Adam Smith sa vie, ses travaux, ses doctrines/Livre entier

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AVERTISSEMENT


Dans sa séance du 11 juillet 1885, l’Académie des Sciences morales et politiques, statuant sur le concours ouvert pour le prix Léon Faucher, a bien voulu distinguer le travail que nous publions aujourd’hui, et elle lui a accordé, avec le premier rang, une récompense de 2 000 francs.

Cette étude est, dans sa composition, telle que nous l’avons présentée à l’Académie. Nous y avons introduit seulement diverses modifications de détail qui nous ont été suggérées par les bienveillantes critiques de nos juges.

On attaque de toute part l’école d’Adam Smith, et, en Angleterre même, un parti bruyant prétend transformer de fond en comble le régime industriel et commercial qui a fait la richesse de ce pays. La doctrine du maître a-t-elle donc fait son temps et devons-nous voir prochainement, comme le veut le professeur Lujo Brentano, la fin de la période de liberté avant même qu’elle ait atteint son complet développement ? Nous ne le croyons pas. Pour nous, la doctrine d’Adam Smith est, dans ses grandes lignes, aussi vraie qu’elle l’était il y a cent ans, parce qu’elle repose sur une étude consciencieuse de la nature humaine et qu’elle met en jeu le ressort puissant de la responsabilité individuelle ; la politique qu’elle indiquait est donc toujours aussi nécessaire.

Nous voudrions l’avoir montré dans ce livre, et nous nous estimerions heureux si, à notre époque où les questions économiques sont vivement discutées, nous pouvions contribuer par là à rallier quelques esprits libres de préjugés aux principes supérieurs de la liberté.

A. D.

PRÉFACE


En mettant au concours, pour le prix Léon Faucher, l’étude d’Adam Smith, sans la limiter à l’œuvre économique du maître, l’Académie des sciences morales et politiques a tenu sans doute à affirmer ainsi le lien intime qui unit les sciences politiques aux sciences morales. On ne peut en effet qu’être frappé – dans cette phase un peu fiévreuse de la science, dans ce siècle de la spécialité où chacun veut arriver vite en bornant ses investigations, – du discrédit dans lequel sont tombées certaines recherches fondamentales, notamment celles qui concernent la nature humaine, l’esprit et le cœur de l’homme. Des voix autorisées l’ont cependant fait remarquer assez souvent : à une époque où les questions sociales sont à l’ordre du jour, où tant d’esprits distingués en font l’objet de leurs études, on néglige, de parti pris, les sciences morales et on semble oublier que, pour affronter utilement l’examen des redoutables problèmes relatifs à l’organisation de la société, il est indispensable, de connaître l’individu lui-même, sa raison, ses passions, ses instincts. En procédant autrement, on eût évité bien des erreurs, bien des systèmes incompatibles avec la nature humaine.

Pour Smith comme pour Hutcheson, ces deux grands penseurs de l’école écossaise, l’étude des sciences politiques ne se comprenait pas sans l’étude préalable du cœur et de l’esprit humain, et c’est seulement après avoir observé l’homme au dedans que le professeur de Glasgow a pu aborder scientifiquement et méthodiquement l’examen des phénomènes multiples qui manifestent l’action du moi sur les objets extérieurs dans la lutte pour la vie.

C’est cet enseignement précieux, ce grand exemple que l’Académie a eu certainement en vue, et c’est cette conviction qui nous guidera dans notre travail.

Nous nous attacherons à montrer en même temps l’unité de plan, l’unité de conception qui se manifeste dans les œuvres d’Adam Smith, si différentes au premier abord, dans la Théorie des sentiments moraux qui repose sur la sympathie, comme dans la Richesse des Nations fondée sur l’intérêt. Nous verrons comment ces monographies de la sympathie et de l’intérêt ne constituent en réalité, avec les Essais philosophiques, que des fragments séparés d’une histoire plus générale de la civilisation, où la grande préoccupation de l’auteur est de faire ressortir, dans les phénomènes moraux comme dans les phénomènes matériels, cette tendance à l’harmonie universelle que son esprit et son cœur avaient devinée.

Nous commencerons cette étude par une biographie, aussi complète que possible, du Dr Smith ; nous nous efforcerons de nous pénétrer de sa vie, de faire connaître l’homme sous son véritable jour, en mettant surtout en lumière les différentes circonstances qui expliquent ses travaux et qui ont exercé une influence si considérable sur la tournure de son esprit et la direction de ses recherches. « La biographie, a dit en effet Rossi[1], n’est pas sans utilité pour l’histoire de la science : il est des faits personnels qui ont un rapport intime avec le développement scientifique de l’individu et avec les créations de son génie. » Or il en est ainsi pour Adam Smith plus que pour tout autre.

Dans une seconde partie, nous examinerons ce qui nous reste de ses divers travaux philosophiques ; mais, en nous inspirant de l’esprit qui semble avoir présidé à la décision de l’Académie, nous n’en signalerons que les traits principaux, nous réservant de donner une plus grande extension à l’étude des doctrines exposées dans la Richesse des Nations, cette œuvre puissante qui a assis et complété, en les rectifiant, les principes de la science économique que Quesnay venait de fonder, et qui, née en France, devait se développer si vigoureusement sur le sol britannique.

PREMIÈRE PARTIE

La vie d’Adam Smith.


CHAPITRE 1


Sur la côte septentrionale du golfe du Forth, dans le comté de Fife (Écosse), s’étend, sur 5 kilomètres de longueur, la petite ville de Kirkaldy. C’est là que naquit Adam Smith, le 5 juin 1723. Son père venait de mourir. C’était, dit-on, un homme d’une réelle valeur et très-versé dans les affaires : il avait été d’abord secrétaire privé du gardien du grand sceau, le comte de Londown, puis secrétaire des cours martiales ; enfin, depuis neuf ans, il remplissait les fonctions de contrôleur des douanes au port de Kirkaldy lorsque la mort vint le surprendre.

Dans ces tristes circonstances, la naissance d’un fils fut, pour la jeune veuve, comme une consolation ; elle donna au nouveau-né le prénom de celui qu’elle regrettait, et, grâce à sa sollicitude, Adam Smith, dont la complexion était très-délicate, traversa aisément les épreuves du premier âge.

Cependant, il n’avait pas encore trois ans lorsqu’il fut victime d’un accident qui pouvait avoir les conséquences les plus graves. C’était à Strathenry, chez M. Douglas, son oncle, chez lequel il venait de temps en temps avec sa mère. Un jour qu’il s’amusait devant la porte de la maison où, par hasard, on l’avait laissé seul durant quelques instants, il fut aperçu par une bande de ces vagabonds, à l’accoutrement bizarre, que l’on désigne généralement en Écosse sous le nom de tinkers ; ces rôdeurs enlevèrent l’enfant et s’enfuirent au plus vite dans la forêt voisine pour se soustraire aux recherches. Heureusement, on ne tarda pas à constater la disparition du jeune Adam ; M. Douglas, accompagné de ses gens, se mit aussitôt à la poursuite des malfaiteurs et il fut assez heureux pour leur arracher leur captif qu’il remit sain et sauf dans les bras de sa mère affolée.

Le reste de l’enfance de Smith se passa sans incidents. Il reçut les premiers rudiments de son éducation sous les yeux mêmes de sa mère, à l’école de Kirkaldy, qui, dirigée par un homme consciencieux et actif, M. David Miller, jouissait alors d’une réputation assez étendue. Dès cette époque, il se faisait remarquer pour sa mémoire étonnante, servie par une véritable passion pour les livres, et il consacrait déjà à l’étude ses heures de récréation, sans se mêler jamais aux jeux de ses condisciples ; d’ailleurs sa complexion délicate lui eût interdit les exercices violents et elle l’eût mis dans un état d’infériorité continuelle à l’égard de ses camarades. Il passait son temps à lire, à observer ou à réfléchir. Déjà il avait pris l’habitude de parler seul, d’être distrait en compagnie, et ces singularités, s’aggravant avec l’âge, devaient donner plus tard un caractère parfois bizarre à sa physionomie. Cependant ses camarades le tournaient peu en ridicule ; il était si bon, si généreux, toujours prêt à rendre service, que chacun l’aimait, et on lui évitait ces sarcasmes, quelquefois pénibles et souvent impitoyables, que se décochent les écoliers entre eux.

En 1737, à l’âge de quatorze ans, il quitta Kirkaldy pour aller continuer ses études à la célèbre Université de Glasgow. Sa mère se résigna avec peine à cette séparation, mais elle était femme d’une grande valeur comme d’une rare énergie, et son intelligente affection comprit qu’elle devait se sacrifier à l’avenir de son fils.

Ce séjour de trois années à Glasgow devait avoir en effet une influence décisive sur la vie et les études d’Adam Smith. Hutcheson y professait alors avec éclat. Sa parole ardente, convaincue, qu’animait un profond amour de l’humanité, gagnait à la fois l’esprit et le cœur de ses élèves, et, en suivant ses leçons, qui embrassaient à la fois la religion naturelle, la morale, la jurisprudence et le gouvernement, Smith sentit se développer rapidement en lui un goût très-vif pour les sciences morales et politiques qu’il devait si brillamment illustrer un jour. La méthode philosophique du maître fit aussi sur lui une profonde impression et il comprit vite, l’excellence du procédé scientifique qui vérifie les résultats de l’observation interne par les données qu’offrent au philosophe l’histoire générale, l’histoire des sciences, des arts, de la littérature, c’est-à-dire l’histoire de la marche de l’esprit humain.

Hutcheson d’ailleurs se multipliait. Outre les cinq leçons qu’il faisait, chaque semaine, pour le développement de son cours, il réunissait trois autres fois ses élèves pour expliquer avec eux, dans les textes originaux, les passages les plus remarquables des grands écrivains grecs ou latins qui ont traité de la morale, et, le dimanche même, dans la soirée, il les entretenait de l’heureuse influence du christianisme sur le développement de la moralité. Smith put ainsi se pénétrer des doctrines de ce maître éminent : au surplus, son cœur l’y avait préparé. Comme Hutcheson, il était animé des sentiments les plus généreux à l’égard du peuple ; comme lui aussi, il sentait que l’homme est fait pour être heureux et qu’il suffit de la liberté pour le conduire au bonheur.


Mais la famille d’Adam Smith désirait pour lui la carrière ecclésiastique, et, dans ce but, elle voulait que le jeune étudiant allât, suivant la tradition, continuer ses études en Angleterre. À vrai dire, il n’avait pas de fortune ; mais il existait à Glasgow une fondation, « The Snell Exhibition », qui permettait d’envoyer à Oxford quelques jeunes gens destinés à l’Église, et c’est ainsi que Smith partit pour la célèbre Université, en qualité de boursier du collège de Balliol.

Son biographe Dugald-Stewart nous a appris peu de chose sur sa vie, pendant les sept années qu’il passa en Angleterre. De son côté, lord Brougham[2] a publié, il est vrai, un certain nombre des lettres que le jeune étudiant adressait alors à sa mère, mais cette correspondance, qui témoigne de sa profonde affection filiale, ne nous fournit, par contre, aucun renseignement sur la nature de ses études, et elle n’a trait le plus souvent qu’à des détails domestiques de linge ou de vêtement.

Cependant ces lettres faisaient parfois aussi quelque allusion à la santé du jeune étudiant. Elles nous apprennent ainsi qu’il était très-délicat, toujours souffrant, et même qu’au mois d’août 1743, il fut pris d’une sorte de maladie de langueur qui le cloua durant trois mois dans son fauteuil : c’est, assure-t-on, à partir de ce moment que les absences remarquées chez lui devinrent plus fréquentes.

Néanmoins, malgré ces indispositions continuelles, malgré toutes ces entraves physiques que la nature lui opposait, Smith travaillait avec ardeur et il menait de front les études les plus variées. On rapporte qu’il s’adonnait, d’une manière toute spéciale, aux mathématiques et aux sciences physiques, alors peu goûtées de ses camarades, et qu’il fit rapidement des progrès considérables. Il cultivait en même temps la littérature, et, grâce à sa mémoire précieuse, il étonna ses amis, jusque dans les dernières années de sa vie, en leur citant textuellement des passages entiers de poèmes anglais qu’il avait étudiés à Oxford. Enfin, il consacrait un soin particulier à l’étude des langues tant anciennes que modernes et il y trouvait un double avantage, s’éclairant ainsi aux sources les plus pures sur les mœurs et les institutions des peuples, tout en trouvant, dans l’exercice même de la traduction, un des meilleurs moyens de perfectionner son style.

Il s’attachait surtout à se familiariser avec la langue d’Aristote, prévoyant justement qu’il trouverait dans la lecture des philosophes de la Grèce les données les plus précieuses sur l’origine des sciences et de la civilisation. Aussi, il acquit, pour son temps, une rare connaissance de cette langue, et, s’il est vrai que, suivant le mot du Rev. Sydney Smith, le grec n’ait jamais passé la Tweed en force, Adam Smith en savait du moins beaucoup plus que les autres Écossais de son époque ; plus tard, dans les discussions philologiques qu’il aimait à soutenir, il étonnait encore le professeur de grec de l’Université de Glasgow, son collègue, par une connaissance approfondie de toutes les difficultés de la grammaire grecque.


Cependant, d’un autre côté, on n’était pas sans remarquer, à l’Université, que Smith semblait apporter moins de zèle et d’ardeur dans les recherches théologiques qui devaient le préparer à la carrière ecclésiastique, et que ses goûts paraissaient au contraire le diriger de préférence vers des doctrines philosophiques rejetées par l’Église. Ses supérieurs le firent surveiller et ils acquirent rapidement la certitude que le jeune boursier se livrait à des études qu’ils jugeaient pernicieuses : son « tutor », entrant un jour dans sa chambre à l’improviste, le surprit en flagrant délit, plongé dans la lecture du plus récent ouvrage de Hume. Le livre fut saisi et Smith sévèrement réprimandé, mais sa détermination était prise : comme Turgot qui, lui aussi, voulut rester laïque, le jeune philosophe écossais tenait à conserver l’indépendance de ses opinions, et, renonçant à l’Église qui lui promettait un brillant avenir, il retourna à Kirkaldy.


Il voulait professer. En suivant, à Glasgow, les cours de son maître Hutcheson, il avait envié bien des fois cette vie calme du maître qui passait une moitié de son temps à s’instruire lui-même et l’autre moitié à communiquer aux autres le résultat de ses études. Mais les chaires étaient rares, les postulants nombreux, et Smith, sans fortune, après avoir passé deux ans dans l’attente, allait se voir obligé « d’écrire pour les libraires ». Comme il nous l’a appris lui-même dans ses Recherches, la misère était alors le sort commun des gens de lettres : « La plupart d’entre eux, dans toutes les parties de l’Europe, disait-il plus tard[3], ont été élevés pour l’Église, mais ils ont été détournés, par différentes raisons, d’entrer dans les ordres ; ils ont donc, en général, reçu leur éducation aux frais du public et leur nombre est partout trop grand pour que le prix de leur travail ne soit pas réduit communément à la plus mince rétribution ».

Heureusement, il y avait alors à Édimbourg une aristocratie intelligente qui cultivait les lettres et les protégeait. À sa tête se trouvait lord Kames, personnage d’un esprit étendu et actif, qui aimait à se délasser des fatigues du barreau, soit en étudiant la philosophie, la littérature et les sciences, soit même en se livrant à l’agriculture ; c’est lui qui introduisit en Écosse les améliorations de la culture anglaise et qui devait donner plus tard, dans son Gentilhomme fermier[4], sur un grand nombre de questions agricoles, des conseils encore écoutés de nos jours.

Lord Kames eut l’occasion de rencontrer Adam Smith, et, frappé des connaissances étendues de ce jeune homme de 25 ans sur les divers sujets que lui-même affectionnait, il lui persuada de s’établir à Édimbourg et d’y faire des cours publics qu’il s’engagea à patronner. Ces conférences, que les Anglais appellent des « lectures », roulèrent sur les belles-lettres et sur la rhétorique : elles eurent un plein succès. Les auditeurs, d’abord peu nombreux, que le nom et l’influence de lord Kames avaient attirés, furent séduits par l’esprit nouveau qui animait ce cours, comme par la clarté de l’exposition des idées, et leur enthousiasme acquit rapidement à Smith une grande réputation locale. De nombreux étudiants, principalement en droit et en théologie, désertèrent les cours de l’Université pour assister à ses lectures. Il compta parmi ses élèves des hommes qui devaient occuper plus tard de hautes situations dans l’Église, la politique, la magistrature, les lettres, et, parmi eux, Guillaume Johnstone, connu depuis sous le nom de William Pulteney[5] ; – Wedderburn, qui fut baron de Loughborough, comte de Rosslyn et grand chancelier d’Angleterre ; – enfin Hugh Blair, qui, devenu premier ministre de la Haute Église, devait reprendre dans la suite et continuer pendant vingt-quatre hivers, à l’Université de Saint-André, ces cours de rhétorique qu’avait inaugurés Adam Smith. Son aimable simplicité lui gagna leurs cœurs et chacun d’eux tint à rester de ses amis.


Bien que Smith ne comptât jamais sur sa mémoire et que toutes ses conférences aient été écrites, au moins en substance, il ne nous en reste malheureusement rien. Nous savons seulement que l’auteur avait réuni ses leçons en un Traité qu’il se proposait de publier, et Hugh Blair en a dit quelques mots dans une note de ses Lectures on the Rhetoric and Belles Lettres, qui parurent en 1783 : « En traitant, écrit ce prélat[6], des caractères généraux du style, et en particulier du style simple, et en rangeant les auteurs anglais sous certaines classes relatives à cet objet, j’ai emprunté plusieurs idées d’un traité manuscrit sur la rhétorique, de M. Adam Smith. Une partie de ce manuscrit me fut communiquée, il y a plusieurs années, par son ingénieux auteur, et il y a lieu d’espérer qu’il le publiera en entier. » Mais, après l’ouvrage de Blair, qui était le couronnement de toute une vie de professorat sur la matière, le Traité de Smith eût nécessairement paru un peu vieilli ; il n’était d’ailleurs plus nécessaire, et, dans ces conditions, il n’aurait pu que nuire à la réputation de l’auteur. Le philosophe écossais s’en rendit compte et nous ne pouvons trop l’en blâmer : il eut en effet la modestie et le bon sens de reconnaître que ce qu’il aurait voulu dire était déjà dit et bien dit, et il renonça à son dessein. On ne peut cependant que regretter, au point de vue historique et documentaire, la destruction de ces papiers qui auraient permis de suivre, d’une manière fort intéressante, la marche de cet esprit supérieur depuis ses premiers travaux.

Smith resta ainsi trois ans à Édimbourg, où sa mère l’avait suivi. Sa réputation de « lecturer », son affabilité et aussi l’amitié de lord Kames lui attirèrent rapidement de nombreuses relations : c’est à cette époque, notamment, qu’il se lia avec David Hume, auquel il conserva toute sa vie l’amitié la plus inaltérable.

On s’est souvent étonné, quelquefois même scandalisé, de l’intimité qui existait entre ces deux hommes, de caractères en apparence si différents. C’est qu’on les connaissait mal tous les deux : le mobile de leurs études était le même, l’amour du bien public, et leur constante préoccupation était de combattre les privilèges et les monopoles qui écrasaient le peuple. Tous deux étaient donc d’accord sur le but à atteindre, qui était de dissiper les erreurs et les préjugés de toute sorte, au nom desquels on entravait la liberté humaine, et c’était cette communauté de vues qui les unissait si étroitement l’un à l’autre. – Ils différaient absolument, il est vrai, et sur le fondement de cette liberté individuelle qu’ils invoquaient tous deux, et sur les moyens à employer pour faire prévaloir leurs idées. David Hume, dont le génie avait mûri en France et chez qui on retrouvait les défauts comme les qualités de nos philosophes du XVIIIe siècle, voulait aller droit au but, sans ménagement pour les intérêts, sans respect pour les situations acquises. Smith, au contraire, durant les sept années qu’il avait passées à Oxford, avait subi l’influence de l’esprit anglais, plus terre-à-terre que l’esprit français, mais aussi plus politique ; d’un tempérament plus calme que son ami, il cherchait à ménager les transitions, il redoutait les réformes trop brusques, trop radicales, et il était persuadé, comme il l’a dit lui-même, que c’est une folie que de vouloir « disposer des différentes parties du corps social aussi librement que des pièces d’un jeu d’échecs ». Il était mesuré dans ses affections comme dans ses antipathies ; de même que tout Écossais, il aimait la France comme une seconde patrie et il ne dissimulait pas toujours son mécontentement de l’attitude des Anglais à l’égard de ses compatriotes, mais il ne faisait jamais en cela preuve de parti pris et il ne partageait nullement l’hostilité systématique de Hume à l’égard de l’Angleterre. Leurs opinions en matière théologique étaient également loin d’être les mêmes, car Smith croyait fermement à une autre vie, comme le témoignent certains passages de la Théorie des sentiments moraux, et si, en parlant des pratiques religieuses, il s’est montré parfois choqué de certaines cérémonies au milieu desquelles il avait été élevé, il évita toujours avec le plus grand soin ces polémiques passionnées qui soulevaient tant de tempêtes autour de son ami et qui lui amassaient tant de haines[7]. — Toutefois, malgré ces divergences qui avaient leur source principale dans la différence de l’éducation et du tempérament, ces deux grands esprits étaient faits pour se rapprocher, et Smith était fier d’être l’ami de celui qu’il appelle quelque part (l’historien le plus illustre de son siècle[8] ». Chez tous deux, en effet, la même droiture, le même amour de l’humanité, le même but : c’en était assez pour se comprendre et pour s’apprécier.


Smith avait donc acquis, du premier coup, une place considérable dans la société intelligente d’Édimbourg. De là, sa réputation s’étendit rapidement dans le reste de l’Écosse, et, dès l’année 1751, l’Université de Glasgow lui offrait la chaire de logique et le titre de professeur. Il atteignait ainsi, dès l’âge de 28 ans, l’une des situations les plus enviées des savants de son pays, et sa joie fut profonde lorsqu’il se vit appelé à enseigner dans cette Université qu’il affectionnait et qui avait ouvert son intelligence aux idées philosophiques.

Toutefois, surpris par cette nomination qu’il n’avait pas osé espérer, Smith n’avait pu préparer son cours, et, pour se donner du temps, il se contenta d’abord de reprendre, au moins dans ses grandes lignes, celui qu’il avait professé à Édimbourg sur la rhétorique et les belles-lettres. C’est là, croyons-nous, la véritable raison du plan qu’il adopta et que des biographes trop zélés ont cherché à expliquer par le seul intérêt des élèves.

Comme nous l’avons déjà dit, il ne nous reste rien de l’enseignement du maître sur cette matière, sauf son petit Traité de la formation des langues et quelques études publiées après sa mort sous le titre d’Essais philosophiques. Heureusement Dugald Stewart nous a transmis un court précis de ces leçons, écrit par un des élèves les plus assidus et les plus distingués du jeune professeur : cet élève était M. Millar, qui devait obtenir plus tard, sur la recommandation d’Adam Smith, la chaire de droit à l’Université d’Édimbourg, et qui se fit connaître surtout par son intéressante « Historical view of the English government ».

« Dans le professorat de logique, dit M. Millar, dont Smith fut revêtu à son entrée dans l’Université, il sentit bientôt la nécessité de s’écarter beaucoup du plan suivi par ses prédécesseurs et de diriger l’attention de ses disciples vers des études plus intéressantes et plus utiles que la logique et la métaphysique des écoles. En conséquence, après avoir tracé un tableau général des facultés de l’esprit humain et avoir expliqué de la logique ancienne autant qu’il en fallait pour contenter la curiosité sur la méthode artificielle du raisonnement, qui avait occupé pendant un temps l’attention des savants d’une manière exclusive, il consacra tout le reste du cours à un système de belles-lettres et de rhétorique. La meilleure méthode pour expliquer et analyser avec clarté les diverses facultés de l’esprit humain (partie la plus utile de la métaphysique), se fonde sur un examen attentif des artifices du langage, des moyens divers de communiquer nos pensées par la parole, et, en particulier, des principes par lesquels les compositions littéraires peuvent plaire ou persuader. Les arts qui s’occupent de cette recherche nous accoutument à bien exprimer ce dont nous avons la perception ou le sentiment, à peindre, pour ainsi dire, chaque opération de notre esprit d’une manière si nette qu’on peut clairement en distinguer toutes les parties et en conserver le souvenir. En même temps, il n’est aucune branche de la littérature plus assortie à l’âge des jeunes gens qui commencent la philosophie, que ces études qui s’adressent au goût et à la sensibilité. Il est fort à regretter que le manuscrit des leçons de Smith sur ce sujet ait été détruit avant sa mort. La composition de la première partie était finie avec soin et tout l’ouvrage était empreint de traits fortement prononcés, d’un goût pur et d’un génie original. La permission accordée aux étudiants de prendre des notes a fait connaître plusieurs observations contenues dans ce cours ; les unes ont été développées dans des dissertations séparées, les autres insérées dans des collections générales et livrées au public sous différentes formes. Mais il est arrivé, comme on avait lieu de s’y attendre, qu’elles ont perdu leur air d’originalité et le caractère distinctif que leur auteur avait su leur imprimer, en sorte qu’on ne les voit, la plupart du temps, qu’à travers l’obscurité dont les recouvre une abondance de lieux communs dans lesquels elles sont perdues, et, pour ainsi dire, submergées.

Ces renseignements, fournis par M. Millar quarante ans après ce cours de logique, sont nécessairement bien vagues. Nous eussions aimé, notamment, à connaître l’opinion de Smith sur la nature même de la logique. Voyait-il dans la logique une science ou un art ? La considérait-il comme une science qui doit se borner à étudier les lois du raisonnement, ou bien comme un art, qui, savamment dirigé, peut mener l’homme à la vérité ? — D’après l’ensemble des opuscules qui nous restent, le Traité de la formation des langues, l’Histoire de l’Astronomie et celle de la Physique ancienne, il serait peut-être permis de croire qu’Adam Smith partageait la première opinion, mais nous devons avouer que nous ne possédons aucune donnée certaine pour appuyer cette présomption.


D’ailleurs, Smith ne conserva pas longtemps sa chaire de logique, et, moins d’une année après son élection, il était appelé à celle de philosophie morale, en remplacement de son collègue Thomas Craidgie. Il était arrivé au comble de ses vœux. Professer dans cette chaire même qu’avait illustrée Hutcheson, continuer la tradition philosophique de son maître, cette méthode expérimentale qu’il avait acclamée avec enthousiasme, c’était, pour un jeune homme de 29 ans, un honneur insigne, mais aussi un lourd fardeau. L’Université, qui avait déjà pu apprécier son ancien élève, avait eu foi dans son talent, dans son caractère, dans la puissance de son travail. Il justifia pleinement cette confiance, et, bientôt, le succès de ses cours dépassa même celui qu’avaient obtenu les leçons du fondateur de l’école écossaise.

Il reprit, en le modifiant légèrement, le plan d’Hutcheson. Ce dernier, nous l’avons dit, n’avait pas seulement professé la philosophie morale ; il s’était occupé longuement de la religion, du droit naturel et politique dont l’étude lui avait semblé indispensable pour prémunir les jeunes gens contre les dangereuses doctrines de Hobbes ; il avait enfin réservé quelques leçons à l’examen des phénomènes de la richesse et à la réfutation des erreurs funestes sur la fausseté desquelles des esprits éminents, tels que Pelty et Locke lui-même, s’étaient vainement efforcés jusque-là d’attirer l’attention publique. De même, Adam Smith divisa son cours en quatre parties : la première fut consacrée à la Théologie naturelle, la seconde à l’Éthique proprement dite, la troisième à la Jurisprudence, la quatrième à l’Économie politique.

Les doctrines morales et économiques qu’il développa, durant ce professorat, nous sont connues par la Théorie des sentiments moraux et les Recherches sur la Richesse des Nations, que nous étudierons plus loin d’une manière assez complète ; mais nous manquons de données aussi certaines en ce qui concerne les deux autres parties de son cours. Il prépara cependant, dès 1759, un grand ouvrage sur le Droit civil et politique et il y consacra, à cette époque, une grande partie des loisirs que lui laissaient ses fonctions ; il y travailla aussi plus tard, dans les dernières années de sa vie, mais, n’ayant pu le terminer, il a préféré l’anéantir. Nous sommes donc encore obligé de nous reporter aux souvenirs trop rétrospectifs de M. Millar sur cette troisième partie du cours de son maître.

D’après ce jurisconsulte, Smith aurait suivi, en cette matière, un plan qui semblait lui avoir été suggéré par Montesquieu, s’appliquant à tracer les progrès de la jurisprudence, tant publique que privée, depuis les siècles les plus grossiers jusqu’aux siècles les plus policés ; puis, indiquant avec soin comment les arts qui contribuent à la subsistance et à l’accumulation de la propriété agissent sur les lois et sur le gouvernement pour y amener des progrès et des changements analogues à ceux qu’ils éprouvent.

Il est vraiment regrettable que nous ne possédions rien de plus complet sur ces leçons, qui durent être certainement très remarquables. Il eût été fort intéressant de voir le sagace observateur des causes de la Richesse des Nations s’efforçant « d’expliquer, comme il le dit lui-même[9], les principes généraux des lois et du Gouvernement, ainsi que les changements dont ils ont été l’objet aux différents âges de la société, non-seulement sous le rapport de la justice, mais encore relativement à la politique, aux finances, aux armées et aux divers aspects que la législation embrasse ». Peu de temps avant la mort du maître, on espérait encore que ce fameux manuscrit verrait le jour, et le Moniteur Universel du 11 mars 1790 annonçait même qu’il allait être publié sous forme d’un Examen critique de l’Esprit des Lois. Ce livre était, disait-on, le résultat de plusieurs années de méditations et promettait de faire époque dans l’histoire de la politique et de la philosophie. Malheureusement il ne parut pas : Smith mourut avant d’avoir réalisé son dessein et le manuscrit eut, suivant son désir, le sort de ses autres papiers.

Nous n’avons pas de plus amples renseignements sur sa Théologie naturelle. Nous savons, il est vrai, qu’il exposait, dans son cours, les preuves de l’existence de Dieu, de ses attributs, ainsi que les principes ou facultés de l’esprit humain sur lesquels se fonde la religion, et sa Théorie des sentiments moraux témoigne, dans plusieurs passages, de ses convictions profondes en l’immortalité de l’âme[10]. Néanmoins nous eussions aimé à connaître plus complètement la Théodicée du philosophe écossais, à la fois disciple d’Hutcheson et intime ami de Hume, car il eût été curieux de rechercher dans sa doctrine l’action de ces deux influences si opposées.

Il paraît, cependant, qu’il insistait peu sur cette partie de son cours. Là, en effet, il ne pouvait que suivre le sentier battu, car les questions religieuses ayant toujours été en grand honneur en Écosse, elles y donnaient lieu, depuis des siècles, à des discussions théologiques fort subtiles, même dans les classes moyennes de la société.

Il préférait, au contraire, des recherches plus personnelles, et le caractère le plus saillant de ses conférences consistait surtout dans l’originalité et la nouveauté des idées. Il négligeait volontiers les points acquis, mais il insistait sur ses théories particulières, les exposant avec clarté, puis, par une méthode habile, en démontrant l’exactitude au moyen de faits consciencieusement observés et savamment présentés. En défendant ainsi ses propres doctrines, il montrait une conviction, une chaleur qui lui gagnait tous les cœurs et c’était là l’un des principaux éléments de son succès. « Comme on le voyait s’intéresser à son sujet, écrivait M. Millar, il ne manquait jamais d’intéresser ses auditeurs. Chaque discours consistait communément en diverses propositions distinctes qu’il s’appliquait à prouver et à éclaircir successivement : ces propositions, énoncées en termes généraux, avaient assez souvent, par l’étendue de leur objet, un air de paradoxe. Dans les efforts qu’il faisait pour les développer, il n’était pas rare de le voir, au premier abord, comme un homme embarrassé et peu maître de son sujet, parler même avec une sorte d’hésitation. Mais, à mesure qu’il avançait, la matière semblait s’entasser devant lui, sa manière devenait chaude et animée, son expression aisée et coulante. Dans les points délicats et susceptibles de controverse, vous auriez démêlé sans peine qu’il avait en secret la pensée de quelque opposition à ses opinions et qu’en conséquence il se sentait engagé à les soutenir avec plus d’énergie et de véhémence. L’abondance et la variété de ses explications et de ses exemples faisaient croître son sujet tandis qu’il le maniait. Ainsi, bientôt il acquérait, sans aucune répétition d’idées, une étendue et une grandeur qui saisissaient l’attention de son auditoire. L’instruction était secondée par le plaisir qu’on prenait à suivre le même objet à travers une multitude de jours et d’aspects variés sous lesquels il savait le présenter, et enfin, à remonter avec lui, en suivant toujours le même fil, jusqu’à la proposition primitive ou à la vérité générale dont il était parti et dont il avait su tirer tant d’intéressantes conséquences. »

Aussi la réputation de Smith allait sans cesse grandissant et attirait à l’Université une foule d’étudiants animés du désir de l’entendre. L’objet de ses cours défrayait toutes les conversations de la haute société de Glasgow et même d’Édimbourg ; la mode s’en mêlant, il devint bientôt de bon ton de parler comme le professeur en renom ; on chercha même à copier ses expressions les plus familières et jusqu’à ses défauts de prononciation ou d’accent : son succès était complet.

CHAPITRE II


Cependant Adam Smith ne se livrait pas tout entier à l’exercice de son professorat. Assurément il respectait trop ses auditeurs pour négliger de préparer à l’avance la matière et le plan de ses leçons, ainsi que l’enchaînement des idées qu’il se proposait d’y exposer ; néanmoins, il ne s’inquiétait pas outre mesure de la forme, se fiant généralement à cet égard à sa facilité d’improvisation, et il économisait ainsi un temps précieux qu’il put consacrer à d’autres travaux.

Dès 1755, il fondait, avec Hugh Blair, le fameux historien Robertson et d’autres hommes de lettres éminents, une publication périodique « the Edimburgh Review », et il y faisait paraître successivement deux articles, l’un sur le Dictionnaire de Johnson, qui venait de faire son apparition, l’autre, sous la forme d’une Lettre aux Éditeurs, sur le mouvement littéraire en Europe. Ces deux études, que nous aurons à examiner dans la deuxième partie de ce travail, furent fort remarquées ; mais elles n’empêchèrent pas la disparition de la Revue, qui tomba, après la deuxième livraison, sous les coups d’une coterie dirigée contre quelques-uns des rédacteurs.

En même temps, Smith préparait un grand ouvrage sur la morale. En effet, dans ses leçons sur l’Éthique, il n’avait pas accepté entièrement la doctrine d’Hutcheson. Comme le fondateur de l’école écossaise, il professait que le sentiment est le principe de la morale ; mais il différait avec lui sur la nature de ce sentiment, croyant le trouver dans la sympathie plutôt que dans la bienveillance. C’est ce dissentiment qu’il voulait justifier par un livre.

La Théorie des sentiments moraux parut en 1759. Nous n’entreprendrons pas ici de faire l’analyse et la critique de cet important ouvrage que nous nous proposons d’examiner plus loin avec tout le soin qu’il comporte, mais nous pouvons dire dès maintenant qu’il eut un immense succès. Quelque opinion que l’on pût avoir, en effet, sur le fond même de la doctrine de l’auteur, il était impossible de ne pas être séduit par les observations délicates et consciencieuses, les aperçus fins et ingénieux de cette étude de la sympathie, et ces mérites furent parfaitement appréciés par la société écossaise, naturellement portée vers les recherches psychologiques. Aussi le traité de Smith provoqua un tel enthousiasme que, malgré les préventions nationales des Anglais de cette époque à l’égard des ouvrages écrits au delà de la Tweed, ce succès gagna leur pays, et, bientôt même, la Théorie des sentiments moraux fit fureur à Londres.

D’ailleurs, David Hume était alors en Angleterre, et, bien que les doctrines philosophiques d’Adam Smith ne fussent nullement les siennes, il mettait tout en œuvre pour faire connaître le livre de son ami. « Wedderburn et moi, écrivait-il à Smith le 12 avril 1759, nous avons fait don de nos exemplaires à des personnes de notre connaissance que nous estimons être bons juges et propres à répandre la réputation de l’ouvrage. J’en ai envoyé un au duc d’Argyle, au lord Littleton, à Horace Walpole, à Soame Jenins et à Burke, gentilhomme irlandais, qui a écrit en dernier lieu un très-joli Traité du Sublime. Millar m’a demandé la permission d’en envoyer un au Dr Warburton. »

Le succès du livre s’affirma donc dès les premiers jours, et, par cette même lettre dont nous venons de citer quelques lignes, Hume pouvait déjà l’annoncer à Adam Smith. Il le fit dans des termes si spirituels que nous ne pouvons résister au désir de reproduire certains passages de ce document, d’autant plus qu’il nous fait bien connaître le degré d’intimité qui existait entre les deux philosophes. Sachant Smith très-inquiet sur le sort de son livre, Hume se plaît à se jouer de son impatience ; il lui parle de choses et d’autres, d’un ami à recommander, d’ouvrages en cours de publication, alors qu’il sait pertinemment qu’il n’y a qu’une seule nature de faits qui puisse intéresser à ce moment son interlocuteur, prenant ainsi plaisir à agacer le jeune professeur dont il connaît le caractère bouillant :

« Mais qu’est-ce que tout cela fait à mon livre, dites-vous ? – Mon cher monsieur Smith, prenez patience, disposez votre âme à la tranquillité ; montrez-vous philosophe pratique, comme vous l’êtes par état ; pensez à la légèreté, à la témérité, à la futilité des jugements ordinaires des hommes : combien peu la raison les dirige dans tous les sujets, mais surtout dans les jugements philosophiques, qui passent de beaucoup la portée du vulgaire :

– Non si quid turbida Roma
Elevet, accedas ; examenve improbum in illa
Castiges trutina : nec te quasiveris extra.

« Le royaume du sage, est dans son propre cœur ; ou, si jamais il étend plus loin ses regards, il se borne au jugement d’un petit nombre d’hommes choisis, libres de préjugés et capables de l’apprécier. Rien, en effet, ne peut donner une plus forte présomption de fausseté que l’approbation de la multitude, et Phocion, vous vous en souvenez, soupçonnait toujours qu’il avait dit quelque sottise quand il se voyait accueilli par les applaudissements de la populace. Supposant donc que par ces réflexions vous êtes préparé à tout, j’en viens enfin à vous annoncer que votre livre a éprouvé le plus fâcheux revers, car le public semble disposé à l’applaudir à l’excès. Il était attendu par les sots avec impatience et la tourbe des gens de lettres commence à chanter très-haut ses louanges. Trois évêques passèrent à la boutique de Millar pour l’acheter et pour s’informer de l’auteur. L’évêque de Peterborough dit qu’il avait passé la soirée dans une société où on élevait ce livre au-dessus de tous les livres de l’univers. Le duc d’Argyle parle en sa faveur d’une manière plus décidée qu’il n’a coutume de le faire ; j’imagine qu’il le considère comme une production exotique ou qu’il croit que l’auteur pourra lui rendre service aux élections de Glasgow, Lord Littleton dit que Robertson, Smith et Bower sont la gloire de la littérature anglaise. Oswald proteste qu’il lui est impossible de juger s’il a trouvé dans ce livre plus d’instruction ou plus de plaisir ; mais vous voyez bien quel cas on peut faire du jugement d’un homme qui a passé sa vie dans les affaires et qui n’a jamais vu aucun défaut dans ses amis. Millar triomphe et se vante que les deux tiers de l’édition sont déjà écoulés et qu’à présent le succès n’est plus douteux. Vous voyez que c’est un fils de la terre qui n’évalue les livres que par les profits qu’il en tire. Sous ce rapport, je ne doute pas que ce ne soit là un excellent livre. »

Charles Townsend, qui passait pour l’un des meilleurs juges de l’Angleterre, fut, lui aussi, séduit par l’originalité de cet ouvrage, et cette circonstance devait avoir une influence décisive sur la vie de l’auteur, car le succès même de son livre, qui affermissait et étendait sa réputation comme philosophe, allait avoir cet effet bizarre de le déterminer indirectement à abandonner la chaire de philosophie morale qu’il venait d’illustrer.

En effet, Charles Townsend était devenu, par son mariage avec la duchesse, le beau-père du jeune duc de Buccleugh, et, désirant compléter l’éducation de ce gentilhomme par un voyage sur le continent, il songeait depuis quelque temps à confier à un maître éminent la mission de l’accompagner. La lecture de la Théorie des sentiments moraux désigna Smith à son attention. Il ne connaissait pas personnellement le philosophe écossais ; néanmoins son livre révélait une si grande finesse d’observation, un savoir si étendu, et en même temps un cœur si généreux, qu’il se persuada bien vite que nul mieux que l’auteur de cet admirable ouvrage ne serait capable de diriger utilement le voyage de l’héritier du nom des Buccleugh. De son côté, Oswald, l’un des meilleurs amis de Smith, l’encouragea dans son dessein, et Hume, prévenu, chercha plusieurs fois à le rencontrer, dans le but de le décider. Sir Townsend n’avait d’ailleurs pas besoin de sollicitations pour persister dans son projet : d’un caractère obstiné et surtout autoritaire, il tenait à imposer ses volontés, et les résistances qu’il sentit dans l’entourage du jeune duc ne firent que fortifier sa détermination, au lieu de l’ébranler.

Ces résistances étaient cependant fondées. Ceux qui connaissaient Smith se demandaient avec inquiétude comment on pouvait songer à confier l’éducation d’un jeune gentilhomme à ce penseur gauche et distrait et à charger du soin d’un long voyage un homme qui n’avait jamais quitté son pays. Smith lui-même ne se sentait pas préparé pour cette lourde mission et il était peu disposé à l’accepter. Au surplus, quoiqu’il eût un grand désir de voyager et de comparer les observations qu’il avait recueillies en Angleterre avec celles qu’il pourrait faire en Europe, il ne pouvait se résoudre à quitter sa vie calme et tranquille, sa chaire de Glasgow où sa situation pécuniaire était pour toujours assurée.

Il continua donc, pendant quatre années encore, ses cours de philosophie, mais en leur faisant subir une transformation considérable. En effet, ses leçons sur l’Éthique ayant été reproduites en grande partie dans la Théorie des sentiments moraux, il devenait inutile de s’y arrêter longuement, et Smith songeait à donner une plus large place à l’étude du droit et des lois de la richesse.

Ces deux genres de recherches étaient d’ailleurs à l’ordre du jour. L’Esprit des Lois, qui n’avait guère plus de dix années de date, avait donné une puissante impulsion à l’étude de la jurisprudence, tant en France que dans le reste de l’Europe : en un an et demi, il avait eu vingt-deux éditions[11], il était traduit dans presque toutes les langues et il avait acquis en Angleterre, plus que partout ailleurs, une autorité incontestée. Un mouvement analogue et parallèle, mais plus général encore, se manifestait, dans l’Europe occidentale, au sujet de l’étude des phénomènes de la richesse. En Angleterre, les petits Essais de Hume, écrits en 1752, avaient eu de la faveur, en attaquant les préjugés mercantiles qui régnaient depuis si longtemps dans la politique commerciale des nations. En France surtout, on avait fait beaucoup de bruit autour des articles publiés par Quesnay dans l’Encyclopédie, en 1756, et l’apparition récente du Tableau économique puis des Maximes, avait opéré une véritable révolution dans cette science, à peine éclose, qu’on devait appeler plus tard l’économie politique. Enfin, de tous côtés, les théories nouvelles avaient rencontré des adeptes, et, tandis que, en Italie, Verri et Beccaria, pénétrés des doctrines de l’école française, poursuivaient les recherches commencées et songeaient à fonder, pour la réforme des abus, leur fameuse Société, dite « Société du café », en Espagne même, un ministre puissant, Campomanes, allait tenter d’appliquer, dans le pays le plus imbu des préjugés de la balance du commerce, les nouveaux principes de la liberté industrielle et commerciale.

Smith, qui suivait toujours avec le plus grand soin, comme nous en trouvons la preuve dans sa Lettre aux Éditeurs de la Revue d’Édimbourg, les publications de toute sorte qui se faisaient en Europe, ne pouvait rester étranger à ce double mouvement. Depuis 1752 d’ailleurs, époque à laquelle il avait pris possession de sa chaire de philosophie morale, il avait toujours réservé dans son cours, à l’exemple d’Hutcheson, quelques leçons à l’étude de la richesse et de la jurisprudence ; mais, préoccupé par ses travaux sur les sentiments moraux, il n’avait pu jusque-là donner à cette importante matière toute l’attention qu’elle lui paraissait comporter. Il saisit donc avec empressement l’occasion qui se présentait pour imprimer à son cours une direction différente et il consacra le temps laissé libre par l’Éthique à cet ordre de recherches.

Du reste, le milieu où il se trouvait était excellent pour ce genre d’études. Quoiqu’elle n’eût pas encore pris l’importance considérable qu’elle a acquise de nos jours, la ville de Glasgow était devenue déjà, depuis l’union de l’Écosse avec l’Angleterre qui lui avait ouvert le marché des Indes occidentales, une des villes les plus commerçantes de la Grande-Bretagne. Smith pouvait donc y examiner, dans ses détails, chacune des branches du commerce, et il s’attachait sans cesse, par des observations répétées et consciencieuses, à contrôler, au moyen des faits, les doctrines qu’il tenait de Hume ou de ses nombreuses lectures, notamment de l’étude de l’Encyclopédie et des ouvrages des Économistes français. Pour mieux pénétrer au cœur de la place, il recherchait même la société des marchands et il s’efforçait, à tout propos, d’amener la conversation sur l’objet de leur commerce.

Ce n’étaient pas d’ailleurs des ignorants, ces marchands de Glasgow ; ils dissertaient volontiers sur les principes de ce qu’ils appelaient leur art ; ils aimaient, par tempérament, les discussions doctrinales, raisonnaient les règles de leur commerce, et le jeune professeur, dans les argumentations délicates qu’il eut à soutenir avec eux, apprit, dit M. W. Bagehott, « non-seulement une foule de choses qu’il eût vainement cherchées dans les livres, mais encore peut-être cet art puissant, et, pour ainsi dire pratique, de les expliquer, qui caractérise la ' Richesse des Nations[12] ». Certains de ces marchands prônaient déjà la liberté commerciale, et Smith a lui-même reconnu, au dire d’un de ses biographes, devoir beaucoup à leur prévôt Cochrane qui venait de fonder un club pour la propagation de ces idées.

Le séjour de Smith à Glasgow fut donc un excellent milieu pour ses premières études sur la science de la richesse ; puis, la nécessité d’exposer dans un cours le résultat de ses recherches vint, à point, le forcer à digérer ses observations, à en dégager les principes, et, durant les quatre années qu’il passa encore à l’Université, ses leçons gagnèrent peu à peu en netteté et en précision. « Il semble, en effet, disait-il plus tard dans la Richesse des Nations[13], que la méthode la plus efficace pour rendre un homme parfaitement maître d’une science particulière, c’est de lui imposer la nécessité d’enseigner cette science régulièrement chaque année. Étant obligé de parcourir tous les ans la même carrière, pour peu qu’il soit bon à quelque chose il devient nécessairement, en peu d’années, complètement au fait de chaque partie de sa matière ; et, s’il lui arrivait, dans une année, de se former sur quelque point en particulier une opinion trop hâtive, quand il vient, l’année suivante, à repasser sur le même objet dans le cours de ses leçons, il y a à parier qu’il réformera ses idées. Si l’emploi d’enseigner une science est certainement l’emploi naturel de celui qui est purement homme de lettres, c’est aussi peut-être le genre d’éducation le plus propre à en faire un homme vraiment profond en savoir et en connaissances. »

Pour ces motifs, on doit, peut-être se féliciter que Smith n’ait pas accepté, dès 1759, la mission d’accompagner sur le continent le jeune duc de Buccleugh, car le travail de classement et de condensation qui se fit dans son esprit durant les dernières années qu’il professa à Glasgow, le mit mieux en état de profiter de son voyage en France et de ses relations avec les Économistes.

