance intime plus distincte. Il se précipita vers l’Ermitage, qui était au cœur du bois, ouvrit la porte d’une main pressée, la referma après lui, lança Zeluco dans le coin le plus éloigné, et, en fonçant sa main droite dans sa poche, parcourut quatre ou cinq fois l’étendue de la petite chambre, puis s’assit sur l’ottomane dans une pose roide et incommode, comme nous le faisons souvent quand nous ne voulons pas nous livrer à nos sentiments.

Il devenait amoureux d’Hetty ; c’était tout à fait sûr. Il était prêt à tout envoyer n’importe où, afin de pouvoir s’abandonner à ce délicieux entraînement qui venait de surgir. Il n’y avait pas moyen de se le dissimuler maintenant ; ils ne s’aimeraient que trop, s’il continuait à s’occuper d’elle ; et qu’en résulterait-il ? Il faudra partir dans quelques semaines, et la pauvre petite sera malheureuse. Il ne veut plus la voir seule à l’avenir ; il veut se tenir hors de son chemin. Quelle sottise d’être revenu de chez Gawaine !

Il se leva et ouvrit les fenêtres pour laisser entrer la douce brise de l’après-midi et la senteur salubre des pins qui entouraient l’Ermitage. Cet air doux ne vint point en aide à ses résolutions, tandis qu’il s’appuyait sur la balustrade en regardant ces arbres. Considérant sa résolution comme suffisamment fixée, il n’y avait aucune nécessité à discuter davantage la chose. Il avait décidé de ne pas rencontrer Hetty de nouveau ; maintenant il pouvait se laisser aller à penser quel immense plaisir ce serait, si les circonstances étaient différentes, quel bonheur il y aurait à la retrouver ce soir a son retour, à l’enlacer de nouveau de son bras et regarder ce doux visage. Il serait curieux de savoir si la chère petite pensait aussi à lui : vingt à parier contre un qu’elle le faisait. Que ses yeux étaient beaux avec ces larmes aux cils ! Il serait heureux de passer un jour entier à les regarder, et il faut la revoir ; il faut la revoir, simplement pour dissiper la fâcheuse impression qu’elle peut garder dans l’esprit pour la manière dont il vient d’agir envers elle. Il veut se conduire avec calme et bienveillance, justement pour empêcher qu’elle ne retourne à la maison la tête pleine de dangereuses chimères. Oui, c’est, après tout, ce qu’il y a de mieux à faire.

Il fallut longtemps, plus d’une heure, avant qu’Arthur eut amené ses méditations à ce point ; mais, une fois qu’il y fut arrivé, il ne put rester à l’Ermitage. Il fallait remplir par le mouvement le temps qui devait se passer jusqu’au moment de revoir Hetty. Et il était déjà assez tard pour aller s’habiller pour le dîner, car son grand-père dînait à six heures.


CHAPITRE XIII

le soir dans le bois

Madame Pomfret avait eu une légère querelle avec madame Best, la femme de charge, le matin de ce jeudi-là, ce qui eut deux conséquences très-commodes pour Hetty. Cela engagea madame Pomfret à se faire envoyer le thé dans sa chambre, et ranima chez cette femme exemplaire un souvenir si vif de plusieurs traits de conduite de madame Best et de dialogues dans lesquels madame Best s’était montrée au-dessous de son interlocutrice, madame Pomfret, qu’Hetty n’eut pas besoin de plus de présence d’esprit qu’il n’en fallait pour tirer son aiguille et répondre « oui ou non, » de temps en temps. Elle aurait bien voulu remettre son chapeau plus tôt qu’à l’ordinaire ; mais elle avait dit au capitaine Donnithorne qu’elle repartait toujours vers huit heures ; et s’il pensait à retourner à la forêt avec l’idée de la voir et qu’elle fût déjà passée ? Viendrait-il ? Sa petite âme de papillon flottait incessamment entre le souvenir et l’attente. Enfin l’aiguille des minutes de la vieille pendule à cadran de bronze indiqua huit heures moins un quart, et il y avait toutes sortes de raisons pour se préparer à partir. Les préoccupations de madame Pomfret ne l’empêchèrent point de remarquer ce qui semblait un surcroît de beauté dans cette fillette, tandis qu’elle attachait son chapeau devant le miroir.

« Je crois que cette enfant devient de jour en jour plus jolie, fut son commentaire intérieur. Tant pis. Elle n’en trouvera pas plus vite pour cela une place ou un mari. Les hommes prudents et sages n’aiment pas à prendre de si jolies femmes. Quand j’étais fille, j’étais plus admirée que si j’eusse été très-jolie. Cependant elle a raison d’avoir pour moi de la reconnaissance de ce que je lui enseigne quelque chose dont elle puisse faire un gagne-pain, plutôt qu’avec un travail de ferme. On m’a toujours dit que j’avais bon cœur, et c’est la vérité, et c’est bien en moi, autrement il ne se trouverait pas dans cette maison des gens pour faire les maîtres avec moi, comme dans la chambre de la femme de charge. »

Hetty traversa à la hâte la petite portion du préau qui était sur son chemin, craignant de rencontrer M. Craig, auquel elle aurait à peine pu parler poliment. Connue elle se sentit soulagée quand elle se trouva sous les chênes et au milieu des palissades du parc ! Même là, prête à tressaillir comme les cerfs qui bondissaient et fuyaient à son approche, elle ne faisait aucune attention à la lumière du soir qui s’étendait mollement sur les allées d’herbe, entre les barrières, et rendait plus visible la beauté de leur verdure que les rayons plus puissants du soleil du midi. Elle ne pensait à rien de ce qui était autour d’elle, et voyait seulement ce qui pouvait être : M. Arthur Donnithorne venant à sa rencontre dans le bois des sapins. C’était le premier plan du tableau d’Hetty ; derrière se trouvait quelque chose de brillant et de nuageux, des jours qui ne devaient point être comme ceux de sa vie passée. Il lui semblait comme si elle avait été fiancée au dieu de quelque fleuve, qui pouvait une fois ou une autre l’introduire dans ses grottes merveilleuses, sous un ciel liquide. Comment savoir ce qui arriverait après cet étonnant commencement de bonheur ? Si une caisse pleine de dentelles, de satin et de bijoux ne lui serait point envoyée de quelque source inconnue ? Comment ne pas croire que son sort allait changer, et que le lendemain quelque joie encore plus enivrante lui serait apportée ? Hetty n’avait jamais lu un roman ; si elle l’eût essayé, je crois que les expressions en eussent été trop difficiles pour elle ; comment alors donner une forme à ses espérances ? Elles étaient aussi indéfinies que les parfums alanguissants du jardin du château, qui s’étaient répandus autour d’elle quand elle en sortait.

La voici à une barrière, celle qui s’ouvre vers le bois de pins. Elle entre dans le bois, où règne déjà le crépuscule, et à chaque pas qu’elle fait la crainte devient plus lourde à son cœur. S’il ne venait pas ! Oh ! qu’elle était terrible la pensée de ressortir de l’autre côté du bois, sur la route découverte, sans l’avoir vu ! Elle atteint le premier détour qui conduit à l’Ermitage en marchant lentement ; il ne s’y trouve point. Elle déteste le levraut qui traverse en courant le sentier ; elle déteste tout ce qui n’est pas ce qu’elle désire. Elle avance toujours, heureuse d’arriver près d’un détour du chemin, car peut-être il est de l’autre côté. Non. Elle va bientôt pleurer ; son cœur est si gonflé ! les larmes sont à ses yeux ; elle soupire, les coins de sa bouche tremblent et ses larmes coulent.

Elle ne sait pas qu’il y a encore un tournant conduisant à l’Ermitage, qu’elle en est tout près et qu’Arthur Donnithorne n’est qu’à quelques pas d’elle, plein d’une seule pensée, une pensée dont elle est l’unique objet. Il va revoir Hetty ; c’est là le désir ardent qui n’a fait que grandir, pendant les trois dernières heures, comme une altération fiévreuse. Non pas, naturellement, pour lui parler d’un ton caressant, comme il l’a fait imprudemment avant le dîner, mais pour remettre les choses en bon ordre avec elle, par une bienveillance qui aura l’air d’une politesse amicale, et l’empêchera de se laisser aller à des idées fausses sur leurs relations mutuelles.

Si Hetty avait su qu’il était là, elle n’aurait pas pleuré, et c’eût été mieux, car Arthur alors se serait peut-être conduit aussi sagement qu’il en avait l’intention. Mais, dans cet état de choses, elle tressaillit lorsqu’il parut au bout de l’allée latérale, et leva les yeux vers lui avec deux grosses larmes roulant sur ses joues. Comment aurait-il pu ne pas lui parler d’une voix douce et consolante, comme à un épagneul aux yeux brillants qui aurait eu une épine à la patte ?

« Quelque chose vous a-t-il effrayée, Hetty ? Avez-vous vu quelque chose dans le bois ? N’ayez pas peur ; je vais vous garder à présent. »

Hetty rougissait tellement qu’elle ne savait pas si elle était heureuse ou malheureuse. Encore pleurer ! que pensaient les messieurs de filles qui pleuraient ainsi ? Elle se sentait incapable même de dire « Non, » mais ne pouvait que détourner les yeux et essuyer les larmes sur ses joues. Mais ce ne fut point avant qu’une grosse goutte ne fût tombée sur ses attaches roses ; elle s’en aperçut parfaitement.

« Allons, reprenez votre gaieté. Souriez-moi et dites-moi ce que c’était. Allons, dites-le-moi. »

Hetty tourna la tête de son côté et murmura : « J’ai cru que vous ne viendriez pas ; » et peu à peu elle prit le courage de lever les yeux vers lui. Ce regard était trop. Il eût fallu avoir des yeux de granit égyptien pour ne pas le lui rendre avec amour.

« Petit oiseau peureux ! petite rose en pleurs ! innocent bijou ! Vous ne pleurerez plus, à présent que je suis avec vous, n’est-ce pas ? »

Il ne sait pas le moins du monde ce qu’il dit. Ce n’est pas là ce qu’il voulait dire. Son bras a de nouveau entouré la taille et son étreinte se resserre ; son visage se rapproche de plus en plus de la joue arrondie, ses lèvres rencontrent ces lèvres enfantines, et pendant un long moment le temps s’est arrêté. Eût-il été un berger d’Arcadie ou le premier jeune homme donnant un baiser à la première jeune fille, ou Éros lui-même, buvant aux lèvres de Psyché, il n’eût pas été plus heureux.

Pendant quelques minutes il n’y eut pas une parole. Ils avancèrent le cœur palpitant jusqu’à ce qu’ils fussent en vue de la porte qui fermait l’extrémité du bois. Alors ils se regardèrent, mais ce n’était plus comme ils l’avaient fait auparavant ; dans leurs yeux était le souvenir d’un baiser.

Mais déjà quelque amertume commençait à se mêler à cette source de douce joie : Arthur sentait du malaise. Il retira son bras de la taille d’Hetty et lui dit :

« Nous voici presqu’au bout de la forêt. Quelle heure peut-il être ? ajouta-t-il en tirant sa montre. Huit heures et vingt, mais ma montre avance. Cependant il vaut mieux que je n’aille pas plus loin maintenant. Allez vite de votre pied léger, et arrivez en sûreté à la maison. Adieu. »

Il lui prit la main et la regarda presque avec tristesse et un sourire forcé. Les yeux d’Hetty paraissaient le supplier de ne pas encore s’en aller ; il lui caressa la joue en lui redisant adieu. Elle fut obligée de le quitter et de suivre son chemin.

Arthur s’élança en arrière au travers du bois, comme s’il voulait mettre un grand espace entre lui et Hetty. Il ne voulait pas retourner à l’Ermitage ; il se rappelait la discussion qu’il y avait eue avec lui-même avant diner, et tout cela n’avait abouti à rien, à moins que rien. Il marcha droit dans le parc, heureux de sortir du bosquet, qui, certainement, était hanté par son mauvais génie. Ces tilleuls et ces bouleaux si polis, il y avait quelque chose d’enivrant rien qu’à les voir ; mais les vieux chênes aux vigoureux troncs noueux n’avaient en eux aucune influence énervante, leur vue seule pourrait donner à un homme quelque énergie. Arthur s’égara au milieu des étroites ouvertures des palissades, errant sans chercher d’issue, jusqu’à ce que la nuit remplaçât presque le crépuscule sous le feuillage touffu, et que les lièvres parussent noirs en s’élançant au travers du sentier.

Il était impressionné bien plus vivement que le matin ; c’était comme si son cheval se fût refusé à faire un saut et eût osé se regimber contre son maître. Il était mécontent de lui-même, irrité, mortifié. Il ne fixa pas plus tôt son esprit sur les conséquences probables d’émotions semblables à celles qui s’étaient emparées de lui dans ce jour, de continuer à s’occuper d’Hetty, de s’accorder les occasions de ces légères caresses auxquelles il s’était laissé entraîner si vite, qu’il vit l’impossibilité d’un tel avenir pour lui. Faire la cour à Hetty était chose bien différente que de faire la cour à quelque jolie personne de son rang ; ceci pouvait se considérer comme un amusement des deux côtés, et s’il devenait sérieux, rien ne s’opposait à une union. Mais on médirait immédiatement de la petite fille s’il arrivait qu’on la vît se promener avec lui ; et puis ces excellentes gens, les Poyser, pour lesquelles une bonne réputation était aussi précieuse que s’ils avaient eu le meilleur sang du pays dans leurs veines ! il se prendrait en haine s’il était cause d’un tel scandale sur les terres qui devaient lui appartenir un jour, et au milieu de tenanciers dont il voulait être respecté. Il ne lui semblait pas plus facile de tomber ainsi dans sa propre estime que de pouvoir se briser les deux jambes et marcher sur des béquilles pour le reste de ses jours. Il ne pouvait croire à cet état, c’était trop odieux, trop peu lui.

Et lors même que personne ne s’en apercevrait, ils pouvaient s’attacher beaucoup trop l’un à l’autre, et, après tout, il n’en résulterait que la douleur de la séparation. Aucun gentilhomme, si ce n’est dans les ballades, ne peut épouser une nièce de fermier. Il devait couper court à tout cela. C’était une trop grande folie.

Il était si bien décidé ce matin, avant d’aller chez Gawaine ; et pourtant quelque chose s’était emparé de lui et l’avait fait revenir au galop. Il ne pouvait donc compter sur ses propres résolutions, comme il l’avait cru ; il désirait presque que son bras pût redevenir douloureux pour ne plus penser qu’à s’en guérir. Comment savoir quel pourrait être son état du lendemain dans cette place maudite, où il n’y avait rien pour l’occuper sérieusement toute la mortelle journée ? Que pouvait-il faire pour se mettre à l’abri de quelque retour de cette folie ?

Il n’y avait qu’une seule ressource : aller le dire à Irwine, lui tout raconter. Le simple fait d’en parler en ferait une chose triviale ; la tentation s’évanouirait comme le charme des mots de tendresse s’évanouit quand on les répète à des indifférents. De toute manière, ce lui serait utile de le dire à Irwine. Il irait à cheval à Broxton le lendemain, après le déjeuner.

Arthur n’eut pas plus tôt pris cette détermination qu’il commença à chercher lequel des sentiers le reconduirait à la maison par la promenade la plus courte. Il était sûr de dormir maintenant, il en avait eu assez pour le fatiguer, et il n’y avait plus de nécessité à réfléchir.

CHAPITRE XIV

le retour à la maison

Tandis que cette séparation se passait dans la forêt, une autre avait lieu dans la chaumière. Lisbeth se tenait debout avec Adam devant la porte, s’efforçant, avec sa vue fatiguée, d’apercevoir encore Seth et Dinah qui montaient le versant opposé.