D’ailleurs, grâce aux heureuses modifications qu’il avait apportées dans l’objet de ses leçons, il vit son cours de plus en plus suivi ; les étudiants accoururent en foule pour l’entendre, de toutes les parties de l’Écosse et jusque de l’Angleterre ; enfin ses collègues eux-mêmes tinrent à lui donner un témoignage flatteur de leur admiration, en lui conférant, à l’unanimité, le grade de Docteur en droit, comme témoignage, disent les minutes de l’assemblée, de leur respect pour ses talents universellement reconnus et du renom qu’a donné à l’Université la compétence avec laquelle il a exposé pendant plusieurs années les principes de la jurisprudence[14].

Cependant, il regrettait parfois de n’avoir pas accepté l’offre de sir Townsend. Dans l’exercice de son professorat, il se rendait fort bien compte de l’insuffisance de ses données et de ses observations ; il sentait que, pour mener à bien cette Histoire de la Civilisation qu’il avait en vue, il lui était indispensable de sortir de son pays et d’étudier au moins les mœurs et le génie de la France qui était incontestablement le centre intellectuel de l’Europe et le foyer de la civilisation du monde.

Heureusement sir Townsend n’avait pas abandonné son dessein, et, n’étant pas pressé par l’âge de son pupille, il avait ajourné le voyage projeté, espérant bien que l’auteur de la Théorie des sentiments moraux se déciderait enfin à le diriger. Aussi, en 1763, il renouvela ses démarches auprès de Smith, et celui-ci prêta une oreille plus attentive à ses propositions. La seule chose qui pût arrêter encore le jeune philosophe, était la question pécuniaire, car, n’ayant aucune fortune, il ne lui était pas permis d’abandonner sans compensation le traitement qui lui était à jamais assuré s’il restait à l’Université, et il hésitait à sacrifier son indépendance matérielle, se demandant ce qui arriverait lorsque après avoir terminé, l’éducation du jeune duc, il serait obligé de se créer des ressources pour lui et sa mère. Mais sir Townsend comprit ces inquiétudes bien légitimes, et, sans que Smith eût besoin de formuler d’objections, il les prévint de lui-même en lui offrant, comme condition de son acceptation, une pension annuelle de 5,000 francs qui lui serait servie jusqu’au moment où, par la protection de la famille de Buccleugh, dont l’influence était considérable, on pourrait lui procurer un emploi de la couronne, d’une valeur au moins égale. Les dernières résistances du philosophe étaient ainsi vaincues et il accepta définitivement la mission qu’on lui proposait.

CHAPITRE III


Au mois de mars 1764, Adam Smith, accompagné de son élève, partait pour la France, et, dès le lendemain de son arrivée à Paris, il envoyait au recteur de Glasgow sa démission officielle de professeur.

Ce document a été conservé dans les Archives de l’Université. On y sent toute l’affection que Smith avait pour sa chaire et toute l’étendue du sacrifice qu’il consentait en se résignant, pour l’amour de la science, à quitter cette vie heureuse et tranquille qu’il avait menée pendant douze années : « Je n’ai jamais été, dit-il en terminant, plus occupé du bien du collège que je ne le suis en ce moment, et je désire sincèrement que mon successeur, quel qu’il puisse être, en même temps qu’il honorera sa place par ses talents, contribue au bonheur des hommes excellents avec lesquels il sera appelé à vivre, par les vertus du cœur et la bonté du caractère ».

L’Université ne pouvait qu’accepter cette démission qu’elle avait tenu à retarder le plus possible, dans l’espoir, peu probable cependant, d’un revirement dans la détermination d’Adam Smith. Mais elle tint à constater sur ses registres toute son admiration pour le professeur et l’expression des regrets unanimes qu’il laissait derrière lui. « L’Assemblée, y est-il dit, accepte la démission du Dr Smith, aux termes de la lettre précédente, et, en conséquence, la chaire de professeur de philosophie morale dans cette Université, est déclarée vacante. L’Université ne peut, en même temps, s’empêcher de manifester son regret sincère de se voir enlever le Dr Smith, dont les vertus distinguées et les qualités aimables avaient excité l’estime et l’affection de ses collègues et qui honorait cette Société par son génie, ses talents et par l’étendue de ses lumières. Son élégante et ingénieuse Théorie des sentiments moraux l’avait fait apprécier par les hommes de goût et les gens de lettres de l’Europe entière. L’heureux talent qu’il possédait de jeter du jour sur les sujets abstraits, l’assiduité à communiquer les connaissances utiles et l’exactitude à s’acquitter des devoirs de sa charge, qui le caractérisaient comme professeur, étaient, pour les jeunes gens confiés à ses soins, une « source de plaisir et de solide instruction. »

On lui donna un successeur digne de lui dans la personne du célèbre philosophe Reid qui illustrait depuis onze ans la chaire de philosophie de l’un des collèges d’Aberdeen et qui devait continuer, d’une manière si brillante, la tradition de l’école écossaise, dans la chaire même de ses fondateurs.

Adam Smith rencontra à Paris son ami David Hume qui, secrétaire d’ambassade auprès de lord Hertford, était alors l’objet d’un véritable engouement. Cet engouement était général, bien que l’on eût peine à l’expliquer parfois chez certaines gens dont les idées paraissaient être, en tous points, bien peu d’accord avec celles du célèbre historien. « M. Hume doit aimer la France, disait Grimm dans sa Correspondance[15], non sans quelque pointe d’ironie ; il y a reçu l’accueil le plus flatteur. Paris et la Cour se sont disputé l’honneur de se surpasser. Cependant M. Hume est bien aussi hardi dans ses écrits philosophiques qu’aucun philosophe de France. Ce qu’il y a encore de plaisant, c’est que toutes les jolies femmes se le sont arraché et que le gros philosophe écossais se plaît dans leur société. C’est un excellent homme que David Hume : il est naturellement serein ; il entend finement ; il dit quelquefois avec sel, quoiqu’il parle peu ; mais il est lourd et n’a ni chaleur, ni grâce, ni agrément dans l’esprit, ni rien qui soit propre à s’allier au ramage de ces charmantes petites machines qu’on appelle jolies femmes. Oh ! que nous sommes un drôle de peuple ! »


Quoi qu’il en soit, Hume était recherché, choyé par tous, par les philosophes, par les économistes, par les gens du monde, et il écrivait à Robertson, encore tout ému de sa réception à la Cour : « Je ne me nourris que d’ambroisie, ne bois que du nectar, ne respire que l’encens, et ne marche que sur des fleurs[16]. » Il est probable qu’il aurait désiré garder avec lui son ami Smith et le présenter dans le monde où il était reçu ; mais les instructions de sir Townsend étaient sans doute formelles, car les deux voyageurs ne restèrent que dix jours dans la capitale de la France, puis ils partirent pour Toulouse.

Toulouse était d’ailleurs, à cette époque, un centre intellectuel considérable et le siège d’un Parlement fameux par ses luttes contre le pouvoir royal ; elle possédait une Université très-renommée et une bibliothèque fort remarquable. Il est donc possible aussi qu’Adam Smith ait préféré cette résidence, afin de se familiariser peu à peu avec notre génie national, avant de se jeter au milieu du mouvement littéraire et philosophique de cette société tourmentée de Paris, si différente de la société écossaise et qu’il n’avait fait qu’entrevoir en passant. À Toulouse, il pouvait à loisir se perfectionner dans l’étude et la pratique de notre langue, tout en recueillant par lui-même, sur les mœurs, les coutumes, l’esprit public, sur l’état général du pays, au point de vue matériel et moral, des observations qu’il n’eut pu faire à Paris même, car, sous bien des rapports, la France de Paris était toute différente de celle des provinces. Enfin, il trouvait là le calme qui convenait à ses recherches et qui lui était indispensable pour étudier utilement nos institutions. À vrai dire, le français qu’il entendit sur les bords de la Garonne était loin d’être aussi pur que le français de l’Île-de-France, et, quand il arriva à Paris, on trouva qu’il parlait fort mal notre langue »[17]. Néanmoins, il en avait appris assez pour soutenir, sur les sujets les plus variés et les plus techniques, des conversations de plusieurs heures, pour profiter des relations qu’il comptait entretenir avec les philosophes, et son but était atteint.

Cependant Toulouse lui paraissait peu agréable, car il n’y connaissait presque personne, et, habitué jusqu’alors à se voir recherché, tant à Édimbourg qu’à Glasgow, par l’élite de la société, il sentait fort son isolement. « La vie que je menais à Glasgow, écrivait-il à David Hume dès le 5 juillet 1764[18], était une vie de plaisir et de dissipation (a pleasurable dissipated life), en comparaison de celle que je mène ici ; j’ai entrepris de composer un livre afin de passer le temps. » Ce livre était vraisemblablement la Richesse des Nations, qu’il commençait à préparer, et il en parla souvent, au dire de l’abbé Morellet, lorsque plus tard, à Paris, il entra en rapport avec les économistes.

Il passa ainsi, avec son élève, dix-huit mois à Toulouse, cultivant notre langue, amassant des matériaux pour son ouvrage et ne négligeant aucune occasion de recueillir des observations et des renseignements, soit au moyen des nombreux documents qu’il pouvait consulter à la Bibliothèque de l’Université, soit par des conversations particulières avec d’éminents magistrats auxquels Hume avait pu enfin le recommander. Il ne quitta la capitale du Languedoc qu’à la fin du mois de septembre de l’année 1765 et il se dirigea sur Genève, à petites journées, traversant le Midi de la France dont il visita les principales villes.

Genève était une ville toute française, mais la parole y était libre, et, pour ce motif, son territoire servait habituellement de refuge aux philosophes menacés de lettres de cachet. Adam Smith et le jeune duc y séjournèrent deux mois, puis ils partirent enfin pour Paris où ils arrivèrent vers les fêtes de Noël.

Hume était alors sur le point de retourner en Angleterre. Depuis le rappel de lord Hertford, nommé vice-roi d’Irlande, il était resté à Paris comme chargé d’affaires ; mais l’arrivée du nouvel ambassadeur, le duc de Richmond, venait de le relever de ses fonctions. Il songeait, à ce moment, à partir au plus vite pour conduire au-delà du détroit son ami J.-J. Rousseau, qui, venu le rejoindre à Paris, malgré l’arrêt du Parlement, attendait impatiemment son départ, protégé par l’enceinte du Temple où habitait le prince de Conti, Grand-Prieur de France. Mais, avant de quitter la France, il prit le temps de présenter et de recommander Adam Smith à ses meilleurs amis.

Au surplus, le philosophe anglais n’était pas un inconnu à Paris : sa Théorie des sentiments moraux avait été déjà traduite, deux ans auparavant, sous le titre de Métaphysique de l’âme, et, quoique cette publication ait paru sans nom d’auteur, on n’ignorait pas qu’elle était due à la plume du professeur de Glasgow, dont la célébrité n’avait pas tardé à traverser le détroit. Il fut donc accueilli avec empressement dans la société des philosophes et des économistes, chez d’Alembert, Helvétius, Marmontel, Turgot, Quesnay, Necker, Mme Riccoboni, chez le jeune duc de La Rochefoucauld et chez sa mère, la duchesse d’Anville, dont le salon réunissait les littérateurs les plus éminents de cette époque.

Adam Smith avait beaucoup à observer et à apprendre dans une pareille société. À Toulouse, à cent soixante-dix lieues de Paris, il n’avait pu se rendre compte de l’état réel des esprits. Toute la vie intellectuelle était concentrée dans la capitale, et c’était un spectacle bien nouveau pour lui que celui qui se déroulait sous ses yeux, alors que les anciens abus et les nouvelles théories fleurissaient côte à côte, avec une vigueur qu’ils n’avaient jamais eue jusque là.

Le Gouvernement était resté cantonné dans les préjugés et les pratiques du système mercantile organisé par Colbert. Attribuant la richesse de l’Angleterre à son organisation industrielle, le ministre de Louis XIV avait voulu arriver aussi à faire de la France un pays manufacturier, et, sans s’inquiéter de la nature différente de notre climat qui nous pousse naturellement à produire du blé et à cultiver la vigne, il avait cherché, par tous les moyens, à détourner les capitaux de l’agriculture pour les porter vers les emplois plus productifs, selon lui, de l’industrie et du commerce. De là une législation vexatoire et compliquée, imaginée par ce grand financier et aggravée encore par ses successeurs : on réglait par des ordonnances jusqu’aux procédés de la fabrication, la largeur des étoffes, le nombre des fils de la trame et de la chaîne ; en un mot, on s’efforçait de favoriser l’industrie en l’opprimant.

Toutefois, une certaine réaction commençait à se faire sentir dans les conseils du Gouvernement : on n’en était pas encore aux réformes, mais on commençait à discuter les mesures mercantiles jusque-là incontestées, et les ministres du roi, poussés par l’opinion et sacrifiant à la mode, parlaient économie politique. C’est qu’il y avait déjà sept ans que le Tableau économique et les Maximes de Quesnay avaient été publiés, et ces ouvrages, qui renversaient de fond en comble les systèmes établis, avaient eu un immense retentissement dans cette société du XVIIIe siècle qui voulait tout réformer. Cette science nouvelle avait apparu au moment le plus opportun : « Vers 1750, dit Voltaire[19], la nation, rassasiée de vers, de tragédies, de comédies, de romans, d’opéras, d’histoires romanesques, de réflexions morales plus romanesques encore, se mit à raisonner sur les blés. » il fut alors de bon ton de s’occuper d’économie politique et on s’engoua d’autant plus facilement de ces études que, tendant à améliorer la situation matérielle du plus grand nombre, elles étaient conformes à l’esprit du siècle dont la grande gloire est son amour fervent et désintéressé de l’humanité. Paris offrit alors un admirable spectacle : économistes, philosophes, gens du monde et femmes d’esprit, tous travaillaient, les uns à l’émancipation politique, d’autres à l’émancipation religieuse, d’autres enfin à l’émancipation industrielle et commerciale, et tous étaient animés du même souffle, le souffle de la liberté, tous étaient dirigés par le même mobile, l’amour du bien public.

La Cour elle-même favorisait le mouvement économique. Alors qu’elle poursuivait de toutes ses rigueurs les autres philosophes, elle protégeait ouvertement ceux qu’on devait appeler plus tard les physiocrates. Le roi avait anobli Quesnay, qu’il appelait le Penseur ; il avait tenu à contribuer de ses propres mains à la composition typographique du Tableau économique, et Mme de Pompadour ne dédaignait pas de descendre parfois dans le petit entresol qu’habitait le docteur pour s’asseoir à la table qui réunissait les partisans de la doctrine nouvelle. Elle ne se rendait pas compte qu’en favorisant ainsi le mouvement économique, elle faisait courir de véritables périls à la royauté, et que l’étude des finances de l’État, en mettant à jour l’arbitraire, le désordre et la corruption qui régnaient dans l’assiette et la perception des taxes, aurait pour effet d’ébranler le trône bien plus sûrement que toutes les attaques politiques du parti philosophique. Les physiocrates paraissaient être, au contraire, pour le pouvoir des auxiliaires précieux, parce que, comptant sur le roi pour imposer leurs réformes, ils voulaient un gouvernement fort, imbu de la maxime « tout pour le peuple et rien par le peuple » : c’était là, tout au moins, la doctrine de la majeure partie d’entre eux. Ils trouvaient, en effet, dit M. Taine[20], que rien n’est plus commode qu’un tel instrument pour faire les réformes en grand et d’un seul coup. C’est pourquoi, bien loin de restreindre le pouvoir central, les économistes ont voulu l’étendre. Au lieu de lui opposer des digues nouvelles, ils ont songé à détruire les vieux restes de digues qui le gênaient encore. « Dans un gouvernement, déclaraient Quesnay et ses disciples, le système des contre-forces est une idée funeste… Les spéculations d’après lesquelles on a imaginé le système des « contre-poids sont chimériques… Que l’État comprenne ses devoirs et alors qu’on le laisse libre… Il faut que l’État gouverne selon les règles de l’ordre essentiel, et, quand il en est ainsi, il faut qu’il soit tout-puissant. »

Pour tous ces motifs, l’économie politique avait déjà pris un essor assez considérable au moment de l’arrivée d’Adam Smith à Paris : on n’en parlait pas seulement chez Quesnay, Turgot, Diderot, mais dans tous les salons. Aussi le philosophe écossais put profiter largement de son séjour dans la capitale de la France pour compléter ses observations, étudier à son aise les théories des physiocrates et apprécier la valeur comme les points faibles de chacune d’elles, grâce à ces discussions familières auxquelles il assistait chaque jour.

Malheureusement il ne nous a laissé aucun détail sur son séjour à Paris. « Il est fort à regretter, dit son biographe Dugald Stewart[21], qu’il n’ait conservé aucun journal de ce période si intéressant de sa vie, et sa répugnance à écrire des lettres était si forte que je ne crois pas qu’il en reste aucune trace dans sa correspondance. L’étendue, la fidélité de sa mémoire, à laquelle on en trouverait peu de comparables, l’empêchaient de mettre de l’importance à consigner par écrit ce qu’il avait vu et entendu, et le soin inquiet qu’il a mis à détruire avant sa mort tous ses papiers, semble indiquer qu’il avait à cœur de ne laisser à ceux qui voudraient écrire sa vie, d’autres matériaux que ceux qui leur seraient fournis par les monuments durables de son génie et par les vertus exemplaires de sa vie privée. »

Il nous est resté cependant un document de cette époque, une lettre, écrite par Adam Smith à Hume et datée à Paris, du 6 juillet 1766[22] ; elle a trait à la rupture éclatante qui venait de se produire entre l’historien écossais et J.-J. Rousseau. Bien qu’elle soit exclusivement consacrée à cette querelle, nous tenons à la traduire, parce que, d’une part, les lettres de Smith étant rares, c’est une bonne fortune d’avoir pu en découvrir quelques-unes, et, d’autre part, parce que ce document nous révèle sous un jour particulier le caractère bouillant de notre philosophe, dont l’indignation va peut-être même jusqu’à l’injustice lorsqu’il voit attaquer son meilleur ami.

On connaît les faits. On sait qu’au commencement de 1766, David Hume avait emmené en Angleterre J.-J. Rousseau qui venait d’être chassé de la Suisse, et qu’il l’avait installé à Wooton, dans le comté de Derby : les rapports les plus cordiaux régnaient alors entre eux, et le philosophe genevois appelait son ami « le plus illustre de ses contemporains ». Tout à coup on apprit avec stupéfaction que cette intimité s’était subitement rompue et que Rousseau avait écrit à Hume une lettre violente pour le lui signifier. Dans sa solitude de Wooton, son imagination avait travaillé : il avait cru démêler que l’historien écossais s’était ligué avec ses ennemis pour le perdre, qu’il ne l’avait emmené en Angleterre que pour nuire à sa réputation en le comblant de bienfaits et pour le déshonorer en lui faisant accepter de la Couronne une pension secrète. Sur ces entrefaites avait paru dans les feuilles anglaises la prétendue lettre de Frédéric, dans laquelle le roi de Prusse était censé tourner en ridicule la manie de persécution qui hantait l’esprit de l’auteur d’Émile. Cet écrit était d’Horace Walpole, mais Rousseau crut que Hume en était l’auteur et aussitôt il brisa là bruyamment par la lettre que l’on sait.

Il n’est pas de notre sujet d’examiner ici les torts respectifs des deux philosophes. Quoi qu’il en soit, à Paris, certains amis de Hume estimaient que celui-ci aurait le beau rôle en ne s’offensant pas de cette lettre, qui dénotait un esprit malade, et en prenant plutôt en pitié le caractère malheureux de ce pauvre Rousseau. Quant à Smith, il s’était senti personnellement atteint par l’insulte qui avait frappé son compatriote et il n’admettait aucune excuse en faveur de l’agresseur, mais il n’en considérait pas moins aussi que Hume avait intérêt à éviter un éclat et il tenait à le lui faire savoir. Voici sa lettre :


Paris, 6 juillet 1766.


Mon cher ami,

Comme vous, je suis absolument convaincu que Rousseau est un grand misérable (a great rascal), et chacun ici partage mon avis[23]. Cependant, laissez-moi vous prier de ne songer à publier quoi que ce soit au sujet de l’insolence dont il s’est rendu coupable envers vous.

En refusant la pension que vous avez eu la bonté de solliciter pour lui, avec son assentiment, il peut avoir jeté sur vous quelque ridicule aux yeux de la Cour et du Ministère. Ne vous laissez pas atteindre par ce ridicule, montrez sa lettre brutale, mais ne vous en dessaisissez pas, de façon qu’elle ne puisse jamais être imprimée. Si vous le pouvez même, soyez le premier à en rire, et je parierais ma vie qu’avant qu’il soit trois semaines, on considérera que cette petite affaire, qui, à présent, vous cause tant d’ennui, vous fait autant d’honneur que quoi que ce soit qui vous arriva jamais. En cherchant à démasquer devant le public ce pédant hypocrite, vous courez le risque de troubler la tranquillité de toute votre existence. En le laissant tranquille, il ne peut vous donner quinze jours de souci.

Écrire contre lui, c’est, vous pouvez y compter, ce qu’il désire fort vous voir faire. Il est sur le point de tomber dans l’obscurité en Angleterre et il espère se rendre important en provoquant un illustre adversaire. Il aura beaucoup de gens pour lui, l’Église, les Whigs, les Jacobites, toute la partie éclairée de la nation anglaise qui aimera à mortifier un Écossais et à applaudir un homme qui a refusé une pension du Roi. Il n’est pas même invraisemblable qu’ils le paient très-bien pour l’avoir refusée et que Rousseau ait eu en vue cette compensation.

Tous vos amis désirent que vous n’écriviez rien : le baron d’Alembert, Mme Riccoboni, Mlle Riancourt, M. Turgot, etc., etc. – M. Turgot, un ami en tous points digne de vous, m’a prié de vous recommander cette conduite d’une manière toute particulière, comme un avis très-sérieux sur lequel il insiste vivement. Nous avons peur que vous ne soyez entouré de mauvais conseillers et que l’opinion de vos gens de lettres anglais (english litterati), qui sont eux-mêmes habitués à publier dans les journaux tous leurs petits commérages, n’ait une trop grande influence sur vous.

Rappelez-moi au souvenir de M. Walpole, et croyez-moi, avec l’affection la plus sincère,

Toujours à vous.
Adam Smith


On sait que David Hume ne suivit pas le conseil de Smith : il tint à rendre le public juge du différend et il publia toute sa correspondance avec Rousseau, en y joignant un commentaire destiné à faire ressortir l’ingratitude de son ancien ami. La querelle fit beaucoup de bruit, mais tout cet éclat n’eut d’autre résultat que de nuire grandement à la réputation de l’historien écossais : on jugea qu’il était indélicat de se servir des armes d’une correspondance privée et qu’il était maladroit de reprocher des bienfaits.

À l’exception de la lettre que nous venons de citer, nous ne possédons, de la main d’Adam Smith, aucun document qui puisse nous renseigner sur son séjour à Paris.

Nous n’avons, notamment, aucune donnée sur ses rapports avec les Économistes. Nous eussions aimé cependant à connaître la nature et le caractère de ses relations avec Quesnay, et surtout ses premières impressions sur les théories des physiocrates. Assurément nous trouvons, dans les Recherches mêmes, une étude sommaire de cette doctrine « qui, avec toutes ses imperfections, dit Smith[24], est peut-être, de tout ce qu’on a publié sur l’économie politique, ce qui se rapproche le plus de la vérité » ; mais cette étude, mûrie par une solitude de dix années, ne reproduit certainement pas d’une manière exacte le jugement que le philosophe a dû porter sur ce système à son arrivée à Paris, lorsque ses idées étaient sans doute peu fixées sur les divers points de la science nouvelle.

Nous sommes un peu mieux renseignés sur ses relations avec Turgot, qui, en philosophie, lui doit certainement beaucoup. Le futur ministre de Louis XVI était alors intendant du Limousin, mais il venait fréquemment à Paris et avait grand plaisir à converser avec Adam Smith dont il estimait beaucoup le talent[25]. Ces deux grands esprits se ressemblaient d’ailleurs sous plus d’un rapport : même puissance d’observation, même goût pour les recherches philosophiques qu’ils poursuivaient dans toutes les branches des sciences morales et politiques, même amour pour l’humanité, et on pouvait appliquer à l’un comme à l’autre ce vers de Voltaire que M. Baudrillart a placé au frontispice de son admirable Éloge de Turgot[26] :

Il ne cherche le vrai que pour faire le bien.

Leur conversation roulait sur toutes les sciences qui leur étaient familières, et si Smith put tirer parti des recherches économiques et de l’expérience administrative de son interlocuteur, ce dernier profita, dans une plus large mesure encore, des études philosophiques, des observations délicates de l’auteur de la Théorie des sentiments moraux, et son esprit, préparé par la noblesse de ses sentiments aux principes supérieurs de l’école écossaise, s’inspira puissamment de la doctrine élevée du philosophe de Glasgow.

D’ailleurs, depuis quelque temps déjà, Turgot paraissait tout acquis à cette école, et les entretiens de Smith, en la lui faisant mieux connaître, l’y rattachèrent seulement davantage. Il n’avait pas été sans lire, avant d’avoir rencontré Adam Smith, le grand traité d’Hutcheson, et, presque à son apparition, la Théorie des sentiments moraux, car, dès 1760, un journal français en avait publié un extrait, et, en 1764, deux ans avant l’arrivée du philosophe écossais à Paris, l’ouvrage entier avait été traduit chez nous, nous l’avons dit, sous le titre de Métaphysique de l’âme. Aussi les travaux philosophiques de Turgot n’avaient pas été sans se ressentir de cette heureuse influence. « Selon nous, dit Victor Cousin[27], Turgot est, après Montesquieu, le plus grand, esprit du XVIIIe siècle ; mais il serait, en vérité, un homme un peu trop extraordinaire si, ne tenant en rien à la tradition du XVIIe siècle, il se fût élevé à une métaphysique bien supérieure à celle de Condillac et à une morale toute différente de celle d’Helvétius, sans aucun autre appui que ses propres réflexions. Quand on lit sa lettre sur le livre de l’Esprit, l’article Existence, et quelques autres morceaux de philosophie sortis de sa plume, on est frappé du rapport qui se trouve entre ses principes et ceux de l’école écossaise. Dans l’article Existence, il n’hésite pas à fonder toute la métaphysique sur la psychologie, c’est-à-dire sur la conscience et sur ce fait primitif et permanent de la conscience, le sentiment du moi. En morale, il repousse l’égoïsme d’Helvétius au nom des sentiments naturels du cœur humain. »


Durant son séjour à Paris, le Dr Smith attacha encore à l’école écossaise un autre disciple distingué, dans la personne du duc de La Rochefoucauld, ce jeune libéral qui devint plus tard l’un des membres les plus influents de la fameuse société dite des Amis des noirs, et qui devait périr si misérablement, après le 10 août 1792, dans sa retraite de Gisors. Bien que le philosophe de Glasgow eût fort maltraité l’auteur des Maximes dans son ouvrage et dans son cours, il n’en fut pas moins accueilli chez le petit-fils avec affabilité et respect, et plus tard, le jeune duc, tout-à-fait pénétré des doctrines d’Adam Smith, entreprenait même la traduction de la Théorie des sentiments moraux, à la suite de laquelle il comptait tenter en même temps une justification des écrits de son aïeul.

Voici la lettre par laquelle il annonça à Smith qu’il renonçait à son dessein. Ce document, transmis par Dugald-Stewart, montre la nature des relations et les rapports d’affectueuse déférence qui existaient entre le jeune duc et le philosophe écossais ; à cet égard, il mérite de prendre place dans ce travail.


Paris, 3 mars 1778.


Le désir de se rappeler à votre souvenir, Monsieur, quand on a eu l’honneur de vous connaître, doit vous paraître fort naturel ; permettez que nous saisissions pour cela, ma mère et moi, l’occasion d’une nouvelle édition des Maximes de La Rochefoucauld, dont nous prenons la liberté de vous offrir un exemplaire. Vous voyez que nous n’avons point de rancune, puisque le mal que vous avez dit de lui dans la Théorie des sentiments moraux ne nous empêche point de vous envoyer ce même ouvrage. Il s’en est même fallu de peu que je ne fisse encore plus, car j’aurais eu peut-être la témérité d’entreprendre une traduction de votre Théorie ; mais, comme je venais de terminer la première partie, j’ai vu paraître la traduction de M. l’abbé Blavet et j’ai été forcé de renoncer au plaisir que j’aurais eu de faire passer dans ma langue un des meilleurs ouvrages de la vôtre.

Il aurait bien fallu pour lors entreprendre une justification de mon grand-père. Peut-être n’aurait-il pas été difficile premièrement de l’excuser, en disant qu’il avait toujours vu les hommes à la Cour et dans la guerre civile, deux théâtres sur lesquels ils sont certainement plus mauvais qu’ailleurs ; et ensuite de justifier, par la conduite personnelle de l’auteur, des principes qui sont certainement trop généralisés dans son ouvrage. Il a pris la partie pour le tout, et, parce que les gens qu’il avait eus sous les yeux étaient animés par l’amour-propre, il en a fait le mobile général de tous les hommes. Au reste, quoique son ouvrage mérite à certains égards d’être combattu, il est cependant estimable même pour le fond et beaucoup pour la forme.

Permettez-moi de vous demander si nous aurons bientôt une édition complète des Œuvres de votre illustre ami M. Hume ? Nous l’avons sincèrement regretté.

Recevez, je vous supplie, l’expression sincère de tous les sentiments d’estime et d’attachement avec lesquels j’ai l’honneur d’être, Monsieur, votre très-humble et très-obéissant serviteur.

Duc de la Rochefoucauld.


Ajoutons que Smith fut touché par les sentiments de piété filiale qui étaient exprimés dans cette lettre. Il fit prévenir le jeune duc que, dans les futures éditions de sa Théorie, le nom de La Rochefoucauld ne se trouverait plus associé à celui du Dr Mandeville, l’auteur de la Fable des abeilles, et il relut avec attention l’ouvrage qu’on lui adressait, dans l’espoir de trouver la doctrine moins mauvaise qu’il ne l’avait jugé précédemment. Mais il ne put trouver à approuver quoi que ce soit, en dehors de la forme, dans l’œuvre du célèbre frondeur, et il préféra faire disparaître purement et simplement, dans la dernière édition de son traité, tout ce qui se rapportait à ce système qu’il avait toujours qualifié jusque-là de licencieux et de dégénéré.


Adam Smith ne s’occupa pas seulement de philosophie et d’économie politique pendant son voyage en France : il ne négligea aucune partie de son vaste plan, et, de même qu’il avait cherché à Toulouse, dans la société des magistrats, des documents pour son Traité du Droit, il profita de son séjour à Paris pour compléter ses recherches sur les arts imitatifs dans l’histoire desquels il comptait trouver des renseignements précieux sur la marche de l’esprit humain. « Il n’avait jamais négligé, dit Dugald-Stewart, de cultiver son goût pour les arts libéraux, moins sans doute pour jouir des plaisirs qu’ils procurent, quelque sensible qu’il y pût être, qu’à cause de leur liaison avec les principes généraux de l’esprit humain, dont l’étude semble s’ouvrir par cette voie sous sa forme la plus riante. Ceux qui s’occupent de ce sujet délicat trouvent dans la comparaison des goûts divers des différents peuples, un recueil de faits précieux, et M. Smith, toujours disposé à attribuer à la mode et à la coutume toute leur influence sur les opinions relatives à la beauté, devait, comme on le sent assez, profiter de toutes les occasions que pourrait lui offrir un pays nouveau pour lui de confirmer sa théorie par des exemples. » Or, Paris était, plus que jamais, la reine de la littérature, et le philosophe écossais se trouvait dans les meilleures conditions possible pour poursuivre également ses études dans cette partie de la science.


Toutefois il fallait songer au départ et rentrer en Angleterre, car plus de deux ans et demi s’étaient écoulés depuis l’arrivée en France des deux voyageurs. Aussi, en octobre 1766, Smith ramenait son élève à Londres pour le remettre à sa famille. Malgré toutes les appréhensions qu’avaient pu concevoir ses amis, le jeune duc de Buccleugh était enchanté de son voyage. Il avait trouvé dans Adam Smith, en même temps qu’un maître éminent, un ami dévoué, et, longtemps après, il écrivait ces lignes qui constituent le meilleur des témoignages en faveur du caractère privé du philosophe[28] : « Au mois d’octobre 1766, nous rentrions à Londres après avoir passé presque trois années ensemble, sans le moindre désagrément, sans la moindre froideur, et, de mon côté, avec tout l’avantage que l’on pouvait attendre de la société d’un pareil homme. Notre amitié s’est continuée jusqu’à l’heure de sa mort et je resterai toujours sous le coup d’avoir perdu un ami que j’aimais et que je respectais, non-seulement pour ses grandes facultés, mais encore pour ses vertus privées. »

CHAPITRE IV


De retour en Angleterre, Adam Smith s’empressa d’aller rejoindre sa mère à Kirkaldy. D’ailleurs, il avait hâte de remettre de l’ordre dans ses idées. Durant les années qu’il venait de passer en France, il avait tant étudié, tant observé, tant vu de choses différentes de celles qu’il avait eues jusque-là sous les yeux, qu’il éprouvait le besoin d’être seul pour classer ses observations, les digérer, et contrôler ainsi, soit ses propres doctrines, soit celles qu’il avait entendu soutenir si brillamment dans la société des physiocrates. Aussi il se condamna à une solitude presque absolue, vivant de la pension que lui avait assurée la famille de Buccleugh et ne faisant que de rares apparitions à Édimbourg et à Londres. Le calme de la retraite convenait d’ailleurs parfaitement à ses goûts et il le préférait de beaucoup à l’existence fiévreuse et agitée qu’il venait de mener à Paris. « Mon occupation ici, écrivait-il à Hume[29], est l’étude, dans laquelle je suis très profondément plongé depuis un mois environ. Mes distractions consistent dans de longues et solitaires promenades au bord de la mer. Vous pouvez juger comment je passe mon temps. Je suis cependant extrêmement heureux, à mon aise, et content ; je ne l’ai peut-être jamais été à un plus haut point à aucun moment de ma vie. »

Durant les premières années au moins qu’il passa à Kirkaldy, Smith ne paraît pas s’être attaché exclusivement à la préparation de son grand travail sur la Richesse des Nations. Nous montrerons en effet, dans notre IIe Partie, que cet ouvrage, dans lequel on a voulu voir souvent un traité d’économie politique, n’est en réalité qu’un fragment d’une histoire plus générale de la Civilisation, et tout semble faire supposer qu’à son retour en Angleterre, il n’avait encore abandonné aucune partie de ce vaste plan qu’il avait combiné dès son séjour à Glasgow, car il semble s’être occupé, à cette époque, de coordonner les observations de toute sorte qu’il avait recueillies sur la marche de l’esprit humain dans ses différentes manifestations. Nous avons eu d’ailleurs la bonne fortune de trouver à cet égard, dans l’ouvrage de lord Brougham, une lettre convaincante qui ne paraît pas avoir été traduite jusqu’à ce jour en notre langue et qui prouve qu’en 1769 Adam Smith s’occupait encore d’amasser des matériaux pour son Histoire du Droit.

Cette lettre était adressée à un jurisconsulte, lord Hailes, et nous demandons à la citer en entier, malgré son étendue, d’autant plus qu’elle constitue en outre, croyons-nous, le seul document qui puisse donner une idée de la nature des recherches d’Adam Smith sur la jurisprudence.


Kirkaldy, 5 mars 1769.


Mylord,


Je vous serai extrêmement obligé de vouloir bien m’envoyer les papiers dont vous m’avez parlé et qui ont trait au prix des substances dans les temps anciens. Afin que le transport puisse en être tout-à-fait sûr, j’enverrai, si vous voulez bien me le permettre, mon domestique à Édimbourg, un jour de cette semaine, pour les prendre à votre domicile.

Je n’ai pu me procurer les pièces du procès de lord Galloway et de lord Morton. Dans le cas où vous les posséderiez, je vous serais également très-obligé de me les envoyer, si cela se peut ; je vous retournerais le tout aussitôt que possible. Si vous m’y autorisiez, je copierais les manuscrits, mais cela dépend entièrement de Votre Seigneurie.

Depuis la dernière fois que j’ai eu l’honneur de vous écrire, j’ai relu avec plus d’attention qu’auparavant les Actes de Jacques Ier en les rapprochant des remarques que vous avez faites et qui m’ont procuré à la fois beaucoup de plaisir et d’instruction. Elles auront, je m’en rends parfaitement compte, beaucoup plus d’utilité pour moi que les miennes n’en auront pour vous. J’ai étudié le droit uniquement dans le but de tracer une esquisse générale des règles suivant lesquelles la justice était rendue dans les différents siècles et les différents pays, et je suis entré très-peu dans le détail des faits particuliers que vous possédez à fond, je le vois. Ces faits particuliers, que vous avez relevés, me seront d’un grand secours pour contrôler mes vues générales, mais je crains que ces dernières ne soient toujours trop vagues et trop superficielles pour vous être d’une grande utilité.

Je n’ai rien à ajouter à ce que vous avez observé en ce qui concerne les Actes de Jacques Ier Ils sont écrits, en général, dans une forme beaucoup plus rudimentaire et plus inexacte que les statuts anglais ou les ordonnances françaises de la même époque, et l’Écosse semble avoir été, même pendant ce règne que nos historiens nous représentent comme énergique, dans un plus grand désordre que ne l’ont jamais été la France ou l’Angleterre depuis les incursions des Danois et des Norwégiens.

Les 5me, 8me, 24me, 56me, 85me Statuts semblent avoir eu tous pour but de remédier à un seul et même abus. Par suite de l’état du pays, les voyages devaient être extrêmement dangereux et, par suite, très rares. Peu de gens pouvaient donc espérer gagner leur vie en logeant des voyageurs et il ne devait y avoir que peu ou point d’hôtelleries. Aussi les étrangers étaient forcés, de même que dans tous les autres pays barbares, de recourir à l’hospitalité privée, et, comme ils étaient, dans cette situation, un réel objet de pitié, les particuliers devaient se considérer comme obligés de les recevoir, bien que cette hospitalité constituât une charge extrêmement lourde. Cependant, quoique les étrangers, soient, selon Homère, des personnes sacrées, placées sous la protection de Jupiter, aucun homme sensé n’aurait appelé de plein gré un étranger, à moins que ce ne fût un barde ou un devin. De plus, les dangers auxquels on était exposé en voyageant seul ou avec peu de serviteurs, obligeaient tous les personnages de quelque importance à traîner avec eux une suite nombreuse qui rendait l’hospitalité encore plus onéreuse. De là l’ordre donné dans les 24me et 85me Statuts de construire des hôtelleries. Puis, comme beaucoup de gens préféraient conserver l’ancienne coutume et vivre aux dépens des autres plutôt qu’à leurs frais, il en résulta, de la part des hôteliers, des plaintes nombreuses qui provoquèrent l’Acte 56.

Je ne puis terminer cette lettre, déjà trop longue cependant, sans vous exprimer mon sentiment, et plus encore mon indignation, au sujet de ce qui s’est passé récemment tant à Londres qu’à Édimbourg. J’ai souvent pensé que la Cour suprême du Royaume-Uni ressemble beaucoup à un jury. Les lords-magistrats prennent généralement sur eux de résumer les témoignages et d’expliquer la loi aux autres pairs, qui se rangent d’habitude aveuglément à leur avis.

Or, des deux lords-magistrats qui, dans cette affaire, guidèrent les autres, l’un a toujours recherché les applaudissements de la multitude, et l’autre, de beaucoup le plus intelligent, a toujours montré la plus grande frayeur de la haine populaire, sans avoir pu réussir toutefois à l’éviter. On l’a toujours accusé aussi d’une tendance à la partialité et je le soupçonne d’avoir suivi, dans cette affaire, plutôt ses craintes et son penchant que les lumières de sa raison. Je pourrais en dire beaucoup plus sur ce sujet, mais je crains d’en avoir déjà trop dit. Je préférerais avoir, pour ma part, la solide réputation de votre respectable Président, bien qu’exposé aux insultes d’une populace brutale, plutôt que les applaudissements vains et frivoles qui leur ont jamais été accordés à l’un ou à l’autre. J’ai l’honneur d’être, Mylord, avec les plus hauts sentiments d’estime et de considération,

De Votre Seigneurie le très obligé et obéissant serviteur,

Adam Smith.


On voit donc qu’au commencement de l’année 1769, deux ans et demi après son retour en Angleterre, Adam Smith n’avait pas encore songé à abandonner son plan et qu’il préparait son histoire de la jurisprudence telle qu’il l’avait annoncée en 1759[30]. Pour lui, comme plus tard pour Guizot[31], la civilisation consiste dans le développement simultané de l’individu et de l’état social. Aussi, après avoir étudié la nature de l’homme dans la Théorie des sentiments moraux et la marche de son esprit dans les Essais philosophiques qu’il avait commencés, il voulait composer, comme seconde partie de son Histoire de la Civilisation, ce Traité du Droit dans lequel, il devait passer en revue les législations successives des peuples, dans le but de montrer leur influence réelle sur la marche de la société elle-même et de rechercher les principes généraux qui auraient dû servir de base aux institutions positives pour favoriser utilement le développement de l’état social.

Malheureusement il ne put réaliser son dessein. Après plusieurs années d’études, il fut forcé de reconnaître qu’il faisait fausse route en persistant à embrasser un plan aussi vaste, et que toute la vie d’un homme ne pourrait suffire à mener à bonne fin une pareille entreprise. Il se résigna donc peu à peu à limiter successivement sa tâche, il scinda son travail et se mit à composer d’abord la partie de son sujet qui avait mûri davantage dans son esprit depuis son voyage en France, à savoir l’étude des institutions dont le but ou l’effet était de réglementer la formation et la distribution de la richesse. Il s’acharna alors plus que jamais à l’étude, car son plan, bien que très réduit, était encore immense, et il avait résolu de ne pas quitter Kirkaldy avant que cette partie de son œuvre fut complètement achevée.

David Hume ne comprenait pas cette détermination ; il estimait, au contraire, qu’un écrivain doit habiter une grande ville afin de se tenir constamment dans une atmosphère littéraire, même un peu surchauffée, et il ne cessait de supplier son ami de quitter son village ou tout au moins d’aller le voir. La résistance que lui opposait Smith ne le lassait pas et il multipliait ses sollicitations.

Dès 1769, se trouvant, à Pames-Court, d’où il domine le golfe du Forth et la côte opposée du comté de Fife, il le presse déjà de venir lui rendre visite[32].

« Je suis charmé, écrit-il, de jouir enfin du plaisir de vous voir, mais, comme je voudrais aussi être à portée de vous entendre, j’ai fort à cœur que nous concertions ensemble quelques mesures pour y parvenir. Le mal de mer me met à la mort et je regarde avec horreur, avec une sorte d’hydrophobie, le large détroit qui nous sépare. Je suis d’ailleurs las de courir, au moins autant que vous devriez l’être de rester au logis. Je vous propose donc de venir ici et de passer quelques jours avec moi dans cette solitude. Je veux savoir ce que vous avez fait et j’ai dessein d’exiger de vous un compte rigoureux de l’emploi de votre temps dans votre retraite. Je vous déclare positivement que vous vous trompez dans plusieurs de vos spéculations, et particulièrement dans celles où vous avez le malheur de différer de mes opinions. Voilà bien des raisons pour avoir un entretien et je souhaite que vous me fassiez enfin quelque proposition raisonnable à ce sujet. Il n’y a point d’habitation dans l’île d’Inchkeith, sans quoi j’aurais choisi ce lieu pour vider notre différend, et nous n’en serions point sortis que nous ne fussions tombés d’accord sur tous les points en controverse. J’attends ici demain le général Conway ; je l’accompagnerai à Roseneath et j’y passerai quelques jours. À mon retour, j’espère trouver une lettre de vous, qui m’annoncera que vous acceptez en homme de cœur le défi que je vous, signifie.


Et il renouvelle sans cesse ses tentatives. En 1772, il le conjure encore de venir passer quelques jours avec lui à Édimbourg.

« Je n’accepterai point, écrit-il[33], l’excuse de votre santé, que je n’envisage que comme un subterfuge inventé par l’indolence et l’amour de la solitude. En vérité, mon cher Smith, si vous continuez d’écouter tous ces petits maux, vous finirez par rompre entièrement avec la société, au grand détriment des deux parties intéressées. »


Smith avait toujours un motif quelconque à faire valoir pour ne pas quitter sa retraite, et, sauf un petit voyage qu’il fit à Londres en passant par Édimbourg, au mois d’avril 1773, il reste constamment à Kirkaldy, préparant son immense ouvrage qui dénote, en effet, une somme de travail considérable et qu’il modifia jusqu’au dernier moment au moyen des nouveaux documents qu’il pouvait recueillir[34].

Il rédigeait d’ailleurs fort lentement, malgré l’apparente limpidité de son style, et il en faisait encore la remarque à Dugald-Stewart peu de temps avant sa mort. Cependant tout le travail de la composition s’effectuait dans son esprit même et il ne dictait à son secrétaire le résultat de ses méditations que lorsqu’un chapitre était complètement terminé au point de vue de la forme comme au point de vue du fond. Habitué au professorat, il préparait son œuvre comme des leçons, mentalement, et, debout au milieu de sa chambre, tourné vers la cheminée, il parlait comme s’il faisait un cours à un auditoire invisible, tandis que son secrétaire, la plume à la main, recueillait textuellement ses paroles. Il y a quelques années à peine, on montrait encore aux touristes qui visitaient la maison du maître à Kirkaldy, une large tache de graisse marquant, sur la muraille du cabinet de travail, la place où s’appuyait, pendant le feu de la composition, la tête du penseur méditant la Richesse des Nations[35].

CHAPITRE V


Enfin, au commencement de l’année 1776, l’ouvrage parut à Londres, en 2 forts volumes, sous le titre de Recherches sur la nature et les causes de la Richesse des Nations.

Il eut, en Angleterre, un immense succès. On l’accueillit d’abord avec faveur à cause de la réputation même de l’auteur, qui était considérable, puis cette faveur devint de l’enthousiasme lorsqu’on eût pu se rendre compte, par la lecture, de la vaste portée de cette œuvre.

Assurément cet ouvrage, quelle qu’en soit la valeur, manque parfois d’élégance et toujours de sobriété ; mais cette pesanteur même était plutôt, chez nos voisins, un puissant élément de succès. Cet amas de faits qui alourdit le plan, ces digressions continuelles qui fatiguent et distraient l’attention, étaient particulièrement goûtées par l’esprit anglais, et si Adam Smith, pénétré de la littérature française, avait allégé son œuvre en n’y maintenant que les idées générales et les faits particuliers les plus indispensables à leur démonstration, son livre n’eût peut-être pas été lu par beaucoup de ses compatriotes.