« Eh ! je suis fâchée de n’en plus rien voir, dit-elle à Adam en rentrant dans la maison. Je l’aurais volontiers gardée près de moi jusqu’à ce que je meure et que j’aille reposer près de mon vieux. Elle rendrait la mort plus facile ; elle a une voix si douce et ses mouvements sont si calmes ! Je ne serais pas étonnée qu’elle fût représentée dans cette image de ta Bible neuve : l’ange assis sur la grosse pierre à côté du tombeau. Eh ! je ne craindrais pas d’avoir une fille comme ça ; mais personne n’épouse celles qui sont bonnes à quelque chose.

— Eh bien, mère, j’espère que tu l’auras pour fille, car Seth a du goût pour elle, et j’espère qu’avec le temps elle en prendra pour lui.

— À quoi sert de parler de ça ? Elle ne pense pas à Seth. Elle s’en va à vingt milles d’ici. Comment prendra-t-elle du goût pour lui, je voudrais bien savoir ? Pas plus que le pain ne peut lever sans levain. Les livres de chiffres auraient pu te l’apprendre mieux que cela, je pense, autrement tu ferais tout aussi bien de lire des imprimés ordinaires, comme Seth le fait.

— Non, mère, dit Adam en riant, les chiffres nous disent bien des bonnes choses, et sans eux nous ne pourrions aller loin ; mais ils ne nous disent rien sur les sentiments des gens. C’est un travail plus délicat de les calculer. Mais Seth est le meilleur garçon qui ait jamais manié un outil ; il a beaucoup de bon sens et très-bonne mine aussi, et il a la même manière de penser que Dinah. Il mérite de l’obtenir, quoiqu’on ne puisse nier qu’elle soit un précieux morceau d’ouvrière. On ne voit pas tous les jours des femmes comme celle-là sortir de la fabrique.

— Eh ! tu prends toujours le parti de ton frère. Tu as toujours fait de même depuis que vous étiez tout petits. Tu voulais toujours partager avec lui. Mais qu’est-ce que Seth a à faire avec le mariage ? il n’a que vingt-trois ans ; il ferait mieux d’apprendre à mettre dix sous de côté. Et quant à l’obtenir, elle a deux ans de plus que lui ; elle est presque de ton âge. Mais voilà comme ça va ; les gens veulent toujours prendre leur contraire, comme s’ils devaient être assortis comme le porc, un morceau de bonne viande avec un morceau de rebut. »

Chez quelques espèces d’esprits féminins, les choses qui pourraient arriver tirent un charme temporaire de la comparaison avec ce qui est. Lisbeth était chagrine de ce qu’Adam ne voulait pas épouser lui-même Dinah, aussi chagrine qu’elle l’eût été s’il avait désiré se marier avec elle et abandonner ainsi Marie Burge et l’association, tout autant que s’il devait épouser Hetty.

Cette conversation d’Adam avec sa mère avait lieu un peu après huit heures et demie ; ainsi quand, dix minutes plus tard, Hetty arriva au tournant du sentier qui menait à la porte de la ferme, elle vit Dinah et Seth s’approcher par le côté opposé, et attendit qu’ils vinssent la rejoindre. Eux aussi, comme Hetty, s’étaient un peu attardés dans leur promenade, car Dinah essayait, par ses paroles, de consoler et de fortifier Seth au moment de le quitter. Mais quand ils virent Hetty ils s’arrêtèrent et se touchèrent la main. Seth reprit la route de chez lui et Dinah s’approcha seule.

« Seth Bede serait bien venu vous parler, ma chère, dit-elle en rejoignant Hetty, mais son cœur est rempli de tristesse ce soir. »

Hetty répondit par un gracieux sourire, comme si elle ne savait pas bien ce qu’on lui avait dit ; et c’était un curieux contraste que cette étincelante gentillesse toute pleine d’elle-même examinée par la figure calme et compatissante de Dinah, avec ce regard franc qui disait qu’en son cœur il n’y avait point de secrets, mais qu’il était plein de sentiments qu’elle désirait ardemment partager avec tout le monde, Hetty aimait Dinah tout autant qu’elle avait jamais aimé une autre femme ; comment aurait-elle pu faire différemment pour une personne qui avait toujours un mot favorable pour elle quand sa tante la trouvait en faute, et qui était toujours prête à la débarrasser de Totty, cette petite ennuyeuse Totty, dont chacun se faisait un jouet favori, et à laquelle Hetty ne trouvait aucun charme ? Dinah n’avait jamais dit un mot de désapprobation ou de reproche à Hetty pendant tout le temps de sa visite à la ferme ; elle lui avait beaucoup parlé d’une manière sérieuse, mais Hetty ne s’en préoccupait guère, car elle n’écoutait jamais. Quelque observation que Dinah pût lui adresser, elle l’accompagnait toujours d’une caresse et offrait de faire pour elle quelques raccommodages. Dinah était pour elle une énigme ; Hetty la regardait comme un petit oiseau qui ne peut que sautiller de rameau en rameau, le vol rapide de l’hirondelle ou de l’alouette s’élançant dans les airs. Mais elle ne s’inquiétait pas de s’expliquer cette sainte fille, pas plus que de savoir ce que signifiaient les images du Progrès du pèlerin, ou de la vieille Bible in-folio, au sujet desquelles Marty et Tommy l’ennuyaient toujours le dimanche.

Alors Dinah prit sa main et la mit sous son bras. « Vous avez l’air bien heureux ce soir, cher enfant, dit-elle. Je penserai souvent à vous quand je serai à Snowfield, et je verrai devant moi votre visage tel qu’il est maintenant. C’est une chose singulière : quelquefois, quand je suis entièrement seule, assise dans ma chambre avec les yeux fermés, ou me promenant sur les collines, les personnes que j’ai vues ou connues, ne fût-ce que pour quelques jours, apparaissent devant moi ; j’entends leur voix et je les vois regarder et agir, presque mieux que lorsqu’elles étaient réellement près de moi et que je pouvais les toucher. Alors mon cœur est attiré vers elles et j’éprouve pour ce qui leur arrive les mêmes sentiments que pour ce qui me concerne ; je trouve de la jouissance à mettre tout cela devant le Seigneur et me reposer en son amour, pour elles comme pour moi. Aussi suis-je bien sûre que vous m’apparaîtrez. »

Elle s’arrêta un moment, mais Hetty ne dit rien.

« Cela a été une chose bien précieuse pour moi, continua Dinah, hier au soir et aujourd’hui, que de voir deux aussi bons fils qu’Adam et Setli Bede. Ils sont si tendres et si attentifs pour leur vieille mère ! Elle m’a raconté ce qu’Adam avait fait, pendant ces dernières années, pour venir en aide à son père et à son frère ; c’est étonnant quel esprit de sagesse et quelle instruction il a, et comme il est disposé à s’en servir en faveur de ceux qui sont faibles. Je suis sûre aussi qu’il a le cœur aimant. J’ai souvent remarqué, parmi ceux que je connaissais autour de Snowfield, que les hommes forts et adroits sont souvent les plus doux pour les femmes et les enfants ; et c’est joli de les voir porter les petits marmots comme s’ils ne pesaient pas plus que de petits oiseaux. Et les petits enfants paraissent toujours préférer le bras fort. Je pense qu’il en serait ainsi d’Adam Bede. Ne le croyez-vous pas, Hetty ?

— Oui, » répondit Hetty machinalement, car sa pensée avait tout ce temps été dans le bois, et il lui aurait été difficile de dire à quoi elle donnait son assentiment. Dinah vit qu’elle n’était pas disposée à parler ; mais elles n’auraient pas eu le temps d’en dire beaucoup plus, car elles étaient maintenant à la porte de la cour.

Le calme crépuscule, avec sa rougeur mourante à l’ouest et ses quelques pâles étoiles luttant avec lui, s’étendait sur la cour de la ferme, où l’on n’entendait pas d’autre son que le bruit des pieds des chevaux dans l’écurie. C’était à peu près vingt minutes après le coucher du soleil ; les volailles étaient toutes sur leur perchoir, et le dogue étendu sur la paille, hors de sa hutte, avec le terrier noir et fauve à ses côtés, lorsque le bruit de la porte, qui se refermait, les dérangea et les fit aboyer comme de bons surveillants avant qu’ils en sussent clairement la raison.

L’aboiement fit effet à la maison, car dès que Dinah et Hetty approchèrent, le seuil de la porte fut occupé par une figure de belle taille, à visage rubicond et aux yeux noirs, qui pouvaient paraître très-fins et au besoin dédaigneux, les jours de marché, par exemple, mais qui, pour le moment, avaient l’expression d’une vraie cordialité. Il est bien reconnu que de grands érudits, qui ont montré la sévérité la plus dure dans leur critique des travaux littéraires d’autrui, étaient cependant d’un caractère doux et indulgent dans leur vie de famille ; et j’ai entendu parler d’un homme qui, de sa main gauche, berçait avec douceur des jumeaux, tandis que de la droite il déchirait, par les sarcasmes les plus mordants, un adversaire qui avait trahi sa grossière ignorance de l’hébreu. On peut pardonner des faiblesses et des erreurs, hélas ! elles ne sont étrangères à personne ; mais l’homme qui se fourvoie sur les points importants de l’hébreu doit être traité comme l’ennemi de sa race. Il y avait le même mélange de bonté et de rudesse chez Martin Poyser. Il avait un si bon naturel qu’il s’était montré beaucoup plus attentif et respectueux que jamais pour son vieux père depuis que celui-ci lui avait fait un acte de donation de tout ce qu’il possédait, et personne ne jugeait ses voisins plus charitablement en tout ce qui concernait leur personne. Mais pour un fermier, tel que Luke Britton, par exemple, dont les jachères n’étaient pas bien nettoyées, qui ne connaissait pas les premiers éléments concernant les haies ou les fossés, et qui ne montrait que bien peu de jugement dans l’achat du bois pour l’hiver, Martin Poyser était aussi dur et aussi implacable que le vend du nord-ouest. Luke Britton ne pouvait pas faire une remarque, même au sujet du temps, que Martin Poyser n’y découvrît une teinte de cette ignorance profonde et générale qui était évidente dans toutes ses opérations de fermage. Il ne pouvait souffrir le rencontrer au cabaret du Royal-Georges un jour de marché, et sa seule vue de l’autre côté de la route donnait à ses yeux une expression sévère, aussi différente que possible du regard paternel qui accueillit ses deux nièces à leur approche. M. Poyser avait fumé sa pipe du soir et tenait maintenant ses mains dans ses poches, seule ressource d’un homme qui reste debout après avoir terminé le travail de la journée.

« Bien, mes filles, vous rentrez un peu tard ce soir, dit-il quand elles arrivèrent à la petite porte donnant sur le trottoir. La mère commençait à s’inquiétera cause de vous, et la petite est malade. Et comment avez-vous laissé la vieille Bede, Dinah ? Est-elle bien abattue au sujet du vieillard ? Ça n’a été qu’une triste vie pour elle que ces cinq dernières années.

— Elle a été dans un grand désespoir de cette perte, dit Dinah ; mais elle paraissait plus calme aujourd’hui. Son fils, Adam, est resté tout le jour à la maison avec elle pour faire le cercueil de son père ; elle aime à l’avoir près d’elle. Elle m’a parlé de lui presque tout le jour. Elle a le cœur aimant, quoique avec une malheureuse disposition à l’agitation et à l’inquiétude. Je voudrais qu’elle eût un appui plus sûr pour la soutenir dans sa vieillesse.

— Adam est assez sûr, dit M. Poyser, se méprenant sur le souhait de Dinah. Pas de crainte que son battage ne lui rende bien. Ce n’est pas un de ceux où il n’y a que de la paille et point de grain. Je répondrai de lui, quand on voudra, qu’il sera bon fils jusqu’au bout. A-t-il dit s’il viendrait bientôt nous voir ? Mais entrez, entrez, ajouta-t-il en leur faisant place. À quoi sert de vous tenir dehors plus longtemps ? »

Les bâtiments élevés autour de la cour masquaient une bonne partie du ciel, mais la grande fenêtre laissait percer assez de lumière pour voir chaque coin de la chambre de réunion.

Madame Poyser, assise dans la chaise à berçoirs qu’on avait apportée du parloir, cherchait à endormir Totty. Mais Totty ne s’y montrait pas disposée, et, quand ses cousines entrèrent, elle se releva, montra une paire de joues fortement colorées, qui paraissaient plus rebondies que jamais, dessinées par le bord de son bonnet de nuit. Dans le grand fauteuil à haut dossier, à l’angle gauche de la cheminée, était assis le vieux Martin Poyser, image vigoureuse, mais raccourcie et blanchie, de son robuste fils aux cheveux noirs, la tête un peu portée en avant et les coudes rejetés en arrière pour permettre à tout son avant-bras de s’appuyer sur le fauteuil. Son mouchoir de poche bleu était étendu sur ses genoux, selon son habitude dans la maison, quand il ne le posait pas sur sa tête. Il observait ce qui se passait devant lui avec ce regard en dehors, de la vieillesse en bonne santé, qui, dégagée de tout intérêt actif, découvre les épingles sur le plancher, suit les plus légers mouvements de quelqu’un avec une persévérance sans but, surveille les ondulations de la flamme ou les rayons du soleil sur le mur, compte les carreaux du sol, suit même l’aiguille de la pendule et se plaît à découvrir un rhythme dans son tic tac.

« Peut-on rentrer aussi tard le soir, Hetty ! dit madame Poyser. Regardez à la pendule, regardez ; comment ! c’est bientôt neuf heures et demie ; il y a une demi-heure que j’ai envoyé les filles se coucher ; c’est assez tard, quand il faut se lever demain à quatre heures et demie pour remplir les bouteilles des faucheurs et pétrir. Voici cette enfant bénie qui a la fièvre, j’en suis sûre, qui est aussi éveillée que si c’était l’heure du dîner, et personne pour m’aider à lui donner la médecine dont votre oncle, un bel ouvrage que ça, a versé la moitié sur sa chemise de nuit. C’est bien heureux si elle en a avalé assez pour que ça ne lui fasse pas plus de mal que de bien. Mais les gens qui ne tiennent pas à être utiles ont toujours la chance d’être dehors quand y aurait quelque chose à faire.

— Je suis partie avant huit heures, tante, dit Hetty d’un ton d’humeur et en secouant légèrement la tête. Mais cette pendule est tellement en avance sur celle du Château, que je ne pouvais pas savoir quelle heure ce serait quand j’arriverais ici.

— C’est ça ; il vous faudrait une pendule, mise à l’heure du grand monde, n’est-ce pas ? veiller pour brûler la chandelle et rester au lit pour que le soleil vous rôtisse comme un concombre sur sa couche ? La pendule n’avance pas aujourd’hui pour la première fois, je pense. »

Le fait est qu’Hetty avait réellement oublié la différence des pendules quand elle avait dit au capitaine Donnithorne qu’elle partirait à huit heures, et cette circonstance, jointe à sa marche ralentie, l’avait retardée de près d’une demi-heure. Mais ici l’attention de sa tante fut détournée de ce sujet délicat par Totty, qui, découvrant enfin que l’arrivée de ses cousines n’apportait probablement rien qui pût lui être personnellement agréable, se mit à crier : « Mama, mama ! » avec grande explosion.

« Bien, bien, mon bijou, maman te tient, maman ne veut pas te laisser. Totty sera une bonne petite chérie et va dormir à présent, » dit madame Poyser en se penchant en arrière, se balançant sur la chaise et tâchant que Totty se blottît contre elle. Mais Totty ne fit que crier de plus belle et dit : « Ne serre pas ! » Aussi la mère, avec cette étonnante patience que l’amour donne au tempérament le plus actif, se redressa, et, appuyant sa joue contre le bonnet de toile, le baisa et oublia de gronder Hetty davantage.