C’est là, en effet, une face curieuse du caractère de l’esprit anglais, et il importe d’insister sur cette observation, parce qu’elle fait mieux comprendre la composition de l’œuvre que nous étudions et qu’elle permet de démêler l’un des plus puissants éléments du succès des Recherches en Angleterre. « Le Français, dit M. Taine[36], demande à tout écrit et à toute chose la forme agréable ; l’Anglais peut se contenter du fonds utile. Le Français aime les idées en elles-mêmes et pour elles-mêmes ; l’Anglais les prend comme des instruments de mnémotechnie ou de prévision… En général, le Français comprend au moyen de classifications et par des méthodes déductives ; l’Anglais, par induction, grâce à la représentation lucide et persistante d’une quantité de faits individuels, par l’accumulation indéfinie des documents isolés et juxtaposés. Quiconque a étudié leur littérature et leur philosophie, depuis Shakespeare et Bacon jusqu’à, aujourd’hui, sait que cette inclination chez eux est héréditaire et qu’elle appartient à la forme même de leur esprit, qu’elle tient à leur façon de comprendre la vérité. Selon eux, l’arbre doit se juger aux fruits et la spéculation à la pratique ; une vérité n’a de prix que si elle provoque des applications utiles. Au-delà des vérités banales, il n’y a que des chimères vaines. Telle est la condition de l’homme : un cercle restreint capable de s’élargir, mais toujours fermé de barrières, dans lequel il faut savoir, non pour savoir mais pour agir, la science n’étant valable que par le contrôle qui la vérifie et l’usage auquel elle sert. »

Or, l’œuvre de Smith répondait parfaitement à ce besoin de ses compatriotes : son ouvrage était hérissé de faits. Point de théorie qu’il ne prouvât par des exemples divers et surtout multiples ; point de doctrine dont il ne fit aussitôt ressortir toutes les applications. Il avait débarrassé l’économie politique de l’appareil solennel et formulaire dont les physiocrates l’avaient entourée et qui en rendait l’étude inabordable au plus grand nombre, s’attachant, au contraire, à présenter ses idées simplement, de façon à les faire entrer plus facilement dans l’esprit de ses lecteurs.

De plus, il ne comprenait pas l’économie politique elle-même comme Quesnay et Turgot : il n’y voyait pas seulement une science, mais aussi un art, et son bon cœur ne pouvait se résigner à énoncer un principe sans en rechercher immédiatement toutes les applications dans l’intérêt de l’humanité. « L’économie politique, dit-il en tête du deuxième volume de ses Recherches, considérée comme une branche des connaissances du législateur et de l’homme d’État, se propose deux objets distincts : le premier, de procurer au peuple un revenu ou une subsistance abondante, ou, pour mieux dire, de le mettre en état de se procurer lui-même ce revenu ou cette subsistance abondante ; le second objet est de fournir à l’État ou à la communauté un revenu suffisant pour le service public ; elle se propose d’enrichir à la fois le peuple et le souverain. »

Le cadre même de son œuvre se prêtait d’ailleurs de lui-même à cette double conception, puisqu’il avait pour objet d’exposer l’un des aspects de l’histoire générale de la civilisation : c’était l’étude de la marche de la richesse que Smith avait en vue, et, comme cette marche n’a pas été dirigée uniquement par les lois naturelles, qu’elle s’est heurtée souvent aux règlements et aux institutions positives, il se trouvait conduit non-seulement à des spéculations théoriques sur les lois et les causes, mais aussi à l’appréciation du rôle même du législateur, de ce qu’il avait été et de ce qu’il aurait dû être.

Enfin, il faut bien l’avouer, un autre motif moins noble contribuait encore au succès des Recherches chez nos voisins d’Outre-Manche. L’Angleterre jalousait, un peu la suprématie intellectuelle de la France. Grâce à sa puissance maritime, elle avait réussi à nous enlever nos colonies, à ruiner notre commerce, à chasser notre pavillon des mers ; mais elle se voyait avec peine forcée de reconnaître que la France vaincue, repliée sur elle-même, restait toujours la reine incontestée de la littérature et de la civilisation. Elle avait vu l’économie politique éclore chez nous, l’école de Quesnay accueillie avec enthousiasme, faisant, au point de vue scientifique, la conquête de l’Europe, et l’orgueil britannique se sentait intérieurement froissé de n’avoir pas un nom anglais à opposer à nos physiocrates. Smith, il est vrai, était Écossais, c’est-à-dire un peu Français, mais il avait été élevé à Oxford, il ne partageait nullement l’aversion outrée de David Hume pour l’Angleterre et il paraissait même gagné, en somme, au fait acquis de l’Union[37]. Son triomphe devait donc être un triomphe national, et il fut d’autant plus vif que l’auteur défendait chaleureusement la cause du commerce et de l’industrie qui faisaient la gloire et la richesse de l’Angleterre, repoussant cette épithète de travail stérile que leur avaient maladroitement appliquée les physiocrates et qui était devenue blessante pour avoir été mal comprise.


Le succès des Recherches prit donc immédiatement un caractère général, et, quels qu’en fussent les divers motifs, il était absolument mérité.

Hume se montra heureux de la faveur qui accueillait le Traité de son ami, plus heureux même que s’il se fût agi d’un de ses propres livres, et, sur son lit de douleur, il voulut être le premier à féliciter l’auteur :

« Très bien ! bravo ! mon cher monsieur Smith, lui écrit-il dès le 1er avril 1776 ; votre ouvrage m’a fait le plus grand plaisir, et, en le lisant, je suis sorti d’un état d’anxiété pénible. C’était un ouvrage dont l’attente tenait si fort en suspens et vous-même, et vos amis, et le public, que je tremblais de le voir paraître ; mais enfin je suis soulagé. Ce n’est pas qu’en songeant combien cette lecture exige d’attention et combien peu le public est disposé à en accorder, je ne doive douter encore quelque temps du premier souffle de la faveur populaire. Mais on y trouve de la profondeur, de la solidité, des vues fines, une multitude de faits curieux : de tels mérites doivent tôt ou tard fixer l’attention publique. Il est probable que votre dernier séjour à Londres a contribué à perfectionner cette production. Si vous étiez là, au coin, de mon feu, je vous contesterais quelques-uns de vos principes… Mais tout cela, et cent autres points, ne peuvent être discutés qu’en conversation. J’espère que ce sera dans peu, car l’état de ma santé est fort mauvais et ne peut vous accorder un long délai. »

Malheureusement les deux amis ne devaient plus se revoir. Hume était atteint d’une dysenterie incurable, et, se sentant près de sa fin, il écrivit quelques mois plus tard à Adam Smith pour lui faire ses dernières recommandations au sujet de la publication de ses Dialogues. Lord Brougham a publié la réponse de l’auteur de Recherches et nous croyons devoir la traduire ici, car elle nous éclaire sur l’affection toujours croissante que le philosophe de Glasgow professait pour le grand historien. À un autre point de vue d’ailleurs, elle est aussi fort curieuse, en ce qu’elle montre Adam Smith soumettant en quelque sorte à son ami mourant les grands traits de l’apologie qu’il comptait faire de lui après son décès :


Kirkaldy, 22 août 1776.


Mon plus cher ami,


Je reçois à l’instant votre lettre du 15 courant. Afin de m’économiser la somme d’un penny-sterling, vous l’avez envoyée par le messager au lieu de me la faire parvenir par la poste, et, si vous ne vous êtes pas trompé de date, elle est restée chez lui pendant huit jours et elle aurait pu fort bien, je crois, y rester indéfiniment.

Je serai très heureux de recevoir une copie de vos Dialogues, et, s’il arrivait que je mourusse avant qu’ils soient publiés, j’aurai pris soin que cette copie soit préservée aussi soigneusement que si je devais vivre cent ans.

Quant à m’en laisser la propriété dans le cas où ils ne seraient pas édités dans les cinq années qui suivraient votre décès, vous pouvez faire ce que vous jugerez préférable. Je pense, toutefois, que vous ne devez pas menacer Strahan d’une perte quelconque dans le cas où il ne publierait pas votre œuvre dans un délai fixé. Il n’est pas du tout probable qu’il la néglige, et si quelque chose pouvait la lui faire négliger, ce serait une clause de cette nature qui lui donnerait un prétexte honorable. On dirait alors que j’ai publié seulement en vue d’un profit et non par respect pour la mémoire de mon ami, ce qu’un imprimeur même n’avait pas édité pour le même bénéfice. Strahan est suffisamment zélé : vous le verrez par la lettre ci-jointe que je vous prie de vouloir bien me retourner, mais par la poste et non par le messager.

Si vous voulez me le permettre, j’ajouterai quelques lignes au récit que vous avez fait de votre propre vie, en rendant compte de la manière dont vous vous êtes comporté dans cette maladie, si, contrairement à mon espoir, elle devait être la dernière. Quelques conversations que nous avons eues dernièrement ensemble, notamment en ce qui concerne le manque d’excuses à donner à Caron, le prétexte auquel nous avions pensé à la fin et la très mauvaise réception qui nous eût probablement attendus de la part de Caron, feraient, je me l’imagine, assez bonne figure dans cette histoire.

Vous avez, dans un état de santé empirant sans cesse, en proie à un mal épuisant, envisagé, pendant plus de deux ans, l’approche de la mort (ou ce que vous croyez du moins être l’approche de la mort), avec une bonne humeur persistante que peu de gens, même de ceux qui jouissent de la meilleure santé possible, eussent pu conserver pendant quelques heures seulement.

De même, je corrigerai, si vous voulez bien me le permettre, les épreuves de la nouvelle édition de vos Œuvres, et je veillerai à ce que celle-ci soit publiée conformément à vos dernières corrections. Comme je serai à Londres cet hiver, cela me causera très peu de dérangement.

J’ai écrit tout cela dans l’hypothèse que l’issue de votre maladie serait différente de celle que nous avons pu espérer jusqu’ici. Mais votre moral est si bon, votre vitalité si grande et le progrès de votre mal si lent, que j’espère toujours que cela prendra un tour heureux. Le Dr Black lui-même, si froid et si mesuré, semble, dans une lettre que j’ai reçue de lui la semaine dernière, partager le même espoir.

Je pense que je n’ai pas besoin de vous répéter que je suis prêt à me rendre près de vous dès que vous désirerez me voir. À quelque moment que ce soit, je compte que vous ne vous ferez aucun scrupule de me mander.

Je vous prie de me rappeler au meilleur souvenir de votre frère, de votre sœur, de votre neveu et de tous mes autres amis,

Je suis toujours, mon très cher ami,

Votre tout affectionné
Adam Smith.


Trois jours plus tard, le 25 août 1776, David Hume mourait[38]. Smith n’avait pas cru, en réalité, à un dénouement aussi rapide, et la fin de son ami lui causa un vif chagrin. Mais il tint à remplir aussitôt la promesse qu’il avait faite au mourant et à rendre un témoignage public d’estime et d’affection à sa mémoire. Il retraça donc les derniers moments du célèbre historien dans une lettre à Strahan[39], et ce dernier fut autorisé à la publier à la suite de la Vie de Hume, dont il était l’éditeur.

« C’est avec un plaisir réel, quoique bien mêlé de peine, écrivait Smith, que je prends la plume pour vous donner quelques détails sur la manière dont notre excellent ami, M. Hume, s’est conduit dans sa dernière maladie. Quoiqu’il eût jugé lui-même son mal incurable et mortel, cependant, par égard pour les instances de ses amis, il consentit à faire l’essai de ce que pourrait produire sur lui un long voyage. Quelques jours avant de se mettre en route, il écrivit le précis de sa vie, qu’il a confié à vos soins ainsi que ses autres papiers. Mon récit commence donc où le sien finit. »

Puis, après avoir fait l’historique des progrès de la maladie de Hume, de la fin d’avril au 25 août 1776, date du décès, il ajoutait :

« Telle a été la fin de notre excellent ami dont la mémoire nous sera toujours chère. On pourra juger diversement de ses opinions philosophiques, chacun les approuvant ou les condamnant suivant qu’il les trouvera conformes ou contraires aux siennes ; mais il est difficile qu’il y ait de la diversité dans le jugement qu’on portera de sa conduite et de son caractère. Jamais les facultés naturelles d’aucun homme ne furent plus heureusement combinées et équilibrées ; même dans le plus bas état de sa fortune, son extrême économie ne l’empêcha jamais de faire à l’occasion des actes de charité et de générosité : c’était une économie nécessaire, fondée, non sur l’avarice mais sur l’amour de l’indépendance. La grande douceur de son caractère n’altéra jamais la fermeté de son âme ni la confiance de ses résolutions. Sa plaisanterie habituelle n’était que la simple effusion d’une bonté naturelle et d’une gaieté tempérée par la délicatesse et la modestie, et où il n’entrait pas la plus légère teinture de cette malignité qui est si souvent le principe dangereux de ce qu’on appelle communément l’esprit. Jamais il ne lui échappa une seule raillerie qui eût pour but de mortifier : aussi ses railleries plaisaient-elles à ceux mêmes sur qui elles tombaient, et, de toutes ses grandes et aimables qualités, peut-être n’y en eût-il pas une qui rendit sa société plus agréable à ses amis que cette tournure de plaisanterie, quoiqu’ils en fussent d’ordinaire les objets. Cette gaieté naturelle, si agréable dans le monde, mais si souvent accompagnée de qualités frivoles et superficielles, s’alliait en M. Hume avec l’application la plus sérieuse, les connaissances les plus variées, la plus grande profondeur de pensée, et l’esprit à tous égards le plus étendu. Enfin, je l’ai toujours regardé, pendant sa vie et après sa mort, comme l’homme le plus approchant de l’idée qu’on se forme d’un homme parfaitement sage et vertueux, que peut-être ne le comporte la nature et la faiblesse humaine ».


Cette apologie était certainement empreinte d’une forte exagération. En effet, quelque favorable que puisse être le jugement que l’on ait à porter sur le caractère de David Hume, on ne peut nier que le célèbre historien ait été souvent disposé à abuser de son esprit contre ses adversaires. Ses amis mêmes ne furent pas à l’abri de ses saillies parfois incisives, et nous avons vu que le trait le plus piquant de la fameuse lettre d’Horace Walpole contre J.-J. Rousseau n’était que la répétition d’un mot de Hume sur la manie de la persécution qui affligeait son malheureux ami. D’ailleurs, la lecture même de l’histoire de sa vie, que venait compléter la lettre du Dr Smith, forçait à reconnaître, qu’au moins dans ses derniers moments, il avait été injuste et même impertinent à l’égard de ses adversaires, notamment, du Dr Warburton, évêque de Glocester[40]. Aussi la dernière phrase de cette lettre de Smith souleva une tempête. On ne put se résoudre à voir, dans le philosophe sceptique qui niait l’existence d’un Dieu, un modèle de perfection et de vertu, et les plus modérés estimaient tout au moins, comme l’a dit le Dr Carlyle, que Hume avait moins vécu toute sa vie en homme moral qu’en investigateur ou en critique. L’indignation fut profonde dans les rangs du clergé, et le Dr Horne, évêque de Norwich, dans une lettre anonyme, attaqua vivement Adam Smith sur le terrain religieux.

On avait tort, cependant, d’attribuer au disciple d’Hutcheson les opinions métaphysiques de David Hume. Smith ne paraissait attaché, il est vrai, à aucune des Églises établies, mais, nous l’avons déjà fait remarquer, il professait une doctrine élevée en matière religieuse, et l’affirmation de l’existence de Dieu, de l’immortalité de l’âme, a servi de thème à l’un des plus beaux morceaux de sa Théorie des sentiments moraux[41]. Toutefois il ne répondit rien au Dr Horne, il évitait toujours avec le plus grand soin toute discussion religieuse, et d’ailleurs il jugea peut-être aussi, dans cette circonstance, qu’il avait été un peu loin dans l’éloge de son ami.


Vers la même époque, il quitta Kirkaldy pour aller s’établir à Londres. Après dix années de solitude dans son petit bourg d’Écosse, il jugeait nécessaire de se retremper dans un milieu littéraire, car il sentait que son esprit était un peu fatigué d’une trop longue concentration sur la même matière, et, avant d’entreprendre son nouvel ouvrage, il trouvait utile de vivre quelque temps de la vie intellectuelle d’une grande ville. Il fut accueilli avec empressement par la société la plus distinguée de Londres, heureuse d’avoir dans son sein le grand économiste, et il passa de fort agréables moments dans le commerce des hommes les plus éminents, tels que l’historien Gibbon qui s’était déjà fait connaître par ses études sur la littérature, l’éloquent orateur Burke qu’on appelait le Cicéron anglais, l’helléniste Jones, le brillant causeur Beauclerc.

Nous savons peu de chose sur la nature et la direction de ses études durant son séjour dans la capitale de l’Angleterre, et, s’il est probable qu’il travailla pendant cette période à son Traité du Droit, il est certain, du moins, qu’il y consacra fort peu de temps. D’ailleurs, il ne passa à Londres que deux années, car la famille de Buccleugh s’occupait d’obtenir pour lui l’emploi qu’elle lui avait promis à son départ de Glasgow, et, en 1778, il était nommé commissaire des douanes avec résidence à Édimbourg.

On a parfois reproché à l’auteur des Recherches d’avoir accepté ces fonctions qui le forçaient à appliquer une législation douanière contre laquelle il s’était élevé avec tant de violence dans ses ouvrages, et, dans l’enceinte même de notre Académie des Sciences, un savant distingué, M. Flourens, n’a pas craint de lancer à cet égard contre Adam Smith une accusation de mauvaise foi[42].

Nous ne pouvons laisser passer cette attaque sans la relever, non seulement pour la gloire d’Adam Smith dont la probité scientifique est indiscutable, mais aussi dans l’intérêt de l’économie politique elle-même que l’éminent physiologiste a voulu atteindre dans un des plus illustres de ses fondateurs. Cette attaque inattendue prouve que le célèbre académicien ne connaissait que superficiellement celui qu’il condamnait, sans, quoi il eût appris, par la lecture de ses œuvres comme par l’étude de sa biographie, à respecter cette grande et sympathique figure du savant modeste et désintéressé qui n’avait en réalité pour seul but que le bonheur de l’humanité. N’eût-il que parcouru la Théorie des sentiments moraux qu’il n’eût pu se défendre d’une véritable admiration pour le caractère de l’auteur. Il aurait vu que ce n’était pas seulement à la fin de sa vie, comme commissaire des douanes, que Smith avait accepté la législation existante, et qu’au contraire, sa plus constante préoccupation avait toujours été d’éviter, en cette matière plus qu’en toute autre, les réformes trop radicales et trop brusques qui troublent la production et violent les droits acquis[43]. Mieux éclairé, il n’eût pas eu l’idée de rechercher ainsi et de signaler, dans une forme regrettable et blessante, cette contradiction imaginaire entre les doctrines de l’économiste et les actes de l’homme privé. Mais il est tombé dans l’erreur commune à tous ceux qui n’ont pas lu les Recherches dans leur entier : tous se représentent Adam Smith comme un ennemi déclaré des taxes douanières. Or il n’en était rien, et ceux qui connaissent son chapitre des impôts savent que si le célèbre économiste repoussait les droits de douane en tant que moyens protecteurs, il les recommandait du moins comme moyens fiscaux, estimant que, s’ils sont bien compris et modérés, ils peuvent fournir à juste titre une partie considérable du revenu de l’État[44].

Pour notre part, loin de considérer l’acceptation des fonctions de commissaire des douanes comme un démenti officiel donné par le philosophe aux principes qu’il avait professés sur la liberté des échanges, nous croyons plutôt que Smith a dû choisir cet emploi de préférence à tout autre, espérant, à tort peut-être, que cette situation lui permettrait de réaliser de nombreuses améliorations de détail dans cette partie de l’administration fiscale de son pays, et de préparer ainsi la voie aux grandes réformes par une application libérale de la législation existante qu’il eût été imprudent de bouleverser brusquement.

Tout ce que l’on peut dire, c’est que l’ancien professeur de Glasgow était bien peu préparé à une situation de ce genre, car il n’avait jamais été mêlé, dans la pratique, à aucune besogne financière, et celui qu’on chargeait ainsi de gérer les affaires de l’État n’aurait peut-être pas été capable de gérer les siennes propres. Il fallait là des qualités d’ordre, de précision, de vigilance, qu’on eût trouvées plus facilement dans un médiocre comptable que dans ce penseur méditatif dont les hautes vues théoriques étaient d’une application bien restreinte dans son nouvel emploi. D’autre part, on le sait, ses distractions étaient phénoménales, et sir Bagehot rapporte que c’est dans l’exercice de ses nouvelles fonctions qu’il étonna si fort un de ses subordonnés qui lui apportait une pièce à viser, en imitant la signature de son prédécesseur placée au-dessus, au lieu de donner la sienne propre.

Nous reconnaissons donc volontiers que le Gouvernement ne pouvait faire un plus mauvais choix. Mais certains biographes, se plaçant à un autre point de vue, ont aussi regretté pour la postérité, cette interruption dans la vie littéraire de Smith : nous croyons que c’est à tort. L’auteur des Recherches avait recueilli, il est vrai, de nombreux documents, non-seulement pour son Traité du Droit', mais encore pour cette autre partie de l’Histoire de la Civilisation qui a trait à la marche des sciences et des arts, et il avait même commencé à en écrire des fragments dont les principaux ont été conservés et publiés après sa mort sous le titre d’Essais philosophiques. Toutefois, en ce qui concerne les sciences et les arts, les matériaux rassemblés jusque-là étaient réellement trop insuffisants et Smith se rendait compte des difficultés qu’il rencontrerait pour s’en procurer de nouveaux : son siècle n’avait pas encore accumulé assez d’observations pour permettre d’entreprendre un pareil travail, et il sentait bien que, dans ces conditions, il ne lui serait pas possible de donner une base expérimentale assez large à ses théories.

Quant à l’histoire du Droit, elle était mieux connue ; mais Montesquieu avait tiré un si merveilleux parti de tous les faits et il avait produit, dans cette partie de la science, un monument si considérable que le Dr Smith dut craindre certainement de mettre une œuvre trop peu mûrie en parallèle avec l’Esprit des Lois. Écrire après Montesquieu, sur le même sujet, pouvait être une témérité dangereuse, et l’auteur des 'Recherches qui, au fond, avait grand souci de sa réputation, dut reconnaître qu’à cinquante-trois ans, il était peut-être imprudent de tenter de composer à la hâte un ouvrage de cette importance dont l’élaboration aurait exigé la vie entière d’un homme.

Aussi nous ne serions pas éloigné de croire qu’au moment où il termina la Richesse des Nations, Smith avait déjà complètement abandonné l’espoir de publier son Traité du Droit, car, dans aucun passage de son grand ouvrage, ni à propos de la législation douanière, ni en examinant l’administration de la justice, il n’a fait mention de son intention d’écrire l’histoire de la jurisprudence, et nulle part il n’a renouvelé les allusions contenues dans sa Théorie des sentiments moraux au sujet de cette partie de son vaste plan. Certains biographes affirment, il est vrai, qu’il ne paraît jamais avoir perdu toute idée d’utiliser les documents qu’il avait recueillis, et qu’il songea formellement à les publier dans les dernières années de sa vie, sous forme d’un Examen critique de l’Esprit des Lois ; mais cette dernière information, qui ne repose que sur les racontages d’un journal[45], nous paraît peu certaine, et nous croyons plus volontiers qu’Adam Smith, fier du succès de ses œuvres, recula jusqu’à la fin devant toute autre publication qui, édifiée avec des matériaux insuffisants, eût pu porter atteinte à sa gloire.


À Édimbourg, il se livra tout entier aux obligations de sa profession. Quoique ses occupations fassent très simples et qu’elles n’exigeassent pas de grands efforts intellectuels, elles ne lui laissaient aucun loisir, et non-seulement il ne publia rien, mais encore il étudia fort peu. Il vécut ainsi tranquillement, pendant les quatorze années qui s’écoulèrent jusqu’à sa mort, au milieu de ses compagnons de jeunesse et recherché par l’élite de la société écossaise ; on l’aimait pour la noblesse de son caractère, pour sa gaieté, sa sérénité inaltérable, pour la chaleur et l’empressement qu’il mettait à rendre service.


Sa conversation d’ailleurs, parfois originale, était toujours pleine de charmes, et nous ne pouvons mieux faire que de citer à cet égard les impressions d’un témoin éminent de ses entretiens, Dugald Stewart, qui, professeur de philosophie à Édimbourg en 1784, put ainsi apprécier, dans le commerce même du Dr Smith, la tournure de son esprit et la vivacité de son imagination :

« Il est peut-être impossible, écrivait Dugald Stewart dans son Éloge de Smith[46], d’indiquer les nuances délicates qui caractérisaient son esprit. L’observateur le plus superficiel ne pouvait manquer d’y voir des singularités qui se manifestaient dans ses manières et dans ses habitudes intellectuelles. Mais quoique ces singularités ne lui fissent rien perdre, aux yeux de ceux qui le connaissaient, du respect qu’imposait son génie, et qu’aux yeux de ses amis, elles ajoutassent même un charme inexprimable à son commerce en découvrant, sous le jour le plus heureux, l’aimable simplicité d’un cœur exempt d’artifice, il faudrait un pinceau bien habile et bien délicat pour les exposer sans risque aux regards du public. Il est certain que M. Smith n’était pas propre au commerce du monde ni aux affaires. Les vastes sujets de méditation dont il avait été occupé dès sa jeunesse et le grand nombre de matériaux que son esprit inventif fournissait sans cesse, le rendaient habituellement inattentif aux objets familiers et aux petits événements de chaque jour ; en sorte qu’il donnait fréquemment des exemples de distraction comparables à tout ce qu’a pu peindre en ce genre l’imagination de La Bruyère. En compagnie, il n’était pas rare de le voir absorbé par les objets de ses études, et, au mouvement de ses lèvres, aussi bien qu’à ses gestes et à son regard, on pouvait supposer qu’il était dans le feu de la composition…

« C’est probablement à cette habitude de distraction qu’il faut attribuer en partie la difficulté qu’il avait à se conformer au ton du dialogue ou de la conversation ordinaire : on remarquait que la sienne prenait la forme d’une leçon. Lorsque cela lui arrivait, ce n’était jamais par le désir de s’emparer de la parole ou par un sentiment de sotte vanité : il était si disposé, par inclination, à jouir en silence de la gaieté de ceux qui l’entouraient, que ses amis en furent souvent réduits à se concerter entre eux pour le mettre sur les sujets qu’ils jugeaient devoir l’intéresser, et je ne crains pas d’être accusé d’exagération en avançant qu’on ne le vit presque jamais mettre un nouveau sujet sur le tapis ni manquer de moyens pour traiter ceux que d’autres lui fournissaient. À la vérité, sa conversation n’était jamais plus piquante que quand il laissait errer son génie sur le petit nombre d’objets qui, dans le vaste champ de la science, lui étaient peu familiers et dont il n’avait acquis que des connaissances superficielles.

« Les jugements qu’il formait sur les hommes d’après une légère liaison, étaient souvent erronés ; mais la pente naturelle de son caractère le portait beaucoup plus à une partialité aveugle qu’à des préventions défavorables et mal fondées. Accoutumé à considérer les affaires humaines sous des points de vue vastes et intéressants, il n’avait ni le temps, ni l’inclination de considérer en détail les qualités particulières des caractères vulgaires. De là vient que, quoiqu’il fût profondément versé dans la connaissance du cœur et de l’esprit humain, quoiqu’il eût employé souvent cette connaissance dans ses écrits en marquant d’une touche délicate les ombres les plus fines et les plus légères du génie et des passions, cependant il lui arrivait souvent, en s’occupant des individus, de porter des jugements qui s’écartaient de la vérité à un tel point qu’on ne pouvait s’empêcher d’en être surpris.

« Dans la confiance et l’abandon auxquels il se livrait quelquefois en société dans ses heures de délassement, il hasardait des jugements sur les livres ou des opinions sur des questions de théorie, qui n’étaient pas toujours tels qu’on les aurait attendus d’un esprit supérieur et d’un philosophe aussi distingué pour la constance et l’accord de ses principes. Ses jugements et ses opinions se ressentaient quelquefois de l’influence des circonstances accidentelles ou même de l’humeur du moment, et lorsqu’ils étaient recueillis par ceux qui ne le voyaient qu’occasionnellement, ils étaient propres à donner de ses vrais sentiments des idées fausses et contradictoires. Toutefois, en ces occasions comme en d’autres, il y avait toujours dans ses remarques beaucoup d’esprit et de vérité, et, si l’on eût combiné les différentes opinions qu’il énonçait en divers temps sur un même sujet, de manière à les modifier et à les limiter les unes par les autres, on en eût tiré probablement de quoi former une décision également juste et complète. Mais, dans la société de ses amis, il n’avait pas de penchant à rechercher ces résultats si bien déduits qu’on admire dans ses ouvrages ; il se contentait, d’ordinaire, d’une esquisse de l’objet, hardie et de main de maître, en saisissant le premier point de vue que lui présentait son humeur ou son imagination.

« On remarquait quelque chose de semblable lorsqu’il entreprenait, dans la chaleur d’une conversation animée, de tracer le caractère de ses relations les plus intimes et qui, par cette raison, devaient lui être parfaitement connues. Le portrait était toujours plein de feu et d’expression ; il frappait d’ordinaire par des traits de ressemblance marqués et très piquants, pourvu qu’on envisageât l’original sous un aspect particulier ; rarement peut-être y aurait-on trouvé une image juste et complète sous tous les rapports et selon toutes les dimensions de l’objet. En un mot, on pouvait reprocher à ces jugements qu’il portait sans avoir le temps de les mûrir par la réflexion, d’être trop systématiques et de donner dans quelque extrême.

« Mais, de quelque manière qu’on doive expliquer ces petites singularités, il est certain qu’elles étaient intimement liées avec la noble simplicité de son cœur. Cette aimable qualité, qu’il possédait au plus haut degré, rappelait à ses amis tout ce qu’on a dit du bon La Fontaine. Elle avait même chez lui une grâce particulière, par le contraste qu’elle faisait avec les autres qualités auxquelles elle se trouvait réunie, avec ces dons sublimes de la raison et de l’éloquence qui ont rendu ses ouvrages de morale et de politique l’objet de l’admiration de l’Europe. »


Smith eût pu donc être ce qu’on appelle de nos jours un brillant causeur, parlant avec esprit de tout, et d’autant plus étincelant qu’il avait moins étudié la matière. Mais son caractère consciencieux méprisait cette vaine gloriole ; il tenait à aller au fond des choses, et ce n’était qu’au milieu d’un petit cercle d’amis, durant ses heures de délassement, qu’il laissait errer, son imagination. Celle-ci, d’ailleurs, était très vive et il s’en défiait. Si c’est un éclair de génie qui lui a fait entrevoir d’abord les vérités économiques qui ont fait sa gloire, ce n’est que par un labeur acharné qu’il est arrivé à les mettre en lumière ; il a été avant tout un grand travailleur, absorbant beaucoup de faits par la lecture et l’observation, puis les digérant par la méditation. Il saisissait vite un point de vue particulier, et si son esprit n’eût pas été si scrupuleux, il eût été fort systématique ; mais ces idées, qui naissaient spontanément chez lui, il les mûrissait et les rectifiait en les soumettant à l’épreuve des faits et à la contre-épreuve des systèmes opposés, s’attachant ainsi à travailler lentement, parce qu’il redoutait fort sa première impression.

Au point de vue de la vivacité de son imagination, Dugald Stewart l’a comparé fort justement à La Fontaine. Cependant, ni la conduite de ces deux écrivains, ni leurs ouvrages ne se ressemblaient à beaucoup d’égards, et le caractère quelquefois peu digne du poëte courtisan quêtant une pension, pas plus que sa morale légère et toute de plaisir, n’aurait eu certainement l’approbation du philosophe austère de l’école écossaise. Quoi qu’il en soit, cette comparaison est loin d’être en tous points inexacte, car, outre ce pétillement de l’esprit que nous venons de signaler chez Smith et qui était si fort à remarquer chez La Fontaine, on pouvait noter chez chacun d’eux des qualités communes que peu de gens possédèrent à un plus haut point, à savoir une puissance énorme d’observation et une bonté ineffable.

Tous deux étaient portés à exagérer les qualités de leurs amis et à les élever jusqu’aux nues : « Savez-vous bien, disait La Fontaine, que, pour peu que j’aime, je ne vois les défauts des personnes pas plus qu’une taupe qui aurait cent pieds de terre sur elle ? Dès que j’ai un grain d’amour, je ne manque pas d’y mêler tout ce qu’il y a d’encens dans mon magasin[47]. » Le courage avec lequel il défendit Fouquet en fut la meilleure preuve.

L’un comme l’autre aussi fut peut-être l’homme le plus distrait de son siècle. On connait le mot de M. Taine sur le Bonhomme : « Il a l’air d’un enfant distrait qui se heurte aux hommes. » Or, on aurait pu en dire parfois autant d’Adam Smith : il avait une faculté d’abstraction considérable, et, lorsqu’il méditait, le monde extérieur n’existait plus pour lui. Nous avons déjà rapporté une de ses plus fameuses distractions et dit l’étonnement d’un de ses employés qui lui vit imiter la signature de son prédécesseur au lieu de donner la sienne propre. Mais les anecdotes sont nombreuses, et, si elles ne nous avaient pas été transmises par des écrivains aussi scrupuleux que lord Brougham et sir W. Bagehot, nous les eussions certainement crues exagérées.

Elles lui attiraient même souvent, de la part des gens du peuple, des réflexions tout-à-fait désobligeantes. Un jour, par exemple, qu’il traversait le marché au poisson dans son attitude habituelle, les mains derrière le dos et le nez en l’air, une marchande le prit pour quelque fou en escapade et s’écria : « Bon Dieu ! peut-on voir un pareil homme se promener en liberté ! Cependant, il n’est pas trop mal vêtu, tout de même ![48] » Un autre jour, dans le même endroit, il renversait l’étalage d’une vieille femme et se réveillait brusquement de ses méditations en s’entendant traiter d’« extravagant animal (doating brute) »[49]. En société même, il commettait de fortes bévues. Ainsi, dans un grand dîner chez le duc de Buccleugh, à Dalkeith, il avait commencé un long discours sur une question politique du jour et il appliquait de nombreuses et sévères épithètes à la conduite d’un homme d’État, lorsqu’on le vit tout-à-coup s’interrompre : il venait d’apercevoir en face de lui le plus proche parent du personnage qu’il attaquait, et, tout interloqué de l’inconvenance qu’il venait de commettre à son insu, il murmura entre ses dents : « Que le diable l’emporte, mais c’est vrai tout de même ! »

Ces distractions pouvaient sembler bizarres chez cet observateur puissant qui avait écrit la Théorie des sentiments moraux et la Richesse des Nations. Aussi, bien des gens, lors de l’apparition de ces œuvres, auraient pu s’écrier, avec ce jardinier des environs de Kirkaldy, qui ne connaissait Smith que pour avoir eu à répondre à des questions quelque peu incohérentes que le philosophe lui avait posées au cours de ses promenades[50] : « Grand Dieu ! on prétend que cet Adam Smith a produit un grand ouvrage. J’aurais certes été longtemps avant de me douter qu’il eût pu faire rien de pareil ! »

Cette tendance à l’abstraction était naturelle chez lui et ses petits condisciples de l’école de Kirkaldy n’avaient pu, par leurs moqueries, lui faire perdre cette habitude. Elle ne fit, au contraire, que se développer lorsqu’il se mit à composer mentalement. Travailleur infatigable, il ne voulait jamais perdre un instant ; lorsqu’il n’avait rien à observer, qu’il se trouvât seul, en société ou en public, il s’isolait par la pensée, il méditait, et, en rentrant chez lui, il avait parfois plusieurs pages à dicter de mémoire à son secrétaire.

Comme La Fontaine aussi, Smith était encore d’une générosité sans bornes et il aurait peut-être fort mal géré ses affaires, s’il n’avait eu avec lui sa mère ; celle-ci l’avait suivi à Édimbourg avec sa parente, miss J. Douglas, qui ne l’avait pas quitté depuis son séjour à Glasgow et qui dirigeait la maison avec économie.

Il ne s’était jamais marié. Peut-être n’en aurait-il pas trouvé le temps, tellement sa vie était absorbée par l’étude. On affirme, cependant, qu’il eut une passion et qu’il s’attacha pendant plusieurs années à une jeune fille très-belle et d’un esprit très-orné[51] ; mais cette inclination, complètement ignorée de la plupart des biographes, ne paraît pas avoir exercé une influence notable, soit sur sa vie, soit sur la direction de son esprit.

Quoi qu’il en soit, Smith n’avait pas les soucis de son ménage et il se reposait totalement sur miss Douglas du soin de ses affaires. Son train de maison était d’ailleurs fort modeste, et, bien que sa situation pécuniaire, d’abord peu brillante, se fût beaucoup améliorée depuis sa nomination au poste de commissaire des douanes, il n’avait rien voulu changer à sa manière de vivre, employant le surplus de ses revenus à faire le bien, d’une façon si discrète que ses amis intimes ne l’apprirent eux-mêmes qu’après sa mort.

Le seul luxe qu’il se permît était de recevoir souvent à sa table, mais il le faisait toujours simplement. Il avait aussi un faible particulier pour sa bibliothèque qui était fort restreinte mais très-précieuse et bien composée. Il n’y laissait entrer que des livres de valeur et il voulait même que leur état matériel ne laissât rien à désirer. Aussi, ceux qui voyaient cette bibliothèque étaient surpris de constater que tous les volumes étaient élégamment reliés et quelques-uns avec luxe. Comme il le disait à son compatriote Smellie, il n’était « petit-maître que dans ses livres[52] ».

En 1787, il fut nommé recteur de Glasgow par les étudiants des quatre nations de cette célèbre Université (Clydesdaliæ, Tividaliæ, Albaniæ et Rothsay)[53]. Cette situation, bien qu’elle ne conférât plus qu’une autorité nominale depuis la Nova Erectio, était encore environnée d’un très-grand prestige[54]. Elle constituait d’ailleurs pour le célèbre économiste une marque de distinction d’autant plus flatteuse que l’Université avait rompu en sa faveur avec un usage constant auquel elle n’avait fait jusque-là que de très-rares dérogations et qui exigeait que le recteur habitât Glasgow. Il put rester à Édimbourg en se faisant remplacer par un vice-recteur qu’il choisit lui-même. Aussi fut-il vivement touché de ce souvenir de sa vieille Université. « Aucune place, écrivait-il, ne pouvait me donner une satisfaction plus réelle. Nul homme ne peut avoir plus d’obligations à une Société que je n’en ai à l’Université de Glasgow. C’est elle qui m’a élevé et qui m’a envoyé à Oxford ; peu après mon retour en Écosse, elle m’élut au nombre de ses membres et ensuite me conféra un autre emploi auquel les talents et les vertus de l’immortel Hutcheson avaient donné un haut degré d’illustration. Lorsque je repasse sur la période de treize années pendant laquelle j’ai été membre de cette Société, je l’envisage comme la période la plus utile et par là même la plus heureuse et la plus honorable de ma vie ; et maintenant, après vingt-trois ans d’absence, me voir rappelé au souvenir de mes amis d’une manière si agréable, c’est un sentiment qui pénètre mon cœur d’une joie pure et que je ne saurais bien vous exprimer. »

Malheureusement les dernières années de cette vie si calme et si heureuse furent assombries par des deuils de famille. Au moment même où Adam Smith fut élu recteur, sa mère était déjà morte depuis trois ans, et miss Douglas qui avait pour son parent l’affectueuse sollicitude d’une sœur, ne tarda pas à la suivre dans la tombe. En même temps les infirmités commençaient à se faire sentir et rendaient la solitude encore plus pénible au philosophe. Il avait cependant encore avec lui un de ses proches, le jeune David Douglas, qui fut plus tard lord Strathenry et dont il avait entrepris l’éducation ; mais ce jeune homme ayant grandi, Smith craignit de nuire à son avenir en le gardant avec lui, et, l’année même de la mort de miss Douglas, il n’hésita pas à l’envoyer à Glasgow pour lui faire étudier le droit sous la direction d’un maître distingué, Millar, qui venait de publier avec éclat son Historical view of the English government.


À partir de cette époque, les forces de Smith déclinèrent rapidement. Toutefois, sentant les approches de la mort, il voulut revoir sa Théorie des sentiments moraux à laquelle il désirait depuis longtemps faire certains changements et de nombreuses additions. Cet ouvrage avait toujours été l’objet de sa constante prédilection, comme de celle de la plupart de ses contemporains, et l’auteur le mettait bien au-dessus de ses Recherches sur la Richesse. Il eut le bonheur de vivre assez longtemps pour en voir la nouvelle édition.


Avant de mourir, il tint aussi à faire détruire ceux de ses manuscrits qu’il ne voulait pas laisser publier.

Ce dessein n’était pas nouveau, d’ailleurs, dans son, esprit, et, dès 1773, au moment d’un voyage à Londres, il écrivait déjà à son ami David Hume la lettre que l’on va lire[55] pour lui faire connaître ses intentions : Édimbourg, 16 avril 1773.


Mon cher ami,


Comme je vous ai confié le soin de tous mes papiers littéraires, je dois vous dire qu’excepté ceux que j’emporte avec moi, il n’en est aucun qui soit digne d’être publié, excepté un fragment d’un grand ouvrage qui contient l’histoire des systèmes astronomiques qui ont été successivement à la mode jusqu’au temps de Descartes. Je laisse à votre jugement de décider si on ne pourrait point publier ce morceau, comme un fragment d’un ouvrage conçu et projeté dans la jeunesse, quoique, à la vérité, je commence à soupçonner moi-même qu’il y a dans quelques parties de cet écrit plus d’art que de solidité. Vous trouverez ce petit ouvrage dans mon cabinet, écrit sur un mince cahier de papier in-folio. Tous les autres papiers détachés que vous trouverez dans la même layette ou dans l’armoire du bureau de ma chambre à coucher, ainsi qu’environ dix-huit cahiers minces in-folio, je vous prie de les détruire sans y jeter les yeux. À moins que je ne meure d’une mort très-soudaine, je prendrai soin que les papiers que j’emporte avec moi vous soient envoyés soigneusement.

Je suis toujours, mon cher ami, tout à vous,

Adam Smith.

Le temps n’avait fait que le confirmer dans sa résolution, et, quelque temps avant sa mort, au moment d’un autre voyage à Londres, il prescrivit à ses amis de détruire, en cas d’accident, tous les volumes de ses cours, ne leur laissant que la liberté de disposer, comme ils l’entendraient, du reste de ses manuscrits. De retour à Édimbourg, il leur avait renouvelé encore la même recommandation, puis, craignant sans doute que ses dernières volontés fussent à cet égard mal exécutées, il s’était décidé à faire brûler lui-même, devant ses yeux, ces précieux documents.

La perte la plus considérable que la postérité paraît avoir faite lors de cette destruction, est celle des matériaux qu’Adam Smith avait amassés pour son Traité du Droit, d’autant plus que si cet ouvrage avait été réellement commencé sous forme d’une critique de l’Esprit des Lois, il eût été très intéressant d’avoir ce commentaire de Smith sur l’œuvre de Montesquieu. Quant à la destruction des cahiers de ses cours, on ne saurait guère les regretter pour leur valeur même ; mais, en tant que documents, ils auraient été très-utiles au biographe en lui permettant de suivre plus facilement la marche de l’esprit du célèbre philosophe. Nous eussions aimé à constater, par exemple, l’état des doctrines économiques de Smith telles qu’il les professait à Glasgow avant son voyage en France, et à les comparer à la Richesse des Nations, afin de comprendre toute l’influence que son séjour dans notre pays et sa fréquentation des physiocrates avaient exercée sur lui. En effet, malgré les efforts tentés par Dugald Stewart pour démontrer que le grand Écossais devait peu à la France et que toutes ses théories étaient élaborées dès 1752, nous avouons être peu convaincu de l’exactitude de cette affirmation et nous ne pouvons que remarquer au contraire que l’insistance témoignée par le Dr Smith pour faire détruire les manuscrits de ses cours sans permettre qu’on les lût, semble attester abondamment leur infériorité relative.

Nous n’entendons pas cependant reprocher au célèbre économiste sa détermination : l’auteur des Recherches ne devait pas laisser d’ouvrages indignes de lui, il devait à sa réputation de ne livrer à la postérité que des œuvres de haute valeur, et on ne saurait lui faire un crime d’avoir anéanti tout ce qui, à ses yeux, était capable de l’amoindrir. Nous ne méconnaissons pas davantage l’immense portée de la Richesse des Nations, ni les progrès considérables que l’auteur a fait faire à l’économie politique ; nous désirons simplement signaler l’exagération de certains biographes anglais qui ont été jusqu’à affirmer que, dès 1755 et même dès 1752, bien avant l’apparition des ouvrages de Quesnay, toutes les doctrines de leur compatriote étaient arrêtées dans son esprit, et qu’avant son voyage sur le continent, il avait déjà constitué de toutes pièces la science dont il devait développer les principes dans la Richesse des Nations.


Après que Smith eût ainsi détruit la plupart des productions de sa jeunesse, « son esprit fut tellement soulagé, dit Dugald Stewart, qu’il fut en état de recevoir ses amis, dès ce même soir, avec le même air de satisfaction qu’il avait coutume de le faire. » Néanmoins, il fut obligé de se retirer avant le dîner et il mourut, le 17 juillet 1790, emporté par une cruelle maladie d’intestins qui le minait depuis longtemps : il fut enterré à Édimbourg, au cimetière de Canongate.

Adam Smith avait assez vécu pour jouir de sa gloire. Il avait eu la satisfaction de voir la Richesse des Nations traduite dans toutes les langues et de constater que ses idées commençaient à être partagées par l’opinion publique. Il avait été consulté souvent par le Ministre, et William Pitt ne craignait pas de mettre en jeu sa propre popularité pour faire passer dans la pratique les théories commerciales du célèbre économiste[56].

Ce succès ne devait que grandir encore après sa mort. Dès 1792, son nom, invoqué à la Chambre des Communes, était accompagné des épithètes les plus élogieuses, et Pitt abritait ses réformes fiscales sous l’autorité du Dr Smith, « auteur qui malheureusement n’est plus, disait-il, mais dont les connaissances étendues jusqu’aux détails et la profondeur des recherches philosophiques fournissent, je crois, les meilleures solutions à toutes les questions qui se rattachent à l’histoire du commerce ou aux systèmes d’économie politique »[57]. Introduites au Parlement sous un tel patronage et adoptées par quelques membres influents, ses doctrines avaient été écoutées d’abord avec étonnement ; mais, « d’année en année, dit Buckle[58], la grande vérité fit son chemin, s’avançant toujours, ne reculant jamais ; quelques hommes de talent désertèrent d’abord les rangs de la majorité, des membres ordinaires les suivirent bientôt ; puis la majorité passa à l’état de minorité et cette minorité commença elle-même à se dissoudre. » Pulteney avait donc eu raison, quand, en 1797, dans un de ses discours sur les finances, il affirmait que le célèbre économiste « persuaderait la génération présente et gouvernerait la prochaine »[59]. Dans toutes les discussions économiques ou fiscales, on s’arrache maintenant le nom de Smith, toutes les écoles fouillent son œuvre pour y trouver des passages favorables à leurs systèmes et donner ainsi à leurs théories l’appoint de son autorité.