« Allons, Hettv, dit Martin Poyser d’un ton conciliant, allez chercher votre souper dans la dépense, puisqu’on a déjà tout enlevé, et après vous viendrez prendre la petite un moment pendant que votre tante se déshabillera, car elle ne voudra pas se coucher sans sa mère. Je pense que vous pourrez bien manger un morceau, Dinah, car ils ne doivent pas tenir grande maison là-bas.

— Non, merci, mon oncle, dit Dinah ; j’ai fait un bon repas avant de partir, car madame Bede a voulu faire pour moi un gâteau à l’eau.

— Je n’ai pas besoin de souper, dit Hetty en ôtant son chapeau. Je puis tenir Totty à présent, si tante le désire.

— Eh bien, qu’est-ce que cela signifie ? dit madame Poyser. Croyez-vous pouvoir vivre sans manger et vous nourrir en fourrant des rubans roses sur votre tête. Allez tout de suite prendre votre souper, mon enfant ; il y a un joli morceau de pudding froid dans le buffet, justement ce que vous aimez. »

Hetty se soumit silencieusement en se dirigeant vers la dépense, et madame Poyser continua à parler à Dinah.

« Asseyez-vous, ma chère, et ayez l’air de savoir prendre un peu vos aises dans ce monde. Je suis sûre que la vieille femme a été contente de vous voir, puisque vous êtes restée si longtemps.

— Elle paraissait au moins satisfaite de m’avoir là ; mais ses fils disent qu’ordinairement elle n’aime pas voir de jeunes femmes auprès d’elle ; et au premier moment j’ai cru qu’elle était presque fâchée de ce que j’y fusse allée.

— Eh ! c’est un mauvais signe quand les vieilles gens n’aiment pas les jeunes, dit le vieux Martin, baissant encore plus la tête et ayant l’air de suivre de l’œil le contour des carreaux.

— Oui, c’est mauvais de vivre dans un poulailler pour ceux qui n’aiment pas les mouches, dit madame Poyser. Nous avons tous eu notre tour d’être jeunes, heureux ou malheureux.

— Mais il faut qu’elle apprenne à s’habituer aux jeunes femmes, dit M. Poyser, car on ne doit pas compter qu’Adam et Seth restent garçons pendant encore dix ans pour faire plaisir à leur mère. Ce serait peu raisonnable. Il n’est juste ni aux jeunes ni aux vieux de faire un marché tout à leur propre avantage. Ce qui est bon pour le bien de l’un finit toujours par l’être pour tous. Je n’aime pas à voir des jeunes gens se marier avant de connaître la différence entre un sauvageon et un pommier ; mais il faut que leur temps vienne.

— Certainement, dit madame Poyser, si vous venez dîner longtemps après l’heure, vous n’avez pas grand plaisir à votre viande ; vous la tournez et retournez avec la fourchette et finissez par la laisser. Vous accusez la viande, et c’est votre estomac qui a tort. »

Hetty revint alors et dit : « Je puis tenir Totty a présent, tante, si vous voulez.

— Allons, Rachel, dit M. Poyser, comme sa femme paraissait hésiter, voyant qu’enfin Totty se tenait tranquille, tu ferais mieux de laisser Hetty la porter là-haut pendant que tu t’arrangerais ! Tu es fatiguée. Il est bien temps de te coucher. Tu feras revenir ta douleur au côté.

— Eh bien, elle peut la prendre si l’enfant veut aller vers elle, » dit madame Poyser.

Hetty s’approcha de la berceuse et se tint debout avec son sourire habituel, mais sans essayer d’engager Totty à se laisser prendre, attendant simplement que sa tante lui mit l’enfant sur les bras.

« Veux-tu aller vers cousine Hetty, ma chérie, pendant que maman se prépare pour aller se coucher ? Et puis Totty ira dans le lit de maman et y dormira toute la nuit. »

Avant que sa mère eût fini de parler, Totty avait donné sa réponse d’une manière qui ne laissait aucun doute, en fronçant le sourcil, appuyant ses petites dents sur sa lèvre inférieure, et se penchant en avant pour frapper Hetty sur le bras de toute sa force. Puis, sans rien dire, elle se renfonça contre sa mère.

« Eh bien, dit M. Poyser, tandis qu’Hetty restait immobile, tu ne veux pas aller vers cousine Hetty ? Tu fais le tout petit enfant. Totty est une petite femme, ce n’est plus un petit enfant.

— Il ne sert à rien de vouloir la persuader, dit madame Poyser. Elle en veut toujours à Hetty quand elle n’est pas bien. Peut-être qu’elle ira vers Dinah. »

Dinah, après avoir ôté son chapeau et son châle, était restée jusque-là tranquillement en arrière, ne voulant point s’interposer entre Hetty et ce qui était regardé comme étant son ouvrage. Mais alors elle s’avança, et dit en tendant les bras : « Viens, Totty, viens, et Dinah te portera là-haut avec maman ; pauvre, pauvre mère ! elle est si fatiguée ; elle a besoin de se mettre au lit. »

Totty tourna son visage vers Dinah, la regarda un instant, se souleva, tendit ses petits bras, et se laissa enlever du giron de sa mère. Hetty se retourna sans aucun signe de mauvaise humeur, et, prenant sur la table son chapeau, elle attendit d’un air indifférent de savoir si on lui dirait de faire quelque autre chose.

« Vous pouvez mettre les verrous, Poyser. Alick est rentré il y a longtemps, dit madame Poyser en se levant avec un air de soulagement. Descendez-moi les allumettes, Hetty, car il me faudra la veilleuse cette nuit dans ma chambre. Allons, père ! »

Les lourds verrous de bois commencèrent à glisser aux portes de la maison, et le vieux Martin se prépara à bouger, pliant son mouchoir de poche bleu et prenant sa canne de noyer noueux et poli dans le coin de la cheminée. Madame Poyser sortit la première, suivie du grand-père ; puis de Dinah, portant Totty dans ses bras, allant tous se coucher à la lueur du crépuscule, comme les oiseaux. Madame Poyser, en cheminant, jeta un coup d’œil dans la chambre où dormaient ses deux fils, seulement pour voir leurs joues rondes et roses sur l’oreiller et écouter un instant leur respiration légère et régulière.

« Allons, Hetty, va te coucher, dit M. Poyser d’un ton caressant, comme il allait monter lui-même. Tu ne voulais pas rentrer si tard, j’en suis sûr ; mais ta tante a été épuisée aujourd’hui. Bonne nuit, ma fille, bonne nuit ! »


CHAPITRE XV

les deux chambres à coucher

Hetty et Dinah couchaient toutes les deux au second étage, dans des chambres contiguës, chétivement meublées, sans volets pour se garantir des rayons de la lune qui se levait en ce moment, lumière plus que suffisante pour permettre à Hetty de circuler et de se déshabiller très à l’aise ; pour qu’elle pût voir les chevilles auxquelles elle pendait son chapeau et sa robe, chaque épingle sur sa pelote de drap rouge, et même son image dans le vieux miroir ; il ne lui en fallait pas davantage pour brosser ses cheveux et mettre son bonnet de nuit.

Un drôle de vieux miroir ! Hetty se fâchait contre lui presque chaque fois qu’elle s’habillait. On l’avait admiré dans son temps, et la famille Poyser l’avait acheté à une vente de mobilier élégant ; même à ce moment il avait du prix, car il était entouré d’une grande quantité de dorure ternie, avait une solide base d’acajou, bien garnie de tiroirs qui s’ouvraient avec une secousse si forte qu’elle ramenait les objets des coins les plus éloignés sans qu’on eût la peine de les chercher. Mais Hetty lui reprochait les nombreuses taches opaques de la glace, qu’aucun frottement ne pouvait effacer, et la manière verticale dont il était fixé, sans pouvoir s’incliner en avant ou en arrière, en sorte qu’elle n’avait qu’une manière de se bien voir : c’était de s’asseoir sur une chaise basse devant sa table de toilette. Et cette table de toilette n’en était nullement une ; mais une petite vieille commode à tiroirs, la chose la moins faite pour qu’on s’assît devant, car les grosses poignées de laiton meurtrissaient les genoux et empêchaient de s’approcher à l’aise. Mais les adorateurs dévots ne souffrent jamais que des difficultés les empêchent de remplir leurs rites religieux, et ce soir-là Hetty était plus disposée à sa forme d’adoration personnelle que d’habitude.

Après avoir posé sa robe et son fichu, elle sortit une clef de la poche qui pendait à son jupon, et, ouvrant un des tiroirs inférieurs de la commode, en sortit deux petits morceaux de bougie, secrètement achetés à Treddleston ; elle les fixa sur deux becs de cuivre, puis les alluma, et prit un petit miroir d’un shelling à cadre rouge et sans tache. Ce fut dans ce petit miroir qu’elle préféra se regarder après s’être assise. Elle le fit en souriant et penchant la tête de côté pendant une minute ; puis elle le posa et prit dans un tiroir supérieur sa brosse et son peigne. Elle fit retomber ses cheveux et s’arrangea comme un portrait de grande dame qui était dans la chambre de toilette de miss Lydia Donnithorne. Ce fut bientôt fait, les brillantes boucles brunes tombèrent sur ses épaules. Ce n’étaient point des cheveux lourds, épais et simplement ondulés, mais doux et soyeux, se roulant facilement en anneaux délicats. Elle les repoussa tous en arrière pour mieux ressembler au portrait et former un fond vigoureux, mettant en relief son cou blanc et arrondi. Puis elle posa la brosse et le peigne, et se regarda en croisant les bras, toujours comme dans le portrait. Même la vieille glace bigarrée ne put s’empêcher de réfléchir une charmante image, quoique le corsage d’Hetty ne fût pas de satin blanc, comme je suis sûre que les héroïnes doivent généralement en porter, mais d’une étoffe foncée de coton verdâtre.

Oh ! oui ! elle était bien jolie ! le capitaine Donnithorne le pensait ainsi ; plus jolie qu’aucune autre près d’Hayslope ; plus jolie qu’aucune des dames qu’elle avait jamais vues en visite au Château ; en vérité, il semblait que les élégantes dames fussent plutôt vieilles et laides ; et plus jolie que miss Bacon, la fille du meunier, qu’on appelait la beauté de Treddleston. Puis Hetty se regardait ce soir-là avec une sensation toute différente de ce qu’elle avait jamais ressenti auparavant ; il y avait un spectateur invisible dont les yeux se reposaient sur elle comme la brise du matin sur les fleurs. Sa douce voix lui disait et redisait ces jolies choses qu’elle avait entendues dans le bois ; son bras l’entourait encore et elle respirait le délicat parfum de rose de ses cheveux. La femme la plus vaine n’est jamais complétement assurée de sa propre beauté avant qu’elle se voie aimée.

Mais Hetty parut trouver que quelque chose lui manquait, car elle se leva et prit une vieille écharpe de dentelle noire sur la presse à linge et une paire de grands pendants d’oreilles dans le tiroir sacré d’où elle avait sorti les bougies. C’était une vieille, vieille écharpe, pleine de reprises ; mais elle formerait une garniture convenable autour de ses épaules et ferait ressortir la blancheur de son haut de bras. Puis elle ôta les petites boucles qu’elle avait aux oreilles. Oh ! comme sa tante l’avait grondée de s’être fait percer les oreilles ! Elle y mit les grandes ; ce n’était que du verre de couleur et du similor ; mais quand on ne savait pas de quoi elles étaient faites, elles avaient tout aussi bon air que celles que les dames portaient. Alors elle se rassit avec sa toilette improvisée. Elle regarda ses bras ; aucuns bras ne pouvaient être plus joli jusqu’au-dessous du coude ; ils étaient blancs et potelés, ayant des fossettes qui rivalisaient avec celles de ses joues ; mais elle fut peinée de voir que près du poignet ils étaient gâtés par la fabrication du beurre et d’autres travaux que les dames ne font jamais.

Sans doute que le capitaine Donnithorne ne voudrait pas qu’elle continuât à travailler ; il désirerait la voir dans de beaux habits, avec des souliers minces et des bas blancs, peut-être à coins de soie ; il fallait qu’il l’aimât beaucoup, car personne d’autre n’avait jamais mis son bras autour d’elle et ne l’avait embrassée ainsi. Il voudrait l’épouser peut-être et en faire une dame ; elle osait à peine formuler cette pensée ; cependant, comment pourrait-il en être autrement ? L’épouser tout à fait secrètement, comme M. James, l’aide du docteur, avait épousé la nièce du docteur, ce que personne n’avait jamais découvert que bien longtemps après ; et alors il ne sert plus à rien de se mettre en colère. Hetty avait entendu le docteur raconter tout cela à sa tante. Elle ignorait comment cela se ferait, mais il était bien certain qu’on n’en pourrait jamais rien dire au vieux seigneur, car Hetty était près de s’évanouir de crainte et d’épouvante quand elle le rencontrait au Château. Il lui paraissait si imposant, qu’il n’était jamais entré dans l’esprit d’Hetty qu’il pût avoir été jeune comme les autres hommes ; il avait toujours été le vieux seigneur faisant peur à tout le monde. Oh ! il lui était impossible de penser à ce qui arriverait. Mais le capitaine Donnithorne devait le savoir, car il était haut placé, pouvait faire sa fantaisie en toutes choses et acheter tout ce qui lui plaisait. Peut-être un jour serait-elle une grande dame qui irait en voiture, s’habillerait pour le dîner avec une robe de brocard, traînant par terre, des plumes dans les cheveux, comme miss Lydia et lady Dacey, quand elle les avait vues un soir se rendre à la salle à manger, les regardant en cachette par la petite fenêtre ronde de l’office ; seulement elle ne serait pas vieille et laide comme miss Lydia ou tout d’une pièce comme lady Dacey, mais très-jolie, avec ses cheveux arrangés de toutes sortes de manières ; quelquefois en robe rose, quelquefois en robe blanche ; elle ne savait pas ce qu’elle aimait le mieux, et Burge et tout le monde la verraient peut-être passer dans sa voiture ou plutôt en entendraient parler. Il était impossible que cela pût arriver à Hayslope, à la vue de sa tante. À la pensée de cette splendeur, Hetty se leva de sa chaise, et, en le faisant, accrocha à son écharpe le petit miroir à cadre rouge, qui tomba avec retentissement sur le plancher ; mais elle était trop occupée de ses visions pour penser à le ramasser, et, après un tressaillement instantané, elle se mit à marcher à la manière majestueuse d’un pigeon, en long et en large de sa chambre, avec son corset et son jupon de couleur, la vieille écharpe de dentelle noire autour de ses épaules et les grandes boucles d’oreilles de verre à ses oreilles.

Comme la petite chatte paraît jolie dans cet étrange costume ! C’est la chose du monde la plus facile que d’en tomber amoureux ; ses traits sont d’une douceur si enfantine, sa taille si ronde, ses cheveux foncés s’étalent si agréablement autour de ses oreilles et de son cou ; ses grands yeux noirs, avec leurs longs cils, sont si émouvants et si sémillants, qu’il semble qu’un lutin y soit emprisonné. Ah ! quel trésor pour l’homme qui obtient une fiancée comme Hetty ! Qu’ils l’envient, ceux qui viennent au déjeuner des noces et la voient suspendue à son bras avec son voile de dentelle et les fleurs d’oranger ! Quel cher objet, gracieux et flexible ! Son cœur doit être tout aussi doux, son caractère aussi privé d’angles, son humeur aussi facile ! Si quelque chose va jamais mal, ce sera bien certainement la faute du mari, car il en pourra faire ce qu’il voudra, bien sûrement. Et l’amoureux pense la même chose, le petit bijou chéri l’aime tant ; ses petites vanités sont si captivantes ! il serait bien fâché qu’elle fût un peu plus sage ; ses regards et mouvements de petite chatte sont précisément ce qui fait le paradis sur la terre. Tout homme, en semblables circonstances, se croit sûr d’être un grand physionomiste. La nature, à ce qu’il dit, a un langage à elle, qu’elle emploie avec la plus stricte vérité, et il se considère comme très-versé dans ce langage. Celte nature a écrit pour lui le caractère de sa fiancée dans ces lignes exquises de la joue, des lèvres et du menton, dans ces paupières délicates comme des pétales, dans ces longs cils recourbés comme les étamines d’une fleur, dans la profondeur limpide de ces yeux étonnants. Comme elle adorera ses enfants ! Elle est presqu’une enfant elle-même, et les petites créatures l’entoureront, comme les boutons d’une rose. Le mari regardera ce tableau en souriant avec bienveillance, libre, quand il le voudra, de se retirer dans le sanctuaire de sa sagesse, vers lequel sa douce épouse dirigera des regards respectueux, sans jamais en soulever le rideau. C’est un mariage comme ceux de l’âge d’or, où les hommes étaient tous sages et majestueux, et les femmes toutes charmantes et aimantes.

C’était, à peu près de cette manière que notre ami Adam Bede pensait au sujet d’Hetty ; seulement il le faisait avec un autre langage. Si elle le traitait quelquefois avec une froide vanité, il se disait : « C’est seulement parce qu’elle ne m’aime pas assez ; » et il était assuré que son amour, quand elle le donnerait, serait la chose la plus précieuse qu’un homme pût posséder sur la terre. Avant de blâmer Adam de ce manque de pénétration, demandez-vous à vous-même, je vous prie, si vous avez jamais été prédisposé à mal penser d’une jolie femme, si vous avez jamais pu croire, sans preuve évidente, du mal d’une excessivement jolie femme qui vous avait ensorcelé. Non ; ceux qui aiment les pêches veloutées sont sujets à en oublier le noyau, et quelquefois s’y blessent cruellement les dents.

Arthur Donnithorne, aussi, avait la même manière de penser au sujet d’Hetty, d’après ce qu’il pouvait connaître de son caractère. Il était sûr que c’était une chère petite créature, bonne et affectionnée. L’homme qui éveille les passions étonnées et tremblantes d’une jeune fille la croit toujours affectionnée ; et si par hasard il jette un regard sur l’avenir, la voyant si dévouée, il s’imagine qu’elle aura toujours pour lui la plus vertueuse tendresse. Dieu a fait ces chères femmes ainsi, et c’est un arrangement très-convenable en prévision de maladie.

Je crois que le plus sage de nous peut se méprendre ainsi quelquefois et penser des gens ou mieux ou pis qu’ils ne le méritent. La nature a son langage et n’est point trompeuse ; mais nous ne connaissons pas encore assez bien toutes les difficultés de sa syntaxe, et, dans une lecture tr op rapide, nous pouvons comprendre le contraire de ce qu’elle veut dire. De longs cils noirs, par exemple, y a-t-il rien de plus délicieux ? Je trouve impossible de ne pas croire à quelque profondeur d’âme derrière un œil bleu foncé avec de longs cils noirs, malgré l’expérience qui m’a prouvé qu’ils peuvent se rencontrer avec la tromperie, la fraude ou la bêtise. Mais si, par la réaction du dégoût, je me suis attaché à des yeux de poisson, j’y ai trouvé une surprenante similitude de résultat. On finit à la fin par soupçonner qu’il n’y a aucune corrélation directe entre les cils et le caractère, ou que tout au moins les plus beaux expriment ce qu’étaient les dispositions de quelque belle grand’mère, ce qui, à tout prendre, nous importe beaucoup moins.

Aucuns cils ne pouvaient être plus beaux que ceux d’Hetty, et maintenant qu’elle marche dans la chambre comme un majestueux pigeon, en baissant les yeux sur ses épaules entourées de la vieille dentelle noire, la frange foncée se dessine en perfection sur sa joue rose. Ce ne sont que des peintures nuageuses bien mal définies que sa petite portion d’imagination peut se faire de l’avenir ; mais, dans chaque tableau, c’est elle qui en occupe le centre, avec de beaux habits. Le capitaine Donnithorne est très-près d’elle, passant son bras autour de sa taille, l’embrassant peut-être, et chacun l’admire et l’envie, surtout Marie Burge, dont la robe neuve de toile imprimée paraît bien méprisable à côté de la resplendissante toilette d’Hetty. Est-ce qu’aucun souvenir doux ou triste ne se mêle à ces rêves d’avenir ? aucune pensée aimante pour ceux qui ont remplacé ses parents ? pour les enfants qu’elle a aidé à élever ? pour quelque compagne de jeunesse, quelque animal favori, même quelque relique de son enfance ? Pas un. Il y a quelques plantes qui n’ont presque point de racines ; vous pouvez les enlever du coin de rocher ou de mur où elles ont poussé, et les mettre sur votre élégant pot à fleurs, elles n’en fleuriront pas moins. Hetty aurait pu laisser derrière elle toute sa vie passée sans chercher à s’en souvenir jamais. Je crois qu’elle n’avait aucune affection pour la vieille maison, qu’elle n’aimait pas les roses trémières et la longue rangée de mauves du jardin plus que d’autres fleurs, peut-être pas autant. Il était étonnant comme elle paraissait peu s’inquiéter de servir son oncle, qui avait été un si bon père pour elle ; elle ne se rappelait presque jamais à temps de lui donner sa pipe, à moins qu’il ne se trouvât là quelqu’un en visite, qui aurait l’occasion de la mieux voir pendant qu’elle passerait devant l’âtre. Hetty ne comprenait pas qu’on pût être très-attaché à des personnes d’âge mûr. Et quant aux ennuyeux enfants, Marty, Tommy et Totty, ils avaient été le vrai tourment de sa vie, aussi désagréables que des insectes bourdonnants qui viennent vous taquiner dans une chaude journée quand vous voudriez rester tranquille. Marty, l’aîné, était un enfant porté au bras quand elle était entrée à la ferme, car ceux nés avant lui étaient morts ; aussi Hetty les avait eus tous les trois, l’un après l’autre, trottillant à ses côtés dans la prairie, ou jouant autour d’elle, les jours de pluie, dans les chambres à moitié vides de la grande et vieille maison. Les garçons étaient hors de ses soins maintenant, mais Totty était encore un tourment de chaque jour, pire qu’aucun des autres ne l’avait été, parce qu’on s’occupait beaucoup plus d’elle. Il fallait sans cesse faire et raccommoder des habillements. Hetty aurait été satisfaite d’apprendre qu’elle ne verrait plus un seul enfant ; ils étaient pires que ces détestables petits agneaux que le berger apportait toujours à la maison en lui demandant d’en prendre un soin particulier, car les agneaux, on s’en débarrassait tôt ou tard. Quant aux petits poulets et dindons, Hetty aurait pris en haine le mot même de « couvée, » si sa tante, en l’engageant à surveiller la jeune volaille, ne lui eût promis le produit d’un individu de chaque couvée. Les petits poussins arrondis et à duvet, regardant de dessous les ailes de leur mère, ne lui firent jamais aucun plaisir ; ce n’était pas ce qui l’occupait, mais elle pensait aux jolies choses neuves qu’elle s’achèterait à la foire de Treddleston avec l’argent qu’ils produiraient. Et cependant elle avait de si jolies fossettes, elle paraissait si charmante quand elle se baissait pour mettre le pain trempé sous le panier à poulets, qu’il aurait fallu être un personnage bien fin vraiment pour la soupçonner de cette dureté. Molly, la servante, avec son nez retroussé et sa mâchoire avancée, était vraiment une fille au cœur tendre, et, comme disait madame Poyser, un bijou pour soigner la volaille ; mais sa figure, sans expression, ne laissait rien voir de ce plaisir maternel, pas plus qu’un pot de terre brune ne laisse passer la lumière de la lampe qu’il renferme.

C’est ordinairement un œil féminin qui découvre le premier les défauts cachés sous la « chère tromperie » de la beauté ; aussi n’est-il pas surprenant que madame Poyser, avec sa pénétration ordinaire et les nombreuses occasions qu’elle avait de l’observer, se fût formé une opinion assez juste de ce qu’on pouvait attendre d’Hetty dans le domaine du sentiment. Dans ses moments d’indignation, elle en avait quelquefois parlé à son mari avec une grande franchise. « Elle ne vaut pas mieux qu’un paon qui se percherait sur le mur et étalerait sa queue au soleil, quand même tous les gens de la paroisse seraient à la mort ; il semble que rien ne peut la remuer intérieurement, pas même quand nous avons cru que Totty était tombée dans le puits. Quand on pense à ce chérubin chéri ! Dire que nous l’avons trouvée avec ses petits souliers plantés dans la boue et qui criait à se briser la poitrine là-bas vers le puits des chevaux ! Mais Hetty ne s’en inquiétait pas, je l’ai bien vu ; elle ne l’aime guère, quoiqu’elle s’en soit occupée depuis qu’on la portait au bras. J’ai dans l’idée, moi, qu’elle a le cœur aussi dur qu’un caillou.

« Non, non, disait M. Poyser, il ne te faut pas juger Hetty trop sévèrement. Les jeunes filles sont comme le grain qui n’est pas mûr ; il fera plus tard une bonne nourriture, mais pour le moment il est mou. Tu verras qu’Hetty ira très-bien quand elle aura un bon mari et des enfants à elle.

Je ne tiens pas à la juger sévèrement. Elle a de l’adresse dans les doigts et peut se rendre assez utile quand elle veut. Je la regretterai pour le beurre, car elle a la main fraîche. Qu’il en soit ce qu’il pourra, je m’efforcerai de faire ce que je dois pour une nièce à vous, et c’est jusqu’à présent ce que j’ai fait, car je lui ai enseigné tout ce qui concerne la tenue d’une maison ; je lui ai rappelé son devoir bien assez souvent, et pourtant Dieu sait que je n’ai pas trop de souffle à dépenser, et que cette douleur poignante au côté me vient quelquefois d’une manière terrible. Avec ces trois filles dans la maison, il me faudrait trois fois plus de force pour surveiller leur travail. C’est comme si on faisait rôtir de la viande à trois feux : pendant que vous arrosez un rôti, l’autre brûle. »

Hetty craignait assez sa tante pour désirer lui cacher le plus qu’elle pouvait de sa vanité sans un trop grand sacrifice. Elle ne pouvait résister à dépenser son argent en bagatelles d’élégance que madame Poyser désapprouvait ; mais elle serait presque morte de honte, de vexation et de frayeur si sa tante avait ouvert la porte dans ce moment et l’eût surprise avec ses bouts de bougie allumés, se pavanant attifée de son écharpe et de ses boucles d’oreilles. Pour prévenir une semblable surprise, elle verrouillait toujours sa porte, et elle n’avait point oublié de le faire ce soir-là. Elle avait bien fait, car, en cet instant, on frappa légèrement, et Hetty, avec grand battement de cœur, s’élança pour éteindre ses bougies et les jeter dans le tiroir. Elle n’osa pas s’arrêter à ôter ses boucles d’oreilles, mais elle arracha son écharpe, qu’elle laissa tomber à terre, avant que le léger coup fut répété. Nous saurons d’où venait ce bruit à sa porte, si nous quittons Hetty un moment, pour retourner à Dinah, qui, après avoir remis Totty dans les bras de sa mère, était montée à sa chambre à coucher à côté de celle d’Hetty.

Dinah aimait excessivement la fenêtre de sa chambre. Située au second étage de cette haute maison, elle avait une vue étendue sur les champs. L’épaisseur du mur formait une large marche à peu près à un mètre au-dessous de la fenêtre sur laquelle elle pouvait placer sa chaise. La première chose qu’elle fit en entrant dans sa chambre fut de s’asseoir là et de contempler les champs paisibles au-delà desquels la pleine lune se levait au-dessus de l’avenue d’ormeaux. Elle préférait la prairie où les vaches laitières étaient couchées, et après celle-là celle où l’herbe était à moitié fauchée et couchée en lignes argentées. Son cœur était plein, car il ne devait plus y avoir qu’une seule nuit où elle pourrait contempler ces champs avant de les quitter pour bien longtemps ; mais elle s’occupait peu de devoir quitter cette scène même, car le triste Snowfield avait pour elle tout autant de charmes ; elle pensait aux personnes aimées dont elle avait appris à s’occuper au milieu de ces paisibles campagnes, et qui auraient maintenant et pour toujours une place dans ses souvenirs. Elle pensait à toutes les luttes et les fatigues qui pouvaient encombrer le reste de leur route en cette vie, quand elle serait loin d’elles, et qu’elle ne saurait plus rien de ce qui pourrait leur arriver ; et cette pensée l’oppressa bientôt assez fortement pour qu’elle ne pût plus jouir de ce calme des champs éclairés par une lune si brillante qu’elle contrastait avec ses pensées. Elle ferma les yeux afin de se recueillir plus pleinement dans le sentiment d’une sympathie et d’un amour plus profonds et plus tendres que n’en pouvaient offrir la terre et les astres. C’était souvent la manière de prier de Dinah lorsqu’elle était seule. Simplement fermer les yeux et se sentir enveloppée par la présence divine ; et peu à peu ses craintes, ses vives inquiétudes pour les autres se fondaient comme des glaçons dans un chaud océan. Il y avait au moins dix minutes qu’elle était assise ainsi, parfaitement immobile, les mains croisées sur sa poitrine et sa calme figure éclairée par les pâles rayons de la lune, quand elle fut surprise par un bruit sonore, apparemment quelque chose tombant dans la chambre d’Hetty. Mais, comme tout bruit qui nous frappe dans un état d’abstraction, il n’avait pas de caractère distinct, mais était simplement fort et subit ; aussi était-elle dans le doute de savoir si elle l’avait bien interprété. Elle se leva et écouta, mais tout restait tranquille ; elle réfléchit qu’Hetty avait probablement fait tomber quelque chose en se mettant au lit. Elle commença lentement à se déshabiller ; mais alors, grâce aux suggestions de ce bruit, ses pensées se concentrèrent sur Hetty ; cette douce jeune fille, ayant la vie et toutes ses épreuves devant elle, les devoirs solennels et journaliers d’épouse et de mère en perspective, et un esprit si peu préparé à les remplir, porté seulement à de petites jouissances sottes et égoïstes, comme un enfant qui ne pense qu’à ses jouets au commencement d’un long et fatigant voyage, pendant lequel il devra supporter la faim, le froid et les nuits sans abri. Dinah s’intéressait doublement à Hetty, parce qu’elle partageait l’anxiété de Seth pour le sort de son frère, et qu’elle n’avait point encore découvert qu’Hetty n’aimait pas assez Adam pour l’épouser. Elle voyait trop clairement l’absence d’un naturel aimant et dévoué chez Hetty, pour regarder la froideur de sa conduite envers Adam comme un indice que ce n’était point l’homme qu’elle désirait avoir pour mari. Et ce vide chez Hetty, au lieu de susciter l’improbation de Dinah, ne faisait que la toucher d’une plus profonde pitié. Cette charmante figure l’intéressait comme la beauté intéresse toujours une âme pure et tendre, libre de jalousie égoïste ; c’était un don divin excellent, qui rendait plus évidents les défauts, les péchés, les chagrins auxquels il se mêlait, comme la corruption dans un bouton de lis est plus pénible à voir que dans une fleur commune.