Cependant, alors que les Anglais se montrent généralement si disposés à mouler dans le bronze les traits de leurs grands hommes, Adam Smith, par un oubli peu explicable, n’a pas encore de statue. Ni à Kirkaldy qui fut son berceau, ni à Oxford où il étudia, ni à Glasgow où il fut successivement élève, professeur et recteur, aucun monument ne fait connaître à la jeunesse les traits sympathiques de cet homme dont elle entend constamment citer le nom et dont l’orgueil national est si fier. À Édimbourg même où il repose, personne n’entretient sa modeste tombe et la pierre tumulaire disparaît, dit M. de Studnitz, sous les mauvaises herbes et les tessons de bouteilles ![60]

DEUXIÈME PARTIE

Ses Travaux et ses Doctrines.


CHAPITRE 1

UNITÉ DE L’ŒUVRE D’ADAM SMITH.


La plupart des auteurs qui se sont occupés d’Adam Smith, ont généralement considéré les différentes parties de son œuvre que comme des travaux distincts du professeur publiant les divers objets de ses leçons, et, de même qu’ils ont regardé la Théorie des sentiments moraux comme un cours de morale, de même ils ont vu dans la Richesse des Nations un véritable traité d’économie politique.

Un Anglais cependant, Thomas Buckle, s’est placé, il y a une vingtaine d’années à peine, à un point de vue beaucoup plus large et il a entrepris de démontrer, dans sa remarquable Histoire de la Civilisation en Angleterre, que, pour comprendre la philosophie de Smith, il est nécessaire de réunir les deux grands ouvrages que le maître nous a laissés et de les considérer comme les deux parties d’un même sujet. Nous n’admettons pas complètement, hâtons-nous de le dire, cette manière de voir qui nous semble encore trop étroite ; mais nous estimons néanmoins qu’il est intéressant de la faire connaître, tant la question est importante et le point de vue original.

Selon Buckle, Adam Smith avait un but unique, l’étude complète de l’âme humaine qui est un composé de sympathie et d’égoïsme. Mais il s’aperçut bien vite qu’il ne pouvait atteindre ce but directement par la méthode inductive et que le travail de toute une vie d’homme ne suffirait même pas à réunir des matériaux en assez grand nombre pour en tirer des généralisations de quelque valeur. « Sous l’empire de cette idée, ajoute l’auteur anglais, et sans doute sous l’empire encore plus grand des habitudes intellectuelles qui régnaient autour de lui, il résolut, d’adopter la méthode déductive ; mais, tout en cherchant à fixer les prémisses d’où découlerait le raisonnement et sur lesquelles il voulait bâtir son édifice, il eut recours à un artifice particulier, parfaitement valable d’ailleurs, et qu’il avait assurément le droit d’employer, bien que, pour le mettre en œuvre, il faille un tact si délicat, tant d’exquise subtilité, qu’il y a très peu d’écrivains qui s’en soient servis avantageusement en traitant des questions sociales, soit avant, soit après Smith… En effet, lorsqu’on ne peut appliquer la méthode inductive à un sujet quelconque, soit qu’il se refuse à toute expérience, soit en raison de son extrême complexité naturelle ou de la présence de détails multiples et embarrassants dans lesquels il est englobé, on peut alors faire une division imaginaire de faits indivisibles et raisonner en s’appuyant sur des séries d’événements qui n’ont aucune existence réelle et indépendante et qui ne se trouvent absolument que dans l’esprit du philosophe. Un résultat acquis de cette façon ne saurait être strictement vrai, mais si le raisonnement est exact, la conclusion sera aussi près de la vérité que les prémisses d’où nous serons partis. Pour parfaire sa vérité, il faut confronter le résultat avec d’autres acquis de la même façon et sur le même sujet. On pourra finir par coordonner en un seul système toutes les conclusions isolées, si bien que, tandis que chacune d’elles ne contient qu’une vérité imparfaite, leur tout réuni renfermera la vérité parfaite. »

C’est là, d’après Buckle, la méthode déductive qu’a employée le Dr Smith, et voilà pourquoi il a fait deux ouvrages distincts pour étudier un même sujet, l’âme humaine. Dans la Théorie des sentiments moraux, il explore le côté sympathique de notre nature ; dans la Richesse des Nations, il en fouille le côté égoïste. Dans chacune de ces monographies, son raisonnement ne s’applique qu’à une partie des prémisses et trouve son complément dans l’autre : quoique personne ne soit exclusivement sympathique et personne exclusivement égoïste, il divise, dans la théorie, ces deux qualités indivisibles dans la pratique, et, pour bien comprendre l’un de ses ouvrages, il faut aussi étudier l’autre.

Au surplus, ce qui démontre bien, selon Buckle, que telle était la méthode de Smith, c’est que, dans son premier travail, en étudiant la sympathie, il a passé sous silence l’égoïsme comme si cet instinct n’existait pas en nous, il l’a omis volontairement et de parti pris ; de même, dans sa Richesse des Nations, il s’est gardé de faire aucune allusion à la sympathie à laquelle il avait attribué précédemment un pouvoir si absolu et si exclusif, et il a posé en fait que le grand pouvoir moteur de tous les hommes, de toutes les classes, en tous siècles et en tous pays, c’est l’intérêt. « Il est donc évident, dit Buckle, qu’en étudiant d’abord une passion, puis la passion contraire, il n’y eut là aucun arrangement capricieux ou accidentel, mais la conséquence de la vaste idée qui présida à tous les travaux d’Adam Smith et qui, aux yeux de ceux qui les comprennent bien, leur donne une admirable unité. Ce vaste génie, embrassant à la fois d’un coup d’œil et l’horizon éloigné et l’espace intermédiaire, chercha à traverser le champ tout entier dans deux directions distinctes et indépendantes ; il espéra par là qu’en complétant dans une série d’arguments les prémisses qui manquaient dans l’autre, leurs conclusions opposées seraient plutôt compensatoires qu’hostiles et établiraient une base large et durable sur laquelle on pourrait élever en sécurité une grande science de la nature humaine. »

Cette manière de comprendre l’œuvre de Smith est très curieuse : la méthode employée par le philosophe écossais y est admirablement décrite, et, plus on y réfléchit, plus on reconnaît la vraisemblance de cette hypothèse. Comme M. Lowe le signalait au Political Economy Club de Londres, lors du centenaire de la Richesse des Nations[61], les ouvrages du célèbre philosophe se font remarquer par leur caractère déductif et démonstratif, et la riposte de M. Thorold Rogers ne put changer à cet égard le sentiment de l’assemblée. Au temps de Smith, en effet, la statistique n’était pas encore fondée et les données qu’on prétendait tirer des faits trop peu nombreux qu’on avait pu réunir, étaient souvent trop contestables pour servir de fondement à une induction. Smith, ne s’y méprenait pas, et, il l’a dit lui-même quelque part[62], il n’avait pas beaucoup de foi dans l’arithmétique politique. Dans ces conditions, il eût été imprudent de partir des faits comme base de la science et il dut adopter la méthode déductive. Si les faits abondent néanmoins dans son œuvre et l’alourdissent même parfois, ils sont toujours subséquents à l’argument, lui donnant plus de clarté sans pour cela le rendre plus certain : ils ne servent qu’à préciser le résultat des spéculations, à en démontrer ou à en contrôler l’exactitude, et ils ont souvent, d’ailleurs, pour seul objet, de sacrifier au goût du public anglais pour l’amas des documents ; ils sont tout-à-fait distincts de l’argumentation, et, seraient-ils tous faux, que le livre n’en resterait pas moins et que ses conclusions, tout en perdant de leur intérêt, ne perdraient rien de leur valeur.


Toutefois, nous différons profondément avec Thomas Buckle, et sur le but même de l’œuvre de Smith et sur la conception de son plan.

Pour nous, les divers travaux du maître ne sont que des parties distinctes d’une véritable Histoire de la Civilisation ; il voulait étudier à la fois le développement de l’homme et le progrès de la société, afin de démontrer finalement cette tendance à l’harmonie universelle qu’il souligne à toute occasion dans chacun de ses ouvrages et qui paraît être l’objet de sa plus constante préoccupation. Cette préoccupation, à vrai dire, n’avait pas échappé à Buckle, mais il n’y voyait qu’un des traits particuliers de l’œuvre alors que nous croyons y saisir le but même de l’auteur. L’âme généreuse du jeune philosophe de Glasgow avait été frappée de l’antagonisme apparent qui se manifeste entre les intérêts, il s’était dit qu’il n’est pas possible que la nature même de l’homme le pousse à la guerre, et il avait consacré sa vie à démontrer qu’au contraire tout en nous tend à l’harmonie, dans le domaine moral par la sympathie, dans le domaine matériel par l’intérêt, et que l’égoïsme lui-même est un précieux auxiliaire de la vertu. Il avait pensé qu’en éclairant ces sentiments, qu’en éclairant ces intérêts, on éviterait à la postérité toutes sortes de rivalités, et, s’il a pris si violemment à partie la plus funeste des erreurs économiques, le système mercantile, c’est parce qu’il la considérait comme la source la plus abondante des conflits entre les individus, des guerres entre les nations.

Aussi, après avoir montré, dans la Théorie des sentiments moraux, que la sympathie nous pousse à l’harmonie en mettant nos sentiments à l’unisson de ceux des gens qui nous entourent, il veut établir, par la Richesse des Nations, que, dans la société prise en son ensemble, il y a également tendance à l’harmonie et que toutes les fois que l’homme travaille en vue de son intérêt bien entendu, il agit aussi à son insu dans l’intérêt de ses semblables. En un mot, la sympathie nous fait tendre à l’harmonie et l’intérêt vient la seconder en nous y poussant inconsciemment : voilà la grande loi sociale que le maître a mise en lumière dans ces deux ouvrages, et il avait entrepris de démontrer, dans les derniers livres des Recherches et dans son Traité du Droit, comment la justice humaine favorise cet accord ou le contrarie.

Une histoire de la civilisation était le cadre le plus propre à faire ressortir l’universalité de cette tendance et c’est ce cadre qu’il choisit. Mais ce plan particulier, qui convenait si bien aux besoins de son sujet et au groupement de ses études, n’a généralement pas été compris par ceux qui ont étudié l’ensemble de ses œuvres, ni par Buckle lui-même qui, cependant, en écrivant son Histoire de la Civilisation, a puisé en réalité bien des documents et des aperçus dans les diverses parties de ce travail immense. Un seul auteur, M. Walter Bagehot, le même qui dirigea jusqu’à sa mort le journal financier The Economist, paraît avoir saisi ce point de vue, et il l’a signalé, en 1876, dans un article de The Fortnightly Review ; mais il s’est abstenu de le développer. « Un vaste dessein, dit-il[63], semblable beaucoup à celui de Buckle, hantait l’esprit de Smith, et sa vie se passa dans l’étude des origines et des progrès des sciences, des lois, de la politique, en un mot de tous les moyens et de toutes tes forces qui ont élevé l’homme de l’état sauvage à la civilisation. Son plan était plus vaste encore : il se proposait de retracer les progrès non-seulement de la race, mais de l’individu ; il voulait montrer comment l’homme, né, selon lui, avec un petit nombre de facultés, était parvenu à en acquérir de nombreuses et de puissantes, et répondre à la question souvent posée de savoir comment l’homme, soit comme race, soit comme individu, était parvenu à son point actuel. »


Cependant, nous ne pouvons pas non plus accepter sans restriction l’hypothèse de M. Bagehot, car il paraît voir dans cette Histoire de la Civilisation le but même des travaux de Smith, alors qu’elle n’est pour nous qu’un mode de démonstration, ou plutôt un véritable cadre destiné à mettre en lumière la grande loi de l’harmonie.

Selon le publiciste anglais, la découverte des principes de l’économie politique n’aurait été, pour ainsi dire, qu’un événement fortuit dans les études du Dr Smith. En faisant l’histoire des richesses, l’éminent philosophe aurait remarqué que les lois en étaient peu connues, il se serait heurté à l’impossibilité de rencontrer là aucune base certaine pour ses travaux, et, trouvant ainsi ce terrain inexploré, il aurait été amené à s’y attarder pour le mettre en valeur, quitte à renoncer à l’exécution d’une partie de son vaste plan. « Une ambition compréhensive et diffuse, dit en effet M. Bagehot, n’à pas laissé de le conduire à un résultat particulier et durable. Il a découvert les lois de la richesse en s’occupant des progrès naturels de l’opulence en tant que liée au progrès et au développement de toutes les choses. Comme il est arrivé à beaucoup d’autres, quoique rarement sur une aussi grande échelle, en visant un genre de renommée, il en avait atteint un autre. Pour se servir du mot toujours vrai de lord Bacon, « semblable à Saül, il était parti à la recherche des ânes de son père, et, chemin faisant, il avait rencontré un royaume. »

Ce point de vue n’est pas exact. La Richesse des Nations n’est pas une digression ni même le résultat d’une modification dans le plan de Smith, car il a étudié les lois de la richesse comme il avait étudié les lois morales et comme il avait entrepris d’étudier les lois qui régissent notre esprit. Cette histoire de la civilisation n’était, dans son esprit, qu’un cadre destiné à grouper ces différentes études faites dans un but unique et à rendre manifeste cette tendance universelle à l’harmonie que son esprit et son cœur avaient devinée.

Comme l’a magistralement enseigné Guizot[64], la civilisation consiste dans la combinaison des idées théoriques nées du développement de l’esprit humain avec les circonstances de l’état social. Or, dans sa Théorie des sentiments moraux, le philosophe écossais a suivi le développement moral de l’homme ; dans ses Essais, il a entrepris la genèse de son développement intellectuel ; dans ses Recherches, il a étudié le développement de l’état social en ce qui concerne la richesse, c’est-à-dire l’histoire du développement matériel de la société, tandis que dans son Traité du Droit, il se proposait de suivre le développement de ses institutions. Voilà ce qu’il était nécessaire, d’établir afin de bien faire comprendre l’unité de l’œuvre de Smith et la grande pensée qui domine ses divers travaux.

CHAPITRE II

TRAVAUX DE SMITH SUR LA LITTÉRATURE, LA LOGIQUE ET LA MORALE.


§ 1. – Les articles de la Revue d’Édimbourg.

Les deux premiers écrits d’Adam Smith qui aient été conservés sont (deux articles, parus en 1755 dans le journal écossais, The Edinburgh Review.

Cette publication, qu’il faut se garder de confondre avec la célèbre Revue créée en 1802 et qui a conquis dans les lettres une place si honorable, ne survécut pas à son second numéro, et nous avons dit plus haut que, malgré la collaboration distinguée de Hugh Blair et de Robertson elle succomba rapidement sous les coups d’une coterie locale.

Smith avait applaudi à la création de la Revue et il y avait inséré deux articles, l’un sur le Dictionnaire de Johnson, l’autre, sous forme de Lettre aux Éditeurs, sur le mouvement littéraire en France et en Europe[65].

Bien que ces deux écrits ne puissent être considérés que comme des travaux isolés, sans aucun lien avec le reste de l’œuvre du maître, nous les examinerons néanmoins, non seulement pour être complet, mais aussi parce que nous estimons qu’ils contribuent grandement à faire connaître l’esprit de l’auteur et la direction de ses études à cette époque de sa vie.

L’examen critique du Dictionnaire de Johnson est d’ailleurs fort remarquable. Ce grand ouvrage venait de paraître, après sept années d’un travail opiniâtre et grâce au concours des libraires de Londres qui avaient avancé à Johnson l’argent nécessaire à ses besoins pour lui permettre d’achever son œuvre. Or, Adam Smith avait attendu avec impatience cette publication, qui devait être pour lui d’un secours considérable dans la rédaction de son Traité sur la morale, car il n’avait guère parlé que l’Écossais jusqu’à sa quinzième année, et, quoiqu’il s’exprimât depuis lors fort correctement en anglais, il n’était pas encore arrivé à se familiariser avec les idiotismes de cette langue ni avec le maniement des synonymes[66]. Il avait donc compté trouver dans ce dictionnaire un auxiliaire précieux pour son style ; mais son espoir fut un peu déçu et il ne put en tirer tout le parti qu’il avait espéré. Aussi, formulant contre ce travail un certain nombre de critiques, il les exposa dans un article qu’il adressa à la Revue d’Édimbourg.

« Les différentes significations d’un mot, écrit-il, s’y trouvent à la vérité recueillies, mais rarement elles sont digérées en classes générales ou rangées sous la signification que le mot est principalement destiné à exprimer, et les mots synonymes en apparence n’y sont pas toujours distingués avec assez de soin. » Puis, afin de bien démontrer l’exactitude de ses critiques, il prend pour exemples les mots but et humour, et, après avoir fait remarquer la méthode défectueuse suivie par Johnson dans l’exposition des modes d’emploi de ces deux termes, il refait lui-même les deux articles d’après le plan qu’il préconise.

Nous n’avons pas qualité pour apprécier ces exemples et nous ne pouvons que nous référer aux jugements qu’en ont portés les Anglais eux-mêmes ; mais ces jugements diffèrent absolument entre eux. D’une part, Dugald Stewart se montre peu enthousiaste et déclare que si les nombreuses significations du mot but ont été distinguées avec beaucoup de soin, du moins le mot humour n’a pas eu la même bonne fortune. D’autre part, au contraire, lord Brougham n’a pas assez d’éloges pour la méthode vraiment philosophique, selon lui, employée par Adam Smith dans ces deux exemples ; il regrette même que les conseils du jeune philosophe n’aient pas été suivis et qu’on en soit encore à attendre un dictionnaire bien compris, qui serait appelé cependant à rendre à la science et aux lettres un immense service.

En présence de cette diversité d’opinions, le lecteur français, ne peut prendre parti. Il nous semble, toutefois, que l’on pourrait peut-être expliquer la divergence de ces jugements en considérant les points de vue particuliers auxquels les deux commentateurs se sont vraisemblablement placés. En effet, tandis que Dugald Stewart paraît avoir examiné surtout la manière dont les différentes significations étaient distinguées, lord Brougham s’est attaché de préférence à la méthode indiquée par Smith, à la classification dont celui-ci voulait donner des exemples. Or, en ce qui concerne la signification des mots, le professeur de Glasgow était un assez mauvais juge, puisque l’écossais était sa langue maternelle et que la pratique de la langue anglaise n’avait pu lui donner encore ce tact délicat qui seul permet de discerner sûrement les différentes nuances à observer dans l’usage des termes. Au contraire, au point de vue de la classification, on ne pouvait guère trouver un meilleur maître. Ses Lectures à Édimbourg avaient roulé sur la rhétorique, il avait même commencé sur ce sujet un traité fort estimé des quelques amis qui avaient pu en prendre connaissance, enfin il avait débuté à Glasgow par la chaire de logique : la nature de son esprit et la direction de ses études l’avaient donc mis à même de se former des idées élevées au sujet de la méthode, et c’est ce que lord Brougham a vivement apprécié.

La Lettre aux Éditeurs de la Revue d’Édimbourg n’a pas le même caractère : elle n’a pris la forme ni d’une critique, ni d’une discussion, mais elle n’en est pas moins fort intéressante.

La Revue n’avait encore fait paraître qu’un numéro, mais elle l’avait consacré tout entier à la littérature écossaise, bien que celle-ci fût en réalité très pauvre. Or, Smith aurait désiré qu’elle étendît son champ d’études, et il estima qu’il était de son devoir d’attirer l’attention sur l’importance du mouvement intellectuel qui se manifestait de tous côtés en Europe et surtout en France. Ce fut là l’objet de la lettre qu’il adressa aux éditeurs et qui fut publiée dans la Revue.

Cette lettre contient un aperçu sommaire, mais très curieux, de l’état de la littérature sur le continent au milieu du XVIIIe siècle. Nous ne pouvons l’analyser ici parce qu’elle est trop dense pour être résumée, mais on éprouve un véritable plaisir à la lire. Elle donne d’ailleurs au biographe des renseignements précieux sur la nature des études de Smith et elle montre toute la puissance de travail dont il était susceptible : appelé depuis deux ans seulement à la chaire de philosophie morale, il avait à préparer un cours extrêmement chargé, il travaillait en outre à sa Théorie des sentiments moraux, à ses Considérations sur la formation des langues, et nous voyons qu’il trouvait encore le temps de suivre au jour le jour le mouvement littéraire de toute l’Europe. Enfin on est frappé des jugements que le jeune professeur portait sur les principales œuvres du siècle, au moment même de leur apparition, et il y a lieu de remarquer que ces jugements ont été généralement ratifiés par la postérité.

Il fait défiler sous les yeux du lecteur les grandes productions littéraires de notre pays. — C’est l’Encyclopédie, dirigée par d’Alembert et Diderot, qui s’annonçait déjà, écrit-il, « comme l’ouvrage le plus complet en ce genre qu’on ait jamais publié ou même, entrepris en aucune langue ». Il en loue la remarquable préface, le Discours préliminaire, où d’Alembert a fait un vaste tableau de la science et tracé la filiation et la généalogie de chacune de ses branches. Il constate le soin avec lequel ont été rédigés les divers articles : ce ne sont pas, dit-il, des résumés arides, des vérités banales et courantes, ils constituent des ouvrages complets sur la matière, et chacun, quelque lettré qu’il soit, y trouve à apprendre, même dans les sciences qui lui sont familières. — C’est la grande Histoire naturelle, alors en cours de publication, où Buffon traitait la partie raisonnée et philosophique et Daubenton l’anatomie. Il vante chez le premier l’éloquence et le style, et surtout le charme par lequel il maintient l’attention et vulgarise la science ; il admire chez le second la clarté, la précision, la rigueur scientifique, et déclare que « cette partie, quoique la moins pompeuse, est de beaucoup la plus importante ». — C’est aussi, dans le même ordre de sciences, l’ouvrage de Réaumur, où, sous le titre de Mémoires pour servir à l’Histoire des Insectes, l’auteur a exposé le résultat de ses études sur les mœurs, sur l’industrie de ces petits animaux, et « trouvé le temps de composer sur ce sujet huit volumes in-4o de ses propres observations, sans avoir recours, même une seule fois, au vain remplissage de l’érudition et à l’étalage des citations. »

C’est enfin, en ce qui concerne la philosophie naturelle, le fameux discours de J.-J. Rousseau Sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes. Adam Smith le rapproche de l’ouvrage du Dr Mandeville ; « mais les principes de l’auteur anglais, dit-il, y sont adoucis, perfectionnés, embellis, et entièrement dépouillés de cette tendance à la corruption et à la licence qui les défigure dans l’ouvrage original et qui les y couvre de disgrâce. »

Toutefois, il réserve son jugement sur le philosophe genevois, car il paraît surpris par les idées et les paradoxes qui abondent dans ce travail, et on sent qu’il préfère l’étudier encore avant de se prononcer. Le futur auteur de la Théorie des sentiments moraux réprouve assurément ici les doctrines qu’il condamne dans la Fable des Abeilles, mais l’élévation et l’austérité du style les ayant transformées chez Rousseau, Adam Smith semble se recueillir, attendant, pour émettre un jugement définitif sur l’écrivain, qu’il connaisse mieux par d’autres productions, la nature de son esprit et l’ensemble de son système. Il se contente donc de faire connaître le plan de l’ouvrage aux lecteurs de la Revue d’Édimbourg, et d’en citer quelques passages ; mais il critique peu, ne discute guère, et voici quelle est sa conclusion : « La vie d’un sauvage, dit-il, lorsqu’on l’envisage à une certaine distance, s’offre à nous comme une vie indolente ou semée d’aventures grandes et merveilleuses. Ces deux aspects plaisent à l’imagination et ils embellissent toutes les descriptions dans lesquelles on les lui présente. La passion des jeunes gens pour la poésie pastorale qui décrit la vie indolente des bergers, et pour les romans et les livres de chevalerie tout remplis d’aventures étranges et périlleuses, est l’effet d’un goût naturel à l’homme pour ces objets disparates et en apparence incompatibles. Nous nous attendons à les trouver réunis dans la description des mœurs des sauvages. Aussi, jamais auteur n’a-t-il traité ce sujet sans exciter la curiosité. M. Rousseau, qui avait à cœur de peindre la vie sauvage comme la plus heureuse de toutes, ne nous la représente que sous le point de vue de l’indolence. Il l’orne, à la vérité, des plus riches couleurs et lui prête les charmes d’un style élégant et soigné, mais toujours nerveux et quelquefois sublime. C’est à l’aide d’un tel style, joint à un peu de chimie philosophique, que les principes et les maximes perverses de Mandeville semblent acquérir ici la pureté et la hauteur de la morale de Platon, et qu’on n’y voit plus que l’empreinte du caractère républicain poussé peut-être à l’excès. »

C’est par J.-J. Rousseau que Smith termine cette revue du mouvement philosophique. Mais, bien qu’il ne veuille pas parler des poëtes, de crainte d’être entrainé trop loin, il tient néanmoins à saluer dans Voltaire « le génie le plus universel peut-être, que la France ait jamais produit » et qui « paraît, d’un commun aveu, être, presque en tout genre, sur la même ligne que les plus grands écrivains du siècle dernier qui se bornèrent à un seul. »

Dans tout cet article, Adam Smith ne s’est occupé, en somme, que de la littérature française, quoiqu’il ait annoncé qu’il voulait signaler au public écossais le mouvement intellectuel de l’Europe en général. C’est que la littérature de la France formait à elle seule la littérature de toute l’Europe, ou au moins de tout le continent, et le jeune philosophe l’avait reconnu formellement dès les premières lignes de son étude. « Les sciences, il est vrai, disait-il, sont répandues dans toute l’Europe, mais ce n’est qu’en France et en Angleterre qu’on les cultive avec assez de succès pour exciter l’attention des nations étrangères. » En effet, en Espagne et en Italie, ces deux pays classiques, on ne produisait plus et même on ne lisait plus. En Allemagne, Gœthe et Schiller n’avaient pas encore paru, le nom de Lessing commençait à peine à se faire connaître, le mouvement littéraire était presque nul et Smith en donne la raison : « Jamais, dit-il, les Allemands n’ont cultivé leur propre langue ; et, tant que leurs savants conserveront l’habitude de penser et d’écrire dans une autre, il leur sera à peu près impossible, en traitant des sujets délicats, de penser et de s’exprimer d’une manière heureuse et précise. Dans les sciences telles que la médecine, la chimie, l’astronomie, les mathématiques, qui n’exigent que du jugement, du travail et de l’assiduité, où l’on a moins besoin de ce qu’on nomme goût et génie, les Allemands ont eu des succès et ils en ont encore. Les Académies d’Italie, d’Allemagne et même de Russie, produisent des ouvrages qui excitent partout un sentiment de curiosité ; mais il est rare que les écrits d’un seul homme y jettent assez d’éclat pour que les étrangers les recherchent. »

Nous cesserons ici les citations ; mais, comme le lecteur a pu s’en rendre compte par ces extraits que nous avons tenu à lui mettre sous les yeux, cette lettre aux éditeurs de la Revue d’Édimbourg est pleine d’intérêt, non seulement en ce qu’émanant d’Adam Smith, elle contribue à jeter du jour sur ses travaux et son esprit au commencement de sa carrière, mais aussi par elle-même et pour les jugements qu’elle contient. À ce double titre, elle méritait de ne pas être passée sous silence, et l’éclat des grandes œuvres de Smith n’enlève rien à la valeur de ces deux articles de Revue qui, constituent les débuts littéraires du célèbre philosophe.


§ 2. — La Théorie des sentiments moraux.


Ces deux articles de la Revue d’Édimbourg avaient été écrits sous le voile de l’anonyme, mais le professeur de Glasgow préparait alors un travail important sur la morale et c’est avec cette œuvre qu’il voulait se présenter sur la scène littéraire.

Cet ouvrage parut, en 1759, sous le titre de Théorie des sentiments moraux, et nous avons dit avec quel succès[67]. C’était la première partie du vaste plan que Smith avait conçu ; il avait senti que le véritable point de départ d’une Histoire de la Civilisation doit être l’étude de la nature humaine et il s’était efforcé de démontrer comment l’homme né, selon lui, avec un petit nombre de facultés, était parvenu à en acquérir de nombreuses et de puissantes.

Adam Smith était un disciple convaincu de la philosophie morale d’Hutcheson. Il avait suivi les cours du maître à Glasgow, s’imprégnant fortement de sa doctrine et surtout de sa méthode, la méthode expérimentale appliquée à l’homme ; comme lui, il était persuadé que l’on ne peut fonder la science de l’âme sur des hypothèses et sur des raisonnements métaphysiques, et qu’en cette matière il faut nécessairement procéder par l’observation du moi. Toutefois, en appliquant cette méthode et en considérant la nature du cœur humain, il n’était pas arrivé absolument au même résultat que l’éminent fondateur de l’école écossaise, qui avait établi son système sur la bienveillance, et il avait cru rencontrer un sentiment prédominant dans la sympathie qui nous fait partager les peines et les joies de nos semblables. Hutcheson avait cependant examiné la sympathie comme les autres sentiments, mais il avait trouvé qu’elle ne rend pas suffisamment compte de tous les faits moraux[68]. Smith ne partageait pas cet avis et il entreprit de démontrer que la sympathie est, plutôt que la bienveillance, le vrai mobile de nos actes : ce fut là le but de son livre.

Il ne se sépare pas, à l’égard des principes mêmes, de la doctrine de son ancien maître : comme lui, il voit dans le sentiment le fondement de la morale, mais il ne s’arrête pas à le démontrer, il considère que la preuve est suffisamment faite par les ouvrages d’Hutcheson, et toute son étude se borne au choix du sentiment. Aussi, dès les premières lignes de sa Théorie, il expose la tendance sympathique qui est en nous : « Quelque degré d’amour de soi qu’on puisse supposer à l’homme, il y a évidemment dans sa nature un principe d’intérêt pour ce qui arrive aux autres, qui lui rend leur bonheur nécessaire, lors même qu’il n’en retire que le plaisir d’en être témoin[69] » C’est là le fondement de son système et il le développe longuement, sous toutes ses faces, avec mille observations délicates, mille aperçus ingénieux ; puis, il en indique les applications morales.

Selon Smith, ce sentiment qui est en nous, sympathise avec tout ce qui est bien chez nos semblables et il est antipathique à toute vilaine action de leur part, en d’autres termes, la conduite des autres nous produit une impression sympathique ou antipathique qui est la source de nos jugements sur eux : c’est ainsi sur autrui que nous formons nos premiers jugements et ce n’est qu’ultérieurement que nous sommes amenés à les reporter sur nous-mêmes pour apprécier notre propre conduite.

Cette théorie de l’antériorité des jugements que nous portons sur autrui, est fondamentale dans le système d’Adam Smith, et il prend soin de l’affirmer jusque dans le titre de son livre, qu’il intitule : Théorie des sentiments moraux ou essai analytique sur les principes des jugements que portent naturellement les hommes, d’abord sur les actions des autres, et ensuite sur leurs propres actions. Il est très catégorique sur ce point : « S’il était possible, dit-il, qu’une créature humaine parvint à la maturité de l’âge dans quelque lieu inhabité, et sans aucune communication avec son espèce, elle n’aurait pas plus d’idée de la convenance ou de l’inconvenance de ses sentiments et de sa conduite, de la perfection ou de l’imperfection de son esprit, que de la beauté ou de la difformité de son visage. Elle ne pourrait voir ces diverses qualités, parce que naturellement elle n’aurait aucun moyen pour les discerner et qu’elle manquerait, pour ainsi dire, du miroir qui peut les réfléchir à sa vue. Placez cette personne dans la société et elle aura le miroir qui lui manquait : elle le trouvera dans la physionomie et dans les manières de ceux avec lesquels elle vivra, et elle reconnaîtra infailliblement s’ils sympathisent avec ses sentiments ou s’ils les désapprouvent ; alors elle s’apercevra, pour la première fois, de la propriété ou de l’impropriété de ses affections, de la perfection ou de l’imperfection de son âme[70]. » Et plus loin : « C’est aussi d’après ce rapport que nous portons nos premières critiques morales sur le caractère et la conduite des autres et que nous sommes disposés à observer les impressions qu’ils nous donnent. Mais nous nous apercevons bientôt que les autres jugent nos actions aussi librement que nous jugeons les leurs. Nous nous inquiétons de savoir jusqu’à quel point nous méritons leurs censures ou leurs applaudissements, et jusqu’à quel point nous sommes pour eux ce qu’ils sont pour nous, des êtres agréables ou désagréables. Dans cette vue, nous examinons nos sentiments et notre conduite, et, pour savoir comment elle doit leur paraître, nous cherchons à découvrir comment elle nous paraîtrait à nous-mêmes si nous étions à leur place. » Nous nous divisons donc, en quelque sorte, en deux personnes distinctes, dont l’une juge et l’autre est jugée.

Toutefois, le bon sens de Smith l’arrête sur cette pente qui devrait l’amener fatalement à ne reconnaître d’autre tribunal que l’opinion, si souvent variable et parfois passionnée. Il éprouve le besoin de donner à l’homme un juge plus immuable et plus éclairé, et, malgré la contradiction de cette idée avec tout son système, il déclare que si l’homme est, en quelque sorte, le juge immédiat de l’homme, il n’est son juge qu’en première instance ; « il appelle, dit-il, de la sentence prononcée contre lui par son semblable, à un tribunal supérieur, à celui de sa conscience, à celui d’un spectateur que l’on suppose impartial et éclairé, à celui que tout homme trouve au fond de son cœur et qui est l’arbitre et le juge suprême de toutes ses actions. »

Ainsi, d’après l’auteur, pour examiner notre conduite, nous sommes forcés d’abord de reporter sur nous-mêmes les jugements que nous avons faits sur nos semblables, puis nous tirons peu à peu des cas particuliers qui ont donné lieu à notre sympathie ou à notre antipathie une règle générale pour tous les cas semblables ou analogues : c’est ainsi que se forme le jugement de notre spectateur impartial, et ce jugement devient si sûr que c’est lui que nous devons écouter lorsqu’il est en conflit avec l’opinion de nos semblables chez qui la sympathie a pu être momentanément étouffée par les passions.


Adam Smith a donc été obligé de reconnaître implicitement que le criterium moral est la raison, car son spectateur impartial n’est pas autre chose ; mais, pour maintenir son système, il a cherché à démontrer que ce spectateur impartial ne s’instruit, pour ainsi dire, que progressivement, par l’examen des jugements que nous formons d’abord sur la conduite des autres, et il n’a pas voulu admettre que nous ayons une idée innée du bien.


Ses critiques ont cependant une apparence de vérité lorsqu’il attaque la doctrine de ceux qui trouvent dans la raison le criterium de nos actes, mais c’est qu’il confond la raison avec le raisonnement. « Quoique la raison, dit-il, soit incontestablement la source de toutes les règles de moralité et de tous les jugements que nous portons au moyen de ces règles, il est absurde et inintelligible de supposer que, même dans les cas particuliers d’après l’expérience desquels les règles générales sont formées, nos premières notions du juste et de l’injuste viennent de la raison. Ces premières observations, comme toutes celles sur les quelles les règles générales sont fondées, ne peuvent être l’objet de la raison, et elles sont celui d’un sentiment immédiat. C’est en découvrant, dans une infinité de cas, qu’une telle conduite plaît constamment et qu’une autre déplaît toujours, que nous formons les règles générales, de la moralité. La raison ne peut par elle-même rendre aucun objet agréable ou désagréable à l’esprit ; elle peut bien nous montrer que telle chose est le moyen d’en obtenir une autre qui naturellement nous plaît ou nous déplaît, et nous rendre agréable l’une en vue de l’autre ; mais elle ne nous rend aucun objet agréable ou désagréable en lui-même quand le sentiment immédiat ne parle pas pour ou contre. » Ces observations sont spécieuses, on le voit, mais elles n’ont aucune force contre la doctrine spiritualiste qu’elles prétendent infirmer, parce qu’elles ne s’appliquent pas en réalité à la raison, mais au raisonnement qui, nous le reconnaissons volontiers avec l’auteur, n’est qu’un agent de généralisation et ne peut être le fondement de notre jugement moral.

Voilà, en quelques traits, les bases de la Théorie des sentiments moraux. Nous en étudierons plus loin les applications, souvent fort justement déduites et toujours ingénieuses, mais nous tenons, dès maintenant, à montrer les erreurs du principe lui-même et à en souligner les points faibles.

La critique de ce système a été faite, d’une façon remarquable, par Victor Cousin dans ses Leçons sur la philosophie écossaise, et par Th. Jouffroy dans son Cours de Droit naturel. Tout en reconnaissant la valeur de l’ouvrage lui-même et les observations délicates qu’il renferme, ces deux professeurs éminents ont été d’accord pour condamner le fond même de la doctrine.

Cependant, le fait sur lequel elle repose est en lui-même incontestable ; il est certain qu’il y a en nous un sentiment de sympathie pour ce qui est bien, d’antipathie pour ce qui est mal, et Smith a admirablement démontré la puissance de ce sentiment. Mais autre chose est le sentiment qui nous pousse au bien en nous le faisant aimer, et autre chose la loi morale qui nous ordonne de faire le bien : le sentiment n’est en réalité que l’auxiliaire de la raison. La sympathie présuppose la loi morale, elle ne la constitue pas. Nous sommes sympathiques à la belle conduite des autres, parce que notre raison nous apprend qu’ils font bien, mais notre sympathie, qui n’est qu’un effet ordinaire de la perception morale, n’est pas en elle-même un criterium du bien et du mal. Comme l’a dit fort élégamment Victor Cousin, « elle est l’écho harmonieux de la vertu dans l’âme humaine ».

La sympathie est, en effet, comme tout sentiment, essentiellement relative suivant les temps et suivant les lieux : chez la même personne elle varie même à tout instant, selon son état physique comme selon les dispositions de son esprit, et la sympathie d’un homme, lorsqu’il est bien portant, est toute différente de celle du même homme lorsqu’il est souffrant.

Jugée à cette pierre de touche, une action ne serait donc en elle-même ni absolument bonne, ni absolument mauvaise. Telle aurait dû être la conséquence du système de Smith, si l’auteur avait été logique jusqu’au bout et s’il avait tiré des déductions rigoureuses des principes qu’il avait posés. Mais ce qui empêche toujours le philosophe écossais, dans ses théories morales comme dans ses théories économiques, de pousser trop loin les conséquences des principes inexacts, c’est la sûreté de son bon sens qui refuse d’admettre certaines déductions qu’il sent instinctivement être entachées d’erreur. C’est ainsi que, prévoyant le reproche qui devait lui être fait et ne pouvant admettre cette conclusion funeste que le bien est essentiellement relatif, il fait intervenir ce spectateur impartial, véritable Deus ex machina, « cette espèce de demi-dieu qui juge dans nos âmes, du bien et du mal[71] ». Cependant cette intervention est la ruine du système, car si le spectateur est impartial, c’est qu’il ne se laisse influencer par aucun sentiment, c’est qu’il résiste à ses passions, à sa sympathie même ; ce serait donc, en dernière analyse, la raison, car on est toujours amené à la faire intervenir sous une forme ou sous une autre lorsqu’on étudie les phénomènes moraux.

On ne pourrait concevoir, en effet, un spectateur sympathique qui fût impartial. De quelle espèce d’impartialité, dit Jouffroy[72], peut-il être ici question ? Ce n’est pas d’une impartialité de jugement ; car remarquez que la raison n’intervient en aucune manière dans l’appréciation morale, autrement l’appréciation morale n’émanerait plus de la seule sympathie et le système serait renversé. En présence d’un homme qui éprouve une certaine affection, ce qui se développe en moi, selon Smith, et ce par quoi l’action est appréciée, c’est l’instinct sympathique et pas autre chose : l’intelligence ne fait que recueillir la décision et la formuler. Par l’impartialité du spectateur, on ne saurait donc entendre l’impartialité de sa raison qui ne juge pas ; on est donc contraint d’entendre celle de sa sympathie qui seule juge. Mais ici se présente la difficulté de comprendre ; car, je le demande, quel sens mettre sous ces mots : l’impartialité d’un instinct ? On dit bien d’un homme qu’il est impartial ; mais à quelle condition ? À condition qu’on parle de son jugement ; car, supprimez en lui la faculté de juger, l’expression n’a plus de sens. C’est qu’en effet, l’impartialité ne peut s’entendre que de la faculté de juger, et, quand on dit que la faculté de juger est impartiale, on veut dire qu’elle n’est sollicitée par aucune affection. Pourquoi ne suis-je pas impartial à l’égard d’un ami ? Parce que la sympathie incline mon jugement en sa faveur. Pourquoi ne le suis-je pas à l’égard d’un ennemi ? Par la raison contraire. Il est donc d’autant plus difficile de comprendre l’impartialité de la sympathie que, dans l’acception ordinaire du mot, c’est l’absence de la sympathie qui constitue l’impartialité.

À un autre point de vue d’ailleurs, l’intervention de ce spectateur détruit encore le système de la sympathie. En effet, d’après Smith, notre criterium moral est la sympathie de nos semblables, et, lorsque nous voulons porter nous-mêmes un jugement sur notre propre conduite en l’absence de l’approbation ou de la désapprobation des autres, nous sommes forcés de nous mettre à leur place. « Or, que fais-je, dit Jouffroy[73], quand, aux sentiments des spectateurs réels de mes actions, je substitue ceux d’un certain spectateur abstrait ? Non seulement j’abandonne la règle de la sympathie posée par ce système, non seulement je lui en substitue une autre, mais je nie cette règle, mais je la déclare fausse et la condamne, car ce spectateur abstrait n’existe pas, et, s’il n’existe pas, ces sentiments n’ont point de réalité et sont une fiction. Ce n’est donc point par les sentiments d’autrui que le me juge, mais par les miens. Que dis-je ? Les sentiments d’autrui, je les rejette ; et au nom de quoi ? Au nom des miens, car c’est moi qui crée ce spectateur abstrait ; le monde extérieur ne me le fournit pas ; il n’est ni un individu réel de ce monde, ni une moyenne entre les individus réels de ce monde ; il sort, il émane de moi, c’est-à-dire de mes sentiments. Je juge donc avec mes sentiments qui, selon le système, ne peuvent me juger, les sentiments d’autrui qui, selon le système, peuvent seuls me juger ; je renverse, donc le système autant qu’il peut être renversé. »

Ainsi, cette intervention du spectateur impartial, à laquelle l’esprit sensé et vertueux d’Adam Smith n’a pu se soustraire, est la condamnation éclatante du système par l’auteur lui-même. Son spectateur abstrait existe réellement, mais c’est la raison, qui est en nous dès notre naissance, qui nous accompagne dans l’île déserte, et qui assure, bien mieux que la sympathie, l’harmonie universelle, en donnant à tous la même notion du bien et du mal.

Toutefois, bien qu’erronée dans son principe même, la théorie de la sympathie n’en donne pas moins lieu à des applications curieuses et souvent remarquables, lorsqu’Adam Smith entreprend de rendre compte, par son moyen, de tous les phénomènes moraux : c’est ainsi qu’il analyse, d’une façon fort ingénieuse, l’idée de mérite et de démérite, la joie et le remords, la vertu elle-même.

À la vue d’une bonne action, nous sympathisons, selon lui, non seulement avec le sentiment de son auteur, mais encore avec le sentiment de l’obligé. Or, ce sentiment, qui est la reconnaissance, consiste à vouloir du bien à son bienfaiteur ; nous sympathisons donc avec ce désir et nous voulons du bien à l’homme vertueux, tout le monde doit lui vouloir du bien, il le mérite. De même, en présence d’une mauvaise action, non seulement nous avons de l’antipathie pour le méchant, mais encore nous sympathisons avec le sentiment de vengeance de l’offensé, et, comme lui, nous voulons la punition du malfaiteur : voilà le principe du démérite. « Toute action, dit Smith[74], nous paraît digne de récompense dès qu’elle excite en nous un sentiment qui nous porte à faire du bien à son auteur ; de même toute action nous paraît digne de châtiment dès que le sentiment qu’elle nous inspire nous porte à nuire à celui qui l’a faite. …Comme le sentiment que nous avons de la propriété de la conduite d’un homme naît de ce que j’appelle une sympathie directe pour les affections et les motifs qui l’ont déterminé à agir ; de même le sentiment que nous avons du mérite de son action, naît de ce que j’appelle une sympathie indirecte pour la reconnaissance de la personne sur laquelle influe cette action. Comme nous ne pouvons partager complètement la reconnaissance de la personne qui reçoit un bienfait, si nous n’approuvons auparavant les motifs qui ont déterminé le bienfaiteur, il s’ensuit que le sentiment que nous avons du mérite d’une action est un sentiment composé et qui renferme deux impressions distinctes l’une de l’autre, savoir : une sympathie directe pour les sentiments de la personne qui agit et une sympathie indirecte pour la gratitude de la personne que l’action de l’autre oblige. »

Cette explication par la sympathie de l’idée de mérite et de démérite est très ingénieuse, mais elle n’est pas exacte, et même, contrairement aux autres théories de Smith, elle n’est pas complètement vraisemblable. En effet, d’après ce système, nous n’avons une idée du mérite d’une action qu’en partageant la reconnaissance de l’obligé, mais, lorsque cet obligé est ingrat, son bienfaiteur est-il moins méritant ? De même, lorsque, par bonté, l’offensé ne s’indigne pas contre le méchant, celui-ci est-il moins déméritant ? Non, l’idée de mérite et de démérite est indépendante de tout sentiment de reconnaissance ou de vengeance éprouvé par l’obligé ou la victime. Lorsque nous avons connaissance d’une belle action qui a coûté un certain effort à. son auteur, notre raison nous dit que cet homme a droit à une récompense ; de même, lorsque nous assistons à un acte injuste, elle nous dit que l’auteur doit être puni. Nous sympathisons, il est vrai, avec le premier, et nous éprouvons de l’antipathie pour le second, mais ces sentiments n’interviennent qu’après le jugement : ce n’est pas à notre sympathie pour l’homme vertueux que nous reconnaissons qu’il fait bien, nous sympathisons avec lui parce que nous avons jugé auparavant que son action est bonne. Toutefois, cette opération de l’esprit qui juge de la bonté d’une action est très rapide, et elle a pu échapper à Smith, tandis que le philosophe écossais a été frappé par la persistance du sentiment qui suit immédiatement l’appréciation morale.

L’erreur de l’auteur tient à la même cause lorsqu’il cherche à expliquer le remords et les joies de la conscience, phénomènes qu’il a peints, cependant, avec beaucoup d’exactitude. « Celui qui viole les lois les plus sacrées de la justice, dit-il[75], ne saurait réfléchir sur les sentiments qu’il inspire aux hommes, sans éprouver toutes les angoisses de la terreur, de la honte et du désespoir. Quand la passion qui l’a conduit au crime est satisfaite, et qu’il commence à réfléchir sur sa conduite passée, il ne peut approuver aucun des motifs qui l’ont déterminé. Il se trouve aussi haïssable qu’il le paraît aux autres ; il devient pour lui-même un objet d’effroi, par une espèce de sympathie pour l’horreur qu’il inspire à tout le monde. Le sort de la personne qui a été victime de son crime lui fait connaître, malgré lui, la pitié. La seule pensée de la situation où il l’a réduite, le déchire ; il déplore les funestes effets de sa passion ; il sent qu’ils le rendent l’objet de l’indignation publique, et de ce qui en est la conséquence naturelle, la vengeance et le châtiment. Cette pensée s’attache au fond de son cœur et le remplit d’épouvante et d’horreur. Il n’ose regarder personne en face ; il croit être rejeté de la société des hommes et pour jamais banni de leur affection. Dans l’excès même de son malheur, il ne peut espérer les douces consolations de la sympathie. Ce sentiment est banni sans retour du cœur de ses semblables par le souvenir de son crime. »

On voudrait pouvoir citer en entier ce passage remarquable. Malgré l’erreur fondamentale qui domine toute la matière, l’auteur a décrit avec une exactitude étonnante ce phénomène du remords, et on ne peut que regretter qu’il ait dû rattacher cette étude à son système : elle est profondément vraie, sauf en ce qui concerne le point de rattachement, et elle dénote des observations délicates et profondes qu’on ne saurait trop apprécier.