Pendant que Dinah se déshabillait et mettait sa robe de chambre, ce sentiment à l’égard d’Hetty avait pris une pénible intensité ; son imagination avait créé un fagot épineux de péchés et de chagrins, contre lequel elle voyait lutter la pauvre créature déchirée et saignante, cherchant en pleurs du secours et n’en trouvant aucun. C’est de cette manière que l’imagination et la sympathie de Dinah agissaient et réagissaient d’ordinaire en se fortifiant mutuellement. Elle éprouva une profonde envie d’aller verser dans l’oreille d’Hetty toutes les paroles de tendre avertissement et d’appel qui remplissaient son esprit. Mais peut-être Hetty dormait déjà. Dinah écouta contre la cloison, et entendit quelques légers mouvements qui la convainquirent qu’Hetty n’était pas encore au lit. Elle hésitait cependant ; elle n’était pas convaincue d’une direction divine ; la voix qui lui disait d’aller vers Hetty ne paraissait pas plus forte que celle qui disait qu’Hetty était fatiguée, et qu’aller vers elle intempestivement ne ferait que lui fermer son cœur davantage. Dinah n’était point satisfaite sans une direction plus certaine que ces voix intérieures. On y voyait assez clair pour qu’en ouvrant la Bible elle pût suffisamment discerner le texte et reconnaître ce qu’il lui dirait. Elle connaissait la figure de chaque page et pouvait dire à quel livre elle ouvrait, quelquefois à quel chapitre, sans lire le titre ou le numéro. C’était une petite Bible épaisse, dont les angles étaient arrondis par l’usage. Dinah la posa à plat sur la tablette de la fenêtre, où la lumière était plus vive, et l’ouvrit avec le doigt. Les premiers mots qu’elle vit furent ceux du haut de la page gauche : « Et tous pleurèrent amèrement et se jetèrent au cou de Paul et l’embrassèrent. » C’était assez pour Dinah ; elle avait ouvert le livre à cette mémorable séparation à Éphèse, quand Paul s’était senti entraîné à ouvrir son cœur dans une dernière exhortation et un solennel avertissement. Elle n’hésita plus ; mais, ouvrant doucement sa porte, elle alla frapper à celle d’Hetty. Nous savons qu’elle dut frapper deux fois, parce qu’Hetty avait les lumières à éteindre et à enlever son écharpe noire ; mais après le second coup la porte s’ouvrit immédiatement. « Voulez-vous me laisser entrer, Hetty ? » Et Hetty, sans parler, car elle était confuse et ennuyée, ouvrit davantage et la laissa entrer.

Quel singulier contraste entre ces deux figures suffisamment visibles dans ce mélange de crépuscule et de clair de lune ! Hetty, les joues enflammées et les yeux brillants de son drame imaginaire, son beau cou et les bras nus, les cheveux retombant en touffe ondulée sur ses épaules, et les pendeloques aux oreilles ; Dinah, couverte de son long costume blanc, sa pâle figure pleine d’une émotion contenue, presque comme un corps charmant dans lequel l’âme est revenue enrichie de plus sublimes secrets et d’un plus sublime amour. Elles étaient à peu près de même taille ; Dinah évidemment un peu plus grande lorsqu’elle passa son bras autour de la taille d’Hetty et la baisa sur le front.

« Je me suis aperçue que vous n’étiez pas au lit, ma chère, dit-elle de sa douce voix claire, qui irritait Hetty en venant se mêler à son dépit maussade, comme de la musique à un bruit de chaînes, car je vous ai entendue bouger. Je désirais vivement vous parler encore ce soir, car c’est l’avant-dernière nuit que je passe ici, et nous ne savons pas ce qui peut arriver demain pour nous séparer. M’assiérai-je près de vous pendant que vous arrangez vos cheveux ?

— Oui, » dit Hetty en se tournant promptement et prenant la seconde chaise dans la chambre, heureuse de ce que Dinah ne paraissait pas voir ses boucles d’oreilles.

Dinah s’assit et Hetty se mit à brosser ses cheveux avant de les relever, avec cet air de parfaite indifférence qui accompagne un sentiment intérieur de confusion. Mais l’expression des yeux de Dinah la rassura peu à peu ; ils ne semblaient remarquer aucun détail.

« Chère Hetty, dit-elle, il m’est venu à l’esprit, ce soir, que vous pouvez quelque jour vous trouver dans la peine ; la peine est notre lot à tous ici-bas, et il vient un temps où nous désirons obtenir plus de consolations et de secours que les choses de cette vie n’en peuvent donner. Je suis pressée de vous dire que si jamais vous étiez dans la tristesse et sentiez le besoin d’une amie qui pense à vous et vous aime, vous trouverez cette amie en Dinah Morris, à Snowfield ; et si vous venez à elle ou l’envoyez chercher, elle n’oubliera jamais cette nuit et les paroles qu’elle vous dit à présent. Voulez-vous vous en souvenir, Hetty ?

— Oui, répondit Hetty presque effrayée. Mais pourquoi dites-vous que je doive être dans la peine ? Savez-vous quelque chose ? »

Hetty s’était assise pour attacher son bonnet, et Dinah se pencha vers elle et lui prit les mains en lui répondant :

« Parce que, chère amie, la peine nous atteint tous dans cette vie ; nous mettons nos cœurs à des choses qu’il n’est pas dans la volonté de Dieu que nous possédions, et alors nous nous chagrinons ; les personnes que nous aimons nous sont enlevées, et nous ne prenons plaisir à rien parce qu’elles ne sont plus avec nous. La maladie vient et nous plions sous le fardeau de nos faibles corps ; nous sortons de la bonne route pour faire le mal, et nous nous attirons des difficultés avec notre prochain. Il n’est aucun homme ou aucune femme qui ne passe par quelqu’une de ces épreuves, et c’est parce que je sens que vous devez en rencontrer quelques-unes que je souhaite que, pendant que vous êtes jeune, vous cherchiez de la force en votre Père céleste, afin que vous trouviez un appui qui ne vous manquera jamais dans les mauvais jours. »

Dinah s’arrêta et lâcha les mains d’Hetty, afin de ne pas la gêner. Hetty resta sans bouger ; elle ne répondait par aucune sympathie à l’affection inquiète de Dinah : mais ces paroles, proférées avec cette clarté solennelle et pathétique, la pénétraient d’une sensation d’effroi. Ses couleurs avaient fait place presqu’à la pâleur ; elle avait cette timidité d’une riche nature faite pour le plaisir et qui frémit à l’idée de la souffrance. Dinah vit l’effet produit, et son tendre plaidoyer en devint plus pressant, jusqu’à ce qu’Hetty, pleine de la crainte vague que quelque malheur devait un jour l’accabler, commença à pleurer.

Nous avons l’habitude de dire que si les êtres inférieurs ne peuvent jamais comprendre les supérieurs, ceux-ci, au contraire, comprennent tout à fait les premiers. Mais je crois que les natures élevées doivent faire cette étude, comme nous apprenons l’art de la vision, par un grand nombre de pénibles expériences, souvent par des meurtrissures reçues en prenant les choses du mauvais côté ou en supposant avoir plus d’espace que nous n’en avons. Dinah n’avait jamais encore vu Hetty affectée de cette manière, et avec sa charité chrétienne habituelle elle se flatta que c’était une impulsion divine. Elle embrassa cette enfant qui sanglotait et pleura avec elle. Mais Hetty était simplement dans cet état d’excitation d’esprit où l’on ne saurait calculer quelle direction les sentiments peuvent prendre d’un moment à l’autre, et pour la première fois elle parut irritée des caresses de Dinah. Elle la repoussa avec impatience et lui dit, avec la voix d’un enfant qui sanglote :

« Ne me parlez pas ainsi, Dinah. Pourquoi venez-vous pour m’effrayer ? Je ne vous ai jamais rien fait. Pourquoi ne me laissez-vous pas tranquille ? »

La pauvre Dinah sentit un serrement de cœur. Elle était trop sage pour persister, et lui dit seulement avec douceur : « Oui, ma chère, vous êtes fatiguée ; je ne veux pas vous retenir plus longtemps. Mettez-vous promptement au lit. Bonne nuit ! »

Elle sortit de la chambre presque aussi légèrement et promptement qu’un esprit ; mais une fois à côté de son lit, elle se jeta à genoux et se livra en silence à toute la chaleureuse pitié dont son cœur était plein.

Pour Hetty, elle fut bien vite de nouveau dans le bois, ses rêves éveillés se fondant dans un sommeil où son existence était à peine plus confuse et incohérente.


CHAPITRE XVI

chaînons

Arthur Donnithorne, vous vous en souvenez, avait pris avec lui-même l’engagement d’aller voir M. Irwine ce vendredi matin. Il est réveillé et s’habille de si bonne heure, qu’il se décide à aller avant plutôt qu’après le déjeuner. Le Recteur, à ce qu’il sait, fait ce repas seul à neuf heures et demie. Arthur fera à cheval cette promenade matinale. On peut tout dire plus facilement à table.

Les progrès de la civilisation ont fait d’un dîner ou d’un déjeuner une occasion qui rend plus facile une délicate confession. Nous voyons sous un jour moins triste nos fautes quand notre père confesseur nous écoute entre l’œuf et le café. Nous sentons plus clairement que de dures pénitences sont hors de question pour des gentilshommes d’un siècle de lumières, et que le péché mortel n’est point incompatible avec l’appétit pour les rôties. Une attaque à notre bourse, qui, dans des temps plus barbares, se serait faite sous la brusque forme d’un canon de pistolet, devient un procédé gracieux et de bon ton, maintenant qu’elle s’est changée en un emprunt jeté comme une facile parenthèse entre le second et le troisième verre de bordeaux.

Cependant il y avait cet avantage dans les anciennes et rudes formes, qu’elles vous forçaient, par quelque action extérieure, à exécuter votre résolution. Quand vous avez placé la bouche à l’extrémité d’un tube acoustique, et que vous savez positivement qu’il se trouve à l’autre bout une oreille qui vous écoute, vous direz plus sûrement ce qui vous a amené là, que si vous êtes assis, les jambes à l’aise sous l’acajou, avec un convive qui n’a aucune raison d’être surpris que vous n’ayez rien de particulier à lui communiquer.

Cependant Arthur Donnithorne, tout en respirant l’air du matin en suivant à cheval d’agréables sentiers, était sincèrement déterminé à ouvrir son cœur à M. Irwine, et le bruit cadencé de la faux, comme il traversait les prairies, lui paraissait plus agréable en raison de cet honnête dessein. Il jouit maintenant de voir un temps assuré pour rentrer les foins, au sujet desquels les fermiers avaient de telles craintes. Il y a quelque chose de si salubre dans la participation à une joie générale et non simplement personnelle, que cette pensée réagit sur l’état de son esprit et lui fait paraître sa résolution plus facile. Un habitant des villes trouvera peut-être que des influences semblables ne devraient pas être prises en considération dans un livre qui n’est pas une simple histoire pour les enfants ; mais au milieu des champs et des haies, il est impossible de se maintenir toujours supérieur aux simples plaisirs qu’offre la nature.

Arthur avait traversé le village d’Hayslope et approchait de la colline du côté de Broxton, lorsqu’au tournant de la route il vit, à environ cent pas devant lui, une figure qu’il était impossible de prendre pour tout autre qu’Adam Bede, même lorsqu’il n’y aurait pas eu de chien gris et sans queue sur ses talons. Il avançait de son pas rapide habituel, et Arthur poussa son cheval en avant pour le rejoindre, car il avait trop d’amitié d’enfance pour Adam pour perdre l’occasion de causer avec lui. Je ne dirai pas que son goût pour ce bon garçon ne dût pas un peu de sa force à son amour de patronage : noire ami Arthur aimait à faire tout ce qui était beau, et que ses belles actions fussent reconnues.

Adam se retourna quand il entendit le bruit accéléré des sabots du cheval, et attendit le cavalier en ôtant son bonnet avec un brillant sourire de satisfaction. Excepté pour son frère Seth, Adam aurait plus fait pour Arthur Donnithorn que pour aucun autre jeune homme au monde. Il n’y avait pour ainsi dire rien qu’il n’eût préféré perdre plutôt que l’équerre qu’il portait toujours et qui était un présent d’Arthur, acheté de son argent de poche lorsqu’il était un blondin de onze ans, alors qu’il avait assez bien profité des leçons d’Adam comme charpentier et tourneur, pour embarrasser toutes les femmes de la maison de dévidoirs superflus et de boites rondes. Adam voyait avec un véritable orgueil ce petit gentilhomme, et ce sentiment n’avait fait que se modifier légèrement quand le garçon aux cheveux blonds était devenu le jeune homme à favoris.

Adam, je dois le dire, était soumis à l’influence du rang et tout à fait prêt à accorder des témoignages de profond respect à toute personne placée au-dessus de lui, car ce n’était ni un philosophe ni un prolétaire à idées, mais simplement un solide et habile charpentier, avec un grand fond de vénération, bien disposé à reconnaître toutes les supériorités établies, à moins qu’il ne vit une raison certaine de les mettre en question. Il n’avait point de théories pour organiser le monde, mais il voyait qu’il s’y faisait beaucoup de mal soit par des constructions en bois vert, soit par des gens ignorants qui faisaient des plans pour des dépendances et des ateliers ou autres choses semblables, sans connaître la résistance des matériaux ; par de mauvais travaux ou par des contrats à terme trop court, qui ne pouvaient jamais être remplis sans ruiner quelqu’un ; et il avait résolu pour son compte de s’opposer à de telles manières de faire. Sur ces points il aurait maintenu son opinion contre les plus grands propriétaires du Loamshire ou du Stonyshire. Mais il sentait qu’en dehors de cela il était mieux d’avoir de la déférence pour ceux qui étaient plus instruits que lui-même. Il voyait aussi clairement que possible le mauvais aménagement des bois du domaine et le honteux état des bâtiments des fermes ; si le vieux chevalier Donnithorn lui en eût demandé la cause, il aurait donné son avis sans hésiter ; cependant sa disposition au respect envers un gentilhomme l’aurait dominé pendant tout ce temps. Le mot gentilhomme avait un sens pour Adam, et, comme il le disait souvent, « il ne pouvait souffrir un individu qui pensait s’élever en étant familier avec ses supérieurs. » Il faut se rappeler aussi qu’Adam avait du sang de paysan dans les veines, et qu’étant dans la force de l’âge il y a un demi-siècle, on peut s’attendre à trouver surannés quelques-uns des traits de son caractère.

À l’égard du jeune chevalier, ce respect intuitif d’Adam s’augmentait par des souvenirs d’enfance et une estime personnelle ; on peut donc imaginer qu’il faisait beaucoup plus cas des bonnes qualités d’Arthur et attachait à ses moindres actions beaucoup plus de prix que si elles se fussent trouvées chez un simple ouvrier comme lui. Il pensait que ce serait un beau jour pour tous les habitants d’Hayslope quand le jeune chevalier deviendrait propriétaire du domaine, lui qui avait le cœur si franc et si généreux, et des connaissances en réparations et améliorations rares chez un jeune homme qui allait seulement être majeur. Aussi y avait-il du respect comme de l’affection dans le sourire avec lequel il ôta son bonnet quand Arthur Donnithorne le rejoignit.

« Eh bien, Adam, comment vous portez-vous ? dit Arthur en lui tendant la main. Il ne touchait jamais la main d’aucun des fermiers, et Adam sentit vivement cet honneur. J’ai pu reconnaître de loin vos épaules. Ce sont bien les mêmes, seulement plus larges, que lorsque vous me portiez. Vous le rappelez-vous ?

— Oui, monsieur, je m’en souviens. Ce serait un mauvais signe si l’on oubliait ce qu’on a fait ou dit quand on était jeune garçon, car alors on ne penserait pas plus aux an ciens amis qu’aux nouveaux.

— Vous allez à Broxton, je suppose ? dit Arthur en met tant son cheval au pas, tandis qu’Adam marchait à côté de lui. Allez-vous à la cure ?

— Non, monsieur, je vais examiner la grange de Baril. On a peur que le toit ne fasse une poussée contre les murs, et je vais voir ce qu’il y a à faire avant d’envoyer des matériaux et des ouvriers.

— 11 paraît que Burge vous confie presque tout le travail maintenant, n’est-ce pas ? Je suppose qu’il vous associera bientôt. Il le fera, s’il est sage.

— Non, monsieur, je ne crois pas qu’il s’en trouvât beaucoup mieux. Un contre-maître, s’il a une bonne conscience et du plaisir à son travail, fera son affaire aussi bien que s’il était son associé. Je ne donnerais pas deux sous d’un homme qui planterait un clou avec négligence parce qu’il n’a pas nue paye en sus pour cela.

— Je le sais, Adam ; je sais que vous travaillez pour lui aussi bien que vous travailleriez pour vous-même. Mais vous seriez plus maître d’agir que vous ne l’êtes à présent, et vous tireriez peut-être un meilleur parti de cet établissement. Le vieux Burge devra bien une fois se retirer ; il n’a point de fils : il doit désirer qu’un gendre lui succède. Mais j’imagine qu’il a les doigts un peu crochus ; il voudra, je pense, un homme qui apporte quelque argent. Si je n’étais pas aussi pauvre qu’un rat, je serais bien aise de placer là quelque chose, afin de vous voir établi sur cette propriété. Je suis sûr que j’y trouverais mon profit. Peut-être pour rai-je mieux le faire dans un an ou deux. J’aurai une plus forte pension quand je serai majeur, et lorsque j’aurai payé quelques petites dettes, je pourrai m’occuper de ce qui m’entoure.

— Vous êtes bien bon de parler ainsi, monsieur, et je ne suis point ingrat. Mais, continua Adam d’un ton décidé, je n’aimerais pas à faire quelque offre à M. Burge, ou qu’on lui en fît pour moi. Je ne vois pas un acheminement bien clair à une association. S’il désirait jamais se défaire de l’établissement, ce serait tout autre chose. Je serais content de trouver alors de l’argent à un intérêt convenable, car j’aurais la certitude de pouvoir le rembourser avec le temps.

— Très-bien, Adam, dit Arthur, se souvenant de ce que M. Irwine lui avait dit d’un commencement de liaison amoureuse entre Adam et Mary Burge, nous n’en parlerons plus pour le moment. Quand est-ce que Ton ensevelit voire père ?

— Dimanche, monsieur ; M. Irwine viendra pour cela de meilleure heure. Je serai bien aise quand ce sera terminé, parce que j’espère que ma mère en sera plus tranquille. Cela fait tristement souffrir de voir l’affliction des gens âgés ; ils ont peu le moyen d’en sortir ; le nouveau printemps ne ramène aucun bourgeon à l’arbre flétri.

— Vous n’avez certes pas manqué de chagrins et d’ennuis dans votre vie, Adam. Je ne crois pas que vous ayez jamais eu le cerveau et le cœur légers comme d’autres jeunes gens. Vous avez toujours eu quelque inquiétude dans l’esprit.

— Oui, monsieur ; mais cela ne vaut pas la peine qu’on s’en occupe. Puisque nous sommes des hommes et que nous en avons les joies, je pense que nous devons aussi en avoir les soucis. Nous ne pouvons être comme les oiseaux, qui abandonnent leur nid dès qu’ils ont leurs ailes, ne reconnaissent plus leurs parents, quand ils les voient, et trouvent un nouvel vol attachement chaque année. J’ai assez de motifs de reconnaissance. J’ai toujours eu la santé, la force et suffisamment d’intelligence pour prendre plaisir à mon travail. Je compte pour beaucoup d’avoir pu suivre l’école du soir de Bartle Massey. Cela m’a aidé à acquérir une instruction que je n’aurais jamais pu obtenir par moi-même.

— Quel fameux gaillard vous êtes, Adam ! dit Arthur après un silence, pendant lequel il avait examiné le grand individu qui marchait à ses côtés. Je pouvais allonger un coup de poing mieux que la plupart des autres étudiants, à Oxford, et cependant je crois que vous me terrasseriez bien vite, si j’avais à me battre avec vous.

— Dieu garde que je le fasse jamais, monsieur ! dit Adam se retournant vers Arthur avec un sourire ; j’avais l’habitude de boxer comme amusement ; mais je l’ai perdue depuis que j’ai été cause que le pauvre Gil Tranter a dû passer quinze jours au lit. Je ne me battrais plus contre aucun homme, à moins qu’il ne se conduise en coquin. Si l’on a affaire à un individu qui n’a ni honte ni conscience, il faut bien essayer ce qu’on peut obtenir par la force. »

Arthur ne rit point, car il était préoccupé d’une pensée qui l’amena bientôt à dire :

« Je crois bien, Adam, que vous n’avez jamais de lutte avec vous-même ; que vous étoufferiez un désir dont vous auriez reconnu l’injustice, aussi facilement que vous étendriez par terre un ivrogne qui vous aurait cherché querelle. Je veux dire que vous n’êtes pas versatile, voulant d’abord une chose, puis bientôt le contraire.

— Mais non, dit Adam après un moment d’hésitation. Non, je ne me rappelle pas m’être jamais retourné de cette manière, quand j’avais décidé, comme vous dites, que quelque chose était mal. Cela me répugne de faire ce que je sais devoir me charger la conscience. Depuis que j’ai su additionner, j’ai vu assez clairement qu’on ne peut jamais mal agir sans causer plus de tort et de chagrin qu’on ne saurait le croire. C’est comme du mauvais ouvrage ; vous ne pouvez jamais voir la fin de l’ennui qu’il donne. Et c’est une triste chose que de venir au monde pour mener à mal son prochain au lieu de le rendre meilleur. Mais tout le monde ne juge pas de même. Je ne suis pas pour faire un péché de chaque petite plaisanterie ou niaiserie, où l’on peut se laisser entraîner, comme le pensent quelques dissidents. Un homme peut hésiter pour savoir s’il ne vaut pas la peine d’attraper un ou deux horions, afin de s’amuser davantage. Mais ce n’est pas mon habitude d’être un va et vient en quoi que ce soit ; je crois que j’ai plutôt le défaut contraire. Quand j’ai dit oui ou non, ne fût ce qu’en moi-même, il m’est difficile de revenir en arrière.

— C’est bien ce que je pensais de vous, dit Arthur. Votre volonté est de fer tout comme votre bras. Mais, quelque forte que soit une résolution, cela coûte souvent de l’exécuter. On peut être décidé à ne pas cueillir de cerises et tenir les mains dans ses poches ; mais on ne peut empêcher que l’eau n’en vienne à la bouche.

— C’est vrai, monsieur ; mais il n’y a rien de tel que de poser en principe qu’il y a bien des choses dont nous pouvons nous passer dans cette vie. Il ne sert à rien de la considérer comme la foire de Treddleston, où l’on ne songe qu’à regarder et acheter des jouets. Mais pourquoi est-ce <pie je vous parle ainsi, monsieur ? Vous en savez plus que moi.

— Je n’en suis pas bien sûr, Adam. Vous avez quatre ou cinq ans d’expérience de plus, et je crois que la vie a été une meilleure école pour vous que le collège pour moi.

— Ma foi, monsieur, vous avez l’air de penser du collège à peu près comme le fait Bartle Massey. Il dit que la plupart du temps le collège rend les gens comme des vessies, qui ne sont bonnes qu’à renfermer ce qu’on verse dedans.

Mais il a une langue comme une lame tranchante, Bartle ; elle entame tout ce qu’elle touche. Voici le tournant du chemin, monsieur ; je vous souhaite le bonjour, puisque vous allez à Broxton.

— Adieu, Adam ! portez-vous bien. »

Arthur remit son cheval au groom, à l’entrée de la cure, et s’avança par l’allée gravelée vers la porte qui ouvrait sur te jardin. 11 savait que le Recteur déjeunait toujours dans sa chambre d’étude qui était à gauche de cette porte, en face de la salle à manger. C’était une petite chambre basse, appartenant à l’ancienne portion de la maison, obscurcie par les reliures foncées des livres qui garnissaient les murs ; cependant elle paraissait très-gaie quand Arthur atteignit la fenêtre ouverte. Car le soleil du matin tombait de biais sur le grand globe de verre à poissons d’or, posé sur un piédestal en scagliola, en face de la table à déjeuner déjà servie. À côté de cette table était un groupe qui eût réjoui l’œil où que ce fût. Sur une moelleuse chaise de damas rouge était assis M. Irwine, avec la brillante fraîcheur qu’il avait toujours en sortant de sa toilette du matin. Sa belle main, blanche et potelée, caressait le dos brun et frisé de Junon, et, derrière Junon, dont la queue s’agitait avec un calme plaisir maternel, ses deux petits chiens bruns se roulaient l’un par-dessus l’autre dans un bien heureux duo, se houspillant bruyamment. Sur un coussin plus éloigné se tenait Pug, avec l’air d’une pudique dame qui considérait ces familiarités comme des faiblesses animales qu'elle faisait semblant d’observer le moins possible. Sur la table, vers le coude de M. Irwine, était le premier volume du Foulis Æschylus, qu’Arthur connaissait bien. La cafetière d’argent, que Carroll apportait, exhalait une vapeur parfumée qui complétait les délices d’un déjeuner de célibataire.

« Bravo, Arthur, voilà un digne garçon ! Vous arrivez juste à temps, dit M. Irwine, comme Arthur s’arrêtait et enjambait l’appui de la fenêtre basse. Carroll, il nous faut encore des œufs et du café, et nous devons bien avoir quelque volaille froide pour manger avec ce jambon ? C’est comme au bon vieux temps, Arthur ; depuis cinq ans vous n’avez pas déjeuné avec moi.

— La matinée était engageante pour une promenade à cheval, dit Arthur, et j’aimais tant à déjeuner ainsi avec vous, quand vous me faisiez étudier ! Mon grand-père est toujours de quelques degrés plus froid à déjeuner qu’à tout autre moment du jour. Je crois que son bain du matin ne lui convient pas. »

Arthur avait à cœur de ne pas laisser voir qu’il venait dans un but spécial. Il ne se trouva pas plutôt en présence de M. Irwine, que la confidence, qui lui avait paru très-facile avant, lui sembla tout d’un coup la chose la plus difficile du monde, et au moment même où ils se touchèrent la main, il vit son projet sous un jour tout nouveau. Comment faire comprendre à M. Irwine sa position, à moins de lui raconter ces petites scènes dans le bois ; et comment les raconter sans avoir l’air d’un imbécile ? Et puis sa faiblesse à revenir de chez Gawaine ! et faire précisément le contraire de ce qu’il avait décidé. Irwine le trouverait faible et versatile à tout jamais. Toutefois cela pourrait arriver sans préméditation ; la conversation pouvait y amener.

« J’aime le moment du déjeuner plus que tout autre de la journée, dit M. Irwine. Aucune poussière ne s’est encore étendue sur notre esprit ; il reflète clairement les choses. J’ai toujours un livre favori près de moi, pendant ce repas, et je jouis tellement des fragments que j’y glane, que chaque matin, régulièrement, il me semble que je vais redevenir studieux. Mais bientôt voici Dent qui m’amène un pauvre diable qui a tué un lièvre, et quand j’ai fini de « justicier, » comme dit Carroll, je suis disposé à faire une promenade autour de la glèbe. Puis, en revenant, je rencontre le directeur de la maison de travail, qui a une longue histoire à me raconter d’un pauvre qui s’est mutiné ; ainsi se passe la journée, et je suis toujours le même paresseux avant que le soir arrive. De plus, on a besoin du stimulant de la sympathie, et je ne l’ai jamais eu depuis que le pauvre d’Ogley a quitté Treddleston. Si vous aviez bien voulu mordre aux livres, vaurien, j’aurais eu une perspective plus agréable. Mais l’amour de l’étude n’est pas dans le sang de votre famille.

— Non, vraiment. C’est à peine si je pourrai me rappeler quelque peu de latin, quand il faudra orner mon discours d’entrée au parlement dans cinq ou six ans d’ici. Cras in gens iterabimus æquor, et quelques bribes de cette espèce me resteront peut-être, et j’arrangerai mes opinions de manière à les y faire entrer. Mais je ne crois pas que la connaissance des classiques soit un besoin bien urgent pour un gentilhomme campagnard ; autant que j’en puis juger, il vaut mieux pour lui qu’il ait la connaissance des mœurs. J’ai lu dernièrement les livres de votre ami Arthur Yung, et il n’y a rien que je préférasse à mettre en pratique quelques-unes de ses idées pour amener les fermiers à mieux diriger leurs terres, et, comme il le dit, faire de ce qui n’était qu’un pays inculte, tout de la même teinte foncée, un paysage brillant et varié de blés, prairies et troupeaux. Mon grand-père ne me laissera jamais exercer le moindre pouvoir tant qu’il vivra ; cependant j’aimerais à entre prendre les terres du côté du Stonyshire ; elles sont dans une condition déplorable ; je désirerais mettre à l’œuvre des améliorations et galoper d’un endroit à l’autre pour ies surveiller. Je voudrais connaître tous les laboureurs et les voir me tirer leur chapeau d’un air de bon vouloir.

— Bien, Arthur ; un homme qui n’a point de goût pour les classiques ne peut faire une meilleure apologie de sa venue dans ce monde qu’en désirant augmenter la production pour nourrir les hommes de lettres et les recteurs qui les apprécient. Et puissé-je être là quand vous entrerez dans votre carrière de seigneur modèle. Vous aurez besoin d’un imposant recteur pour compléter le tableau et prendre sa part de tout le respect et l’honneur que vous vaudront vos rudes travaux. Seulement ne prenez pas trop à cœur la reconnaissance que cela vous procurera en retour. Je ne crois pas que les hommes qui cherchent à être utiles aux autres leur soient les plus chers. Vous savez que Gawaine a encouru les malédictions de tout le voisinage au sujet d’un certain enclos. Il vous faudra bien choisir ce que vous aimez le mieux, mon vieux, — la popularité ou l'utilité, — autrement vous les manquerez toutes deux.

— Oh ! Gawaine est rude dans sa manière d’agir ; il ne se rend pas personnellement agréable à ses tenanciers. Je ne crois pas qu’il y ait quelque chose qu’on ne puisse obtenir des gens en les traitant avec bonté. Pour mon compte, je ne pourrais vivre dans un endroit où je ne serais ni aimé ni respecté ; il m’est agréable de me trouver ici parmi les tenanciers ; ils ont tous l’air bien disposés pour moi. Je suppose qu’ils me voient encore petit garçon courant sur un poney gros comme un mouton. Si on leur accordait quelques avances et qu’on s’occupât un peu de leurs habitations, on pourrait, je crois, tout bêtes qu’ils sont, les persuader de suivre un meilleur mode de culture.

— Alors, tâchez de placer votre amour au bon coin, et ne prenez pas une femme qui draine à sec votre bourse et vous rende sordide en dépit de vous-même. Ma mère et moi discutons quelquefois à votre égard ; elle dit : « Je ne hasarderai jamais aucune prédiction sur Arthur avant de voir « la femme dont il sera amoureux. » Elle suppose que votre amour vous dirigera comme la lune dirige les marées. Mais je me sens dans l’obligation de vous défendre, comme mon élève, et je maintiens que vous n’êtes point d’un genre aussi aquatique. Ainsi, faites attention de ne pas faire tort à mon jugement. »

Ces mots firent frémir Arthur, car cette opinion de la rusée vieille dame Irvvine à son sujet lui fit l’effet désagréable d’un présage sinistre. Ce n’était certes qu’une nouvelle raison de persévérer dans son intention et de s’assurer un appui contre lui-même. Malgré cela, à cet endroit de la conversation, il sentait diminuer son désir de raconter son histoire avec Hetty. Il était très-impressionnable et mettait beaucoup de prix à l’opinion des autres à son égard ; le fait même d’être en présence d’un ami intime, qui n’avait pas la plus légère idée qu’il eût soutenu une lutte intérieure aussi sérieuse que celle qu’il était venu pour lui confier, ébranlait sa propre croyance à l’importance de cette lutte. Ce n’était pas, après tout, une chose à faire tant d’embarras ; que pourrait Irwine pour lui plus qu’il ne pût faire lui-même ? Il irait à Eagledale malgré l’accident de Meg, — il irait sur Rattle, et Pym le suivrait tant bien que pourrait sur la vieille rosse. Telle était sa pensée en sucrant son café ; mais, un instant après, comme il portait la tasse à ses lèvres, il se rappela comme quoi il avait décidé la nuit dernière de tout raconter à Irwine. Non, il ne vacillerait plus, — cette fois il ferait ce qu’il avait décidé de faire. Il serait donc convenable de ne pas laisser tomber ce ton de personnalité de la conversation. S’ils passaient à des sujets différents, la difficulté augmenterait. Cette pensée et sa réaction n’avaient pas occupé un temps que l’on pût apprécier, lorsqu’il répondit :

« Mais je ne crois pas que ce soit un argument contre la force de caractère d’un homme que d’être enclin à se laisser dominer par l’amour. Une belle constitution ne nous préserve pas de la petite vérole ou de quelqu’une de ces maladies inévitables. Un homme peut être très-ferme sur d’autres points, et cependant se trouver sous une espèce de sortilège de la part d’une femme.