En ce qui concerne les considérations de cette nature, la Théorie des sentiments moraux est fort intéressante, et Victor Cousin conseillait à ses élèves de lire ce livre tout entier, de le relire même souvent. « Son mérite, disait-il[76], est dans cette multitude d’idées justes et délicates qui se ternissent et même périssent dans la sécheresse d’un extrait et qu’il faut supprimer ou reproduire dans toute leur étendue. Distinguez bien les observations sur lesquelles se fonde la théorie et la théorie elle-même, les applications du principe et le principe. Nous admettons presque toutes les observations, mais non pas la théorie qui dépasse infiniment les faits sur lesquels elle a l’air de s’appuyer ; nous admirons la richesse et la fécondité des applications que Smith tire de son principe, mais ce principe échappe et s’évanouit dès qu’on tente de le soumettre à un examen sérieux. »

La plus originale et la plus ingénieuse de ces applications est peut-être la classification des vertus.

Adam Smith, en effet, envisage sous deux faces les diverses affections : premièrement, dans leur rapport avec l’objet qui les détermine, et alors elles sont convenantes ou inconvenantes ; deuxièmement, dans leur tendance, et alors elles sont méritantes ou déméritantes. La convenance et le mérite sont donc les deux qualités morales des actions. Or, à l’idée de mérite correspondent deux vertus : la bienfaisance, qui développe en nous toutes les affections tendant au bonheur de nos semblables, et la justice, qui nous fait réprimer toutes celles qui tendent au mal d’autrui. À l’idée de convenance correspondent deux autres vertus : la bienveillance, source de toutes les vertus aimables, qui met nos sentiments à l’unisson de ceux des personnes qui nous entourent, et l’empire sur soi, source des vertus respectables, qui contient l’expression trop vive de nos propres sentiments : « De ces deux différents efforts, dit Smith en parlant des vertus fondées sur l’idée de convenance[77], l’un de la part du spectateur pour entrer dans les sentiments de la personne intéressée, l’autre de la part de celle-ci pour se mettre au niveau du spectateur, naissent deux différents genres de vertus : les vertus douces, bienveillantes, aimables, la naïve condescendance, l’indulgente humanité, tirent leur origine de l’un ; et les vertus sévères et respectables, le désintéressement, la modération, cet empire sur nous-mêmes qui soumet tous nos mouvements à ce que notre dignité et notre honneur exigent, tirent leur origine de l’autre… Les vertus aimables naissent de ce degré de sensibilité qui surprend par tout ce qu’il renferme de tendre, de délicat, et, pour ainsi dire, d’exquis. Les vertus héroïques et respectables naissent de cet empire continuel sur soi-même, qui étonne par la supériorité qu’il annonce sur les passions les plus indomptables de la nature ».

Dans cette classification des vertus, l’auteur se pose en adversaire déclaré de la morale égoïste, et, quelque erronée que soit sa doctrine, on ne peut qu’en admirer, à cet égard, la noblesse des conclusions. Pour lui, la perfection consiste à sentir beaucoup pour les autres et peu pour soi-même, à réduire le plus possible l’amour de soi et à s’abandonner à toutes les affections douces et bienveillantes : c’est là, selon lui, la tendance sublime que Dieu a mise en nous et qui doit nous conduire tous au but final de notre nature, l’harmonie universelle.


Nous venons de parler de Dieu. En effet, quoiqu’on ait souvent reproché à Smith de partager, au point de vue théologique, le scepticisme de son ami Hume, et qu’il ait paru donner raison à ces attaques en acceptant la mission de surveiller la publication des Dialogues sur la Religion naturelle, l’auteur de la Théorie des sentiments moraux n’en était pas moins convaincu de l’existence de Dieu comme de l’immortalité de l’âme, et il avait même fait de cette doctrine métaphysique le couronnement et la sanction de sa morale. C’est que le spectateur impartial qu’il a constaté en nous ne lui paraît pas suffisant pour guider dans tous les cas notre conduite ; il reconnaît que ce spectateur reste parfois surpris et étourdi par la violence des faux jugements d’autrui à notre égard, et que, n’étant d’ailleurs que la résultante des précédents jugements des hommes, il ne peut au nom de cette résultante de certains jugements, en rejeter d’autres d’une manière absolue. Il lui faut donc faire intervenir dans le système un spectateur possédant une autorité supérieure, soustrait aux influences des passions humaines, et ce spectateur universel que Smith ne veut pas chercher dans la raison, il le place en Dieu, juge suprême en même temps que grand justicier, qui donne, dans une autre vie, une sanction à la loi morale. « Nous osons à peine nous absoudre nous-mêmes, dit-il[78], quand les autres nous condamnent. Il nous semble que ce témoin, supposé impartial, de notre conduite, avec lequel notre conscience sympathise toujours, hésite à nous approuver quand nous avons unanimement et violemment contre nous les véritables spectateurs, ceux dont nous cherchons à prendre les yeux et la place pour nous envisager nous-mêmes. Cet esprit intérieur, cette espèce de demi-dieu qui juge dans nos âmes du bien et du mal, semble alors, comme les demi-dieux des poëtes, avoir une origine mortelle et une origine immortelle. Il paraît obéir à son origine céleste, quand ses jugements sont l’empreinte ineffaçable du sentiment de ce qui mérite la louange et de ce qui mérite le blâme ; il semble rester soumis à son origine terrestre, quand il se laisse ébranler et confondre par les jugements de l’ignorance et de la faiblesse humaines. Dans ce dernier cas, la seule consolation efficace qui reste à l’homme abattu et malheureux, est d’en appeler au tribunal suprême du juge clairvoyant et incorruptible des mondes. Une ferme confiance dans la rectitude immortelle de ses jugements qui, en dernier ressort, proclament l’innocence et récompensent la vertu, nous soutient seule contre l’abattement et le désespoir d’une conscience qui n’a d’autre témoignage que le sien propre, quoique la nature ait cependant destiné la conscience à être la sauvegarde de la tranquillité de l’homme comme de sa vertu. Ainsi, dans ce monde, notre bonheur dépend souvent de l’humble espoir d’une autre vie, espoir profondément enraciné dans nos cœurs, espoir qui peut seul justifier la dignité de notre nature, éclairer les redoutables et continuelles approches de notre destruction, et nous rendre capables de quelque sérénité au milieu des malheurs qu’engendrent les désordres de la vie humaine. Le système d’une vie à venir, où l’homme trouvera une justice exacte et sera enfin à côté de ses égaux ; où les talents, les vertus cachées, longtemps opprimées par la fortune et presque inconnues de celui qui les possédait, puisque la voix de sa conscience lui en rendait à peine le témoignage ; où le mérite modeste et silencieux sera placé à côté et quelquefois au-dessus du mérite qui, favorisé par sa situation, parvient à la célébrité et à la gloire : un tel système enfin, si respectable sous tous les rapports, si flatteur pour la grandeur de notre nature, si rassurant pour notre faiblesse, lorsqu’il laisse encore quelques doutes à l’homme vertueux, lui laisse aussi le désir et le besoin d’y croire. » Et plus loin[79] : « Quand nous désespérons de voir le triomphe de l’injustice renversé sur la terre, nous en appelons au Ciel, et nous espérons que l’auteur de la nature exécutera dans l’autre vie ce que tous les principes qu’il nous avait donnés pour diriger notre conduite nous portaient à tenter dans celle-ci. Nous nous flattons qu’il achèvera l’ouvrage qu’il nous a fait commencer et qu’il rendra à chacun, dans un autre monde, ce qu’il a mérité dans celui-ci. Ainsi nous sommes portés à croire à une autre vie, non seulement par les faiblesses, par les espérances et par les craintes propres à notre nature, mais aussi par les plus nobles principes qui lui appartiennent, par l’amour de la vertu et par l’horreur du vice et de l’injustice. »

Nous ignorons complètement sur quelles bases spéculatives Adam Smith a fait reposer, dans son cours de Glasgow, cette croyance à l’existence de Dieu et à une vie à venir : ni Millar, ni Dugald Stewart lui-même ne nous ont laissé aucun document sur ce sujet. Il ne nous en a pas moins paru intéressant de constater comment le célèbre philosophe a fait intervenir ces grandes idées pour étayer sa doctrine et donner à la loi morale ce caractère absolu qui lui est indispensable et que la sympathie était, par définition, impuissante à lui fournir. Avec le bon sens qui lui était habituel, il avait reconnu d’ailleurs qu’au point de vue pratique, cette idée est un puissant auxiliaire pour la moralisation du peuple et il n’avait garde de négliger cette force, jugeant utile de rappeler constamment à l’homme qu’il ne peut se dérober aux regards et aux châtiments d’un Dieu vengeur de l’injustice, quand même il échapperait aux regards et aux châtiments de ses semblables. « La religion fortifie, dit-il, le sentiment naturel du devoir. C’est ce qui donne généralement plus de confiance dans la probité des hommes profondément religieux : on suppose toujours qu’ils sont attachés à l’observation de leurs devoirs par un lien de plus. L’homme religieux, comme l’homme du monde, a en vue, dans toutes ses actions, et leur moralité, et l’approbation de sa conscience, et le suffrage des hommes, et le soin de sa réputation. Mais une considération encore plus importante le dirige : il n’agit jamais qu’en présence du juge suprême qui doit un jour le récompenser selon ce qu’il aura fait ; c’est un puissant motif d’avoir une double confiance dans la rectitude de sa conduite… »

L’idée de Dieu, d’un juge suprême, clairvoyant et incorruptible, voilà donc le couronnement de la théorie morale de l’auteur. C’est à Dieu qu’il faut en appeler en dernier ressort, et c’est lui qui maintient l’harmonie universelle dans les cœurs et dans les diverses parties du corps social. Cette harmonie universelle est belle, selon Smith, comme un immense mécanisme dont toutes les parties marchent d’accord, et, à cause d’elle, chaque rouage, chaque mouvement du mécanisme, c’est-à-dire tout acte de chaque individu agissant conformément à sa nature, devient, par cela même, beau : c’est là, pour le philosophe écossais, le principe de la beauté morale. Nous le reconnaissons aussi, cette harmonie est belle ; il est beau de voir tous nos sentiments et tous nos intérêts concourir à la même fin ; mais toutes les actions combinées dans ce but sont-elles bonnes par le fait même de la beauté de « la vaste machine de l’univers » ; c’est ce que Smith affirme sans le démontrer. Nous estimons, au contraire, que, bien que ce soit un effet de la loi morale de produire l’harmonie, il ne s’ensuit nullement que cette tendance à l’harmonie soit le caractère auquel on doive reconnaître la loi morale, car elle est fondée sur un instinct qui n’a en lui-même aucun caractère moral et auquel aucune obligation ne peut être attachée.

Ainsi, malgré son imagination ingénieuse et même quelques infidélités au principe général de son système, Smith est impuissant à donner un caractère obligatoire à sa règle morale. C’est qu’il est tombé dans la même erreur que d’autres philosophes qu’il a combattus, et, comme eux, il a pris l’un des mobiles que Dieu a placés en nous comme auxiliaires de la loi morale pour cette loi morale elle-même. Tandis que d’autres trouvaient le criterium du bien dans l’amour de soi, l’égoïsme, tandis qu’Hutcheson le plaçait dans la bienveillance, le professeur de Glasgow a cru le rencontrer dans la sympathie ; mais ce mobile, qui lui paraissait plus noble que l’égoïsme, n’est comme lui que l’effet d’un instinct, et, pas plus que lui, il ne peut avoir de caractère obligatoire.

Telle est la doctrine exposée par Adam Smith dans la Théorie des sentiments moraux. Bien que le principe en soit erroné, l’auteur en a tiré des applications curieuses, parfois même fort justes lorsqu’il ne tentait pas de les rattacher trop étroitement à son système. Il a rendu d’ailleurs un réel service à la philosophie en poursuivant cette étude de l’un des plus puissants mobiles du cœur humain, et si, au lieu de considérer cette œuvre comme un traité de morale, on ne veut voir en elle qu’une monographie de la sympathie, si on néglige l’enchaînement systématique, des idées pour n’en retenir que les observations délicates et les aperçus originaux qui abondent à chaque page, on trouvera dans ce livre des documents précieux pour l’étude de la psychologie. C’est pour ce motif que nous nous sommes efforcé de multiplier les citations et de laisser parler le plus souvent possible l’auteur lui-même dans l’exposition de son système ; on voudrait pouvoir tout citer, tant est grand le charme exquis qui se dégage de l’ensemble de l’ouvrage.


On a comparé quelque part le livre de Smith aux Caractères de La Bruyère. Il est certain qu’il y a dans la Théorie des sentiments moraux, et surtout dans la première partie, une foule d’observations qui ont la même allure et une valeur égale aux remarques de La Bruyère. La plus grande différence réside dans la forme qui leur est donnée. Chez le moraliste français, les observations sont présentées dans un ordre particulier, très séduisant, et groupées de manière à peindre des caractères ; chez le philosophe écossais, au contraire, elles ne sont là que pour vérifier un système, comme preuves à l’appui, ou plutôt, dirions-nous, pour illustrate un traité didactique, si nous osions employer cette expression fort exacte de la langue anglaise. Mais c’est justement à cette différence de forme que tient le succès différent des deux livres : les Caractères sont toujours lus, ils ont place dans toutes les bibliothèques, à, l’étranger comme en France, parce que La Bruyère ne paraissait chercher qu’à peindre et qu’il évitait ainsi d’attacher son œuvre au sort d’une doctrine ; Smith, au contraire, n’observait que pour expliquer ensuite, et lorsque l’erreur de sa théorie a été démontrée, le livre est tombé tout entier, bien que les observations qu’il contient soient toujours aussi vraies, toujours aussi utiles à consulter, bien qu’elles reposent sur une étude consciencieuse du cœur humain.

C’est à ce titre que la Théorie des sentiments moraux mérite de vivre. « Quand on parcourt le livre de Smith, dit un juge compétent, Victor Cousin, sans songer à son principe, systématique, il instruit et il charme, par cette multitude d’observations fines, profondes, inattendues, sur les hommes et sur la société, sur les ressorts intimes de nos actions, sur leurs effets privés et publics, sur les mille et mille formes que prennent la vertu et le vice, selon l’infinie diversité des situations et des opinions ; sans parler des sentiments délicats et élevés répandus de toute part, depuis la première page jusqu’à la dernière, qui, passant de l’âme de l’auteur dans celle du lecteur, y forment et y entretiennent une sorte d’atmosphère morale douce et sereine, semblable à celle de la bonne conscience. Il semble alors qu’il n’y a point de livre plus vrai et plus attrayant. » Malheureusement, ce livre n’est pas aussi connu de nos jours qu’il devrait l’être ; il n’est plus consulté qu’au point de vue historique et pour le système lui-même qui est erroné, alors qu’il devrait être entre les mains de tous les philosophes, littérateurs, romanciers, hommes d’État, de tous ceux, en un mot, qui, par goût ou par profession, s’intéressent à l’étude du cœur humain et des phénomènes psychologiques.


Nous n’avons pas dit d’ailleurs tout le mérite de la Théorie des sentiments moraux, car, outre le développement de la doctrine de la sympathie, elle contient encore une histoire fort remarquable, bien que très brève, des principaux systèmes de philosophie morale.

Aucune histoire de cette nature ne paraissait avoir été entreprise jusqu’alors. Bacon avait insisté pourtant, d’une manière toute particulière, sur l’importance capitale que présente en philosophie l’étude des systèmes, mais, avant Smith, personne n’avait abordé ces recherches ardues, et les auteurs, même les plus distingués, se contentaient trop souvent de condamner en bloc les doctrines les plus remarquables, d’après le seul examen de leur conclusion, sans les avoir méditées, sans avoir cherché à discerner la part de vérité qu’elles renferment. Le professeur écossais a tenté de réaliser le vœu de Bacon, et, du premier coup, il s’est révélé là comme un historien remarquable, possédant le véritable esprit de la philosophie de l’histoire. Partant de ce principe, si souvent méconnu, que dans tout système il y a une certaine part de vérité, nécessaire pour le rendre vraisemblable, a étudié avec soin chacune des différentes doctrines, afin de s’en pénétrer et de comprendre la marche qu’avait dû suivre l’esprit du chef de l’école pour arriver à la conception de sa théorie. On ne saurait trop apprécier ce point de vue élevé, auquel il s’est ainsi placé dès le début de cet aperçu. La noblesse de ses sentiments, son caractère consciencieux et l’amour qu’il professait pour la vérité, lui avaient fait sentir instinctivement qu’il n’est pas possible que des hommes de valeur comme ceux dont l’histoire de la philosophie nous a laissé les noms, aient créé des systèmes de toutes pièces, sans partir d’un fait ou d’une idée exacte dont leur esprit avait été frappé et dont ils avaient voulu donner une explication raisonnée. D’ailleurs, le succès même des divers systèmes moraux était, à ses yeux, une présomption sérieuse que chacun d’eux reposait sur des faits, sinon absolument exacts, du moins vraisemblables.

« Un système de physique, dit-il en effet[80], peut être pendant longtemps en vogue, et cependant n’être aucunement fondé sur la nature et n’avoir même aucune des apparences de la vérité. Les tourbillons de Descartes ont été regardés, pendant près d’un siècle, chez une nation ingénieuse, comme le système qui expliquait de la manière la plus satisfaisante les révolutions des corps célestes. Cependant on a prouvé démonstrativement que les causes prétendues de ces grands effets, non seulement n’existaient pas, mais que même, si elles existaient, elles ne produiraient pas les effets qu’on leur attribue. Il en est autrement des systèmes de philosophie morale, et il n’est pas possible à un auteur qui veut expliquer l’origine de nos sentiments moraux, de se tromper et de s’éloigner aussi grossièrement de la vérité. Lorsqu’un voyageur nous fait la description d’un pays éloigné, il peut abuser de notre crédulité, au point de nous offrir, pour des réalités les fictions les plus absurdes et les plus chimériques. Mais quand une personne veut nous instruire de ce qui se passe dans notre voisinage ou des affaires de ceux avec lesquels nous vivons, quoiqu’elle puisse aussi nous tromper à quelques égards si nous ne vérifions rien de nos propres yeux, cependant les faussetés qu’elle veut nous faire croire doivent avoir un certain degré de ressemblance avec la vérité et même être mêlées de vérité. Un auteur qui nous propose un système de physique et qui prétend faire connaître les causes des principaux phénomènes de l’univers, est comme le voyageur qui veut nous dépeindre un pays éloigné, qui peut nous en dire tout ce qu’il lui plaît et se flatter d’être cru, tant qu’il ne sort pas du cercle des probabilités. Mais le philosophe qui veut expliquer l’origine de nos désirs et de nos affections, de nos sentiments d’approbation et de désapprobation, ne prétend pas seulement nous rendre compte de ce qui intéresse ceux avec lesquels nous vivons : il veut nous instruire de nos affaires domestiques. Alors, semblables à ces maîtres indolents qui se confient à un intendant fripon, nous sommes sujets à être trompés ; mais nous sommes incapables d’admettre un compte où il ne se trouverait aucune ombre de vérité ; il faut au moins que quelques articles soient justes, et même que les plus importants soient, à quelques égards, véridiques, sans quoi la plus légère attention suffirait pour découvrir la fourberie. Un auteur qui nous donne pour cause de nos sentiments naturels un principe qui leur est étranger et qui n’a même aucun rapport avec leur véritable principe, paraîtrait absurde et ridicule, même au lecteur le moins éclairé. »

Ce raisonnement était fort juste. Aussi, grâce à la puissance de travail que possédait Adam Smith, il arriva à acquérir la preuve de ce qu’il avait prévu, et il s’est attaché à montrer, dans les divers systèmes qui ont occupé tour à tour la scène philosophique, ce que chacun d’eux avait d’exact et quelle était l’observation, toujours vraie ou paraissant telle, qui lui avait servi de point de départ. On ne saurait trop admirer, sous cet aspect, le caractère du maître : consciencieux dans toutes ses œuvres, il juge les autres par lui-même, il ne combat jamais une doctrine qu’après l’avoir bien comprise et s’être complètement pénétré de son esprit.

Aussi, le bref exposé des divers systèmes qu’il a passés en revue est fort intéressant. Il y classe les écoles d’après leur réponse à deux questions principales qu’il pose à chacune d’elles : il leur demande, en premier lieu, en quoi consiste la vertu ou quel est le mode de conduite qui constitue un caractère excellent et digne de louanges ; en second lieu, quelle est la puissance, ou la faculté, de l’âme qui nous fait aimer ce caractère, quel qu’il soit. En d’autres termes, qu’est-ce que la vertu et quelle est la faculté de l’âme qui nous la fait aimer : telle est la double question d’après laquelle il prétend juger les diverses doctrines.

Il a reconnu ainsi que, dans leur manière de comprendre la vertu, les philosophes de tous les siècles pouvaient être groupés en trois écoles distinctes. L’une de ces écoles, avec Platon, Aristote, Zénon, Wollaston et Shaftesbury, plaçait la vertu dans une certaine convenance ou propriété des actions elles-mêmes. Les deux autres, au contraire, envisageant un aspect tout différent, avaient cru la trouver, non dans les actions elles-mêmes, mais dans les conséquences des actions, et, tandis que les uns, comme Épicure, La Rochefoucauld et Mandeville l’avaient fait consister dans le bonheur que nos actions nous procurent, les autres, comme Hutcheson et l’auteur lui-même, la plaçaient dans le bonheur qu’elles procurent à nos semblables : « On peut réduire à trois classes différentes, écrit-il[81], les diverses définitions que les moralistes ont données de la nature de la vertu, ou de la manière d’être de l’âme qui constitue le caractère le plus excellent et le plus digne de louanges. Selon quelques-uns, la disposition de l’âme qui constitue la vertu ne consiste pas dans un genre particulier d’affections, mais dans un empire et une direction convenables de toutes nos affections, qui peuvent être vertueuses ou vicieuses, selon l’objet qu’elles ont en vue et selon le degré de véhémence avec lequel elles le poursuivent : d’après ces auteurs, la vertu est donc ce qui est convenable et propre. Selon d’autres, la vertu consiste dans une judicieuse recherche de notre intérêt et de notre bonheur particulier, ou dans l’empire et la direction convenable des affections personnelles qui ont notre bonheur pour objet unique, et, dans l’opinion de ces moralistes, la vertu consiste dans la prudence. Il en est encore d’autres qui font consister la vertu, non dans les affections qui ont pour objet notre bonheur, mais dans celles qui tendent au bonheur d’autrui ; d’où il résulterait qu’une bienveillance désintéressée est le seul motif qui puisse imprimer à nos actions le caractère de la vertu. » La vertu consiste donc, suivant les systèmes, soit dans la convenance, soit dans la prudence, soit enfin dans la bienveillance.


Quant au principe de l’approbation, c’est-à-dire la puissance ou la faculté.de l’âme qui nous fait préférer telle conduite à telle autre, qui nous fait trouver l’une méritante et l’autre déméritante, les différentes écoles l’ont placé, ou dans la raison, ou dans l’intérêt personnel, ou dans le sentiment. « On a expliqué de trois manières, dit en effet Adam Smith[82], le principe de l’approbation. Selon quelques-uns, nous approuvons ou nous désapprouvons nos actions et celles des autres, par amour de nous-mêmes seulement et selon qu’elles ont plus ou moins de rapport à notre intérêt ou à notre bonheur ; selon d’autres, c’est la raison, c’est-à-dire la faculté par laquelle nous distinguons le vrai du faux, qui nous fait discerner ce qui est convenable ou ce qui est inconvenable dans nos actions et dans nos affections. Quelques autres encore prétendent que ce discernement est entièrement l’effet de notre sensibilité, qu’il n’est que le plaisir ou le dégoût même que certaines affections ou certaines actions nous inspirent. »

Nous ne voulons pas entrer dans les détails de cette étude, car nous ne pourrions suivre l’auteur dans l’examen des diverses doctrines, sans être entraîné rapidement hors du cadre de ce travail. Mais nous avons tenu à faire remarquer, et le point de vue élevé où s’est placé Adam Smith, et la méthode originale qu’il a employée dans cet aperçu de l’histoire de la philosophie morale. Quant à l’exposé des systèmes, il faut le lire, car d’arides extraits ne peuvent en donner une idée. Comme l’a dit Mackintosh[83] : « l’auteur y démontre d’une manière admirable quelle influence durent avoir sur les systèmes de morale, l’état social, les révolutions politiques ainsi que les habitudes individuelles et nationales. Il se pénètre de la philosophie qu’il décrit, et il nous fait connaître la morale de l’école stoïque avec l’austérité et la fierté d’un sage stoïcien, tempérées par la tolérance qui est propre à notre époque et que la répugnance de l’auteur pour l’exagération et le paradoxe contenait dans les limites de la nature. »

Cette étude historique a été d’ailleurs jugée d’une manière magistrale, soit dans les Leçons de Victor Cousin sur la philosophie écossaise, soit dans les Cours de Jouffroy, et tout ce que nous pourrions en dire a été professé déjà par des maîtres éminents dont nous ne saurions que citer les appréciations et les critiques. Néanmoins, il nous a paru bon de donner ici un aperçu rapide des diverses parties de ce grand ouvrage par lequel le professeur de Glasgow voulait se présenter au monde savant. La valeur de ce livre a été méconnue trop souvent : on a voulu n’y voir que l’erreur du principe, on a passé, sans y prendre garde, sur cent applications ingénieuses, sur mille observations délicates, et, récemment encore, un publiciste distingué, compatriote de Smith, M. W. Bagehot, dans un article qu’il écrivait il y a quelques années sur la personne du célèbre économiste, condamnait fort injustement les travaux du philosophe à Glasgow, où « il habillait, disait-il, en mots pompeux des théories très contestables ». Cet ouvrage était l’objet de la prédilection de Smith ; il le considéra, jusque dans les dernières années de sa vie, comme son plus grand titre de gloire, et il était bien loin de se douter que son œuvre favorite tomberait presque dans l’oubli, tandis que, grâce à la Richesse des Nations, qui lui semblait moins achevée et moins homogène, son nom traverserait les âges.


§ 3. — Considérations sur l’origine et la formation des langues.


En même temps que la deuxième édition de la Théorie des sentiments moraux et dans le même volume, Smith publia un nouveau traité sous le titre de Considérations sur l’origine et la formation des langues. Cette étude, sans lien apparent avec la précédente, se rattachait cependant encore au vaste plan de l’Histoire générale de la Civilisation.

Pendant son séjour à Edimbourg et son professorat de Glasgow, le philosophe écossais avait préparé simultanément les éléments d’un ensemble de travaux par lesquels il se proposait de faire connaître le développement scientifique de l’esprit humain, au moyen de l’histoire du langage, de l’histoire de la science et de l’histoire des arts, se réservant de suivre plus tard, dans son Traité du Droit et ses Recherches sur la Richesse des Nations, la marche des sociétés humaines, grâce aux autres manifestations de la civilisation, telles que les institutions politiques et sociales. Il avait commencé l’exécution de ce plan dans le fameux cours de rhétorique et de belles-lettres qu’il avait inauguré à Édimbourg et dont il avait continué l’exposition dans sa chaire de logique. Mais, nous l’avons dit, le manuscrit de ces leçons fut détruit, de même que la plupart de ses autres essais, et, en dehors de la Théorie des sentiments moraux et de la Richesse des Nations, il ne nous reste, comme témoins des différents aspects de cette vaste entreprise, que quelques études incomplètes, épargnées par l’auteur, on ne sait pour quel motif, et deux dissertations à peu près entières : les Considérations sur la formation des langues et l’Histoire de l’Astronomie jusqu’au temps de Descartes. Adam Smith ne publia lui-même que la première de ces études : c’est d’ailleurs la plus remarquable.

Quelle est l’origine de la parole ? Sous quelle forme a-t-elle apparu ? Comment s’est diversifiée la multitude des langues et des idiomes ? Ces questions fondamentales avaient frappé le jeune professeur dès ses débuts dans la philosophie, et, grâce à la vivacité de son imagination, à une vaste érudition et à une véritable puissance d’observation, il arriva, malgré l’étendue de ses recherches, à un résultat vraiment remarquable pour son époque. Néanmoins, nous n’insisterons pas sur cet ouvrage, dont l’intérêt a beaucoup diminué depuis les découvertes modernes de la linguistique ; nous n’en dirons que quelques mots pour faire connaître, sous toutes ses faces, le génie de l’auteur et montrer comment il embrassait à la fois l’étude de toutes les manifestations de l’esprit humain.

Dans ces Considérations, Smith met en présence deux sauvages ne sachant pas parler et élevés jusque-là dans un isolement complet, puis il discute la manière dont ces deux hommes doivent s’y prendre pour se faire entendre. Ils assignent d’abord un nom particulier aux objets qui leur sont les plus familiers, généralisent ensuite l’emploi de ces termes en les appliquant à d’autres objets qui ont avec les premiers une certaine ressemblance, forment ainsi les genres et les espèces ; puis, arrivant même à distinguer entre eux les objets d’une même espèce, ils créent deux autres genres de mots, dont les uns expriment les qualités et les autres les rapports. Mais cette invention des adjectifs et des prépositions demandant une grande généralisation et une abstraction considérable, les progrès du langage deviennent alors plus difficiles et plus lents.

Smith constate partout, en effet, la difficulté de former, à l’origine des langues, des termes abstraits et généraux. Cette difficulté est déjà réelle pour les adjectifs, car les premiers hommes, par exemple, qui ont inventé les mots vert, bleu, rouge, et les autres noms des couleurs, ont eu besoin, dit-il, pour les trouver, d’observer et de comparer ensemble un grand nombre d’objets, de saisir leurs ressemblances et leurs dissemblances par rapport à la qualité nommée couleur, de les ranger dans leur esprit en différentes classes selon ces ressemblances et ces dissemblances. Un adjectif est, par sa nature, un mot général, et, en quelque sorte, abstrait ; il suppose nécessairement l’idée d’un certain genre ou d’une certaine collection de choses à chacune desquelles il est également applicable.

Mais, si l’invention des adjectifs présentait beaucoup d’obstacles celle des prépositions en offrait encore davantage. En effet, un rapport est en lui-même plus métaphysique qu’une qualité, et personne n’est embarrassé de dire ce que c’est qu’une qualité, tandis que peu de gens sont capables, au contraire, d’exprimer clairement ce qu’ils entendent par un rapport, car les qualités, dit l’auteur, sont presque toujours saisissables par nos sens extérieurs et les rapports ne le sont jamais. Aussi, si, au début, les hommes paraissent avoir, pendant quelque temps, évité la nécessité des adjectifs en variant la terminaison des noms des substances, selon qu’elles étaient elles-mêmes variées par leurs plus importantes qualités, ils ont cherché, à plus forte raison, à éviter l’invention plus difficile des prépositions ; c’est là l’origine des différents cas dans les langues anciennes où ils ont pour but d’exprimer le rapport qui existe entre l’objet du nom substantif et l’objet d’un autre mot compris dans la même phrase. Cette invention des cas était bien plus simple que celle des prépositions. « Il ne faut, en effet, aucun effort d’abstraction pour exprimer ainsi un rapport ; le rapport n’est pas exprimé par un mot particulier qui n’indique pas autre chose, mais par une variation dans le mot corrélatif, et encore le rapport est alors exprimé analogiquement à ce qu’il nous paraît être dans la nature, c’est-à-dire non comme quelque chose de séparé et de détaché des objets corrélatifs, mais comme quelque chose de joint à eux et d’identique avec leur existence. »

Plus encore que les prépositions, les mots exprimant les nombres ont été très lents à apparaître. Le nombre, envisagé en lui-même, sans aucun rapport avec une espèce particulière d’objets considérés en nombre, est, selon Smith, l’idée la plus abstraite et la plus métaphysique que l’esprit humain soit capable de se former, et, par conséquent, elle ne peut être une de celles que les hommes se sont faites au début des sociétés, époque d’ignorance et de barbarie. Ceux-ci devaient donc naturellement distinguer la manière dont ils parlaient d’une multitude d’objets, de la manière dont ils parlaient d’un seul, non par un adjectif pour ainsi dire métaphysique, mais par une variation dans la terminaison des mots qui exprimaient les objets nombrés. De là l’origine du singulier, du pluriel, et quelquefois même du duel dans les langues anciennes.

Enfin les pronoms durent être inventés les derniers, et Smith fait remarquer, à l’appui de son hypothèse, que ce sont en effet les derniers mots dont les enfants apprennent à faire usage. De même que les hommes paraissent avoir évité d’abord l’invention des prépositions et avoir exprimé, par la variation des termes corrélatifs, les rapports qu’elles désignent maintenant, de même ils ont dû aussi éluder longtemps la nécessité de créer les pronoms, en variant la terminaison du verbe selon que le fait exprimé était affirmé de la première, de la seconde ou de la troisième personne. De là l’origine des conjugaisons.

Telle était donc la tendance naturelle de l’esprit humain et tel dut être le développement logique du langage chez les nations primitives. La révolution qui s’y opéra fut l’effet du mélange des peuples. « Les langues, dit Adam Smith, seraient probablement restées telles dans tous les pays et ne seraient jamais devenues plus simples dans leurs conjugaisons et leurs déclinaisons, si elles n’étaient devenues plus complètes dans leur composition, par l’effet du mélange occasionné par celui des nations elles-mêmes. Tant qu’une langue fut parlée seulement par ceux qui l’avaient apprise dans leur enfance, la complication de ses conjugaisons et de ses déclinaisons ne pouvait les embarrasser beaucoup ; ils l’avaient apprise dans un âge si tendre et d’une manière si lente, tellement successive, que les difficultés qu’elle pouvait avoir leur étaient à peine sensibles. Mais quand deux nations furent mêlées ensemble par la conquête ou par l’émigration, il n’en fut pas de même ; chacune d’elles, pour se faire entendre par l’autre, fut obligée d’en apprendre la langue. La plupart des individus apprenant la langue nouvelle, non par art et par principe, mais par conversation et par routine, ils furent extrêmement embarrassés par la complication des conjugaisons et des déclinaisons. Pour remédier à cette ignorance, ils saisirent toutes les ressources que la même langue pouvait leur fournir. Ils suppléèrent ainsi aux déclinaisons, qu’ils ne savaient pas, par l’usage des prépositions ; et un Lombard, qui essayait de parler latin et qui avait besoin de dire que tel homme était citoyen de Rome ou bienfaiteur de Rome, s’il n’était pas accoutumé au génitif et au datif du mot Roma, s’expliquait naturellement en plaçant les prépositions ad et de avant le nominatif, et, au lieu de dire Romæ, il disait ad Roma et de Roma… Ce changement est une simplification de principes dans la langue : il mit, à la place d’une grande variété de déclinaisons, une déclinaison universelle qui est la même pour chaque mot, quels que soient le genre, le nombre ou la terminaison. – À l’aide d’un moyen semblable, les hommes purent, à la même époque du langage, se débarrasser de la complication de leurs conjugaisons. Il y a, dans chaque langue, un verbe connu par le nom de verbe substantif, en latin sum, en anglais I am, je suis. Ce verbe désigne, non un événement particulier, mais existence en général. Il est, par cette raison, le plus abstrait, le plus métaphysique de tous les verbes, et, par conséquent, n’a pas dû être un mot d’invention première. Lorsqu’il fut imaginé cependant, il avait tous les temps et tous les modes des autres verbes ; étant joint au participe passif, il pouvait tenir la place de toutes les modifications de la voix passive et rendre cette partie de leurs conjugaisons aussi simple et aussi uniforme que leurs déclinaisons l’étaient devenues par l’usage des prépositions. Un Lombard qui avait besoin de dire I am loved (je suis aimé), mais qui ne pouvait se ressouvenir du mot amor, suppléait à son ignorance en disant : ego sum amatus. Io sono amato est maintenant l’expression italienne qui correspond à la phrase anglaise ci-dessus. » Smith fait la même remarque pour le verbe possessif habeo (I have, j’ai), qui, joint au participe passif, peut tenir lieu généralement du temps actif comme le verbe substantif peut tenir lieu du passif.

« C’est ainsi, conclut-il, que les langues devinrent plus simples dans leurs principes et dans leurs rudiments, à mesure qu’elles devinrent plus compliquées dans leur composition ; et il en fut, pour ainsi dire, comme des diverses machines. Celles-ci sont toujours, au moment de leur invention, extrêmement compliquées, et chacun des mouvements qu’elles doivent produire a souvent un principe particulier d’action ; bientôt ceux qui peuvent les améliorer observent qu’un seul de ces principes peut être appliqué à plusieurs mouvements, et ainsi la machine devient plus simple et produit ses effets, toujours avec moins de roues et moins de ressorts. De même, dans les langues, chaque cas de chaque nom, et chaque temps de chaque verbe étaient originellement exprimés par un mot distinct qui servait à cette fin et à aucune autre ; mais peu à peu l’observation découvrit qu’une certaine suite de mots était capable de tenir la place de cette infinité de nombres, et que quatre ou cinq prépositions et six verbes auxiliaires pouvaient tenir lieu de toutes les déclinaisons et de toutes les conjugaisons des langues anciennes. » Cependant il estime que la comparaison ne peut pas être continuée jusqu’au bout et que les effets de ces modifications sont différents dans les deux cas. Tandis que la simplification des machines rend celles-ci de plus en plus parfaites, la simplification des langues les a rendues, au contraire, de plus en plus imparfaites et de moins en moins propres à remplir leur fonction ; elle leur a enlevé leur concision, leur harmonie et aussi leur élégance, en obligeant à placer les mots à des endroits déterminés, et en supprimant ainsi ces inversions gracieuses qui donnaient tant de beauté et tant d’expression aux langues anciennes. Tel est le plan de cette petite étude. Assurément elle a été bien dépassée de nos jours, elle a bien vieilli, mais on peut dire que si elle a perdu de sa valeur depuis les progrès de la science, elle n’a rien perdu de son charme et que le lecteur qui prend la peine de s’y arrêter est frappé de la vraisemblance des hypothèses, de l’originalité des déductions et surtout de la finesse des aperçus.


§ 4. — Essais philosophiques.


L’Histoire de l’Astronomie, à laquelle nous avons fait allusion plus haut, ne parut qu’après la mort de Smith. Elle fut publiée par les soins des exécuteurs testamentaires de l’auteur, le Dr Black et le Dr Hutton, en même temps que les autres fragments que le philosophe écossais avait consenti à épargner.

Ces différents écrits posthumes furent tous réunis sous le titré unique d’Essais philosophiques. « L’auteur de ces Essais, disent les éditeurs dans leur préface[84], les a laissés entre les mains de ses amis pour en disposer comme ils le jugeraient convenable, et, peu avant sa mort, il détruisit plusieurs autres manuscrits dont il ne crut pas à propos de permettre la publication. En examinant ceux qu’il a conservés, on reconnut que c’étaient des fragments d’un ouvrage, dont il avait conçu le plan et qui devait offrir une histoire liée des sciences et des arts libéraux. Il avait abandonné dès longtemps l’exécution d’un projet si vaste, et ces fragments, mis à part, furent négligés jusqu’à sa mort. »

Ces Essais avaient tous, en somme, le même objet, l’étude du développement de l’esprit humain. Dans sa dissertation sur les Sens externes, il exposait l’action de la perception externe sur la formation des idées, dans son traité sur les Arts imitatifs, il recherchait le développement de l’idée de beauté aux divers âges, au moyen des manifestations des arts libéraux ; enfin, dans l’Histoire de l’Astronomie, l’Histoire de la Physique ancienne, l’Histoire de la Logique et de la Métaphysique des Anciens, il se proposait de montrer les principes qui ont dirigé la marche de l’esprit de l’homme dans les différentes parties de la science. Par cet ensemble de travaux, qui rentraient d’ailleurs directement dans le plan de son Histoire de la Civilisation, Smith voulait, en outre, combler une lacune signalée par Bacon qui avait tenté vainement d’attirer l’attention des philosophes de son temps sur l’importance des documents que pourrait fournir une étude consciencieuse de l’histoire des sciences et des arts. « L’histoire, avait dit en effet l’éminent fondateur de la philosophie moderne[85], est naturelle, civile, ecclésiastique ou littéraire. J’avoue que les trois premières parties existent, mais je note la quatrième comme nous manquant tout à fait, car aucun homme ne s’est encore proposé de faire l’inventaire de la science, aucun n’a décrit ni représenté ce qu’elle fut de siècle en siècle, tandis que beaucoup l’ont fait pour l’histoire naturelle, l’histoire civile et l’histoire ecclésiastique. Cependant, sans cette quatrième partie, l’histoire du monde me parait être comme la statue de Polyphème, qui n’avait qu’un œil ; et pourtant c’est elle qui nous fait le mieux connaître l’esprit et le caractère de l’homme. Toutefois, je n’ignore pas que, dans diverses branches de la science, telles que la jurisprudence, les mathématiques, la rhétorique et la philosophie, il nous reste encore quelques notions incomplètes sur les écoles, les livres et les auteurs, et quelques récits stériles sur les mœurs et l’invention des arts. Mais, quant à une histoire exacte de la science, contenant l’antiquité et l’origine des connaissances, leurs sectes, leurs découvertes, leurs traditions, leurs différentes administrations et leurs développements, leurs débats, leur décadence, leur oppression, leur abandon et leurs changements, ainsi que les causes prochaines et éloignées de ceux-ci, et tous les autres événements relatifs à la science depuis les premiers siècles du monde, je puis hardiment affirmer que ce travail manque. Un pareil travail n’aurait pas seulement pour objet et pour utilité de satisfaire la curiosité des amis de la science ; mais il offrirait un but plus grave et plus sérieux, qui serait, pour le dire en peu de mots, de rendre les savants prudents dans l’usage et l’administration de la science. »

Aucun auteur, avant Smith, n’avait encore abordé ce genre de recherches ; cette étude avait semblé trop ingrate, parce qu’on n’en avait pas suffisamment compris la portée, et les philosophes étaient plutôt tentés d’établir des hypothèses et de fonder eux-mêmes des systèmes que d’étudier ceux qui avaient été imaginés avant eux. Les matériaux nécessaires pour cette histoire étaient donc restés trop disséminés, et, pour les recueillir, les coordonner, pour composer une histoire complète des écoles dans les différentes branches de la philosophie, il eût fallu la vie d’un homme. Aussi Adam Smith fut obligé de bonne heure de sacrifier cette partie de son plan pour s’adonner plus exclusivement à ses recherches soit sur la morale, soit sur la formation de la richesse, et ses premiers Essais sur l’histoire des systèmes restèrent, comme son Traité du Droit, à l’état de fragments généralement fort incomplets : une partie seulement de ces études trouva sa place, à la suite de la Théorie des Sentiments moraux, dans son rapide aperçu des doctrines de philosophie morale.

Toutefois, au moment de sa mort, Smith fut plus indulgent pour ces premières tentatives de sa jeunesse que pour ses autres œuvres. Il ne fit détruire, d’ailleurs, que ceux de ses manuscrits qu’il trouvait inférieurs aux travaux existants sur la matière : c’est ainsi qu’il anéantit son Traité sur la Rhétorique parce qu’il aurait eu besoin de le remanier totalement pour l’élever à la hauteur de l’œuvre savante d’Hugh Blair, et aussi son Traité du Droit, parce qu’il ne le jugeait pas digne d’être rapproché de l’Esprit des Lois. Mais, en ce qui concerne ses Essais philosophiques, il était le seul auteur qui eût tenté jusqu’alors d’écrire l’histoire des systèmes ; il n’avait donc pas le même motif pour les détruire, et il jugeait au contraire que, par la manière dont il avait compris son sujet, ces travaux pourraient être de quelque utilité aux philosophes futurs qui continueraient ses recherches.

L’Histoire de l’Astronomie est assurément la plus intéressante de ces études, et, bien que Smith n’ait pas tardé à reconnaître comme il le dit lui-même[86], « qu’il y a dans quelques parties de cet écrit plus d’art que de solidité », elle mérite d’être analysée. Ici, toutes les idées sont personnelles à l’auteur ; son esprit n’a pas, subi l’influence de travaux antérieurs ; toutes les hypothèses sont le fruit de son imagination, et tous les documents sont le résultat d’une érudition générale et d’observations particulières. Il y a donc un grand intérêt, pour le biographe surtout, à parcourir cet Essai spontané du philosophe au début de sa carrière.

L’histoire proprement dite de l’astronomie n’occupe qu’une faible partie de l’ouvrage : au surplus, elle s’arrête à Descartes. Mais la partie la plus importante consiste en réalité dans les trois premières sections, où l’auteur recherche les origines mêmes de la philosophie dans les effets de la surprise sur la formation de nos idées et sur la marche de l’esprit humain. Cette étude est fort curieuse, et, malgré les limites restreintes de ce mémoire, il est nécessaire d’en faire connaître le caractère.

Adam Smith avait remarqué que l’esprit prend plaisir à rechercher et à observer les ressemblances entre les différents objets. C’est par de telles observations, selon lui, qu’il s’efforce de combiner ses idées, d’y mettre de la méthode, de les réduire en classes, d’en faire des groupements convenables, et c’est là l’origine de ces assortiments d’objets et d’idées qu’on nomme genres et espèces. Plus nous faisons de progrès dans la science, plus nous augmentons le nombre des divisions et subdivisions, parce que nous apercevons une plus grande variété de différences entre les objets qui avaient été d’abord réunis dans une seule classe d’après leur première ressemblance.

Nous voulons toujours, en effet, rapporter chaque objet à l’une de ces subdivisions. Mais, lorsqu’il se présente à nous quelque chose de tout à fait nouveau, et que nous nous sentons incapables de faire ce rapprochement, lorsque cet objet se refuse en un mot à toute classification, nous éprouvons de l’étonnement ; cet étonnement nous pousse à rechercher les causes des phénomènes qui nous embarrassent, il nous force à leur donner au moins une explication plausible de nature à satisfaire notre esprit : c’est là l’origine de la philosophie. « Lorsque les objets se succèdent, dit Smith, selon le même ordre que les idées de l’imagination, lorsqu’ils suivent la marche que ces idées tendent à prendre d’elles-mêmes et sans le secours des impressions sensibles, ces objets nous paraissent étroitement liés entre eux, et la pensée glisse aisément le long de cette chaîne unie sans effort et sans interruption. Mais si cette liaison ordinaire est interrompue, si un ou plusieurs objets s’offrent à nous dans un ordre tout à fait différent de celui auquel notre imagination est accoutumée et pour lequel elle est préparée, on éprouve un sentiment tout à fait contraire. Au premier aspect, cette apparence nouvelle et inattendue excite notre surprise, et, après ce premier mouvement, nous nous étonnons qu’un tel phénomène ait pu avoir lieu. L’imagination n’a plus la même facilité à passer d’un événement à celui qui le suit ; c’est un ordre ou une loi de succession dont elle n’a point l’habitude et auquel, en conséquence, elle ne se conforme qu’avec peine ; elle se trouve arrêtée et interrompue dans le mouvement naturel qu’elle se disposait à suivre. Ces deux événements séparés par un intervalle, elle cherche à les rapprocher, mais ils s’y refusent ; elle sent ou croit sentir une espèce de brèche ou d’abîme, elle hésite et s’arrête sur les bords ; elle voudrait le combler ou le franchir, jeter un pont, pratiquer un passage qui permit d’aller d’une idée à l’autre d’un mouvement doux et naturel. Le seul moyen qu’elle trouve pour cela, le seul passage, le seul pont par lequel l’imagination puisse assurer sa marche d’un objet à l’autre et la rendre douce et facile, consiste à supposer que ces deux apparences incohérentes sont unies par une chaîne invisible d’événements intermédiaires et que la suite de ces événements est analogue à celle selon laquelle nos idées ont coutume de se mouvoir. Ainsi quand nous observons le mouvement du fer en conséquence de celui de l’aimant, nous fixons nos regards, nous hésitons, nous sentons un défaut de liaison entre deux événements qui se suivent d’une manière si inusitée ; mais aussitôt qu’avec Descartes nous avons imaginé certaines émanations invisibles qui circulent autour de l’un de ces corps et forcent l’autre à s’en approcher et à le suivre, nous avons comblé l’abîme qui séparait les deux phénomènes, nous avons jeté un pont pour les unir, et nous avons ainsi fait disparaître ce sentiment d’hésitation et de peine qu’éprouvait l’imagination chaque fois qu’elle voulait aller de l’un à l’autre. Cette hypothèse, une fois admise, nous fait envisager le mouvement du fer qui suit l’aimant, comme étant en quelque sorte conforme au cours ordinaire des choses. »

Il en résulte donc que la philosophie est un besoin de l’esprit humain, conduit naturellement à rechercher les moyens d’expliquer les phénomènes qui frappent les sens. « Elle est, dit Smith, la science des principes de la liaison des choses. La nature, après que nous avons acquis toute l’expérience qui est à notre portée, abonde encore en phénomènes qui semblent solitaires et ne se lient point à ce qui précède et qui par là même troublent le mouvement aisé de l’imagination ; ils forcent les idées à se succéder, pour ainsi dire, par sauts irréguliers ; ils tendent donc à y jeter la confusion et le désordre. La philosophie, en exposant les chaînes invisibles qui lient tous ces objets isolés, s’efforce de mettre l’ordre dans ce chaos d’apparences discordantes, d’apaiser le tumulte de l’imagination, et de lui rendre, en s’occupant des grandes révolutions de l’univers, ce calme et cette tranquillité qui lui plaisent et qui sont assortis à sa nature. »

Aussi, l’histoire générale de la philosophie semble être à l’auteur le meilleur moyen qui soit en notre possession pour suivre la marche de l’esprit humain. En effet, poursuit-il, « on peut envisager la philosophie comme un de ces arts qui s’adressent à l’imagination et dont, par cette raison, l’histoire et la théorie se trouvent comprises dans l’enceinte de notre sujet. Tâchons d’en suivre le cours, depuis sa première origine jusqu’à ce haut degré de perfection qu’elle a atteint de nos jours et qu’à la vérité chaque siècle à son tour a cru, comme nous, avoir atteint. C’est, de tous les beaux-arts, le plus sublime, et ses révolutions ont été les plus grandes, les plus fréquentes, les plus remarquables de toutes celles qui ont eu lieu dans le monde littéraire. Par toutes ces raisons, son histoire doit être la plus intéressante et la plus instructive. Examinons donc tous les différents systèmes de la nature qui, dans notre Occident (seule partie du globe dont l’histoire nous soit un peu connue), ont successivement été adoptés par les hommes savants et ingénieux. Sans nous arrêter à juger de leur absurdité ou de leur probabilité, de leur accord ou de leur disconvenance avec la vérité et la réalité, considérons-les seulement sous le point de vue particulier qui appartient à notre sujet, et contentons-nous de rechercher comment chacun d’eux était propre à faciliter la marche de l’imagination et à faire, du théâtre de la nature, un spectacle plus lié et par là même plus magnifique. Selon qu’ils y ont plus ou moins réussi, ils ont aussi plus ou moins réussi à illustrer leurs auteurs : c’est le fil qui nous dirigera le mieux dans le labyrinthe de cette histoire, car il servira à la fois à jeter du jour sur le passé et sur l’avenir et il nous conduira à cette conséquence générale qu’aucun système, quelque bien établi qu’il ait pu être d’ailleurs, n’a jamais été accueilli, n’a jamais obtenu l’assentiment général, lorsque les principes de liaison qu’il employait n’étaient pas familiers aux hommes auxquels il était offert. »

Ce dessein de suivre le développement de l’esprit humain au moyen de l’histoire générale de la philosophie, était très heureux et il aurait été très fécond dans ses conséquences pour éclairer l’Histoire de la civilisation qu’Adam Smith avait en vue, car les phénomènes de la nature, qui frappent l’imagination et la surprennent, ont été en réalité un puissant stimulant du développement de l’esprit en le forçant à chercher la raison des choses.

Malheureusement, nous l’avons déjà dit, ce plan était trop vaste, et, ne pouvant en embrasser complètement chacune des parties, Adam Smith dut abandonner bientôt celle qui avait trait à l’histoire des systèmes, laissant à cet égard ses études inachevées. Mais le point de vue auquel il s’était placé méritait d’être repris et développé, et Thomas Buckle, l’un des rares philosophes qui aient étudié consciencieusement les Essais de Smith, n’a pas manqué de tirer parti de cette idée féconde pour son Histoire de la Civilisation. Nous ne pouvons, à ce sujet, résister au désir de rapprocher de l’Essai de Smith, le passage, suivant du livre de Buckle ; bien que nous n’acceptions pas toutes les conséquences de la théorie qui y est développée, nous devons reconnaître qu’il y a réellement une large part de vérité dans l’hypothèse qui y est émise, et nous croyons que c’est à Smith qu’il faut reporter l’honneur d’avoir mis le premier en lumière cette influence de l’imprévu et de la surprise sur la marche de l’entendement. « De même que nous avons vu, dit en effet Buckle[87], l’influence du climat, de la nourriture et du sol sur l’accumulation et sur la distribution de la richesse, de même allons-nous voir la part que prennent les aspects de la nature dans l’accumulation et dans la distribution de la pensée… Les aspects de la nature, considérés à ce point de vue, peuvent se diviser en deux classes : la première classe se compose de ceux qui sont le plus propres à exciter l’imagination ; la seconde, de ceux qui s’adressent à ce que l’on appelle communément l’entendement, c’est-à-dire aux simples opérations logiques de l’intellect… Or, en ce qui concerne les phénomènes naturels, il est évident que tout ce qui inspire des sentiments de terreur ou de grand étonnement, que tout ce qui excite dans l’esprit du vague et de l’irrésistible, a une tendance particulière à enflammer l’imagination et à amener, sous son empire, les opérations plus lentes et plus réfléchies de l’entendement. Dans ces circonstances, l’homme se mettant lui-même en contraste avec la force et la majesté de la nature, éprouve d’une façon pénible la conscience de sa propre insignifiance. Un sentiment d’infériorité s’empare de lui. Son esprit, épouvanté devant l’indéfini et devant l’indéfinissable, cherche à peine à scruter les détails qui composent cette imposante grandeur. D’un autre côté, là où les œuvres de la nature sont mesquines et faibles, l’homme reprend confiance, il semble qu’il soit plus capable de compter sur sa propre force ; il peut, pour ainsi dire, passer outre et faire preuve d’autorité dans toutes les directions. Plus les phénomènes sont accessibles, plus il lui devient facile de les expérimenter ou de les observer minutieusement ; ses dispositions naturelles pour l’investigation et l’analyse se trouvent encouragées, il est tenté de généraliser les aspects de la nature et de les relier aux lois qui les gouvernent. Si l’on examine de cette manière l’esprit humain sous cette influence des aspects de la nature, c’est sûrement un fait remarquable que, toutes les grandes civilisations primitives ont été situées près des tropiques où ces aspects ont le caractère le plus sublime et le plus terrible, et où la nature entoure l’homme, sous tous les rapports, des plus grands dangers…. Les œuvres de la nature, ajoute-t-il plus loin[88], qui, dans l’Inde, sont d’un grandiose effrayant, sont, en Grèce, bien plus petites, plus faibles et sous tous les rapports moins menaçantes pour l’homme… Ces différences frappantes dans les phénomènes matériels des deux contrées ont donné lieu à des différences correspondantes dans leurs associations intellectuelles… Dans l’Inde, il y avait des obstacles de tout genre si nombreux, si effrayants, et en apparence si inexplicables, que les difficultés de l’existence ne pouvaient se résoudre que par un appel constant à l’agence directe de causes surnaturelles. Ces causes étant au delà de la portée de l’intelligence, les ressources de l’imagination étaient continuellement mises en jeu pour essayer de les étudier : l’imagination elle-même se fatiguait au delà de ses forces, son activité devenait dangereuse, elle empiétait sur l’intelligence et l’équilibre général était détruit. En Grèce, les circonstances étant différentes, amenèrent des résultats tout contraires. En Grèce, la nature était moins dangereuse, moins importune, moins mystérieuse que dans l’Inde. Aussi, l’esprit humain y était moins épouvanté, moins superstitieux ; on commença à étudier les causes naturelles ; pour la première fois, la science physique devint possible, et l’homme, réalisant peu à peu le sentiment de sa propre puissance, chercha à étudier les événements avec une hardiesse impossible dans ces autres contrées où la pression de la nature troublait son indépendance et suggérait des idées incompatibles avec les lumières. »

Ainsi, d’après Buckle, c’est l’imagination qui domine dans les civilisations tropicales ; dans les civilisations européennes, c’est l’entendement. Smith n’avait pas fait cette distinction : les documents manquaient d’ailleurs, à son époque, sur l’histoire des peuples orientaux, comme il l’a fait remarquer dans l’un des extraits que nous avons cités, et il ne pouvait prétendre qu’à écrire une histoire de la civilisation européenne, dans laquelle il voyait, comme Buckle après lui, l’empiètement continu de l’esprit humain sur le monde extérieur.

Mais, pour une histoire de la civilisation européenne, le point de vue du philosophe de Glasgow était parfaitement juste ; il n’a pas été condamné, et, si Buckle remarque que, dans les civilisations tropicales, c’est l’histoire de la nature qu’il faut suivre pour écrire l’histoire du développement de l’esprit humain, il constate aussi que, pour l’histoire de nos civilisations, c’est la marche de l’esprit qu’il faut étudier directement. « En considérant en son entier l’histoire du monde, dit Buckle[89], la tendance a été, en Europe, de subordonner la nature à l’homme ; hors d’Europe, de subordonner l’homme à la nature. Il y a plusieurs exceptions à ce principe dans les pays barbares, mais dans les pays civilisés, la règle a été universelle. Donc la grande division de la civilisation en européenne et en non-européenne est la base de la philosophie de l’histoire, puisqu’elle nous suggère cette importante considération que, si nous voulons comprendre, par exemple, l’histoire de l’Inde, nous devons d’abord nous attacher à l’étude du monde extérieur, parce qu’il a eu plus d’action sur l’homme que l’homme n’en a eu sur lui. Si, d’un autre côté, nous voulons comprendre l’histoire d’un pays tel que la France et l’Angleterre, l’homme doit être notre principal sujet d’étude, parce que la nature étant comparativement plus faible, chaque pas vers le grand progrès a augmenté la domination de l’esprit humain sur les influences du monde extérieur. »

C’est pour ce motif que Smith cherchait à suivre le développement de l’esprit de l’homme dans ses plus hautes manifestations, c’est-à-dire dans l’histoire des systèmes qu’il a successivement imaginés pour expliquer la liaison des choses. Il fait remarquer d’abord que la philosophie n’apparut pas dès l’origine des sociétés. Avant de se livrer à ces recherches élevées, il fallait que les hommes eussent acquis la sécurité et la certitude du lendemain ; il était nécessaire, en outre, qu’il y eût déjà une certaine accumulation de richesses qui permit à quelques-uns de trouver des loisirs. Ce n’est qu’à cette époque que l’homme devint plus attentif aux apparences de la nature, plus observateur de ses irrégularités, plus désireux de connaître la chaîne qui leur sert de lien. La crainte superstitieuse que lui inspiraient les phénomènes naturels s’atténua peu à peu, la curiosité commença à s’éveiller, et c’est ainsi que les colonies grecques, qui arrivèrent les premières à la sécurité, donnèrent naissance aux premiers philosophes.

Or, de tous les phénomènes de la nature, ceux qui devaient, frapper au plus haut degré l’imagination de l’homme par leur grandeur et leur beauté, étaient assurément les révolutions des corps célestes. Ce furent, en effet, les premiers objets de la curiosité humaine, et la science qui se propose de les expliquer a dû être nécessairement la première branche de philosophie qu’on ait cultivée : c’est pourquoi Smith commença ses recherches par l’histoire de l’astronomie. Mais si nous avons insisté aussi longuement sur les prolégomènes de cette étude, nous ne nous arrêterons pas à l’examen de l’étude elle-même. Nous avons voulu montrer la méthode employée ici par Smith et rendre sensibles les diverses parties de son plan, mais nous ne dirons rien de l’histoire même des systèmes, qui est inachevée et souvent peu digérée. Les éditeurs des Essais philosophiques ont tenu d’ailleurs à prévenir le lecteur qu’il doit considérer cet écrit, non comme une histoire ou un précis de l’astronomie jusqu’à Newton, mais plutôt comme « un nouvel exemple propre à jeter du jour sur les principes d’action qui existent dans l’esprit humain et dans lesquels M. Smith trouvait les vrais motifs de toutes les recherches philosophiques ».


Nous dirons peu de chose aussi de l’Histoire de la physique ancienne. Après s’être occupée à ranger et à soumettre à un ordre méthodique le système du ciel, la philosophie, selon Smith, descendit de cette hauteur pour contempler les parties inférieures de la nature, la terre et les corps voisins qui l’entourent. Elle se trouva alors en présence d’une multitude de corps et de phénomènes divers. Dans le ciel, elle n’avait eu à considérer qu’un petit nombre d’espèces, le soleil, la lune, les planètes, les étoiles. Sur la terre, elle avait à étudier les phénomènes de l’air, les nuages, l’éclair, le tonnerre, les vents, la pluie, la neige, puis les minéraux, les plantes, enfin les animaux dont les espèces sont si diverses. « Si donc l’imagination, dit l’auteur[90], en contemplant les apparences célestes, éprouvait souvent beaucoup de perplexité et se sentait brusquement écartée de sa marche naturelle, elle devait être bien plus exposée à ce sentiment pénible lorsqu’elle dirigeait son attention sur les objets terrestres et lorsqu’elle entreprenait de suivre leurs progrès, de tracer leur marche et leurs révolutions successives… Afin donc de faire de cette scène inférieure du grand théâtre de la nature un spectacle cohérent aux yeux de l’imagination, il fallait supposer deux choses : premièrement, que tous les objets extraordinaires qu’on y remarque sont composés d’un petit nombre d’autres objets avec lesquels l’esprit est bien familiarisé ; secondement, que toutes leurs qualités, leurs opérations, leurs lois de succession, ne sont que diverses modifications de celles auxquelles il est accoutumé et qu’il a eu de fréquentes occasions d’observer dans des objets simples et élémentaires. »

Or, de tous les corps qui nous environnent, ceux qui nous sont les plus familiers sont assurément la terre, l’eau, l’air et le feu. Les premiers philosophes furent donc tout naturellement portés à chercher dans tous les autres quelque chose qui leur ressemblât. « La chaleur observée dans les plantes et les animaux semblait démontrer que le feu fait partie de leur composition. L’air n’est pas moins nécessaire pour la subsistance de ces deux classes d’êtres et paraît aussi entrer dans la structure des animaux par la respiration et dans celle des plantes par quelques autres voies. Les sucs qui circulent dans leurs parties inférieures faisaient voir combien l’eau était employée dans toute leur texture ; et la putréfaction, qui les résout en terre, montrait assez que cet élément n’avait pas été omis dans leur formation originelle. » On vit donc, dans ces quatre corps, les éléments de tous les autres, et « la curiosité humaine, dit le célèbre philosophe, aspirant à tout expliquer avant de savoir bien expliquer un seul fait, se hâta d’élever, sur un plan imaginaire, l’édifice entier de l’univers. »

C’est par l’examen de ce système que commence Adam Smith, mais nous n’avons pas l’intention de parcourir les autres avec lui, d’autant plus que cette étude, fort brève d’ailleurs, est loin d’être complète. Nous avons voulu seulement donner, par quelques extraits, une idée de cet écrit, en montrant comment le professeur de Glasgow apporte la clarté dans cette histoire obscure des premiers systèmes, et avec quelle simplicité pleine de charmes il en expose les principes.

Nous passerons encore plus vite sur l’Histoire de la logique et de la métaphysique des anciens, qui contient l’exposé des doctrines de Platon, d’Aristote et des stoïciens, sur cette partie de la science. Cet essai est d’ailleurs très court et également inachevé. L’auteur y remarque notamment que, dans l’antiquité, avant Aristote, on envisageait généralement la logique et la métaphysique comme une seule et même science « et qu’on en avait fait cette ancienne dialectique dont on parle tant, dit-il, et qu’on connaît si peu[91] »

Tout en suivant l’histoire des différentes branches de la philosophie, Smith avait également entrepris de rechercher dans la marche des Arts imitatifs les manifestations du développement de l’esprit humain. Cet essai est assez long, quoiqu’il n’ait pas été terminé. L’auteur y examine l’origine et le caractère de la peinture, de la musique, de la poésie et de la danse ; il recherche quel est le mérite des arts imitatifs, puis quelle est la cause de la faveur qui y a toujours été attachée et il la trouve dans le sentiment de la difficulté vaincue.

C’est une étude fort curieuse ; mais, pour en donner une idée, il faudrait examiner en détail chacune des observations qui y sont contenues, et nous serions entraîné hors des limites de ce travail. Signalons ici toutefois une application curieuse, mais peu exacte, de la doctrine de la sympathie. Smith voit partout l’effet de cette affection : c’est dans la sympathie qu’il trouve le principe des sentiments qui nous animent à la vue d’un tableau, à l’audition d’un morceau de musique et jusque dans la danse. « C’est ainsi qu’en peinture, dit-il, l’effet de l’expression naît toujours de la pensée de quelque chose dont le dessin et le coloris suggèrent l’idée, quoique tout à fait différent du coloris et du dessin. Il dépend, tantôt de la sympathie, tantôt de l’antipathie et de l’aversion que nous éprouvons pour les sentiments, les émotions, les passions, dont la physionomie, l’action, l’air et l’attitude des personnes représentées suggèrent l’idée[92]. »

En effet, pour le philosophe écossais, la peinture, la musique, la poésie et la danse sont des arts imitatifs. En reproduisant l’expression de certains sentiments, ils suscitent notre sympathie comme si ces sentiments étaient réels, et si la musique instrumentale ne produit pas le même effet, c’est qu’elle n’est pas imitative. « La musique instrumentale, dit Smith[93], n’imite pas la tristesse ou la gaieté, comme le fait la musique vocale, ou comme la peinture et la danse peuvent les imiter. Elle n’exprime pas, comme elles, les circonstances d’un récit d’une nature plaisante ou triste. Ce n’est pas, comme dans ces trois arts, par sympathie avec la gaieté, la tranquillité ou la tristesse de quelque autre personne, que la musique instrumentale nous fait éprouver ces diverses dispositions : elle devient elle-même un objet gai, tranquille ou triste, et l’esprit passe de lui-même à la disposition qui, dans ce moment, correspond à l’objet qui engage son attention. Ce que la musique instrumentale nous fait éprouver est un sentiment primitif et non sympathique ; c’est notre gaieté, notre tranquillité, notre tristesse propres, et non la disposition d’une autre personne qui se réfléchit en nous. »

Nous avons voulu signaler ce point de vue de l’auteur à cause de son rapport avec la Théorie des sentiments moraux, mais il n’est pas très heureux et on doit avouer que les hypothèses de Smith sont généralement plus ingénieuses. Toutefois, bien que l’ensemble de cet essai nous ait paru inférieur en beaucoup de points à ceux que nous avons examinés jusqu’alors, cet écrit et les petits opuscules dont les éditeurs l’ont fait suivre, sont encore fort intéressants en ce qu’ils témoignent des connaissances multiples et diverses du célèbre philosophe. Nous le voyons ainsi disserter avec aisance sur le principe et la méthode des compositions musicales, sur les mérites comparés des opéras français et des opéras anglais, sur les vers rimés de l’école française et les vers blancs en usage dans son pays, et nous constatons avec une certaine satisfaction ses préférences pour la versification française et les productions théâtrales qu’il avait admirées durant son séjour en France.

Enfin, les Essais philosophiques se terminent par un travail assez étendu sur les Sens externes. C’est une étude des fonctions des sens externes plutôt qu’une discussion métaphysique de la formation des idées d’après la perception des sens ; nous n’y insisterons pas, d’autant plus qu’elle a peu de rapport avec l’ensemble de l’œuvre d’Adam Smith.


En résumé, dans tous ces Essais philosophiques, comme dans la Théorie des sentiments moraux et les Considérations sur la formation des langues, on remarque partout les traces de la même méthode, que Smith paraît avoir exclusivement suivie, surtout dans la première partie de sa vie, la méthode déductive. Partout, il est vrai, on trouve une infinité de faits, une multitude d’observations, mais ces faits ne sont pas là pour servir de base au raisonnement, ils ne servent qu’à vérifier et à contrôler les résultats de la déduction. Dans ces Essais, l’auteur ne commence pas par exposer les données de l’histoire pour en tirer les lois générales qui régissent le développement de l’intellect humain ; dès le début, au contraire, il pose les principes et il s’efforce ensuite de démontrer que ces principes devaient provoquer les progrès mêmes que l’histoire a constatés. En d’autres termes, en partant des lois il cherche à retrouver les effets, au lieu de partir des faits pour remonter aux causes ; il cherche à tracer la marche qu’ont dû suivre les découvertes de la science, au lieu d’indiquer d’abord ce qu’elles ont été. Ce mode de raisonnement et d’exposition l’a conduit à des hypothèses quelquefois téméraires, il est vrai, mais toujours originales, et la multitude d’observations ingénieuses qu’il a groupées avec art pour les vérifier, ont donné un véritable charme à la lecture de ses écrits. D’ailleurs, l’étendue et la variété de son savoir, ainsi que le caractère consciencieux de ses œuvres, ne sont pas aussi sans offrir un grand attrait, Le style même est généralement très soigné : bien que diffus et relâché dans la Richesse des Nations où l’auteur tenait avant tout à être clair en exposant les éléments d’une science nouvelle, il est ici plus correct, souvent même élégant, et on pourrait peut-être lui reprocher plutôt une certaine redondance un peu déclamatoire.

Aussi lit-on avec un vif intérêt ces éléments épars qui permettent de reconstituer par la pensée le plan de la première partie de la grande œuvre du célèbre philosophe. Dans cette première partie, qui comprend la Théorie des sentiments moraux et les Considérations sur les langues, aussi bien que les Essais philosophiques, Smith s’était proposé d’étudier l’homme, de suivre l’éclosion et le développement de ses idées intellectuelles et morales. Dans la seconde partie, il devait étudier la société, les lois de son développement et l’influence des institutions positives sur la marche de la civilisation : tel devait être le but du Traité du Droit et de la Richesse des Nations.

CHAPITRE III

RECHERCHES SUR LA NATURE ET LES CAUSES DE LA RICHESSE DES NATIONS.


Lorsque Smith écrivit, la Richesse des Nations, il avait déjà renoncé au projet de publier une Histoire générale de la civilisation. La longueur des études préparatoires qu’il avait dû déjà poursuivre, — malgré les milieux éminemment favorables où il s’était trouvé, soit dans la ville commerçante de Glasgow, soit à Paris dans la société des Économistes, — l’insuffisance des documents accumulés jusque-là, l’absence de renseignements statistiques de quelque étendue, tous ces obstacles lui avaient prouvé surabondamment que, dans l’état où se trouvait la science, la vie entière du savant le plus consciencieux ne pouvait suffire à une pareille entreprise. Il prit donc le parti de borner le champ de ses travaux. Abandonnant son dessein originaire, il classa les matériaux qu’il avait recueillis et il se décida à composer successivement deux ouvrages distincts, l’un sur les lois de la richesse, l’autre sur les principes de la jurisprudence ; puis, pour donner plus d’unité à chacun de ces éléments de son plan primitif, il résolut de substituer en partie, dans ces deux traités, la forme didactique à la forme historique, en se réservant toutefois d’y introduire incidemment les principales des études historiques qu’il avait préparées pour sa grande œuvre. Mais, de ces deux ouvrages auxquels Smith travailla dans sa solitude de Kirkaldy, un seul fut terminé et put être publié : ce furent les Recherches sur la Richesse des Nations.

En se rappelant ainsi l’origine étrange de ce livre célèbre, on ne devra donc pas s’étonner, comme l’ont fait un grand nombre de critiques des plus autorisés, de la multitude des digressions que l’on rencontre à toute occasion. Ces digressions ne font pas partie, à proprement parler, du corps même de l’ouvrage : ce sont des débris de son œuvre, des études complètes, souvent admirables, que l’auteur a voulu sauver et qu’il a placées, comme après coup, aux endroits qui lui ont semblé s’y prêter le plus facilement. Beaucoup de ces dissertations sont très savantes et fort remarquables, toutes sont très consciencieuses, et elles méritent qu’on s’y arrête. Toutefois, par leur nature même, elles donnent au livre une certaine lourdeur, et les commentateurs qui ne les ont pas considérées sous le même aspect que nous, n’ont vu dans ces morceaux détachés que des défauts de rédaction ou des vices de composition. C’est le cas des digressions célèbres sur les variations de la valeur des métaux précieux aux quatre derniers siècles, sur les banques de circulation et le papier-monnaie, sur les banques de dépôt, sur le commerce des blés et la législation des céréales.


Le plan d’Adam Smith est donc un plan particulier à la nature même de ses études. Aussi, nous aurions désiré pouvoir le respecter ici dans tous ses détails, afin de nous pénétrer du véritable caractère de cette œuvre incomparable, et c’est dans l’ordre même où le célèbre économiste les a présentées, avec ses digressions historiques, ses incursions dans le domaine des autres sciences, que nous aurions voulu exposer ces doctrines fondamentales qui ont fait l’admiration de la postérité et la gloire de leur auteur. Malheureusement, il n’y faut point songer. Ce n’est pas dans les limites, nécessairement restreintes, de ce travail, que nous pouvons tenter de donner la physionomie exacte de ce livre considérable, si étendu et si varié, dont le style et le plan charment toujours le lecteur, malgré leurs défauts et par leurs défauts mêmes, grâce à ce talent d’exposition persuasive que donnent à Smith l’amour de la vérité et la poursuite du bonheur du peuple, secondés par une profonde connaissance de l’âme humaine. Il faut lire l’ouvrage en entier pour s’en rendre compte, et, en le lisant, il faut être pénétré de cette idée sur laquelle il importe tant d’insister parce qu’elle éclaire singulièrement la portée des recherches de Smith, à savoir que nous sommes en présence d’un fragment remanié d’une Histoire générale de la civilisation.

Ce traité de la Richesse des Nations, qui a fondé l’économie politique, n’est pas, à proprement parler, un traité d’économie politique ; il ne faut pas qu’on s’y méprenne, et que, partant d’une fausse idée de son œuvre, on vienne reprocher à l’illustre philosophe écossais d’avoir mal présenté ses idées, d’avoir choisi un plan absurde et surtout d’avoir, au début même de la science, amené une confusion fâcheuse dans les esprits, en juxtaposant dans son livre les doctrines de l’économie politique qui est une science, et les applications de la politique que l’on doit considérer comme un art. En considérant sous cet aspect la suite des développements qui y sont présentés, on en saisira plus facilement toute la portée ; on verra mieux l’enchaînement des travaux de Smith, l’empreinte de son esprit étendu, on sentira battre son cœur ; on comprendra qu’il n’étudiait, pas seulement la science pour la science, mais que son principal objet était de contribuer, le plus directement possible, au soulagement de l’humanité ; on s’expliquera alors tous ces atermoiements, toutes ces concessions, qu’on a reprochés si souvent au maître comme des contradictions, comme des défauts de logique, qu’on ne doit pas rencontrer en effet dans un traité d’économie politique, mais qui trouvent parfaitement leur place dans cet admirable fragment de l’Histoire de la Civilisation que Smith avait rêvée.


Toutefois, nous devons nous borner ici à exposer les plus importantes des doctrines économiques auxquelles Smith a donné son nom ou l’appoint de son autorité ; nous serons même forcé d’abandonner l’ordre dans lequel elles sont exposées, et de chercher à leur donner, dans l’intérêt des controverses qu’il y aura lieu parfois de signaler et de discuter, un groupement plus scientifique.

De nos jours, on classe généralement les lois et les phénomènes de la richesse en quatre groupes, suivant qu’ils ont trait à la production, à la circulation, à la répartition ou à la consommation.

Cette classification n’a pas été faite par Smith et elle ne pouvait l’être, car, d’une part, elle suppose déjà un certain degré d’abstraction qu’il n’est pas possible d’atteindre à l’origine même de la science, et, d’autre part, cette division, très utile dans un traité didactique, n’aurait pu se prêter à une étude historique. L’ouvrage d’Adam Smith exigeait un plan particulier, et voici, en quelques lignes, quelle en est la charpente.

La richesse a pour origine le travail, et le travail croît en énergie par sa division, en étendue par l’extension du marché et le mode d’emploi des capitaux. Or, sans entraves, le mode d’emploi le plus productif est l’agriculture, parce qu’elle entretient, à capital égal, une plus grande quantité de travail. Comment se fait-il donc qu’elle ait été jusqu’alors si négligée et que la première place, qui lui était due, appartienne maintenant au commerce ? C’est ce que l’histoire de la civilisation doit nous apprendre, et c’est là le véritable objet de la Richesse des Nations. Les deux premiers livres, qui contiennent l’exposé et la démonstration des principes et qui ont fondé l’économie politique, ne sont guère que les prolégomènes ; tout le reste de l’ouvrage est consacré à l’histoire de la richesse et à l’examen des causes qui, aux différents siècles, ont eu pour effet de détourner les capitaux des canaux vers lesquels ils se dirigeaient naturellement au profit d’entreprises beaucoup moins productives.


Tel est le cadre dans lequel viennent trouver place les différentes études d’Adam Smith. Nous devrons forcément en négliger certaines parties, cependant fort remarquables, qui sont plutôt historiques qu’économiques ; mais nous pensons qu’en reprenant les divisions en usage dans l’état actuel de la science, nous ferons mieux ressortir la valeur permanente qu’ont conservée, même à notre époque, ces doctrines fondamentales que Smith a mises en lumière et que le temps ni l’expérience n’ont pu ébranler.

Nous les examinerons donc successivement dans les quatre sections suivantes :

Section Ire. Production des richesses.
IIe. Circulation des richesses.
IIIe. Distribution et répartition des richesses.
IVe. Consommation des richesses.


SECTION PREMIÈRE.


Production des richesses.


Selon Smith, de même que la loi morale est fondée sur la sympathie, la loi du droit naturel sur la justice, ainsi la loi qui préside à la formation des richesses a pour principe le travail.

C’est là l’idée qui domine tout l’ouvrage et l’auteur la place au frontispice de son livre : « Le travail annuel d’une nation, écrit-il, est le fonds primitif qui fournit à sa consommation annuelle toutes les choses nécessaires et commodes à la vie, et ces choses sont toujours, ou le produit immédiat de ce travail ou achetées des autres nations avec ce produit. » Toute la théorie d’Adam Smith est contenue dans ces quatre lignes : c’est là que l’on doit chercher le véritable fondement de l’économie politique et c’est l’aspect qui donne à cette science toute sa moralité.

À vrai dire, cette idée féconde n’est pas due à Smith, lui-même : elle avait été émise en substance par le célèbre philosophe Locke dans son Essai sur le Gouvernement ; elle avait été même reprise, probablement à l’insu de l’auteur écossais, par l’abbé de Condillac, qui, l’année même de la publication des Recherches, en tirait déjà des applications remarquables[94], mais personne n’en avait saisi toute l’importance comme le grand économiste qui édifia sur cette base une science toute nouvelle.

Toutefois, bien qu’il eût mis cette loi en pleine lumière, il aurait dû faire plus encore, et, non content de démontrer que le travail est la source même des richesses, il aurait dû remonter plus haut pour rechercher le principe même du travail. Il aurait constaté ainsi que le travail n’est lui-même qu’un effet, un développement de la puissance productive de l’homme, c’est-à-dire de l’esprit, et il est assez étonnant qu’il ne se soit pas élevé jusqu’à cette considération supérieure, car il avait consacré toute la première partie de sa vie à l’étude de l’âme humaine dans ses diverses manifestations. Il aurait dû remarquer que le véritable principe de la valeur, le fonds primitif qui fournit toutes les choses nécessaires et commodes à la vie, est l’esprit, et que, suivant l’expression de V. Cousin, la richesse n’est autre chose que le développement régulier de la force qui constitue l’homme. Ce point de vue élevé n’a peut-être pas échappé, il est vrai, à l’esprit philosophique d’Adam Smith, mais il eût été nécessaire qu’il le consignât et l’exposât dans son livre : il eût ainsi évité à ses successeurs et à ses disciples bien des vues étroites et des erreurs regrettables, comme cette distinction malheureuse du travail productif et du travail improductif.

Malgré cette réserve, la portée de la doctrine de Smith devait être considérable, car le principe sur lequel elle s’appuie plaçait, de prime abord, la science nouvelle au nombre des sciences morales. En effet, puisque le travail, source des richesses, est dirigé par l’intelligence et éminemment perfectible, la science des richesses doit donc être classée parmi celles qui tendent à améliorer leur objet. Or, il n’en était pas ainsi de l’économie politique de Quesnay plaçant la richesse dans la terre même et non dans le travail qui met celle-ci en valeur, elle se rangeait d’elle-même parmi les sciences naturelles qui n’ont pour objet que la connaissance et l’exposition des lois qui régissent les choses.

Par là aussi Adam Smith se séparait en même temps, dès la première page de son livre, de l’école physiocratique, sur la question fondamentale de la valeur. Les économistes français ne voyaient de valeur que dans un excédent matériel, et, comme la terre seule est susceptible de produire cet excédent, ils en concluaient qu’elle est la seule source des richesses, confondant ainsi la condition de la valeur avec son principe même. Smith n’est pas tombé dans la même erreur, et, grâce à son expérience de la méthode analytique, le délicat observateur de nos sentiments moraux a distingué soigneusement les deux éléments de la valeur : les conditions de la richesse qui nous environnent de toute part et qui résident principalement dans la terre, et son principe même, le travail, qui seul peut mettre en œuvre ces conditions et produire la valeur.


C’est au nom du même principe qu’il a réhabilité le commerce et l’industrie que les physiocrates avaient qualifiés d’emplois stériles et improductifs. L’erreur des économistes était en effet une conséquence logique du point de départ de leur doctrine. Pour eux, la terre étant la seule richesse, elle seule fournissant à l’ouvrier ses produits bruts et à tous les hommes leur subsistance, elle est seule susceptible de donner un excédent matériel, un produit net. Quant à l’industrie et au commerce, ils ne font que compléter l’utilité de cet excédent de matières premières par des transformations ou des changements de lieu, mais jamais ils ne produisent eux-mêmes un excédent, et leur action, au contraire, a le plus souvent pour effet de réduire la matière première par les déchets de la fabrication ou les avaries du transport. Les manufacturiers et les commerçants constituent donc, à leur sens, une classe stérile, non pas qu’ils soient inutiles à la classe agricole, mais parce que leur travail reproduit seulement le capital qui les emploie ainsi que les profits ordinaires de ce capital. S’il ajoute parfois une valeur considérable à quelques parties du produit brut, considérées isolément, cette augmentation de valeur n’est précisément qu’un équivalent de la consommation simultanée et journalière de certaines autres portions de ce produit ; mais, dans aucun cas, il ne peut y avoir augmentation de la somme totale du produit brut. Par suite, ces classes ne peuvent rien ajouter à la richesse et au revenu de la société que par des économies et par des privations sur les fonds destinés à leur subsistance personnelle : telle est la conclusion que les physiocrates avaient tirée de leur doctrine, sans prendre souci des clameurs que leurs épithètes blessantes provoquaient autour de leur système.

Cette distinction fondamentale de l’industrie agricole et de l’industrie manufacturière était en elle-même fort juste[95]. Assurément l’agriculture seule peut donner un produit net, si l’on entend par ces mots un excédent matériel ; assurément aussi le nombre des individus occupés à d’autres emplois est limité par la somme des aliments qu’elle produit, déduction faite des subsistances nécessaires à l’entretien de la classe agricole. Mais, conclure de ce fait qu’elle seule puisse contribuer à l’accroissement de la richesse générale, c’est là une question bien différente que Smith a tranchée fort exactement en démontrant que la valeur ne consiste pas dans la matière, mais dans l’utilité produite par le travail. Voilà quelle est l’importance de la doctrine du philosophe écossais et sa supériorité sur celle des économistes. Pour lui, il existe un produit net dans le commerce et l’industrie comme il en existe un dans l’agriculture : ces deux sortes de produits nets diffèrent seulement dans leur nature.

Toutefois, on a reproché à Adam Smith de ne pas avoir été toujours logique avec lui-même dans l’application du principe de l’immatérialité du travail et d’avoir provoqué une distinction regrettable entre le travail de l’ouvrier et les travaux intellectuels qui ne s’exercent pas sur la matière. Il est certain qu’en qualifiant d’improductifs les travaux de cette espèce, il a prêté à son tour le flanc aux critiques, mais nous ne croyons pas que ces critiques soient réellement fondées. Le célèbre économiste n’a pas prétendu nier l’utilité de ce que J.-B. Say a appelé depuis lors la production immatérielle, il a voulu seulement séparer cette production sui generis de la production matérielle à laquelle seule il donne le nom de richesses, et qui seule, selon lui, doit être l’objet de l’économie politique. Il n’entrait certainement pas dans la pensée de celui qui avait réhabilité le travail industriel et commercial de mettre en doute l’utilité du travail intellectuel, mais il tenait à délimiter nettement le champ de la science qu’il voulait fonder et à distinguer le travail qui a pour objet de transformer la matière de celui qui a pour objet de transformer le producteur, de transformer l’homme.

Ces deux sortes de productions ont, en vérité, certaines lois communes : l’extension de la classe qui fournit les services est réglée par la loi de l’offre et de la demande, tout comme celle de la classe qui fournit les marchandises, et les salaires pécuniaires de l’avocat, du savant, du médecin, de l’ingénieur, sont régis de même par la formule commune de l’économie politique. Néanmoins, il est impossible de confondre ces deux productions dans la même étude. En effet, alors que la valeur des produits matériels est évaluée par le prix qu’on en peut obtenir, il n’en est nullement ainsi de la valeur des services rendus. « Estimer la valeur des découvertes de Newton, dit Malthus[96], ou les jouissances causées par les productions de Shakespeare, par le prix que leurs ouvrages ont rapporté, ce serait une mesure bien chétive du degré de gloire et de plaisir qui en est résulté pour leur patrie ; ce serait une idée non moins grossière et ridicule de calculer les bienfaits que l’Angleterre a retirés de la Révolution de 1688 d’après la solde des soldats et les autres dépenses qui auraient été faites pour l’accomplir. » Voilà pourtant où conduirait le système préconisé par M. Dunoyer et qui tend à absorber toutes les sciences dans l’économie politique. D’autres considérations que la poursuite de la richesse règlent les productions de l’intelligence, et, bien qu’il soit du ressort de l’économie politique d’étudier les lois suivant lesquelles elles sont rémunérées pécuniairement, ces productions sont soumises en outre à l’action d’autres éléments, souvent bien plus puissants, qui sortent complètement du domaine de la science qui nous occupe. D’ailleurs, au point de vue de l’échange, aucune assimilation n’est possible entre elles et les productions matérielles ; ces dernières seules sont susceptibles d’être échangées, les autres ne peuvent en elles-mêmes donner lieu à aucun échange, et, si notre savoir nous permet de rendre des services et de les faire rétribuer, il ne peut être aliéné puisque nous ne pouvons nous en dessaisir.

Ce sont là, croyons-nous, les véritables motifs de la distinction que l’auteur des Recherches voulait établir ; mais nous devons reconnaître qu’il l’a faite bien imparfaitement et que le chapitre qu’il y consacre est plein d’une regrettable obscurité. Cependant il ne nie pas, comme on l’a dit, la fécondité du travail intellectuel ; il cherche simplement à démontrer que, « s’évanouissant au moment même qu’il est produit », il ne doit pas être confondu avec le travail manuel, seul susceptible d’être accumulé, et il tient à réserver, dans la langue économique, le terme de production à la transformation matérielle qui consiste en des changements de forme ou de lieu et qui tombe tout entière dans le domaine de l’économie politique. Telle est, à notre sens, l’explication la plus vraisemblable de cette distinction, peu exacte dans ses termes, du travail productif et du travail non productif.

Nous ne pouvons d’ailleurs mieux faire, pour éclairer ce débat, que de citer en son entier le passage incriminé, car il nous a paru que, parmi ceux qui ont approuvé ou critiqué ce point de la doctrine du maître, il en est beaucoup qui semblent avoir perdu de vue l’ensemble même du texte discuté. « Il y a une sorte de travail, dit Smith[97], qui ajoute à la valeur de l’objet sur lequel il s’exerce ; il y en a un autre qui n’a pas le même effet. Le premier, produisant une valeur, peut être appelé travail productif ; le dernier, travail non productif. Ainsi, le travail d’un ouvrier de manufacture ajoute, en général, à la valeur de la matière sur laquelle travaille cet ouvrier, la valeur de sa subsistance et du profit de son maître. Le travail d’un domestique, au contraire, n’ajoute à la valeur de rien. Quoique le premier reçoive des salaires que son maître lui avance, il ne lui coûte, dans le fait, aucune dépense, la valeur de ces salaires se retrouvant en général avec un profit de plus dans l’augmentation de valeur du sujet auquel ce travail a été appliqué. Mais la subsistance consommée par le domestique ne se trouve nulle part. Un particulier s’enrichit à employer une multitude d’ouvriers fabricants ; il s’appauvrit à entretenir une multitude de domestiques. Le travail de ceux-ci a néanmoins sa valeur et mérite sa récompense aussi bien que celui des autres. Mais le travail de l’ouvrier se fixe et se réalise sur un sujet quelconque ou sur une chose vénale qui dure au moins quelque temps après que le travail a cessé. C’est, pour ainsi dire, une certaine quantité de travail amassé et mis en réserve pour être employée, s’il est nécessaire, à quelque autre occasion. Cet objet, ou, ce qui est la même chose, le prix de cet objet peut ensuite, s’il en est besoin, mettre en activité une quantité de travail égale à celle qui l’a produit originairement. Le travail du domestique au contraire, ne se fixe ou ne se réalise sur aucune chose qu’on puisse vendre ensuite. En général, ses services périssent à l’instant même où il les rend, et ne laissent presque jamais après eux aucune trace ou aucune valeur qui puisse servir par la suite à procurer une pareille quantité de services. Le travail de quelques-unes des classes les plus respectables de la société, de même que celui des domestiques, ne produit aucune valeur ; il ne se fixe ni ne se réalise sur aucun objet ou chose qui puisse se vendre, qui subsiste après la cessation du travail et qui puisse servir à procurer par la suite une pareille quantité de travail. Le souverain, par exemple, ainsi que tous les autres magistrats civils et militaires qui servent sous lui, toute l’armée, toute la flotte, sont autant de travailleurs non productifs. Ils sont les serviteurs de l’État et ils sont entretenus avec une partie du produit annuel de l’industrie d’autrui. Leur service, tout honorable, tout utile, tout nécessaire qu’il est, ne produit rien avec quoi on puisse se procurer une pareille quantité de services. La protection, la tranquillité, la défense de la chose publique, qui sont le résultat du travail d’une année, ne peuvent servir à acheter la protection, la tranquillité, la défense qu’il faut pour l’année suivante. Quelques-unes des professions les plus graves et les plus importantes, quelques-unes des plus frivoles, doivent être rangées dans cette même classe : les ecclésiastiques, les gens de loi, les médecins et les gens de lettres de toute espèce, ainsi que les comédiens, les chanteurs, les danseurs d’opéra, etc. Le travail de la plus vile de ces professions a sa valeur qui se règle sur les mêmes principes que toute autre sorte de travail ; et la plus noble et la plus utile ne produit par son travail rien avec quoi on puisse acheter ou faire faire une pareille quantité de travail. Leur ouvrage à tous, tel que la déclamation de l’acteur, le débit de l’orateur ou les accords du musicien, s’évanouit au moment même qu’il se produit. »

Lorsqu’on a étudié avec attention ce chapitre, on reste convaincu que l’intention de l’auteur était de montrer que le travail intellectuel ne peut donner lieu directement à aucun des produits dont l’économie politique a à s’occuper et que les caractères des deux sortes de travail diffèrent en ce que l’un se réalise toujours matériellement sur un objet quelconque et est susceptible d’être accumulé, tandis que l’autre s’évanouit immédiatement. Il nous semblait d’ailleurs impossible d’admettre un seul instant que le célèbre philosophe méritât un reproche d’injustice à l’égard de la production immatérielle et que ce grand savant pût ravaler l’action considérable qu’exerce l’intelligence sur la formation des richesses.


Le seul reproche qu’on puisse lui faire, selon nous, c’est d’avoir été un peu trop loin dans cette distinction et de ne pas avoir constaté expressément que les travaux immatériels eux-mêmes restent encore, à certains égards, soumis aux règles communes de l’économie politique. Il y a là une question de mesure très délicate, et M. Baudrillart a parfaitement délimité à ce point de vue le champ de la science : « L’économie politique, dit-il[98], doit se garder de l’ambition d’envahir tous les domaines ; mais sans effacer de réelles distinctions, nous croyons que tous les services tombent, par un côté au moins, sous la juridiction de l’économiste. Au fond, tous les produits sont des produits humains, et les travaux, sous des formes extrêmement différentes, ne font que produire des services, que le mot de richesses s’y applique d’ailleurs avec plus ou moins d’exactitude. La société n’est qu’un échange de services, de travaux et de produits se rémunérant les uns par les autres. L’idée de valeur s’attache aux produits immatériels ; ils rendent des services égaux et quelquefois supérieurs à ceux que rendent les produits représentés sous forme matérielle… Ce qu’il faut éviter, c’est de ne voir dans les biens moraux et dans les productions intellectuelles que le côté de l’utilité et de la valeur au sens économique. Ceux qui les font figurer comme autant de chapitres de l’économie politique n’ont pas toujours su se garder de cet écueil. Le bien et le beau semblent perdre ainsi leur caractère désintéressé ; l’art n’apparaît plus que comme une industrie dont les produits ont tout juste la valeur que leur assigne la loi de l’offre et de la demande ; l’estime qu’on fait de la science se mesure à ses applications lucratives pour celui qui s’en sert et immédiatement utiles pour la société. De l’idée très juste qu’il y a un capital intellectuel et moral ayant une valeur par lui-même et servant de plus à engendrer le capital matériel, on est arrivé, ce semble, à ne plus voir dans ces biens supérieurs d’une nature si délicate qu’un pur capital. N’oublions pas que, dans les travaux et les produits qui ont pour but, non le bien-être matériel, mais le développement intellectuel et moral, il y a deux choses qui échappent à l’économie politique : c’est l’idéal même qui les constitue et le sacrifice qui y entre toujours à un certain degré. La perfection des œuvres et non leur valeur sur le marché, voilà le but de la science, de l’art, de la vertu. Leur récompense n’est pas toute contenue, et il s’en faut de beaucoup, dans le taux de leur rémunération matérielle. »

Nous repousserons donc, avec M. Baudrillart, la doctrine de J.-B. Say, et surtout celle d’un économiste moderne, M. Dunoyer, qui, sous prétexte de réhabiliter la production immatérielle, a voulu supprimer la distinction nécessaire posée par la Richesse des Nations, et confondre dans une même étude, en les soumettant aux mêmes lois, les services et les travaux de tous les producteurs, quelle qu’en soit la nature. Smith était dans le vrai, quoi qu’on en ait dit, et la distinction qu’il a faite, bien que malheureuse quant à la forme, était parfaitement exacte quant au fond.