— Oui ; mais il y a une différence entre l’amour et la petite vérole ou même le sortilège, — c’est que, si vous découvrez la maladie à temps et que vous essayiez le changement d’air, il y a toute chance d’y échapper entièrement, sans aucun développement ultérieur. Et il y a certaines doses préservatrices qu’un homme peut s’administrer lui-même, en ayant toujours présentes à l’esprit les conséquences désagréables de sa faiblesse ; cela fait une espèce de verre noirci au travers duquel vous pouvez regarder une resplendissante beauté et discerner sa vraie silhouette ; quoique je craigne bien que peu à peu le verre enfumé ne vienne à manquer juste au moment où on en a le plus besoin. Je dirai même maintenant qu’un homme fortifié de la connaissance des classiques pourrait être entraîné à un mariage imprudent, malgré tous les avertissements que lui donnerait le chœur de Prométhée. »

Le sourire qui passa sur le visage d’Arthur était bien léger, et au lieu de suivre le tour plaisant de M. Irwine, il dit tout à fait sérieusement : « Oui, et c’est là le pire. C’est une chose horriblement vexante que, malgré toute notre volonté, nous soyons dirigés par des dispositions instantanées qu’il est impossible de calculer d’avance. Je ne pense pas qu’un homme soit tellement à blâmer s’il est entraîné malgré toutes ses résolutions contraires.

— Oui, mais ces dispositions d’esprit étaient en germe dans son individualité, mon garçon, tout autant que l’étaient ses réflexions, et encore plus. Un homme ne fait jamais rien de contraire à sa propre nature. Il porte en lui le principe de ses actions les plus exceptionnelles, et si nous autres, gens sensés, faisons de nous de fameux imbéciles dans quelque occasion particulière, nous devons en tirer la légitime conclusion que notre once de sagesse renferme quelques grains de folie.

— Mais on peut être entraîné par une combinaison de circonstances à faire des choses qu’on n’eût jamais faites sans cela.

— Certainement ; un homme ne peut pas voler facilement un billet de banque s’il n’est pas placé à sa portée ; mais il ne nous fera pas croire qu’il est honnête homme parce qu’il commence à se fâcher contre le billet de banque de ce qu’il se trouve sur son chemin.

— Pourtant, vous ne pensez pas qu’un homme qui lutte contre la tentation à laquelle il succombe soit aussi coupable que celui qui ne lutte jamais ?

— Non, mon garçon, et j’en ai pitié, en proportion de ses combats, car ils sont l’expression de la souffrance intérieure, la pire forme que Némésis puisse prendre. Nos mauvaises actions ont leurs fatales conséquences, quelles que soient les fluctuations qui les ont précédées, — conséquences qui s’arrêtent rarement à nous seuls. Et il est mieux d’avoir notre esprit pénétré de cette certitude, que de rechercher quels peuvent être nos motifs d’excuse. Mais je ne vous ai jamais vu si disposé à une discussion morale, Arthur. Est-ce que vous avez en vue quelque danger qui vous concerne dans cette manière de parler philosophique et générale ? »

En faisant cette question, M. Irwine repoussa son assiette, se renversa sur sa chaise et regarda Arthur en face. Il soupçonna qu’Arthur avait effectivement quelque chose à lui dire, et pensa lui aplanir la route par cette question directe. Mais il fut trompé dans son attente. Soudainement et involontairement amené sur la limite de la confession, Arthur revint en arrière, et s’y sentit moins disposé que jamais. La conversation avait pris un tour plus sérieux qu’il ne le désirait, — cela pourrait tromper Irwine, — il s’ imaginerait qu’il avait une forte passion pour Helty, tandis qu’il n’y avait lien de semblable. Il se sentait rougir et était fort ennuyé de sa puérilité.

« Non, non ; point de danger, dit-il avec le plus d’indifférence qu’il put. Je ne sais pas si je suis plus sujet à l’instabilité que d’autres ; seulement il y a par-ci par-là quelques petits incidents qui font rechercher ce qui pourrait arriver dans l’avenir. »

Cette singulière répugnance d’Arthur cachait-elle quelque motif qui expliquât sa retraite et qu’il ne s’avouait pas lui-même ? Les affaires de notre esprit sont conduites d’une manière très-semblable aux affaires de l’État ; beaucoup de pénible travail s’y fait par des agents qui ne sont point avoués. Dans une pièce de mécanique aussi, je crois qu’il y a souvent une petite roue qu’on ne remarque pas, et qui a beaucoup à faire avec le mouvement des grandes roues apparentes. Peut-être à ce moment y avait-il à l’œuvre dans l’esprit d’Arthur quelque agent semblable non reconnu ; — peut-être était-ce la crainte de voir cette confession, une fois faite au Recteur, devenir le sujet de graves ennuis, dans le cas où il ne serait pas tout à fait capable de mettre en pratique ses bonnes résolutions ? Je n’oserais affirmer qu’il n’en fût ainsi. L’âme humaine est une chose si compliquée ! L’idée d’Hetty venait de traverser l’esprit de M. Irwine pendant que ses yeux interrogeaient Arthur ; mais sa réponse négative et indifférente le confirma dans la pensée qui lui survint, — qu’il ne pouvait rien y avoir de sérieux de ce côté-là. Il n’y avait pas de probabilité qu’Arthur la vit jamais ailleurs qu’à l’église ou chez elle sous les yeux de madame Poyser, et l’avertissement qu’il lui avait donné à son sujet quelques jours auparavant n’avait pas de signification plus sérieuse que de l’empêcher de faire attention à elle d’une manière qui put exciter la vanité de cette fillette, et déranger ainsi le drame rustique de sa vie. Arthur rejoindrait bientôt son régiment et serait bien loin : non, il ne pouvait y avoir aucun danger de ce côté, même si le caractère d’Arthur n’en avait été le ferme garant. L’orgueil honnête et protecteur qui lui faisait croire au bon vouloir et au respect de chacun à son égard était une sauvegarde contre toute folie romanesque, bien plus encore contre une folie de bas étage. S’il y avait eu quelque chose de spécial dans l’esprit d’Arthur pendant la conversation précédente, il était clair qu’il n’était pas disposé à entrer dans des détails, et M. Irwine était trop délicat pour laisser voir même une curiosité amicale. Il s’aperçut qu’un changement de sujet serait bien venu, et dit :

« À propos, Arthur, à la fête de votre colonel il y a eu quelques transparents qui ont produit beaucoup d’effet en l’honneur de la Grande-Bretagne, de Pitt, et de la milice du Loamshire, et surtout du généreux jeune homme, le héros du jour. Ne pensez-vous pas que vous pourriez mettre en train quelque chose de ce genre pour charmer nos faibles esprits ? »

L’occasion était perdue. Tandis qu’Arthur hésitait, la corde qu’il aurait pu saisir s’était retirée ; il devait se confier à ses propres forces de nageur.

Dix minutes plus tard, M. Irwine fut appelé pour affaires, et Arthur, lui disant adieu, remonta à cheval avec un sentiment de mécontentement qu’il tâcha de combattre par la détermination de partir pour Eagledale dans une heure au plus tard.

LIVRE DEUXIÈME


CHAPITRE XVII

ou l’histoire s’arrête un peu

Le Recteur de Broxton n’est guère meilleur qu’un païen ! entends-je dire à une de mes lectrices. Comme il eut été plus édifiant de lui faire donner à Arthur quelque bon conseil spirituel ! Vous auriez pu placer dans sa bouche de belles choses, cela aurait valu la lecture d’un sermon.

— Certainement je l’aurais pu, ma belle lectrice, si j’étais un habile romancier, point obligé de s’attacher servilement à la nature et aux faits, mais capable de représenter les choses comme elles n’ont jamais été et ne seront jamais. Alors mes personnages seraient entièrement de mon propre choix, et j’aurais pu prendre le type le plus habituel du ministre, mettre en toute occasion dans sa bouche mes admirables opinions personnelles. Mais vous avez dû vous apercevoir depuis longtemps que je n’ai point une vocation aussi élevée, et que je n’aspire qu’à représenter fidèlement les hommes et les choses qui se sont reflétés dans mon esprit. Le miroir est doublement défectueux ; les contours y seront quelquefois faussés ; l image faible ou confuse ; mais je me crois tenu de vous montrer aussi précisément que je le puis quel est ce reflet, comme si j’étais sur le banc des témoins, faisant ma déposition sous serment.

Il y a soixante ans, — c'est un temps bien éloigné, — il n’est pas étonnant que les choses aient changé, les ministres n’avaient pas tous du zèle ; en vérité on peut raisonnablement croire que le nombre de ceux qui en montraient est restreint, et il est probable que si un membre de cette petite minorité avait été le titulaire des cures de Broxton et de Hayslope en l’année 1799, vous ne l’auriez pas mieux aimé que vous n’aimez M. Irwine. Il y a dix à parier contre un (pie vous auriez trouvé que c’était un homme sans goût, indiscret et méthodiste. Il est si rare de rencontrer ce juste milieu que réclament nos opinions éclairées et notre goût raffiné ! Peut-être direz-vous : Arrangez un peu les faits alors, pour qu’ils concordent mieux avec ces vues correctes que nous avons le privilège de posséder. Le monde n’est pas tout à fait ce que nous voudrions ; donnez-y quelques retouches de bon goût, et faites qu’on ne le trouve pas une chose si mélangée et si embrouillée. Que tous ceux qui ont des opinions irréprochables agissent en con séquence. Que vos caractères les plus vicieux soient toujours coupables, et que les vertueux agissent toujours vertueusement. De cette manière nous verrons au premier coup d’œil les gens et les choses que nous devons condamner. Alors il nous sera permis d’admirer sans altérer en rien nos idées préconçues ; nous pourrons haïr et mépriser avec ce plaisir délectable qui est le propre d’une confiance justifiée.

— Mais, ma chère amie, que ferez-vous donc de ce paroissien qui contredit votre mari dans la sacristie ? de ce nouveau vicaire dont vous trouvez la manière de prêcher désagréable et au dessous de celle de son prédécesseur ? de cette honnête domestique qui tourmente votre âme par les manquements de la sienne ? de votre voisine, mademoiselle Green, qui a été vraiment très-bonne pour vous pendant votre dernière maladie, mais qui a dit de vous plusieurs méchancetés depuis votre convalescence ? bien plus, de votre mari lui-même, qui a plusieurs habitudes irritantes, outre celle de ne pas s’essuyer les pieds. Tous ces mortels, vos semblables, doivent être acceptés tels qu’ils sont ; et ce sont, ces gens, au milieu desquels votre vie se passe, qu’il faut que vous sachiez tolérer, plaindre et aimer. Ce sont ces gens plus ou moins laids, sans esprit, insociables, dont il faut être capable d’admirer les bons mouvements, en faveur desquels vous devez charitablement toujours espérer. Je ne voudrais pas, même si j’en avais le choix, être l’habile romancier qui pourrait créer un monde tellement supérieur à celui où nous nous levons le matin pour nous livrer à nos travaux journaliers, que vous en viendriez peut-être à regarder d’un œil dur et froid les routes poudreuses et les champs d’un vert ordinaire ; ces hommes et ces femmes réellement existants, qui peuvent être glacés par votre indifférence ou souffrir de vos préjugés, qui peuvent être réjouis et encouragés par votre sympathie, votre support, vos bons conseils, votre justice équitable.

Aussi je me contente de raconter cette simple histoire, sans essayer de faire paraître les choses meilleures qu’elles n’étaient ; ne craignant rien, si ce n’est le faux, qui, en dépit de nos meilleurs efforts est toujours à redouter. L’erreur est si aisée, la vérité si difficile ! Le crayon se prête avec la plus agréable facilité à dessiner un griffon ; plus longues sont les griffes et plus grandes sont les ailes, mieux cela vaut ; mais cette merveilleuse facilité que nous prenions pour du génie est sujette à nous abandonner dès que nous voulons dessiner sans exagération un lion véritable. Examinez bien vos paroles, et vous trouverez que, lors même que vous n’avez aucun motif d’être faux, il est très-difficile de dire l’exacte vérité, même à l’égard de vos sentiments immédiats, beaucoup plus difficile que de dire à leur sujet quelque chose de beau qui n’est pas positivement vrai.

— C’est pour cette rare et précieuse qualité de vérité que je prends tant de plaisir à plusieurs de ces peintures hollandaises que méprisent les gens à esprit supérieur. Je trouve une source de délicieuse sympathie dans les représentations fidèles d’une monotone existence intérieure, qui a été le sort d’un bien plus grand nombre de mes semblables plutôt qu’une vie de grandeur ou d’indigence absolue, ou de souffrances tragiques, ou d’actions éclatantes. Je passe sans hésiter de l’auréole des anges, des prophètes, des sibylles, des héros militaires à une vieille femme penchée sur son pot à fleurs, ou faisant un repas solitaire, tandis que la lumière du jour, adoucie peut-être par un écran de feuillage, tombe sur son béguin et frappe le bord de son rouet, sa cruche de terre, et tous ces objets de bas prix qui sont pour elle les précieuses nécessités de la vie ; je suis aussi attiré par cette noce de village, renfermée entre quatre murs noircis, où un lourdeau de marié ouvre le bal avec une mariée aux épaules remontantes et à large face ; tandis que des amis vieux ou d’âge mûr, aux traits peu réguliers, les regardent cependant avec une indubitable expression de contentement et de bienveillance. Pouah ! dit mon ami l’idéaliste, quels détails vulgaires ! A quoi bon prendre tant de peine pour reproduire la ressemblance exacte de vieilles femmes et de lourdauds ? Quel bas échelon de l’existence ! que ces gens sont grossiers et laids !

— Mais, grâce à Dieu, il est des choses qu’on peut aimer, quoiqu’elles ne soient pas précisément belles, j’espère ! Je ne suis pas du tout sûr que la majorité de la race humaine ne soit pas laide ; et même parmi ces seigneurs de leur espèce, les habitants de la Grande-Bretagne, les figures trapues, les nez mal dessinés et les peaux brunes ne sont pas des exceptions rares. Pourtant il y a beaucoup de tendresse et d’affection dans nos familles. J’ai un ou deux amis dont le genre de traits est tel, que la boucle d’Apollon sur le haut de leur front serait dérisoire ; cependant, à ma connaissance certaine, de tendres cœurs ont battu pour eux, et leurs portraits, peu jolis quoique flattés, sont baisés en secret par des lèvres maternelles. J’ai vu plus d’une excellente matrone, qui dans ses jeunes années n’avait jamais pu être belle, avoir dans un tiroir secret un vieux paquet de lettres d’amour, et dont les doux enfants couvraient de baisers les pâles joues. Je crois qu’il y a eu bon nombre de jeunes héros, de taille moyenne et barbe rare, qui se croyaient dans l’impossibilité de jamais aimer quelque chose de moins qu’une Diane, et qui pourtant se sont, au milieu de leur vie, trouvés unis avec une femme quelque peu difforme. Oui ! Dieu merci, l’amour humain est comme les puissantes rivières qui fécondent la terre ; il n'attend pas la beauté, il s’élance avec une force irrésistible et la porte avec lui.