Si, dans la doctrine de Smith, les deux points que nous venons de considérer ont donné lieu, par leur obscurité, à des critiques quelquefois spécieuses, tout le reste de l’étude de la production est traité plus magistralement et n’a provoqué, dans l’école fondée par le célèbre philosophe, aucune divergence d’opinions. Chacun connaît les arguments par lesquels il défend la division du travail, comment il explique que le travail étant la source même des richesses, il importe d’en accroître la productivité, et comment l’économiste trouve un auxiliaire précieux dans la tendance de la civilisation à séparer les tâches. Il saisit l’imagination, dès le début de ce chapitre, en mettant sous les yeux du lecteur le spectacle d’une manufacture d’épingles, exemple qui, de nos jours, est devenu presque banal par son succès même, mais qui fit une profonde impression sur les contemporains lorsqu’il fut mis en lumière par l’auteur des Recherches. Puis, après avoir montré les divers ouvriers d’un même atelier occupés à des travaux différents dans la fabrication d’un même objet, il fait remarquer que ce qui se passe ainsi dans l’intérieur de chaque manufacture, se reproduit en grand dans l’ensemble de la société, et que, plus un pays est policé, plus la séparation des tâches y est pratiquée, parce que la division du travail s’impose dès que, par l’échange, le marché peut s’étendre, dès que l’accroissement des débouchés donne un certain essor à la production. Il invoque, à cet égard, le témoignage même de l’histoire, et il établit que ce phénomène économique s’est manifesté d’abord chez les nations commerçantes, dans l’Égypte par exemple dont le marché s’étendait facilement, grâce aux voies de communication naturelles dont elle était pourvue, à la fois baignée par une mer tranquille où la navigation côtière est très simple, et traversée par le Nil dont les diverses branches peuvent être facilement utilisées pour le transport des marchandises.

C’est que la séparation des tâches contribue de trois manières, selon lui, à augmenter la puissance du travail : premièrement, parce qu’elle accroît l’habileté de chaque ouvrier individuellement en réduisant sa tâche à une opération simple qu’il effectue indéfiniment ; en second lieu, parce qu’elle évite la perte du temps que l’artisan mettait à passer d’un ouvrage à un autre, à changer de place et d’outils ; enfin, parce qu’elle a donné lieu à l’invention des machines. Quand l’attention d’un homme, dit Smith[99], est dirigée tout entière sur un objet, il est bien plus propre à découvrir les procédés de travail les plus rapides et les plus commodes que lorsque cette attention embrasse une grande variété de choses. Celles mêmes des machines qui n’ont pas été inventées par des ouvriers, mais par des savants, sont dues encore à la division du travail qui, introduite dans les sciences spéculatives, a seule pu permettre aux théoriciens d’acquérir l’expérience, et l’aptitude nécessaires dans la branche que chacun d’eux avait adoptée.

Cette énumération des causes de la productivité du travail divisé est parfaitement exacte et elle a été acceptée jusqu’à ce jour, dans ses termes mêmes, par les économistes les plus éminents[100]. Malheureusement, il y a une ombre à ce tableau et nous sommes obligé de noter ici une défaillance de l’auteur. En effet, si Smith a fait ressortir, au point de vue économique, les heureux résultats de la division du travail en ce qui concerne la production, il a, dans une autre partie de ses Recherches, méconnu complètement le caractère moral de ce progrès de la civilisation, et lui qui édifiait tout le système de l’univers sur la tendance à l’harmonie universelle, il n’a pas craint de signaler l’antagonisme qui existerait, selon lui, entre la marche naturelle de l’industrie et la tendance générale de l’esprit humain. « Dans les progrès que fait la division du travail, a-t-il dit dans son chapitre de l’Éducation[101], l’occupation de la très majeure partie de ceux qui vivent de travail, c’est-à-dire de la masse du peuple, se borne à un très petit nombre d’opérations simples, très souvent à une ou deux. Or, l’intelligence de la plupart des hommes se forme nécessairement par leurs occupations ordinaires. Un homme dont toute la vie se passe à remplir un petit nombre d’opérations simples dont les effets sont aussi peut-être toujours les mêmes ou très approchant les mêmes, n’a pas lieu de développer son intelligence, ni d’exercer son imagination à chercher des expédients pour écarter des difficultés qui ne se rencontrent jamais ; il perd donc naturellement l’habitude de déployer ou d’exercer ses facultés et devient en général aussi stupide et aussi ignorant qu’il soit possible à une créature humaine de le devenir.

L’engourdissement de ses facultés morales le rend non seulement incapable de goûter aucune conversation raisonnable ou d’y prendre part, mais même d’éprouver aucune affection noble, généreuse ou tendre, et, par conséquent, de former aucun jugement un peu juste sur la plupart des devoirs, même les plus ordinaires, de la vie privée. Quant aux grands intérêts, aux grandes affaires de son pays, il est totalement hors d’état d’en juger, et, à moins qu’on n’ait pris quelque peine très particulière pour l’y préparer, il est également inhabile à défendre son pays à la guerre : l’uniformité de sa vie sédentaire corrompt naturellement et abat son courage, et lui fait envisager avec une aversion mêlée d’effroi la vie variée, incertaine et hasardeuse d’un soldat ; elle affaiblit même l’activité de son corps et le rend incapable de déployer sa force avec quelque vigueur et quelque constance dans tout autre emploi que celui auquel il a été élevé. Ainsi, sa dextérité dans son métier particulier est une qualité qu’il semble avoir acquise aux dépens de ses qualités intellectuelles, de ses vertus sociales et de ses dispositions guerrières. Or, cet état est celui dans lequel l’ouvrier pauvre, c’est-à-dire la masse du peuple, doit tomber nécessairement dans toute société civilisée et avancée en industrie, à moins que le gouvernement ne prenne des précautions pour prévenir ce mal. »

On ne saurait trop s’étonner de trouver une idée aussi étroite sous la plume même de Smith dont nous avons fait connaître la doctrine élevée en philosophie. Ce n’est pas seulement la séparation des tâches dans la fabrication de chaque produit que le célèbre économiste attaque ici avec cette violence, c’est la division même des différentes industries, condition de tout progrès. En réalité, la véritable conclusion d’un pareil système serait l’exaltation de l’état sauvage, qui seul pourrait développer ces qualités intellectuelles et morales qu’Adam Smith refuse ici à l’ouvrier alors que toute la suite de ses travaux tendait jusque-là à en démontrer le progrès par l’histoire de la civilisation. C’est donc, en somme, le procès de la civilisation que le philosophe écossais paraît faire ici incidemment, et on croirait lire en vérité, non pas un fragment des Recherches, mais plutôt un passage d’un livre de Rousseau.

Aussi, pour répondre à ces récriminations d’Adam Smith, nous nous contenterons d’en appeler au reste de son œuvre ; mais nous ne pouvons que regretter qu’il ait ainsi donné lui-même le signal des attaques contre cette organisation nécessaire du travail, dont il avait mis en lumière, d’une façon si saisissante, les heureux effets économiques. Depuis cette époque, en effet, des philosophes, même distingués, sont allés plus avant encore dans cette voie funeste, et Blanqui écrivait plus tard : « Qu’est-ce qu’un homme qui ne sait faire, même parfaitement, que des têtes d’épingles ou des pointes d’aiguilles ? » Cet homme, pouvons-nous répondre à Blanqui, augmente, en fabriquant ses têtes d’épingles la force productive du travail, et par suite la richesse. Or, c’est l’accroissement général de la richesse qui améliore sa condition matérielle, qui lui donne le bien-être et l’aisance auxquels succède d’ordinaire un développement correspondant de la moralité.

Il n’est pas exact d’ailleurs que la division du travail, prise en elle-même, abrutisse l’ouvrier à un plus haut point que la concentration des tâches, et nous n’admettons pas, que celui qui ne fait que des têtes d’épingle soit moins intelligent que celui qui fait l’épingle tout entière. Bien plus, nous dirons que cette séparation des tâches est plutôt un auxiliaire de l’intelligence : cet homme qui fait constamment le même travail n’a plus à penser à ce qu’il fait ; ce n’est pas lui qui est une machine ce sont ses bras seuls ; il peut laisser errer ailleurs son imagination et se livrer à ses réflexions. Si, après cette remarque, on veut comparer cet ouvrier, dont l’esprit est toujours libre, avec un autre dont le travail demande plus d’application, un horloger, par exemple, qui, courbé toute la journée sur son établi, ne peut détourner un instant son attention de sa pièce, chez lequel des deux trouvera-t-on le plus de jugement, le plus de bon sens et l’esprit le plus vif ? La réponse n’est pas douteuse.

Assurément, si on pouvait imaginer un pays où la division du travail n’existerait à aucun degré, où chacun serait forcé de se livrer lui-même aux différentes occupations nécessaires à la satisfaction de ses besoins, à sa subsistance, son vêtement, son logement, où chacun devrait assurer directement sa sécurité, on pourrait peut-être supposer que les hommes effectuant des travaux si divers devraient acquérir une foule de qualités particulières que ne possèdent pas les ouvriers de nos villes ; mais, dans tous les cas, il leur manquerait des loisirs. Chez nous, au contraire, non seulement la division du travail réserve à l’ouvrier des loisirs personnels pour la satisfaction de ses besoins intellectuels et moraux, mais, en permettant à une certaine classe de se livrer complètement à des études spéciales, elle donne au travailleur la possibilité de profiter du résultat de ces études pendant les heures de repos. La moindre attention le démontre surabondamment, et on s’étonne de constater que des esprits vraiment observateurs et sagaces nient encore les progrès de l’intelligence dans la masse ouvrière. Il n’y a pas de doute pour, nous que la classe laborieuse ne soit, dans son ensemble, plus instruite maintenant qu’au temps des corporations où chaque ouvrier faisait sa pièce et où Arthur Young constatait qu’aucun d’eux ne lisait de journaux. La division du travail, en multipliant la production et la richesse, accroit le bien-être du peuple, et, en augmentant ses loisirs, elle développe généralement ses facultés intellectuelles : « La civilisation, comme l’a dit fort exactement M. Paul Leroy-Beaulieu[102], se mesure à l’accroissement simultané des produits et des loisirs. »

C’est ce que nous répondrons, au point de vue de la morale, à Smith comme à Blanqui, et nous sommes surpris que cette observation ne les ait point frappés. L’illustre fondateur de l’économie politique n’aurait pas ainsi frayé la voie et prêté l’appui apparent de son autorité aux écoles socialistes qui ont attaqué violemment, de nos jours, l’organisation de l’industrie moderne.


Partant de là, ces écoles ont été jusqu’à nier les avantages économiques que Smith avait signalés dans des termes si remarquables, et elles ont reproché violemment à la division du travail de mettre l’ouvrier à la merci des crises. Si l’ouvrier, dit-on, ne sait faire que des têtes d’épingles, que deviendra-t-il lorsque la production des épingles se ralentira ou lorsque des procédés nouveaux rendront ses services inutiles ? — Ce reproche, assez spécieux, n’est pas plus fondé que le reproche tiré de la morale, car le défaut qu’il constate n’est malheureusement pas spécial à la séparation des tâches. En effet, si, dans le cas d’une crise locale, l’ouvrier d’une manufacture de tissus, par exemple, devient un producteur inutile, n’en sera-t-il pas de même, à plus forte raison, du tisserand en chambre, et ce dernier ne se trouvera-t-il pas dans une situation plus désastreuse que l’ouvrier de l’usine, puisque, ne pouvant écouler sa production, il lui sera impossible de payer même le prix de la matière première qu’il aura employée. De plus, l’ouvrier de l’usine n’est congédié qu’à la dernière extrémité ; il est soutenu, au début de la crise, par les capitaux de son patron qui cherche à lutter contre un arrêt de la production qui causerait sa ruine, tandis que le tisserand en chambre, s’il ne peut disposer de quelques ressources, succombera le premier. Enfin, lorsque tous deux seront sans travail, le tisserand ne pourra pas changer d’emploi aussi vite que l’ouvrier de manufacture et il se résignera avec peine à abandonner un capital fixe devenu inutile ; l’ouvrier, au contraire, habitué à la vie de l’usine trouvera plus facilement à se placer dans une manufacture d’un autre genre où la séparation des tâches permettra de lui confier un travail simple dans lequel il acquerra rapidement, à cause de cette simplicité même, la dextérité qu’il possédait dans son ancien métier.

Aussi, pour tous ces motifs, on pourrait, il nous semble, conclure avec plus d’exactitude et sans être taxé d’exagération, que la division du travail a plutôt pour effet d’atténuer les crises à l’égard de l’ouvrier, et que là où les maîtres des anciennes corporations auraient succombé, l’industrie moderne, avec ses capitaux considérables, cherche à continuer la lutte, à prolonger la production jusqu’à des jours meilleurs.


On a encore attaqué la division du travail à un autre point de vue. Le Dr Smith avait signalé les heureux effets de la séparation des tâches sur l’invention et les perfectionnements des machines, et il ne croyait certes pas devoir être contredit lorsqu’il vantait les avantages des procédés mécaniques. Néanmoins, la substitution graduelle des machines au travail manuel, substitution qui s’est de plus en plus généralisée à notre époque, ne laissa pas que de soulever des plaintes amères de la part des ouvriers. Ceux-ci se crurent supplantés par cette puissante concurrence, il y eut des émeutes où on brisa les métiers, et, maintenant encore, les comptes rendus des commissions d’enquête témoignent à chaque page de l’hostilité de la masse des ouvriers à l’égard des engins mécaniques.

Cependant cette concurrence que semblent faire les machines au travail humain n’est qu’apparente, car si le nouvel outillage a modifié profondément l’organisation du travail, il ne l’a pas rendu moins nécessaire, et la main-d’œuvre n’a jamais été plus rare que depuis la transformation industrielle qui s’est opérée il y a cinquante ans.

Pour être exact, au contraire, il faudrait plutôt dire que cette transformation a donné, en réalité, une impulsion considérable à la production en la rendant moins chère, et qu’en favorisant l’accumulation des capitaux, elle a été l’agent le plus puissant de l’amélioration du salaire réel, du bien-être de l’ouvrier. « Cette grande multiplication, dit Smith[103], dans les produits de tous les différents arts et métiers, résultant de la division du travail, est ce qui, dans une société bien gouvernée, donne lieu à cette opulence générale qui se répand jusque dans les dernières classes du peuple. Chaque ouvrier se trouve avoir une grande quantité de son travail dont il peut disposer, outre ce qu’il en applique à ses propres besoins ; et comme les autres ouvriers sont aussi dans le même cas, il est à même d’échanger une grande quantité des marchandises fabriquées par lui contre une grande quantité des leurs, ou, ce qui est la même chose, contre le prix de ces marchandises. Il peut fournir abondamment ces autres ouvriers de ce dont ils ont besoin, et il trouve également à s’accommoder auprès d’eux, en sorte qu’il se répand parmi les différentes classes de la société une abondance universelle. »

C’est là l’expression de la vérité économique, et l’histoire a donné raison au philosophe écossais. Au début de cette transformation industrielle que notre siècle a vue se dérouler avec une étonnante rapidité, l’introduction des machines dans les manufactures ne fut certes pas sans causer de brusques perturbations dans la production : comme dans toute révolution, il y eut un état de transition pénible pour la classe laborieuse ; des centaines d’ouvriers se virent congédiés brusquement pour être remplacés par des agents mécaniques, et ceux qui restèrent à l’usine furent obligés un moment de subir la loi des patrons. Pour beaucoup de gens ce fut donc la misère, pour d’autres ce fut au moins une diminution de bien-être, et cette immense réforme parut à de bons esprits marquer un pas en arrière dans la marche de la civilisation. C’est ce qui frappa de Sismondi, Blanqui et bien d’autres ; mais ils auraient dû attendre que l’équilibre économique se fût rétabli pour apprécier utilement l’effet permanent de cette transformation. Pour nous, qui envisageons à un demi-siècle de distance les résultats définitifs de la crise et qui pouvons mesurer les progrès accomplis, nous constatons, forts des données de l’expérience, l’exactitude des prévisions de Smith. Loin de faire concurrence à l’ouvrier, les machines, en suscitant la production, ont augmenté la demande des bras, et non seulement le salaire réel s’est accru dans des proportions fort sensibles, mais le travail lui-même est devenu moins dangereux, moins pénible, moins malsain ; les loisirs de l’ouvrier se sont multipliés en même temps que son bien-être ; plus heureux au point de vue matériel, il est devenu plus éclairé au point de vue intellectuel et meilleur au point de vue moral.

Tels sont les résultats certains de la division du travail ; mais, pour qu’ils se produisent, il faut que la séparation des tâches soit l’effet naturel des progrès de l’industrie sans être provoquée par l’intervention d’une institution positive, quelque forme qu’elle puisse revêtir.


En effet, le grand principe qui domine ici toute cette étude de la production est celui de la du travail, et l’éminent économiste l’a célébré dans une page admirable[104] : « La plus sacrée et la plus inviolable de toutes les propriétés, ditil, est celle de son propre travail, parce qu’elle est la source originaire de toutes les autres propriétés : le patrimoine du pauvre est dans sa force et dans l’adresse de ses mains, et, l’empêcher d’employer cette force et cette adresse de la manière qu’il juge la plus convenable, tant qu’il ne porte de dommage à personne, est une violation manifeste de cette propriété primitive. C’est une usurpation criante sur la liberté légitime, tant de l’ouvrier que de ceux qui seraient disposés à lui donner du travail : c’est empêcher à la fois, l’un de travailler à ce qu’il juge à propos, et l’autre, d’employer qui bon lui semble. On peut bien en toute sûreté s’en fier à la prudence de celui qui occupe un ouvrier pour juger si cet ouvrier mérite de l’emploi, puisqu’il y va assez de son propre intérêt. Cette sollicitude qu’affecte le législateur pour prévenir qu’on emploie des personnes incapables, est évidemment aussi absurde qu’oppressive. »

Le style de Smith est ici plus vif et plus véhément qu’il ne l’est, dans le reste de l’ouvrage, et on y voit le reflet de la généreuse indignation qui débordait du cœur du philosophe. On ne peut en effet se faire une idée, de nos jours des restrictions et des règlements de toute sorte que le Gouvernement mettait en œuvre à cette époque pour entraver la liberté du travail. L’État se considérait comme la sagesse même ; il jugeait que lui seul pouvait reconnaître où réside l’intérêt général de la société, et, partant de là, il avait voulu organiser l’industrie d’après un plan préconçu. Pour forcer les manufactures à atteindre dans leurs produits un degré de perfection, qui leur donnât la supériorité sur les marchés étrangers, on avait créé les maîtrises et les jurandes dans le but d’écarter les mauvais ouvriers qui auraient pu discréditer le travail national ; on avait décrété même les conditions de la fabrication, le nombre de fils que devaient avoir les tissus, la largeur des étoffes, sans remarquer que l’intérêt personnel est l’agent le plus éclairé de tous les perfectionnements industriels. Colbert lui-même, qui fut cependant un homme d’État d’une grande valeur, avait encore aggravé cette réglementation. Comme l’a fort bienfait remarquer l’auteur des Recherches, le célèbre ministre de Louis XIV était acquis par tempérament aux préjugés du système mercantile, « système essentiellement formaliste et réglementaire de sa nature, et qui ne pouvait guère manquer par là, dit-il[105], de convenir à un homme laborieux et rompu aux affaires, accoutumé depuis longtemps à régler les différents départements de l’administration publique et à établir les formalités et les contrôles nécessaires pour les contenir chacun dans leurs attributions respectives. Il chercha à régler l’industrie et le commerce, d’un grand peuple sur le même modèle que les départements d’un bureau ; et, au lieu de laisser chacun se diriger à sa manière dans la poursuite de ses intérêts privés, sur un vaste et noble plan d’égalité et de justice, il s’attacha à répandre sur certaines branches d’industrie des privilèges extraordinaires, tandis qu’il chargeait les autres d’entraves non moins extraordinaires. » Aussi notre législation industrielle fut pleine de contre-sens et d’anomalies, et l’institution des corporations, excellente dans son principe, devint une arme funeste de tyrannie et d’oppression.

La réglementation était encore plus considérable en Angleterre que chez nous ; il était défendu de cumuler les professions, même les plus connexes (le tissage de la toile unie et le tissage des étoffes de soie, par exemple) ; les statuts d’apprentissage y étaient très restrictifs, et la législation sur les pauvres, en attachant l’ouvrier à sa paroisse, empêchait en réalité les travailleurs de se porter, suivant leur intérêt, aux divers endroits où le manque de bras leur promettait un salaire plus rémunérateur.

Toutes ces restrictions, avec leurs causes et leurs effets, ont été fort nettement exposées dans les Recherches[106], et Smith concluait que la réforme la plus urgente devait être celle de l’organisation industrielle. Toutefois, on peut regretter qu’en proclamant avec autant d’éloquence le principe supérieur de la liberté du travail, le célèbre économiste n’ait cru devoir parler qu’au nom de l’intérêt seul : le disciple d’Hutcheson aurait dû, faire intervenir en même temps la loi morale et invoquer l’idée de justice, en montrant que si le travail est pour l’homme une nécessité, il doit par cela même être libre.

« Le travail, a dit en effet V. Cousin[107], étant le développement de la force qui constitue l’homme, et cette force étant essentiellement libre, la loi essentielle du travail est à nos yeux la liberté. La liberté est le fondement de tout droit ; rien ne vaut contre elle. Le droit permanent et inviolable de la liberté est de se développer comme il lui plaît, pourvu que, dans ses développements, elle ne porte point atteinte aux autres libertés. Loin que la société ait le droit de mettre des entraves au travail et à la production, elle n’a le droit de s’en mêler que pour veiller à ce qu’il n’y soit apporté aucune entrave, comme le magistrat ne peut se mêler de ce qui se passe dans la rue que pour assurer l’ordre, la liberté de tous. Il y a deux espèces d’ordre, l’un vrai et l’autre faux ; l’un naturel et l’autre artificiel. L’ordre naturel est la loi d’une chose conforme à sa nature. L’ordre artificiel est un système de lois imposées à un être contre sa nature. L’ordre naturel de la société humaine consiste à y faire régner la loi qui convient à la nature des êtres dont cette société est formée. Ces êtres étant libres, leur loi la plus immédiate est le maintien de leur liberté. C’est là ce qu’on appelle la justice. Il y a dans le cœur de l’homme, il peut donc et il doit intervenir dans la société d’autres lois encore, mais nulle qui soit contraire à celle-là. L’État est avant tout la justice organisée, et sa fonction première, son devoir le plus étroit est d’assurer la liberté. Et quelle liberté y a-t-il dans une société où n’est pas la liberté du travail, lorsque les conditions mises à la production, au lieu de l’assurer, l’empêchent ? Rien de mieux que la surveillance en certains cas, car elle est au profit de la liberté générale ; mais, sous le manteau d’une surveillance légitime, favoriser celui-ci, entraver celui-là, organiser des monopoles, instituer des corporations, voilà qui excède les droits de la société. »

Ce sont là des idées que nous eussions voulu trouver sous la plume du Dr Smith et qui eussent rehaussé la portée de son œuvre. Il existe, en effet, un lien étroit entre les suggestions de l’intérêt et les prescriptions de la loi morale, et il est bon, dans un ouvrage d’économie politique, de constater cet accord. Telle était, d’ailleurs, la grande vérité qui, dans l’esprit du maître, devait se dégager de l’ensemble de son œuvre, et, dans cette histoire de la civilisation qu’il avait conçue, il se proposait de démontrer que toutes les forces qui agissent en nous nous conduisent à la même fin et tendent à produire une harmonie universelle. Mais il n’eût pas été inutile de le rappeler ici, à propos du principe de la liberté du travail. Turgot l’avait bien compris, et, au commencement de cette même année 1776 qui vit paraître les Recherches, il avait tenu à baser ses réformes sur ce fondement élevé de la loi morale, plaçant en tête de ses édits ces lignes remarquables qui sont dans toutes les mémoires : « Dieu, en donnant à l’homme des besoins, en lui rendant nécessaire la ressource du travail, a fait du devoir de travailler la propriété de tout homme, et cette propriété est la première, la plus sacrée et la plus imprescriptible de toutes. »

Cette considération élevée manque à l’œuvre de Smith, mais, au point de vue de l’intérêt proprement dit, les avantages de la liberté du travail y sont magistralement exposés ; il montre fort exactement comment l’intérêt pousse naturellement l’homme au progrès, au bien général, et comment on arrive fatalement à des résultats déplorables lorsqu’on s’efforce de briser ou de détendre ce ressort que la Providence a placé en nous. L’auteur des Recherches nous en donne un exemple dans le travail des esclaves[108]. Chez ceux-ci, aucun sentiment de responsabilité, point d’intérêt à la production ; la crainte seule les fait travailler, et combien est faible ce sentiment de la crainte si on le compare à l’espérance qui remplit le cœur de l’homme libre et le pousse à améliorer sa position par le travail ! « L’expérience de tous les temps et de toutes les nations, conclut il, s’accorde donc pour démontrer que l’ouvrage fait par des esclaves, quoiqu’il paraisse ne coûter que les frais de leur subsistance, est, au bout du compte, le plus cher de tous. Celui qui ne peut rien acquérir en propre, ne peut avoir d’autre intérêt que de manger le plus possible et de travailler le moins possible. Tout travail, au delà de ce qui suffit pour acheter sa subsistance, ne peut lui être arraché que par la contrainte, et non par aucune considération de son intérêt personnel. »

Le travail libre, tel est donc le facteur nécessaire de la production. Il s’exerce d’abord exclusivement sur les agents naturels, et en particulier sur la terre ; puis son produit arrive à excéder le fonds nécessaire à la subsistance, il s’accumule et se crée ainsi un nouvel auxiliaire pour la production. Cet auxiliaire n’est autre chose que du travail accumulé ; c’est ce qu’on a nommé le capital.

Smith n’a pas voulu voir dans le capital un second facteur de la production. Pour lui, il n’y en a qu’un seul, le travail, qui est, selon son expression, le fonds primitif qui fournit à la consommation d’une nation toutes les choses nécessaires et commodes à la vie ; les agents naturels en sont la condition nécessaire, et le capital, issu du travail lui-même, en est l’instrument fécond. En d’autres termes, la production consiste dans le rapprochement de deux substances, en vue d’obtenir un certain résultat : le véritable et seul facteur est donc le moteur, c’est-à-dire la force active qui est en nous et qui se manifeste dans la production par le jeu de nos muscles. Le capital est de la richesse déjà créée ; c’est la portion de cette richesse qui sert à la reproduction ; c’est, comme on l’a dit fort justement, la graine de la veille qui devient semence le lendemain, et le travail trouve dans cette richesse qu’il a produite lui-même, un levier puissant pour continuer son œuvre.


Le livre II des Recherches est consacré aux capitaux : c’est là l’une des études les plus lumineuses de tout l’ouvrage.

Smith expose fort nettement les causes nécessaires de l’accumulation du capital. Il montre, comment l’homme, à l’état sauvage, pouvait vivre au jour le jour, sans capital accumulé, vivant des produits mêmes de son travail, avec le seul concours des agents naturels. Mais lorsque les besoins s’accrurent, lors que l’homme, pour développer la puissance de son effort, en arriva à la séparation des tâches, et lorsqu’il dut pourvoir à la plus grande partie de ses besoins au moyen des produits du travail d’autrui achetés avec les produits de son propre travail, alors, ne pouvant attendre pour subsister qu’il eût achevé ses produits et qu’il les eût échangés, il lui fallut l’appui d’un capital préexistant, nécessaire pour le faire vivre et pour lui fournir les outils indispensables : par suite, la subdivision progressive du travail dut toujours être précédée d’un accroissement correspondant du capital.


Le célèbre économiste divise le fonds accumulé que possède un pays, en trois parties, dont chacune remplit une fonction distincte[109].

La première est le stock, la portion réservée pour servir immédiatement à la consommation et dont le caractère distinctif est de ne point rapporter de revenu ou de profit. Elle consiste dans ce fonds d’habits, de meubles de ménage, etc., qui ont été achetés par les consommateurs, mais qui ne sont pas encore entièrement consommés.

La seconde est le capital fixe dont le caractère distinctif est de rapporter un revenu ou profit sans changer de maître. Ce capital se compose principalement des quatre éléments suivants :

1° Toutes les machines utiles et les instruments industriels qui facilitent et abrègent le travail ;

2° Tous les bâtiments destinés à un objet utile et qui sont des moyens de revenu, non seulement pour le propriétaire qui en retire un loyer en les louant, mais même pour la personne qui les occupe et qui paie ce loyer ; ces bâtiments doivent, en effet, être distingués des maisons qui ne servent qu’à l’habitation, car ce sont, en réalité, de véritables instruments de l’industrie ;

3° Les améliorations des terres, qui comprennent tout ce qu’on a dépensé d’une manière profitable à les défricher, dessécher, enclore, marner, fumer et mettre dans l’état le plus propre à la culture et au labourage ;

4° Les talents utiles acquis par les habitants ou les membres de la société.

Enfin la troisième des branches en lesquelles se divise naturellement le fonds général que possède une société, c’est son capital circulant, dont le caractère distinctif est de ne rapporter de revenu qu’en circulant ou changeant de maître. Il est aussi composé, dit Smith, de quatre articles :

1° L’argent, par le moyen duquel les trois autres circulent et se distribuent à ceux qui en font usage et consommation ;

2° Ce fonds de vivres qui est dans la possession des bouchers, nourrisseurs de bestiaux, fermiers, marchands de blé, brasseurs, etc., et de la vente desquels ils espèrent tirer un profit ;

3° Ce fonds de matières, ou encore tout à fait brutes, ou déjà plus ou moins manufacturées, destinées à l’habillement, à l’ameublement, à la bâtisse, qui ne sont préparées sous aucune de ces formes, mais qui sont encore dans les mains des producteurs, des manufacturiers, des merciers, des drapiers, des marchands de bois en gros, des charpentiers, des menuisiers, des maçons, etc. ;

4° Enfin l’ouvrage fait et parfait, mais qui est toujours dans les mains du marchand ou du manufacturier et qui n’est pas encore débité ou distribué à celui qui doit en user ou le consommer ; tels que ces ouvrages tout faits que nous voyons souvent exposés dans les boutiques du serrurier, du menuisier, du tapissier, de l’orfèvre, du joaillier, du faïencier, etc.

Cette énumération est bien nette. Elle est encore aussi vraie qu’elle pouvait l’être lors de l’apparition de la Richesse des Nations, et nous avons pu, à un siècle de distance, citer les termes mêmes de Smith, sans avoir besoin de les modifier par les données de l’expérience : c’est le plus bel éloge qu’on puisse faire de la puissance d’observation et de la perspicacité de l’auteur.


Le chapitre est d’ailleurs moins vague que plusieurs de ceux que nous avons examinés jusqu’ici en suivant Adam Smith dans son étude du travail, et il ne prête pas le flanc aux mêmes controverses. Il contribue même indirectement à éclairer sa fameuse doctrine du travail productif, et il nous montre que nous avons été bien inspiré en refusant de prendre au pied de la lettre cette distinction peu heureuse dans ses termes. En effet, alors qu’on reproche à l’auteur des Recherches d’avoir méconnu la valeur des productions immatérielles, nous le voyons placer les talents utiles dans son énumération des capitaux fixes. Or, dès qu’on admet chez l’ouvrier un capital immatériel, il est impossible de refuser une valeur au travail du maître qui a formé ce capital. Un capital est du travail accumulé ; si donc le capital produit a une valeur, c’est que le travail qui lui a donné naissance était lui-même productif de valeur : c’est là un raisonnement auquel Adam Smith n’a pas pu échapper, et c’est là une preuve certaine qu’il n’a vu autre chose qu’un moyen de délimiter le champ de l’économie politique dans cette fameuse distinction si vivement critiquée par J.-B. Say et M. Dunoyer.


Toutefois, cette distribution en trois classes des divers fonds accumulés n’a pas satisfait Mac-Culloch[110] et quelques autres économistes. Pour eux, la distinction du stock et du capital serait peu satisfaisante et pourrait conduire à des conclusions erronées, attendu qu’en fait certaines portions du fonds social, employées sans aucune intention de produire un revenu, sont souvent les plus productives ; à leur sens, tout ce qui est immédiatement utilisable est un capital et le cheval attelé à la voiture du gentleman l’est au même titre que le cheval de labour. Ces critiques de Mac-Culloch ne nous semblent pas fondées : la distinction du stock et du capital constitue une division très heureuse de l’ensemble des richesses, en ce qu’elle évite de confondre le fonds de consommation qui est la condition même de la production avec le capital qui en est l’instrument.

Le même économiste a regretté également que Smith ait distingué les capitaux fixes et les capitaux circulants suivant qu’ils sont susceptibles ou non de produire un revenu sans changer de maître, et, selon lui, le véritable caractère du capital fixe serait la durée. Ce point de vue, bien que spécieux en apparence, n’en est pas plus exact lorsqu’on le soumet à quelque réflexion : l’argument souvent cité de l’aiguille, cet outil fragile qui est assurément un capital fixe, a fait justice de ces critiques.


La distinction posée dans les Recherches subsiste donc tout entière, et elle a une très grande importance. Il est, en effet, d’une utilité incontestable, que la nation, comme l’individu, puisse comparer la part de ses capitaux fixes à celle de ses capitaux circulants. L’outillage national, comme celui d’un particulier, ne doit pas être en disproportion avec les ressources, et un pays doit éviter d’immobiliser une trop grande portion de l’ensemble de son capital : les nations, aux époques mêmes de prospérité, doivent se tenir en garde contre une pareille tendance, désastreuse pour leurs finances et pour le développement de la production qu’on prétend favoriser de la sorte.


Ainsi, si le travail est le facteur de la production, le capital en est l’instrument puissant. Mais il ne prête pas toujours au travail un concours également efficace, suivant les différentes industries. « Quoique tous les capitaux, dit Adam Smith[111], soient destinés à l’entretien du travail productif seulement, cependant la quantité de ce travail que des capitaux égaux sont capables de mettre en activité, varie extrêmement d’après la nature différente de l’emploi qu’on leur donne, et il y a la même variation dans la valeur que cet emploi ajoute au produit annuel des terres et du travail du pays. »


L’auteur des Recherches distingue à cet égard quatre manières différentes d’employer un capital :

1° En fournissant à la société le produit brut qu’il lui faut pour son usage et sa consommation annuelle : c’est le cas de l’industrie agricole, dans laquelle il comprend les travaux des mines, la chasse et la pêche ;

2° En manufacturant et préparant ce produit brut pour qu’il puisse immédiatement servir à l’usage et à la consommation : c’est l’objet de l’industrie manufacturière ;

3° En transportant le produit brut et le produit manufacturé des endroits où ils abondent à ceux où ils manquent (commerce en gros) ;

4° Enfin, en divisant des portions de l’un et de l’autre de ces produits en parcelles assez petites pour pouvoir s’accommoder aux besoins journaliers des consommateurs : c’est là la fonction du commerce de détail.

On a critiqué très souvent cette classification des industries. Les uns, avec Destutt de Tracy, ont trouvé les divisions trop nombreuses et n’ont voulu reconnaître que deux modes vraiment distincts d’emploi des capitaux, suivant qu’ils ont pour objet des transformations de forme ou seulement des transformations de lieu, et ils ont même confondu dans la même classe l’industrie agricole et le travail manufacturier, malgré la différence de leur objet. Mais la majorité des économistes modernes a pensé, au contraire, avec M. Dunoyer, qu’il y aurait plutôt lieu, dans l’intérêt de la science, d’augmenter encore les subdivisions indiquées par Smith, et, tout en rangeant dans une même catégorie le commerce en gros et le commerce en détail, ils, ont cru devoir établir deux classes spéciales pour l’industrie extractive et l’industrie des transports.

On a donc désigné sous le nom d’industrie extractive celle qui concerne l’exploitation des richesses naturelles, des substances minérales enfouies dans le sol, des bois à extraire de forêts quelquefois impénétrables et qui ont crû sans le concours du travail humain, enfin la chasse et la pêche, en un mot, l’appropriation de tous les êtres ou objets qui ne deviennent utilités que par un changement de lieu. Cette distinction était nécessaire, et, pour ne pas l’avoir faite, Adam Smith a laissé planer sur certaines parties de son ouvrage un peu d’obscurité, en s’appliquant à confondre dans une même étude l’industrie agricole qui produit par transformation et l’industrie extractive qui produit sans transformation au moyen de l’isolement des matières ou des êtres qu’elle veut mettre en valeur.

On a jugé aussi que l’industrie des transports ne peut être rangée dans la même catégorie que le commerce, attendu que si le changement de lieu accompagne généralement l’échange, il n’en est pas cependant la condition nécessaire. Mais cette distinction était d’ailleurs conforme à la classification même de Smith, car, en parlant de commerce en gros dont il tenait à séparer l’étude de celle du commerce en détail, c’était en réalité l’industrie des transports qu’il avait en vue de définir, quand il lui donnait pour mission de « transporter soit le produit brut, soit le produit manufacturé, des endroits où il abonde à ceux où il manque ». Il n’y a là autre chose qu’une confusion de termes, et si l’auteur des Recherches a fait du commerce en gros un mode spécial d’emploi des capitaux, c’est qu’il visait l’industrie des transports : tout le chapitre en est la preuve.

Quoi qu’il en soit, en dehors des réserves que nous venons de faire, cette étude sur les différents emplois des fonds est, à beaucoup d’égards, fort exacte. Malgré ses préférences bien visibles pour l’agriculture, Adam Smith s’y montre assez juste pour les autres industries et il déclare en termes exprès que « chacune de ces méthodes d’employer un capital est essentiellement nécessaire, tant à l’existence et à l’extension des trois autres genres d’emploi qu’à la commodité générale de la société[112] ». Sans l’agriculture, en effet, qui fournit la matière première, les manufactures et le commerce ne pourraient pas exister. Sans les manufactures, qui se chargent de transformer la portion du produit brut qui exige un certain degré de préparation, cette portion du produit brut ne serait jamais produite, faute de demande, ou si elle était produite spontanément, elle n’aurait aucune valeur échangeable et n’ajouterait rien à la richesse de la société. Sans le commerce en gros (industrie des transports), qui se charge de diriger la matière première et le produit manufacturé des endroits où ils abondent à ceux où ils manquent, l’agriculture et l’industrie ne produiraient plus que ce qui serait nécessaire à la consommation locale, tandis que l’intervention du marchand qui échange le superflu d’un pays contre le superflu d’un autre, encourage l’industrie des deux contrées et multiplie les jouissances. Enfin le commerce de détail, en divisant les marchandises en parcelles assez petites pour s’accommoder à la demande des consommateurs, les met ainsi à la portée de toutes les bourses, il en accroît la consommation et il provoque par là même le développement de la production agricole et manufacturière.


D’ailleurs, Smith n’avait garde d’omettre de constater ici comme il l’a fait en toute occasion, cette tendance à l’harmonie universelle qui est la base de sa philosophie, et, à l’heure même où les physiocrates prétendaient démontrer que l’agriculture est le seul emploi vraiment productif du capital, il a magistralement affirmé la solidarité des industries.

On a parfois mal compris la portée de la doctrine de Quesnay et on en a souvent altéré la physionomie. Comme l’ont fait observer les adeptes modernes de cette école distinguée, MM. Dutens et Daire, il ne faut pas prêter aux physiocrates des idées ridicules et absurdes qu’on ne s’expliquerait nullement chez des hommes aussi éminents. Ils étaient dans le vrai quand ils affirmaient que le travail agricole se distingue de tous les autres en ce qu’aucun n’est concevable sans lui, en ce qu’il sert de fondement, de principe et de cause à tous les modes de l’activité, humaine et en ce qu’il est, en dernière analyse, la source où toutes ces activités vont puiser leur récompense. Ils reconnaissaient également l’importance des autres industries, ainsi que leur action sur la formation des richesses, et l’épithète d’emplois stériles n’avait nullement, dans la bouche des chefs de l’école, le sens qu’on lui a donné depuis lors. Mais ils avaient tort de rapporter à la classe agricole seule la faculté de fournir un produit net et de ne pas admettre que les autres industries puissent en donner un, elles aussi, diffèrent, il est vrai, du produit net territorial, mais susceptible, comme lui, d’augmenter la richesse générale de la nation.

Smith a eu, on le sait, le mérite de protester contre cette doctrine et de réhabiliter les divers emplois du capital. Toutefois nous avons déjà fait remarquer qu’il avait été devancé dans cette voie par un compatriote même de Quesnay et que cette année 1776 venait justement de voir paraître un ouvrage de l’abbé de Condillac où le célèbre philosophe combattait brillamment la théorie physiocratique et défendait victorieusement la cause du commerce. Mais ce traité, publié sous un titre modeste[113], n’avait pas attiré l’attention du monde savant, bien qu’il fût peut-être supérieur à certains égards à cette partie de la ' Richesse des nations, et jusqu’à nos jours on avait reporté à Adam Smith, l’honneur exclusif d’avoir fait cette démonstration. Nous croyons donc bon d’en citer quelques extraits, qui complètent d’ailleurs heureusement les arguments de l’économiste, écossais.

« Que devons-nous aux commerçants ? disait l’abbé de Condillac[114]. Si, comme tout le monde le suppose, on échange toujours une production d’une valeur égale contre une autre production d’une valeur égale, on aura beau multiplier les échanges, il est évident que, après comme auparavant, il y aura toujours la même masse de valeurs ou de richesses. Mais il est faux que, dans les échanges, on donne valeur égale pour valeur égale. Au contraire, chacun des contractants en donne toujours une moindre pour une plus grande. En effet, si on échangeait toujours valeur égale pour valeur égale, il n’y aurait de gain à faire pour aucun des contractants. Or, tous deux en font et en doivent faire. Pourquoi ? C’est que les choses n’ayant qu’une valeur relative à nos besoins, ce qui est plus pour l’un est moins pour l’autre, et réciproquement. L’erreur où l’on tombe à ce sujet vient de ce qu’on parle des choses qui sont dans le commerce comme si elles avaient une valeur absolue, et qu’on juge en conséquence qu’il est de la justice que ceux qui font des échanges se donnent mutuellement valeur égale pour valeur égale. Bien loin de remarquer que deux contractants se donnent l’un à l’autre moins pour plus, on pense, sans trop y réfléchir, que cela ne peut pas être ; et il semble que, pour que l’un donnât toujours moins, il faudrait que l’autre fût assez dupe pour donner toujours plus, ce qu’on ne peut pas supposer. — Ce ne sont pas les choses nécessaires à notre consommation que nous sommes censés mettre en vente, c’est notre surabondant, comme je l’ai remarqué plusieurs fois. Nous voulons livrer une chose qui nous est inutile pour nous en procurer une qui nous est nécessaire : nous voulons donner moins pour plus… Or, les commerçants sont les canaux de communication par lesquels le surabondant s’écoule. Des lieux où il n’a point de valeur, il passe dans les lieux où il en prend une, et partout où il se dépose, il devient richesse. Le commerçant fait donc en quelque sorte de rien quelque chose ; il ne laboure pas, mais il fait labourer ; il engage le colon à retirer de la terre un surabondant toujours plus grand et il en fait toujours une richesse nouvelle. Par le concours du colon et du commerçant, l’abondance se répand d’autant plus que les consommations augmentent à proportion des productions, et réciproquement les productions à proportion des consommations. Une source qui se perd dans des rochers et dans des sables n’est pas une richesse pour moi, mais elle en devient une si je construis un aqueduc pour la conduire dans mes prairies. Cette source représente les productions surabondantes, que nous devons aux colons, et l’aqueduc représente les commerçants. »

Cette démonstration de la productivité du commerce ne serait pas désavouée de nos jours, et c’est à Condillac, dont on ignore trop les travaux économiques, qu’on doit cette réfutation éclatante de l’erreur des physiocrates. Mais le philosophe français a exagéré sa réaction contre cette doctrine, et, faute d’avoir suffisamment analysé le travail, qui, en somme, ne consiste que dans un mouvement raisonné, dans le rapprochement de deux substances, il s’est laissé aller jusqu’à rabaisser un peu le rôle producteur de l’ouvrier agricole : « À parler exactement, dit-il[115], le colon ne produit rien : il dispose seulement la terre à produire. L’artisan, au contraire, produit une valeur, puisqu’il y en a une dans les formes qu’il donne aux matières premières. Produire, en effet, c’est donner de nouvelles formes à la matière ; car la terre, lors qu’elle produit, ne fait pas autre chose. »

De son côté, Smith est plutôt tombé dans l’excès opposé, et, après avoir combattu l’école de Quesnay en affirmant la productivité des différentes industries, il n’a pas caché ses préférences pour l’agriculture. Aussi sa conclusion se rapproche de celle du système qu’il vient de réfuter. « Aucun capital, dit-il[116] à somme égale, ne met en activité plus de travail productif que celui du fermier. Ce sont non seulement ses valets de ferme, mais ses bestiaux de labour et de charroi qui sont autant d’ouvriers . productifs. D’ailleurs, dans la culture de la terre, la nature travaille conjointement avec l’homme ; et, quoique son travail ne coûte aucune dépense, ce qu’elle produit n’en a pas moins sa valeur, aussi bien que ce que produisent les ouvriers les plus chers. Les opérations les plus importantes de l’agriculture semblent moins avoir pour objet d’accroître la fertilité de la nature (quoiqu’elles y parviennent aussi) que de diriger cette fertilité vers la production des plantes les plus utiles. Un champ couvert de ronces et de bruyères produit souvent une aussi grande quantité de végétaux que la vigne ou la pièce de blé la mieux cultivée. Le cultivateur qui plante et qui sème excite souvent moins l’active fécondité de la nature, qu’il ne la détermine vers un objet, et, après qu’il a terminé tous ses travaux, c’est à elle que la plus grande partie de l’ouvrage reste à faire. Ainsi les hommes et les bestiaux employés aux travaux de la culture, non seulement, comme les ouvriers des manufactures, donnent lieu à la reproduction d’une valeur égale à leur consommation ou au capital qui les emploie, en y joignant de plus les profits des capitalistes, mais ils produisent encore une bien grande valeur. Outre le capital du fermier et tous ses profits, ils donnent lieu à la reproduction régulière d’une rente pour le propriétaire. On peut considérer cette rente comme le produit de cette puissance de la nature dont le propriétaire prête l’usage au fermier. Ce produit est plus ou moins grand, selon qu’on suppose à cette puissance plus ou moins d’étendue, ou, en d’autres termes, selon qu’on suppose à la terre plus ou moins de fertilité naturelle ou artificielle. C’est l’œuvre de la nature qui reste, après qu’on a fait la déduction ou la balance de tout ce qu’on peut regarder comme l’œuvre de l’homme. Ce reste fait rarement moins du quart, et souvent plus du tiers du produit total. Jamais une pareille quantité de travail productif employée en manufacture ne peut occasionner une aussi riche reproduction. Dans celle-ci, la nature ne fait rien, la main de l’homme fait tout, et, la reproduction doit toujours être nécessairement en raison de la puissance de l’agent. Ainsi, non seulement le capital employé à la culture de la terre met en activité une plus grande quantité de travail productif que tout autre capital employé en manufacture, mais encore, à proportion de la quantité de travail productif qu’il emploie, il ajoute une beaucoup plus grande valeur au produit annuel des terres et du travail du pays, à la richesse et au revenu réel de ses habitants. De toutes les manières dont un capital puisse être employé, c’est sans comparaison la plus avantageuse à la société. »


Cette partie de la doctrine de Smith est absolument erronée. Ce n’est pas seulement dans le travail agricole que la nature travaille conjointement avec l’homme : l’air et l’eau sont les auxiliaires puissants d’un grand nombre de manufactures ; les voies naturelles de communication ont seules rendu possibles les progrès du commerce, et partout les agents physiques viennent seconder l’homme dans l’œuvre de la production. En quoi consiste d’ailleurs le travail ? Dans le rapprochement raisonné de deux objets : l’action de l’homme se borne à ce rapprochement, et la nature agit seule ensuite. Smith a parfaitement saisi ce rôle tout puissant de la nature dans la production agricole, mais il n’a pas poussé assez loin l’analyse en ce qui concerne les autres industries, car il aurait reconnu que, sous une forme un peu plus complexe, le mode de production est toujours le même et que le rôle de l’intelligence humaine servie par les muscles se borne au mouvement. « Dans la production matérielle, a dit fort justement M. Baudrillart[117], qu’est-ce que l’homme apporte ? En dernière analyse, il n’apporte qu’une chose, le mouvement. Il ne fait rien que de mouvoir un corps vers un autre. Il meut une graine vers le sol, et les forces naturelles de la végétation produisent nécessairement une racine, un tronc, des fleurs, des fruits. Il meut une hache vers un arbre, et l’arbre tombe par la force de la gravitation. Il meut une étincelle vers le combustible, et celui-ci s’allume, fond ou amollit le fer, cuit les aliments, etc. Quand je verse un alcali sur un acide, à coup sûr je ne suis pas le véritable auteur du phénomène qui en résulte : tout ce que je fais, c’est de rapprocher deux substances. Entrez dans une manufacture, dans l’atelier le plus compliqué, vous verrez qu’en dernier résultat le travailleur le plus ignorant, comme le mécanicien le plus habile, n’a fait autre chose que de créer du mouvement, d’opérer certains rapprochements et de laisser ensuite agir les propriétés de la matière. »

C’est cette généralisation que n’avaient faite ni Smith ni Condillac, et c’est à cause de cette vue incomplète que chacun d’eux a été conduit à des conséquences erronées, quoique différant suivant les tendances particulières et les préférences intimes de l’un et de l’autre philosophes. Adam Smith aimait naturellement l’agriculture ; il avait été élevé dans la campagne, au milieu d’une population agricole assez éclairée, dans une contrée où la fertilité du sol donnait aux habitants une modeste aisance. De plus, il affectionnait, par tempérament, le calme et la tranquillité de la vie des champs, l’indépendance qu’elle procure ; il appréciait la saine morale et le gros bon sens de ces populations rurales dans lesquelles il voyait une force pour la nation et un gage de stabilité pour les institutions politiques. Enfin, ses relations avec lord Kames, le célèbre agronome, ses rapports mêmes avec les économistes avaient accru encore sa sympathie pour l’industrie agricole, et Il manifeste à chaque occasion, dans le cours de ses Recherches, une partialité bien visible à son égard.