Honneur et respect à la perfection divine de la forme. Recherchons-la autant que possible chez les hommes, les femmes et les enfants, dans nos jardins et nos demeures. Mais sachons aussi aimer cette autre beauté qui ne réside point dans les secrets de la proportion, mais dans ceux d’une profonde sympathie humaine. Peignez, si vous le voulez, un ange à la robe violette et au visage éclatant de lumière céleste ; peignez encore plus souvent une madone à douce figure levée vers le ciel, étendant les bras pour recevoir la gloire divine ; mais ne nous imposez aucune règle esthétique qui doive bannir des régions de l’art ces vieilles femmes préparant des carottes de leurs mains desséchées, ces lourds danseurs faisant fête dans une taverne enfumée ; ces dos arrondis, ces visages simples et halés qui se sont courbés sur la bêche et ont supporté le rude travail de ce monde ; ces intérieurs avec leurs plats d’étain, leurs cruches brunes, leurs chiens au poil grossier et leurs chaînes d’oignons. Il se trouve tant de ces gens communs et grossiers, dont la vie n’offre aucune infortune sentimentalement pittoresque ! Il est nécessaire que nous nous rappelions leur existence, autrement nous pourrions en venir à les laisser tout à fait en dehors de notre religion et de notre philosophie, et établir des théories si élevées qu’elles ne s’adapte raient qu’à un monde exceptionnel. Que la peinture, en conséquence, nous les rappelle toujours ; ayons constamment des hommes prêts à donner, avec amour, le travail de leur vie à la représentation fidèle des choses simples, des hommes qui sachent voir la beauté des objets ordinaires, et trouvent leur bonheur à montrer comment la lumière des cieux prend plaisir à les éclairer. 11 y a peu de prophètes dans le monde, peu de femmes d’une beauté sublime, peu de héros. Je ne puis parvenir à donner tout mon amour et tout mon respect à de telles raretés. J’ai besoin d’une partie de ces sentiments pour mes semblables de chaque jour, surtout pour le petit nombre de ceux qui forment pour moi le premier plan de cette grande multitude, ceux dont je connais le visage, dont je serre la main et auxquels je dois céder le pas avec une bienveillante politesse. Les pittoresques lazzaroni ou les criminels dramatiques ne se rencontrent pas si fréquemment que notre laboureur ordinaire qui gagne honorablement son pain et le mange prosaïquement avec son couteau de poche. Il est plus nécessaire qu’une fibre sympathique me relie à ce citoyen vulgaire qui pèse mon sucre, en cravate mal assortie à son gilet, qu’avec ce superbe scélérat en écharpe rouge et plumes vertes ; je préfère que mon cœur se gonfle de tendre admiration pour quelque trait d’aimable bonté des gens médiocres qui prennent place à mon foyer, ou du modeste ministre de ma paroisse, quoiqu’il ne soit pas un Oberlin ou un Tillotson, que pour les hauts faits de héros que je ne connais que par ouï-dire, ou pour le plus admirable composé de grâces cléricales qui ait jamais été conçu par un habile romancier.

Et maintenant je reviens à M. Irwine, pour lequel je vous prie d’avoir une charité parfaite, quelque éloigné qu’il soit de répondre à ce que vous attendez du caractère ecclésiastique. Peut-être pensez-vous qu’il n’était pas, comme il aurait dû l’être, la vivante démonstration des bienfaits attachés à une église nationale ? Mais je ne suis point sûr de cela ; je sais, tout au moins, que les gens de Broxton et d’Hayslope eussent été très-fâchés de se séparer de leur pasteur, et que la plupart des visages s’illuminaient à son approche ; et jusqu’à ce qu’on puisse prouver que la haine est plus salutaire pour l’âme que l’amour, je croirai que l’influence de M. Irwine dans sa paroisse était plus utile que celle du zélé M. Ryde, qui, vingt ans plus tard, succéda à M. Irwine, lorsque celui-ci fut rappelé vers ses pères. Il est vrai que M. Ryde insistait fortement sur les doctrines de la information, faisait beaucoup de visites à ses paroissiens, condamnait sévèrement les convoitises de la chair, et fit cesser enfin les rondes de Noël des chanteurs d’église, comme favorisant l’ivrognerie et traitant trop légèrement les choses saintes. Mais j’ai recueilli de la bouche d’Adam Bede, auquel je parlais de cela dans sa vieillesse, que peu de ministres eussent moins pu gagner les cœurs de leurs paroissiens que M. Ryde. Il insistait beaucoup sur les opinions et les points de doctrine, en sorte que presque chacun des cinquante assistants au service commença à distinguer le pur Évangile de ce qui ne semblait pas précisément en faire partie, aussi bien que s’il était né et eût été élevé au milieu des dissidents. Pendant quelque temps, après son arrivée, il sembla réellement qu’il y eût un mouvement religieux dans ce tranquille district rural. « Mais, ajoutait Adam, j’ai vu bien clairement, depuis que je n’ai plus été un tout jeune homme, que la religion est quelque chose de plus que des opinions. Ce ne sont pas les opinions qui amènent les gens à faire de bonnes actions : ce sont les sentiments. Il en est des opinions en religion comme des mathématiques ; un homme peut être très-capable de résoudre de tête des problèmes en fumant sa pipe au coin du feu ; mais s’il s’agit de construire une machine ou un bâtiment, il faut qu’il ait de la volonté, de la résolution, et qu’il aime quelque chose de mieux que ses aises. De manière ou d’autre, la congrégation commença à décliner, et les gens se mirent à parler légèrement de M. Ryde. Je crois que, dans le fond, ses intentions étaient bonnes ; mais, voyez-vous, il avait le caractère difficile, il voulait diminuer le salaire de ceux qui travaillaient pour lui, et sa prédication ne pouvait pas bien s’accommoder de cette sauce. Il voulait faire le seigneur juge dans la paroisse, punir les gens qui se conduisaient mal ; il les tançait du haut de la chaire comme l’eût pu faire un prêcheur illuminé ; et cependant il ne pouvait souffrir les dissidents et leur faisait une beau coup plus forte guerre que M. Irwine. Et puis il ne savait pas se restreindre à son revenu, car il parut croire à l’origine que six cents livres (sterling) par année devaient en faire un homme aussi important que M. Donnithorne ; c’est une triste sottise que j’ai souvent rencontrée chez des ministres pauvres qui arrivaient tout d’un coup à une cure de quelque importance. M. Hyde avait au loin delà réputation, à ce que je crois, et il écrivait des livres ; mais il était aussi ignorant qu’une femme sur les mathématiques et la nature des choses. Il était très-savant sur les dogmes et les appelait les boulevards de la réformation ; mais je me suis toujours méfié de cette espèce de savoir qui laisse les gens ignorants en affaires. M. Irwine était aussi différent de cela que possible ; il était si pénétrant ! il comprenait ce qu’on voulait dire à la minute ; il connaissait tout ce qui a rapport à la bâtisse, et savait voir si on faisait du bon ouvrage. Il se conduisait en gentilhomme avec les fermiers, les vieilles femmes et les laboureurs comme avec les messieurs. On ne le voyait jamais s’imposer, gronder ou essayer de faire le souverain. Ah ! c’était le plus joli homme qu’on ait jamais vu, et si bon pour sa mère et ses sœurs. Cette pauvre malade miss Anne, il avait l’air de s’en occuper plus que de personne au monde. Pas une âme dans la paroisse n’avait un mot à dire contre lui, et ses domestiques restaient chez lui jusqu’à ce qu’ils fussent assez vieux et impotents pour qu’il fût obligé d’en engager d’autres.

— Très-bien ! dis-je ; c’était une excellente manière de prêcher dans la semaine ; mais peut-être si votre vieil ami, M. Irwine, pouvait revenir à la vie et monter en chaire dimanche prochain, vous seriez bien honteux qu’il ne prêchât pas mieux, après tous vos éloges.

— Non, non, dit Adam se redressant et se renversant sur sa chaise comme s’il était prêt à accepter toutes les conséquences de ce qu’il avait dit, personne ne m’a jamais entendu dire que M. Irwine fût un fameux prédicateur. Il n’allait pas très-profond dans l’expérience morale ; je sais bien qu’il y a beaucoup de choses, dans la vie intérieure, que vous ne pouvez pas mesurer à l’équerre, et dire : « Faites ceci, et il s’ensuivra cela ; » ou bien : « Faites cela, et il s’ensuivra ceci. » Il se passe de telles choses dans l’âme qu’il y a des moments oû les sentiments vous pénètrent ainsi qu’un vent impétueux, comme dit l’Écriture, et séparent presque votre vie en deux, en sorte que vous vous regardez vous-même comme si vous étiez quelqu’un d’autre. Ces choses-là ne peuvent pas se renfermer dans un « faites ceci et faites cela, » et c’est ce que je soutiendrai au plus fort méthodiste. Cela me prouve qu’il y a en religion des choses profondes, des choses abstraites. Vous ne pouvez pas trop les exprimer par des paroles, mais vous pouvez les sentir. M. Irwine n’abordait pas ces sujets-là ; il faisait de courts sermons de morale, et c’était tout. Mais aussi se conduisait-il d’une manière très-conforme à ce qu’il disait ; il ne se posait pas comme un homme différent des autres un jour, et leur ressemblant le lendemain comme deux pois. Il se faisait aimer et respecter, ce qui valait mieux que de remuer la bile des gens en étant trop incisif. Madame Poyser avait coutume de dire, vous savez qu’elle avait son mot sur chaque chose ; elle disait donc « que M. Irwine était comme « un bon plat de nourriture dont vous vous trouviez bien « sans y penser, et M. Ryde comme une dose de médecine « qui vous grippait, vous tourmentait et vous laissait après « sans vous avoir beaucoup changé. »

— Mais M. Ryde ne prêchait-il pas beaucoup plus sur cette partie spirituelle de la religion dont vous parlez, Adam ? Ne pouviez-vous pas tirer de ses sermons plus que de ceux de M. Irwine ?

— Hé, je ne sais pas. Il prêchait beaucoup sur les dogmes. Mais, comme je vous l’ai déjà dit, j’ai assez clairement vu depuis que je n’étais plus un enfant, que la religion est quelque chose de plus que des dogmes et des opinions. 11 me semble que les dogmes sont comme des noms qu’on trouve pour ses sentiments, de manière à en pouvoir parler quand même on ne les a jamais connus, de même qu’un homme peut parler des outils dont il sait les noms, quand même il ne lésa jamais vus et encore moins maniés. J’ai beaucoup entendu parler dogme dans mon temps, car j’accompagnais souvent Seth pour écouter les prédicateurs dissidents lorsque j’avais seize ans, et j’étais très-perplexe au sujet des arminiens et des calvinistes. Les Wesleyens, vous savez, sont pour les arminiens ; et Seth, qui n’a jamais pu supporter rien d’austère et qui a toujours voulu espérer le progrès moral, se prononça d’emblée pour les Wesleyens ; mais pour moi je croyais pouvoir découvrir quelques points faibles dans leurs opinions, et je me mis à discuter avec un des maîtres de classe à Treddleston. Je le harcelai si fort, tantôt d’un côté, tantôt de l’autre, qu’à la fin il me dit : « Jeune homme, c’est le démon qui se sert de votre orgueil et de votre présomption comme d’une épée de guerre contre la simplicité de la vérité. » Je ne pus alors m’empêcher de rire ; mais en retournant à la maison, je trouvai que cet homme n’avait pas tort. Je commençai à voir que toute cette manière de peser et retourner ce que signifiait tel ou tel texte, et si les gens n’étaient sauvés que par la grâce de Dieu, ou si une once de leur propre volonté s’y trouvait pour quelque chose, n’était point une partie essentielle de la religion. Vous pouvez parler des heures sans fin sur ces choses, et vous n’en serez que plus infatué et entêté. Aussi je ne voulus plus aller autre part qu’à l’église paroissiale et n’entendre que M. Irwine, car il ne disait rien qui ne fût bon et propre à vous rendre plus sage, si vous vous en souveniez. Je trouvai meilleur pour mon âme d’être humble devant les mystères des voies de Dieu, et de ne pas babiller sur les choses que je ne pouvais jamais comprendre. Ce sont des questions oiseuses après tout ; car, y a-t-il quelque chose en dedans ou en dehors de nous qui ne vienne de Dieu ? Si nous avons pris la résolution de bien faire, il nous l’a donnée un moment ou un autre, je pense ; mais je vois assez clairement que nous ne le ferons jamais sans une ferme volonté, et cela me suffit. »

Adam, vous le voyez, était un chaud admirateur, peut-être un juge partial de M. Irwine, comme, heureusement, quelques-uns de nous le sont de ceux avec lesquels ils ont vécu familièrement. Sans aucun doute, cette admiration sera méprisée comme une faiblesse par cet ordre élevé d’intelligences qui aspirent à l’idéal, et sont oppressées par la conviction que leurs impressions sont d’un caractère trop exquis pour trouver des objets qui en soient dignes parmi leurs semblables de tous les jours. J’ai été souvent favorisé de confidences de ces natures d’élite, et je trouve qu’elles concourent à prouver que les grands hommes sont beaucoup trop estimés, et les hommes médiocres trop dédaignés. Si vous voulez conserver la plus légère croyance à l’héroïsme humain, il ne vous faut jamais faire de pèlerinage pour voir le héros. J’avoue que j’ai souvent lâchement évité de faire à ces messieurs accomplis et subtils la confession de ma propre expérience. J’ai peur de les avoir souvent approuvés d’un sourire hypocrite, ou encouragés par une épigramme sur la nature changeante de nos illusions, ce que toute personne un peu au fait de la littérature française peut trouver à un moment donné. La conversation, comme je pense que l’ont remarqué plusieurs sages, n’est pas toujours sévèrement sincère. Mais ici je décharge ma conscience et déclare que j’ai eu de vrais mouvements enthousiastes d’admiration pour de vieux messieurs, qui parlaient le plus mauvais anglais possible, qui avaient quelquefois le caractère maussade, et qui n’avaient jamais agi dans une sphère d’influence au-dessus de celle d’inspecteurs de paroisse, par exemple. La manière dont j’en suis venu à conclure que la nature humaine mérite d’être aimée, celle qui m’a appris quelque chose de sa profonde éloquence et de ses sublimes mystères, a été de beaucoup vivre avec des gens plus ou moins lieux-communs, même vulgaires, desquels vous n’entendriez peut-être rien dire de très-remarquable si vous alliez aux informations dans le voisinage de leurs demeures. Il y a dix à parier contre un que les petits boutiquiers qui les entourent n’ont absolument rien vu en eux. Car j’ai observé que ces natures choisies qui aspirent à l’idéal et ne trouvent dans ce qui les entoure rien d’assez grand pour obtenir leur respect ou leur amour, ressemblent singulièrement aux natures les plus rétrécies et les plus mesquines. 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TABLE
DU TOME PREMIER

LIVRE PREMIER.
Chapitrei.  
 1
XXVIIii.  
 12
XXVIiii.  
 37
 45
XXIIIIv.  
 64
XXIIIvi.  
 86
XXIIvii.  
 102
XXIviii.  
 108
XVIIIix.  
 119
XVIIIIx.  
 128
XVIIIxi.  
 143
XVIIxii.  
 154
XVIxiii.  
 168
XIIIxiv.  
 175
 186
XIIIxvi.  
 203
LIVRE DEUXIÈME.
 220
XIxviii.  
 232
VIIIxix.  
 261
  1. Bonnet porté généralement par les ouvriers de sa condition à cette époque.