Après l’agriculture, c’est la production manufacturière qui a, selon lui, les plus heureux effets sur la richesse d’une nation ; puis vient le commerce en gros, enfin le commerce de détail. Il subdivise même le commerce en gros en trois branches, comparant l’utilité de chacune d’elles au point de vue de l’essor et de l’encouragement donnés au travail national et à l’augmentation des richesses.

Il distingue ainsi :

1° Le commerce intérieur, dont la fonction est d’acheter dans un endroit du pays pour revendre dans un autre endroit du même pays, les produits de l’industrie nationale ;

2° Le commerce étranger de consommation, que nous appelons de nos jours le commerce d’importation et qui a pour objet l’achat de matières étrangères pour la consommation intérieure ;

3° Le commerce de transport, qui a pour objet l’échange entre deux pays étrangers et qui transporte dans chacun d’eux le superflu de l’autre.

Mais, bien qu’en théorie, il trouve là une production de beaucoup inférieure à celle de l’agriculture, il constate cependant qu’en fait, les profits de la culture n’ont en réalité aucune supériorité sur ceux des autres emplois des capitaux. Aussi il entreprend de rechercher, à travers les siècles, par quelle suite de circonstances cet ordre naturel s’est interverti, et il consacre à cette étude de longues et intéressantes pages qui auraient fait le meilleur effet dans son Histoire de la Civilisation : c’est l’objet du troisième livre tout entier.


Il expose d’abord les phénomènes qui auraient dû se produire sous un régime d’entière liberté. La subsistance étant, dit-il[118], dans la nature des choses, un besoin antérieur à ceux de commodité et de luxe, l’industrie qui fournit au premier de ces besoins doit nécessairement précéder celle qui s’occupe de satisfaire les autres. Par conséquent, la culture et l’amélioration de la campagne qui fournit la subsistance, doivent nécessairement être antérieures aux progrès de la ville qui ne fournit que les choses de luxe et de commodité. En outre, c’est seulement le surplus du produit de la campagne, c’est-à-dire l’excédent de la subsistance des travailleurs, qui constitue la subsistance de la ville, et celle-ci ne doit, en conséquence, se peupler qu’autant que ce surplus de produit vient à grossir. Enfin, cet ordre de choses est fortifié encore par le penchant naturel des hommes, qui, à égalité de profits, préfèrent employer leurs capitaux à la culture des terres, et si ce penchant n’avait jamais été contrarié par les institutions positives, nulle part les villes ne se seraient accrues au delà de la population que pouvait soutenir l’état de culture et d’amélioration du territoire dans lequel elles étaient situées, au moins jusqu’à ce que la totalité de ce territoire eût été pleinement cultivée et améliorée. — Or, il n’en a pas été ainsi, et Smith trouve dans l’histoire les causes de cette anomalie. Il examine en effet comment l’agriculture fut découragée, puis sous quelles influences les villes se développèrent, et il montre enfin comment ce fut la prospérité même de l’industrie manufacturière qui réagit sur l’industrie agricole, alors que, par l’effet naturel des lois économiques, c’est la prospérité de la culture qui aurait dû provoquer le développement des manufactures et du commerce.

Cette partie des Recherches est fort intéressante et témoigne d’un véritable esprit philosophique comme de grandes connaissances techniques. L’auteur attribue la perturbation qu’il signale à trois sortes de causes 1° à la constitution des grands domaines formés lors de l’invasion des barbares et maintenus par les lois de primogéniture et les substitutions ; 2° aux modes de tenure des terres ; 3° à l’action des gouvernements qui ont cherché à favoriser l’industrie, au moyen de tout un ensemble de réglementations qu’il a condamnées sous le nom de système mercantile.

Il n’est pas partisan des trop grands domaines, et s’il admet que des considérations puissantes aient pu militer, au point de vue politique, en faveur de cette concentration des terres, à un moment où la propriété était exposée de toute part aux ravages et aux incursions des voisins, il déplore vivement, au point de vue économique, la prolongation de cet état de choses après la disparition des circonstances qui l’avaient fait naître. Il considère en effet que le grand propriétaire se montre généralement peu disposé aux améliorations, tandis que le petit cultivateur, au contraire, est, de tous ceux qui font valoir, celui qui apporte le plus d’intelligence dans son exploitation et qui obtient les meilleurs résultats, car il connaît tous les recoins de son petit territoire, il les surveille avec cette attention soigneuse qu’inspire la petite propriété, il se plaît à cultiver sa terre, et même à l’embellir.

Ce n’est pas à dire, cependant, qu’il condamne absolument les grands domaines, quels qu’ils soient. Assurément la grande propriété n’est pas un mal en elle-même lorsqu’elle est le résultat de la liberté des transactions, parce que l’effet de la liberté est toujours, à la longue, de faire passer les terres des mains des inhabiles ou des négligents dans les mains des plus capables ; mais il n’en était pas ainsi sous le régime des substitutions et des lois de primogéniture qui empêchaient l’aliénation et le morcellement des héritages.

De plus, il estime que les systèmes d’amodiation de ces grandes propriétés étaient également funestes au développement de l’agriculture. Ce fut d’abord par des serfs attachés à la glèbe, que les seigneurs firent cultiver leurs vastes domaines, mais ces serfs n’avaient aucun avantage à accroître la production et n’étaient stimulés à aucun degré par l’intérêt, personnel ; ils travaillaient donc mal et la culture périclitait. Par la suppression du servage, un progrès fut cependant réalisé : les anciens serfs, restés sur les domaines, furent intéressés à l’augmentation du revenu et partagèrent le produit brut avec leurs maîtres. Ce fut là l’origine du métayage, mais le métayage était encore, selon Smith, un mode bien imparfait de tenure des terres. Par la forme même dans laquelle s’effectue le partage du revenu territorial entre le propriétaire et le métayer, il a un vice inhérent à sa nature, c’est d’empêcher la culture intensive, car le métayer, qui a droit à une portion fixe du produit brut, ne cherche pas à tirer de son champ le plus possible, mais à accroître seulement le rapport entre le produit brut et les frais de production.

M. H. Passy, dans l’article Agriculture du Dictionnaire de l’Économie politique, l’a prouvé depuis lors mathématiquement, et nous ne pouvons mieux faire que de citer cette démonstration qui vient, rendre manifeste l’exactitude des observations du maître : « Le métayage, dit H. Passy, a un vice radical, dès longtemps aperçu par Adam Smith : c’est la forme dans laquelle s’effectue le partage du revenu territorial. En attribuant au propriétaire pour prix de loyer une proportion fixe du produit brut de l’exploitation, il exclut des cultures les végétaux qui réclament les plus grands frais de production ou ne leur y laisse pas une place suffisante, et par là il arrête, les progrès de l’art et de la richesse agricoles… La raison en est simple. Le métayer paie en nature : ce qu’il doit, c’est une certaine proportion du produit brut obtenu, et dès lors il a un intérêt constant à consulter, dans le choix des récoltes, non pas ce qu’elles peuvent laisser par hectare, les dépenses de culture recouvrées, mais le rapport établi entre le montant des frais de production et la valeur totale des récoltes. Pour lui, les meilleures cultures sont celles qui demandent peu d’avances, les plus mauvaises sont celles qui en demandent beaucoup, quel que puisse être le chiffre de l’excédent réalisé. Supposez, par exemple, un lieu où l’hectare cultivé en seigle exige 45 francs de frais de production pour rendre 120 francs, et où le même hectare, cultivé en froment, exige 120 francs de frais pour rapporter 250 francs : un fermier n’hésitera pas à préférer la culture du blé. C’est en numéraire qu’il solde son fermage, et une culture qui lui rendra net 130 francs vaudra pour lui beaucoup mieux qu’une culture qui, à superficie égale, ne lui en rendrait que 75. Un métayer sera contraint de calculer tout autrement. L’hectare en seigle, pour 45 francs, en donne 120, et la moitié de la récolte lui demeurant, c’est 15 francs qu’il aura de bénéfice ; l’hectare en blé au contraire, coûtant 120 francs pour en produire 250, ne lui laissera, vu ses avances, pour sa moitié qui montera à 125 francs, que 5 francs de rétribution : c’est pour la culture du seigle qu’il optera. À plus forte raison le métayer s’abstiendra-t-il de porter son travail sur les plantes qui, comme le lin, le chanvre, le colza, coûtent en frais de culture au-delà de la moitié de la valeur du produit obtenu. Vainement ces plantes, à superficie pareille, donnent-elles les plus beaux résultats, il ne lui resterait rien aux mains, le partage achevé avec le propriétaire, et, s’il les faisait entrer dans ses cultures, des pertes irrémédiables viendraient châtier son imprévoyance. »

Il y a donc incompatibilité entre le métayage et la culture intensive, car, pour que le métayage fût juste et rémunérateur à l’égard de celui qui cultive, il nécessiterait un partage inégal au profit de ceux des métayers qui ont plus de peine et qui font des avances plus considérables. Aussi ces sortes de contrats avaient une tendance bien manifeste à appauvrir la terre : c’est ce qui força les propriétaires à y renoncer et à permettre à la culture un nouveau progrès par l’introduction du fermage. C’est, en effet, le fermage qui est, pour Adam Smith, le mode le plus économique de tenure des terres, et l’auteur affirme que si on l’avait largement pratiqué, il aurait pu remédier en partie aux vices de l’extension des domaines. Mais les propriétaires ne voulaient pas conclure des baux assez longs et donner ainsi à leurs fermiers la sécurité nécessaire pour faire eux-mêmes les améliorations ; quant aux gouvernements, au lieu de favoriser la culture dont le développement devait leur profiter, ils l’accablaient de taxes et de redevances de toute espèce qui en comprimaient l’essor.

Enfin on découragea même l’agriculture, de parti-pris, pour ainsi dire, dans le dessein de favoriser l’industrie et le commerce, et on imagina tout un ensemble de mesures destinées à détourner les capitaux de ce genre d’emploi vers lequel ils se dirigeaient naturellement. C’est à l’étude de cette réglementation qui constitue le système mercantile, que le célèbre philosophe a consacré la plus grande partie de son livre, et nous nous réservons de nous y arrêter longuement dans les pages qui vont suivre, en étudiant la doctrine des Recherches sur la circulation des richesses.


DEUXIÈME SECTION.


Circulation des richesses.


Les doctrines d’Adam Smith sur la circulation des richesses sont disséminées dans tout le cours de ses Recherches, et l’ordre dans lequel il les a exposées, quoique moins scientifique peut-être, est beaucoup plus conforme en réalité à la nature des choses que les divisions abstraites que nous avons cru devoir adopter pour exposer sans longueurs et discuter sommairement les diverses théories contenues dans cet important ouvrage. Tout ce qu’on a dit en effet de la production suppose des échanges, échanges de matières ou échanges de services, et le principe de la division du travail, par exemple, qu’on examine dès la première page de tout traité d’économie politique, trouve son origine et son utilité dans les échanges incessants qui ont lieu entre les individus. Nous avons tenu néanmoins à établir un groupement particulier, afin d’être aussi bref que possible : ce sera notre excuse.


Le point de départ de toute étude de la circulation doit être une bonne définition de la valeur. En effet, l’échange s’exerce sur celles des utilités qui existent en quantité limitée et qui sont susceptibles d’être appropriées ; ces richesses sont les seules qui soient des valeurs.

Il ne faut donc pas confondre ce qu’on appelle la valeur en usage avec la valeur en échange ou valeur proprement dite. Le premier de ces termes s’applique à la simple utilité et indique le rapport existant entre les choses et nos besoins ; le second désigne le rapport qui existe entre les richesses elles-mêmes s’échangeant les unes contre les autres. Cette distinction préalable des deux sens du mot valeur a été très heureuse, parce qu’elle a évité bien des confusions. Or c’est à Adam Smith qu’on la doit et si le célèbre économiste ne lui a pas donné immédiatement toute la rigueur désirable, il a eu au moins le mérite de définir nettement ces deux significations du même mot et de doter la science de deux termes différents que les économistes modernes se sont depuis lors accordés à maintenir. « Il faut observer, dit-il[119], que le mot valeur a deux significations différentes ; quelquefois il signifie l’utilité d’un objet particulier, et quelquefois il signifie la faculté que donne la possession de cet objet d’acheter d’autres marchandises. On peut appeler l’une valeur en usage, et l’autre, valeur en échange. Des choses qui ont la plus grande valeur en usage n’ont souvent que peu ou point de valeur en échange ; et au contraire, celles qui ont la plus grande valeur en échange, n’ont souvent que peu ou point de valeur en usage. Il n’y a rien de plus, utile que l’eau, mais elle ne peut presque rien acheter ; à peine y a-t-il moyen de rien avoir en échange. Un diamant, au contraire, n’a presque aucune valeur quant à l’usage, mais on trouvera fréquemment à l’échanger contre une très grande quantité d’autres marchandises. »

Adam Smith a, par là même, éclairé d’un jour tout nouveau les lois de la circulation. Mais sa théorie de la valeur n’en est pas moins empreinte d’une certaine obscurité, et il s’en est d’ailleurs parfaitement rendu compte. « Je tâcherai de traiter, dit-il, ces trois points avec toute l’étendue et la clarté possibles, dans les trois chapitres suivants pour lesquels je demande bien instamment la patience et l’attention du lecteur : sa patience, pour me suivre dans des détails qui, en quelques endroits, lui paraîtront peut-être ennuyeux ; et son attention, pour comprendre ce qui semblera peut-être quelque peu obscur, malgré tous les efforts que je ferai pour être intelligible. Je courrai volontiers le risque d’être trop long, pour chercher à me rendre clair ; et, après que j’aurai pris toute la peine dont je suis capable pour répandre de la clarté sur un sujet qui, par sa nature, est aussi abstrait, je ne serai pas encore sûr qu’il n’y reste quelque obscurité. » Smith a été long, en effet, mais il n’a pu être clair, et, malgré les qualités remarquables et les observations ingénieuses que dénote cette étude, on n’y retrouve pas ce mode d’exposition lumineuse des phénomènes et des causes qu’on a pu apprécier par exemple, dans son chapitre sur la division du travail.

C’est que le célèbre économiste est parti, en réalité, d’une fausse conception de la valeur, car, après avoir établi avec raison que le travail en est l’origine et le principe, il a voulu démontrer en outre qu’il en est également la mesure rigoureuse. « La valeur d’une denrée quelconque, dit-il en effet[120], pour celui qui la possède et qui n’entend pas en user ou la consommer lui-même, mais qui a l’intention de l’échanger pour autre chose, est égale à la quantité de travail que cette denrée le met en état d’acheter ou de commander. Le travail est donc la mesure réelle de la valeur échangeable de toute marchandise. » Et plus loin : « Le travail est la seule mesure universelle, aussi bien que la seule exacte, des valeurs, le seul étalon qui puisse nous servir à comparer les valeurs de différentes marchandises à toutes les époques et dans tous les lieux[121]. »

Cette théorie a été chaudement défendue par Germain Garnier, mais elle n’en est pas moins erronée. Elle repose, il est vrai, sur une observation juste, à savoir que la valeur a son principe dans le travail, dans l’action de l’homme sur les choses ; il est également exact que la valeur de chaque marchandise est limitée par le travail que l’acquéreur devrait effectuer lui-même pour la produire ou pour l’obtenir par un autre échange ; mais il ne résulte nullement de là que le travail soit, comme le prétend l’auteur, la mesure réelle de toute marchandise, l’étalon des valeurs, la commune mesure de la valeur des produits dans tous les temps et dans tous les lieux. Il ne peut pas y avoir de mesure invariable des valeurs, pas plus le blé proposé par J.-B. Say, que le travail préconisé par Adam Smith. La mesure des valeurs, en effet, ne pourrait être qu’une unité de même nature, c’est-à-dire une valeur ; or, toute valeur est mobile par définition, puisqu’elle consiste dans un rapport entre deux objets ; elle ne peut donc être une mesure fixe. D’ailleurs, à aucun égard, le travail de l’homme ne peut être considéré comme un fait invariable : la force physique varie suivant les individus, et surtout suivant la race, les professions, les modes d’alimentation ; l’adresse professionnelle, qui dirige la force physique, varie encore davantage, et les instruments qui donnent au travail toute sa puissance, sont aussi bien différents selon les lieux et les époques. Il n’en est pas de deux hommes comme de deux machines qui peuvent fournir exactement le même produit dans le même laps de temps, et on aura beau choisir avec soin deux individus, ils n’auront pas tous deux identiquement la même force musculaire, la même dextérité ; leur produit ne sera donc pas le même, alors qu’ils feraient un effort égal.

Mais c’est au point de vue de l’invariabilité du sacrifice que se sont placés les défenseurs de la doctrine de Smith. « Le salaire d’un ouvrier dans l’Inde, dit Germain Garnier dans la Préface de sa traduction des Recherches, n’est peut-être qu’un cinquième de ce que reçoit un ouvrier à Paris pour la même quantité de travail ; cependant l’Indien comme le Parisien ont fourni, dans l’espace d’une journée, la même quantité de leur temps, de leur force, de leur repos et de leur liberté. Le travail est beaucoup plus productif dans une société civilisée et industrieuse que dans une société naissante et peu avancée, c’est-à-dire que dans la première de ces sociétés, celui qui emploie l’ouvrier et qui paie son travail en retire des produits plus abondants et d’une plus grande valeur ; mais, dans ces deux états de la société, ce que donne l’ouvrier est toujours, quant à lui, la même valeur ; c’est toujours un sacrifice pareil de son temps et de sa liberté ; c’est toujours l’emploi de sa force à l’ouvrage quelconque qui lui a été commandé. — C’est là un aspect moral tout autre assurément que celui que l’auteur a dû envisager ici. Quoi qu’il en soit, il n’en résulte nullement que ces deux hommes, qui ont donné le même effort, aient produit la même valeur.

Pour nous, il n’existe pas de commune mesure des valeurs ; si la valeur se règle sur les frais de production, c’est néanmoins la loi de l’offre et de la demande qui seule la détermine. Dans l’offre, il ne faut pas même se contenter de comprendre la quantité de marchandises qui se trouve sur le marché, il est nécessaire de faire entrer aussi en ligne de compte l’intensité du désir que le vendeur a de se débarrasser de son produit, ses embarras financiers, ses inquiétudes pour l’avenir. Et de même, dans la demande, il faut comprendre non seulement la quantité de marchandises demandée, mais encore l’intensité du désir, qu’en ont les acheteurs. Cette influence des éléments moraux ne doit pas être négligée ; elle a une importance considérable dans la spéculation, et c’est elle seule qui peut expliquer pourquoi, dans les mauvaises années, le prix du blé augmente beaucoup plus que ne paraît le comporter la faiblesse de l’écart entre la quantité produite et la quantité nécessaire : c’est que, comme il n’y a pas un approvisionnement suffisant, chacun se précipite au marché et consent ainsi à passer par les exigences des vendeurs, dans la crainte de manquer de la denrée dont il a besoin.

Smith, d’ailleurs, a compris lui-même l’inexactitude de sa théorie en constatant son impuissance à déduire les phénomènes de la circulation, et il a dû faire des réserves qui en atténuent considérablement la portée. « Quoique le travail, dit-il[122], soit la mesure réelle de la valeur échangeable de toutes les marchandises, ce n’est pourtant pas celle qui sert communément à apprécier cette valeur. Il est souvent difficile de fixer la proportion entre deux quantités de travail. Cette proportion, ne se détermine pas toujours seulement par le temps qu’on a mis à deux différentes sortes d’ouvrages, il faut aussi tenir compte des différents degrés de fatigue qu’on a endurés et de l’habileté qu’il a fallu déployer. Il peut y avoir plus de travail dans une heure d’ouvrage que dans deux heures de besogne aisée, ou dans une heure d’application à un métier qui a coûté dix années de travail à apprendre, que dans un mois d’occupation d’un genre ordinaire et à laquelle tout le monde est propre. Or, il n’est pas aisé de trouver une mesure exacte applicable au travail ou au talent. Dans le fait, on tient pourtant compte de l’un et de l’autre quand on échange entre elles les productions de deux différents genres de travail. Toutefois, ce compte-là n’est réglé sur aucune balance exacte ; c’est en marchandant et en débattant les prix du marché qu’il s’établit, d’après cette grosse équité qui, sans être fort exacte, l’est bien assez pour le train des affaires communes de la vie. »

Smith a donc été forcé de reconnaître, en fait, la loi de l’offre et de la demande comme régulatrice de la valeur : cette conclusion pratique était fatale. Il n’y a pas, en effet, de valeur absolue ; la valeur consiste, suivant la remarquable formule de Bastiat, dans le rapport de deux services échangés, et un rapport est essentiellement relatif. Mais il ne s’ensuit nullement que les fluctuations de la valeur n’aient aucune limite : la loi de l’offre et de la demande est elle-même dominée par une autre loi supérieure qui borne l’étendue de ces variations et les maintient autour d’un point central représentant le travail dépensé pour la production des marchandises. Aussi nous ne pouvons qu’admirer, sans réserve, les pages remarquables où l’auteur a mis cette loi en lumière dans son intéressante étude sur le prix des marchandises.


Le prix est l’expression de la valeur d’une marchandise lorsque la monnaie sert de terme de comparaison Le prix actuel, auquel la marchandise se vend communément est, selon Smith, ce qu’on appelle son prix de marché ; il est déterminé par l’offre et la demande effectives, et, par suite, éminemment variable suivant l’état de la place ; il gravite ainsi autour d’un point central dont il ne peut s’écarter longtemps et qui constitue le prix naturel.

« Lorsque le prix d’une marchandise, dit le célèbre économiste[123], n’est ni plus, ni moins que ce qu’il faut pour payer, suivant leurs taux naturels, et le fermage de la terre, et les salaires du travail, et les profits du capital employé à produire, cette denrée, la préparer et la conduire au marché, alors cette marchandise est vendue ce que l’on peut appeler son prix naturel… Différentes circonstances accidentelles peuvent quelquefois tenir les prix de marché un certain temps élevés, au-dessus du prix naturel, et quelquefois les forcer à descendre un peu au-dessous de ce prix. Mais quels que soient les obstacles, qui les empêchent de se fixer dans ce centre de repos et de permanence, ils ne tendent pas moins constamment vers lui. »

Cette observation est fort exacte et très bien présentée, et c’est elle qui a donné à Stuart Mill l’idée de sa comparaison ingénieuse des oscillations de la valeur courante aux agitations des flots : « L’Océan tend partout à prendre son niveau, mais jamais il ne le garde exactement ; sa surface est toujours ridée par les vagues et souvent remuée par les tempêtes. Seulement il n’est aucun point en pleine mer qui soit plus élevé que le point qui le touche ; chaque point s’élève et s’abaisse alternativement, mais la mer garde son niveau. »

Smith considère en effet, comme Stuart Mill, que ces fluctuations sont, en général, de courte durée. Mais, après avoir posé ce principe, il s’empresse néanmoins de faire des réserves et il signale toute une série de causes qui, à l’égard de diverses marchandises, parviennent à tenir longtemps le prix du marché au-dessus du prix naturel. Il y a des causes accidentelles, comme les secrets de fabrique, qui, permettant à l’industriel de diminuer ses frais, le font bénéficier, au moins pendant un certain temps, de tout le montant de cette réduction, puisque le prix de revient de ses concurrents continue à être le régulateur du marché. Il y a aussi des causes naturelles : diverses productions agricoles, par exemple, exigent un sol particulier ou une exposition spéciale, comme il arrive pour certains vignobles de la Bourgogne et du Bordelais, et il en résulte parfois que les terres de cette nature ne suffisent pas pour répondre à la demande effective. Enfin, il en est de même des monopoles artificiels établis par l’arbitraire du législateur, attendu que les individus ou les compagnies de commerce, qui en sont investis, tiennent le marché mal approvisionné et ne répondent jamais pleinement à la demande, pour arriver ainsi à vendre leurs marchandises fort au-dessus du prix naturel : tel était l’effet des privilèges exclusifs des corporations, des statuts d’apprentissage et de tous ces règlements multiples qui, au temps de Smith, restreignaient la concurrence à un petit nombre de producteurs.

Toutefois ces exceptions n’infirment nullement le principe, et, en règle générale, le prix du marché ne peut s’éloigner sensiblement du prix naturel sans provoquer une réaction. Si le prix courant d’une marchandise reste trop longtemps au-dessous de ce prix naturel, les producteurs, vendant à perte, retireront de ce genre d’emploi soit une partie de leurs terres, soit une partie de leur capital ou de leur travail ; si, au contraire, il reste au dessus, si ce genre d’emploi présente des avantages, les capitaux afflueront bien vite, et, dans les deux cas, l’équilibre sera rétabli. Dans la réalité, il est vrai, cette réaction ne se produira pas immédiatement, car bien des causes s’opposent à un rapide déplacement des capitaux et du travail, et surtout à un brusque changement dans la destination des terres ; mais, lorsque l’écart persiste, cet effet n’en est pas moins fatal et Smith a eu le mérite de le démontrer clairement.


Nous venons de préjuger la question de la monnaie dans cette étude des prix : il est temps maintenant de faire connaître la doctrine des Recherches sur cet important sujet.

Smith a esquissé d’une façon fort intéressante les origines de la monnaie. Dès que la division du travail, qui apparaît au début de toute civilisation, eût changé les conditions de la production, chaque individu ne produisit plus qu’une très-petite partie des objets nécessaires à ses besoins et il n’obtint le reste que par échange du surplus de ses produits contre le surplus des produits des autres. Le troc en nature ne pouvait donc subsister : il eût donné lieu, dans la pratique, à des difficultés de tous les instants, à des impossibilités même, en forçant chaque producteur à rechercher un autre producteur qui pût lui fournir la denrée nécessaire à sa consommation et qui eût précisément besoin au même moment de la denrée qu’il avait à offrir en paiement. Tout homme prévoyant dut donc naturellement chercher à être pourvu, dans tous les temps, en outre du produit de sa propre industrie, d’une certaine quantité de marchandise qui fût de nature à convenir à beaucoup de monde et au moyen de laquelle il fût assuré de se procurer les choses qui deviendraient nécessaires. Cette marchandise fut, suivant les pays, le bétail, le sel, la morue sèche, le tabac, le sucre ; mais ce furent l’or et l’argent qu’on choisît généralement pour cet usage, parce qu’ils sont très homogènes, identiques à eux-mêmes, à peu près inaltérables, facilement divisibles et peu susceptibles de déchet, qu’ils sont très portatifs, qu’ils ont une grande valeur intrinsèque sous un faible volume, et surtout parce que leur valeur est peu sujette à des variations subites. Bientôt même, pour éviter de peser, lors de chaque échange, les métaux donnés comme prix, et surtout pour ne pas avoir à les éprouver, ce qui était une opération fort difficile, on en arriva à l’institution du coin, dont l’empreinte, couvrant entièrement les deux côtés de la pièce et quelquefois aussi la tranche, certifia non seulement le titre, mais encore le poids du métal.

C’est ainsi que Smith expose l’origine de la monnaie, et, par cet historique même, il réduit à néant le système mercantile qui considère que toute la richesse consiste dans le numéraire, en même temps que les théories de ceux qui, tombant dans l’excès opposé, ne veulent voir dans les espèces métalliques qu’un pur signe. — Comme l’a fort bien démontré le célèbre économiste, les métaux précieux sont une marchandise comme les autres, qui a été choisie comme instrument général des échanges à cause de ses qualités particulières, mais qui n’en est pas moins soumise aux lois qui régissent l’échange : ce n’est pas seulement une mesure de la valeur de la marchandise échangée, c’en est encore un équivalent réel. La seule monnaie qui ne possède pas sa valeur en elle-même est le billon, employé pour les paiements minimes parce qu’on n’a pu trouver une denrée qui, sous un faible volume, ait une valeur intrinsèque égale à la valeur nominale qu’on voulait lui donner ; et d’ailleurs, cette exception même a peu d’importance, car il ne s’agit que d’une monnaie d’appoint dont les débiteurs ne peuvent généraliser l’usage. — D’autre part, si la monnaie est une marchandise, elle n’est pas la seule marchandise qui possède une valeur ; elle sert à comparer la valeur des diverses denrées, elle ne la constitue pas, et l’auteur a montré comment la valeur existe indépendamment de toute monnaie servant à l’exprimer.

En ce qui concerne l’intervention de l’État dans la fabrication de la monnaie, le Dr Smith constate que l’ingérence du souverain dans la frappe a servi généralement de prétexte à des altérations des métaux ; il s’indigne en signalant la cupidité et l’injustice des gouvernements qui, abusant de la confiance des sujets, ont réduit la quantité de métal des monnaies pour masquer une banqueroute à l’égard de leurs propres créanciers, sans même se préoccuper des perturbations apportées dans la richesse publique par une aussi inique mesure qui permettait aux débiteurs d’acquitter leurs dettes en monnaie amoindrie. Néanmoins ces abus funestes et trop fréquents dans l’histoire des nations, ne l’ont nullement empêché de reconnaître la légitimité et la nécessité même de l’intervention de l’État dans la frappe des monnaies, et il aurait vivement combattu ceux qui, de nos, jours, ont voulu livrer cette fabrication sans contrôle au libre jeu de la concurrence, sous le prétexte d’obtenir des monnaies mieux faites ou à meilleur marché : pour que la monnaie soit un instrument commode, il ne faut pas que sa valeur puisse être mise en doute et qu’à chaque transaction il faille avoir la balance et la pierre de touche à la main.

Smith a reconnu encore un autre rôle à l’État en ce qui concerne la monnaie : c’est de choisir celui des deux métaux précieux qui doit servir d’étalon dans les échanges, puis de déterminer le rapport légal qui doit lier ce métal à l’autre. « Je pense, dit-il[124], que, dans tous les pays, les offres légales de payement ne purent être faites, à l’origine, que dans la monnaie seulement du métal adopté particulièrement pour signe ou mesure des valeurs. En Angleterre, l’or ne fut pas regardé comme monnaie légale, même longtemps après qu’on y eut frappé des monnaies d’or. Aucune loi ou proclamation publique n’y fixait la proportion entre l’or et l’argent ; on laissait au marché à la déterminer. Si un débiteur faisait ses offres en or, le créancier avait le droit de les refuser tout à fait, ou bien de les accepter d’après une évaluation de l’or faite à l’amiable entre lui et son débiteur… Dans cet état de choses, la distinction entre le métal qui était réputé signe légal des valeurs et celui qui n’était pas réputé tel, était quelque chose de plus qu’une distinction nominale. — Dans la suite des temps, et lorsque le peuple se fût familiarisé par degrés avec l’usage des monnaies de différents métaux et que, par conséquent, il connût mieux le rapport existant entre leur valeur respective, la plupart des nations, je pense, ont jugé convenable de fixer authentiquement le rapport de cette valeur et de déclarer, par un acte public de la loi, qu’une guinée, par exemple, de tel poids et à tel titre, s’échangerait contre 21 schellings ou bien serait une offre valable pour une dette de cette somme. Dans cet état de choses, et tant que dure le rapport établi de cette manière, la distinction entre le métal signe légal et le métal qui ne l’est pas n’est plus guère qu’une distinction nominale. »

Toutefois le Dr Smith n’est pas très net sur cette question monétaire qui partage d’ailleurs de nos jours les meilleurs économistes, et, après avoir étudié avec tant de soin, dans cet ouvrage même, les variations diverses de la valeur de l’or et de l’argent aux différents siècles, il n’a pas fait sentir assez clairement les inconvénients d’un rapport fixe invariable entre les deux instruments de l’échange. Il a reconnu cependant qu’il serait nécessaire « de faire quelque changement au rapport actuellement établi entre ces deux métaux », mais il n’a appuyé, pour ainsi dire, sur aucun argument doctrinal la nécessité de cette réforme. On est même forcé de remarquer qu’il n’a pas saisi les véritables effets d’une pareille institution, lorsqu’il affirme que, « dans la réalité, tant que dure le rapport légalement établi entre la valeur respective des différents métaux monnayés, la valeur du plus précieux de ces métaux règle la valeur de la totalité de la monnaie. » Cette observation n’est pas exacte. Sous ce régime, en effet, la valeur de l’argent ne se règle pas sur celle de l’or, mais le rapport devient purement fictif : tous les débiteurs payant avec le métal le moins cher, quel qu’il soit, l’autre métal se trouve ainsi chassé de la circulation pour être exporté avec bénéfice, et l’État est, alors conduit à prendre des mesures exceptionnelles pour entraver ce drainage. C’est ce que Smith n’a pas signalé : cependant l’effet ne lui a pas échappé, mais, malgré sa perspicacité habituelle, il n’a pas su le rapporter à sa véritable cause, qui est le rapport invariable établi entre les deux métaux.


Smith avait suivi pourtant d’une façon fort remarquable l’histoire des variations de la valeur de l’argent aux quatre derniers siècles, dans une digression célèbre qui est venue malheureusement se placer au milieu d’une discussion délicate sur la rente de la terre. Il en a donné une étude très intéressante, bien que, depuis lors, elle ait été distancée de beaucoup par les travaux de lord Liverpool, Humboldt et Michel Chevallier : elle constituait pour l’époque un essai fort curieux, très apprécié pour la largeur des aperçus et l’abondance des détails.

Le célèbre économiste ramenait à trois cas les diverses combinaisons de circonstances qui influent sur la valeur de l’argent : 1° si la richesse générale augmente sans un accroissement simultané de la production du métal, la valeur de l’argent augmente parce que la demande s’accroît ; 2° si l’accroissement de la richesse et, par suite, de la demande, n’est pas plus rapide que l’accroissement de la production du métal, la valeur de l’argent reste stationnaire ; 3° enfin, si l’approvisionnement vient à s’accroître par suite de quelque événement imprévu et pendant plusieurs années de suite dans une proportion beaucoup plus forte que la richesse et la demande, le métal se déprécie et le prix des subsistances hausse d’autant. Tels sont les motifs généraux des variations de la valeur de l’argent, car cette valeur est soumise, comme toute autre marchandise, à la grande loi de l’offre et de la demande.

Mais d’autres causes particulières viennent néanmoins modifier ces rapports mêmes de l’offre et de la demande. C’est notamment la rapidité de la circulation monétaire et surtout l’emploi des valeurs fiduciaires qui réduisent dans des proportions considérables le rôle des espèces métalliques. « L’argent n’est rond que pour rouler », dit un dicton populaire, et, de nos jours où le numéraire ne reste jamais en place, où chacun ne garde par devers soi que les sommes strictement nécessaires à des besoins imprévus et subits, la rapidité de la circulation est portée à un degré tel que la même pièce de monnaie intervient dans mille échanges dans le même temps qu’elle mettait, il y a trois siècles, à faciliter vingt transactions.

En outre, une tendance commune à tous les peuples est de chercher à restreindre autant que possible l’emploi des métaux précieux comme instruments d’échange, car, ainsi que le fait remarquer Adam Smith, c’est la seule partie du capital circulant dont l’entretien puisse occasionner en réalité quelque diminution dans le revenu net de la société. Non seulement ils s’usent en circulant et causent par là même à la nation une perte assez sensible, mais leur acquisition, celle de l’or notamment, demande de grandes quantités de travail et des capitaux importants qui pourraient être employés plus utilement à d’autres productions. Aussi, au moyen de la substitution du papier aux espèces métalliques on a voulu remplacer autant que possible le numéraire par un instrument d’échange moins cher, bien que parfois plus commode, et si Smith a pu dire que l’argent est « la grande roue de la circulation », il a ajouté aussitôt que le papier en est « une nouvelle roue qui coûte bien moins à fabriquer et à entretenir que l’ancienne. »

L’éminent philosophe développe alors sa théorie de la circulation fiduciaire qui est une des plus belles de son œuvre et qui est remplie des plus utiles enseignements. Il y examine avec attention le rôle respectif des deux roues et les rapports qui doivent s’établir entre elles.

« Il y a plusieurs sortes de papier-monnaie, dit-il[125], mais les billets circulants des banques et des banquiers sont l’espèce qui est la mieux connue et qui paraît la plus propre à remplir ce but. Lorsque les gens d’un pays ont assez de confiance dans la fortune, la probité et la sagesse d’un banquier pour le croire toujours en état d’acquitter comptant et à vue ses billets et engagements, en quelque quantité qu’il puisse s’en présenter à la fois, alors ces billets finissent par avoir le même cours que la monnaie d’or et d’argent, en raison de la certitude qu’on a d’en faire de l’argent à tout moment. Un banquier prête aux personnes de sa connaissance ses propres billets, jusqu’à concurrence, je suppose, de 100.000 livres. Ces billets faisant partout les fonctions de l’argent, les emprunteurs lui en paient le même intérêt que s’il leur eût prêté la même somme en argent. C’est cet intérêt qui est la source de son gain. Quoique sans cesse il y ait quelques-uns de ces billets qui lui reviennent pour le paiement, il y en a toujours une partie qui continue de circuler pendant des mois et des années de suite. Ainsi, quoiqu’il ait, en général, des billets en circulation jusqu’à concurrence de 100.000 livres, cependant 20.000 livres en or et argent se trouvent faire souvent un fonds suffisant pour répondre aux demandes qui peuvent survenir. Par conséquent, au moyen de cette opération, 20.000 livres en or et argent font absolument la fonction de 100.000. Les mêmes échanges peuvent se faire, la même quantité de choses consommables peut être mise en circulation et être distribuée aux consommateurs auxquels elle doit parvenir, par le moyen des billets de ce banquier, montant à 100.000 livres, tout comme cela se serait fait avec la même valeur en monnaie d’or et d’argent. On peut donc, de cette manière, faire une économie de 80.000 livres sur la circulation du pays, et si, en même temps, différentes opérations du même genre venaient à s’établir par plusieurs banques et banquiers différents, la totalité de la circulation pourrait ainsi être servie avec la cinquième partie seulement de l’or et de l’argent qu’elle aurait exigés sans cela. »

Adam Smith expose ainsi d’une façon fort exacte le rôle du papier-monnaie et l’heureuse influence de cette substitution partielle du papier au numéraire. Pour l’avenir, il dispense d’affecter à la production de l’or et de l’argent des quantités de travail et de capital de plus en plus considérables au fur et à mesure de l’accroissement des échanges ; pour le présent, les avantages s’en font sentir avec plus de force encore, car le billet de banque, en chassant au dehors une grande partie des métaux précieux, provoque par là même une importation correspondante de marchandises étrangères qui viennent s’employer soit à la reproduction, soit à accroître nos jouissances.

Comme le montre fort bien l’éminent philosophe, la valeur de la grande roue de circulation et de distribution est ajoutée elle-même à la masse des marchandises qui circulaient et se distribuaient par son moyen, et il compare avec justesse cette opération à celle de l’entrepreneur d’une grande fabrique, qui, par suite de quelque heureuse découverte en mécanique, réforme les anciennes machines et profite de la différence qui existe entre leur prix et celui des nouvelles pour l’ajouter à son capital circulant, à la masse où il puise de quoi fournir à ses ouvriers des matériaux et des salaires. « Cette portion du capital, dit-il[126], qu’un marchand est obligé de garder par devers lui, en espèces sonnantes, pour faire face aux demandes qui surviennent, est un fonds mort qui, tant qu’il reste dans cet état, ne produit rien pour lui ni pour le pays. Les opérations d’une banque sage le mettent à portée de convertir ce fonds mort en un fonds actif et productif, en matières propres à exercer le travail, en outils pour le faciliter et l’abréger, et en vivres et subsistances pour le salarier ; en capital enfin, qui produira quelque chose pour ce marchand et pour son pays. La monnaie, d’or et d’argent qui circule dans un pays, et par le moyen de laquelle le produit des terres et du travail de ce pays est annuellement mis en circulation et distribué aux consommateurs auxquels il appartient, est aussi, tout comme l’argent comptant du négociant, un fonds mort en totalité. C’est une partie très précieuse du capital du pays, qui n’est point productive. Les opérations d’une banque sage, en substituant du papier à la place d’une grande partie de cet or et de cet argent, donnent le moyen de convertir une grande partie de ce fonds mort en un fonds actif et productif, en un capital qui produira quelque chose au pays. L’or et l’argent qui circulent dans un pays peuvent se comparer précisément à un grand chemin qui, tout en servant à faire circuler et conduire au marché tous les grains et les fourrages du pays, ne produit pourtant par lui-même ni un seul grain de blé ni un seul brin d’herbe. Les opérations d’une banque sage, en ouvrant en quelque manière, si j’ose me permettre une métaphore aussi hardie, une espèce de grand chemin dans les airs, donnent au pays la facilité de convertir une bonne partie de ces grandes routes en bons pâturages et en bonnes terres à blé, et d’augmenter par là, d’une manière très considérable, le produit annuel de ses terres et de son travail. »


Outre cet exposé lumineux du rôle fécondant du papier-monnaie, le Dr Smith a donné aussi, en termes fort exacts, la théorie et le mécanisme des banques de circulation. Il a pris ses exemples dans les banques d’Écosse qu’il avait pu étudier à loisir, et il a développé, dans cette étude remarquable, des idées à la fois libérales et sages qui font le plus grand honneur à sa perspicacité et à son jugement.

Le spectacle qu’il avait eu sous les yeux dans son pays l’avait rendu favorable au principe de la liberté des banques, mais, il insiste peu sur ce point qui a fait, depuis lors, l’objet de tant de controverses. La seule réserve qu’il croie nécessaire de faire à ce principe, a trait à la prohibition des trop petites coupures dont l’usage tendrait à chasser complètement le numéraire de la circulation ; mais, à part cette restriction, il estime que l’on peut, après cela, sans craindre de compromettre la sûreté générale, laisser à ce commerce, à tous autres égards, la plus grande liberté possible. » Il considère même que la multiplicité des banques, loin de diminuer les garanties du public, ne fait que les accroître en forçant les établissements à la prudence pour arriver à prévenir ce reflux du papier que leur suscite malicieusement, dit-il, la rivalité de tant de concurrents toujours prêts à leur nuire. « Elle circonscrit, en outre, ajoute-t-il, la circulation de chaque compagnie particulière dans un cercle plus étroit et elle restreint ses billets circulants à un plus petit nombre. En tenant ainsi la circulation divisée en plus de branches différentes, elle fait que la faillite de l’une de ces compagnies, événement qui doit arriver quelquefois dans le cours ordinaire des choses, devient un accident d’une moins dangereuse conséquence pour le public. Cette libre concurrence oblige aussi les banquiers à traiter avec leurs correspondants d’une manière plus libérale et plus facile, de peur que leurs rivaux ne les leur enlèvent. En général, dès qu’une branche du commerce ou une division du travail quelconque est avantageuse au public, elle le sera toujours d’autant plus que la concurrence y sera plus librement et plus généralement établie. » Le succès croissant des banques d’Écosse, sous le régime de la liberté, a donné raison au penseur de Kirkaldy, et, en 1826, ces établissements constataient avec orgueil que, dans l’espace de plus d’un siècle, les faillites des banques écossaises avaient à peine fait perdre au public la modique somme de 36.000 livres[127].

Dans toute cette étude, Adam Smith fait preuve constamment des principes les plus libéraux et il se garde avec soin des formules autoritaires. Ainsi, il ne veut pas même prendre sur lui de fixer le rapport qu’il est bon d’établir entre le montant des billets et le chiffre de l’encaisse métallique, et bien que, dans ses calculs, il prenne généralement pour exemple une encaisse métallique du cinquième, il ne détermine d’une manière absolue aucune proportion. Il a parfaitement senti qu’il ne peut y avoir de règle unique à cet égard et que tout dépend des mœurs du pays, des habitudes commerciales, de la clientèle même des banques. Dans un pays sujet aux paniques, ces établissements devront conserver constamment une forte encaisse pour parer à toutes les demandes de remboursement, et la même circonspection sera commandée dans les villes qui se livrent au commerce international, parce que la clientèle peut avoir besoin subitement d’une grosse somme d’espèces pour l’exportation. Mais l’encaisse nécessaire ne sera pas aussi forte dans les autres contrées, et les banques apprennent d’elles-mêmes expérimentalement quel doit en être le montant. Si une banque nouvelle, qui a besoin d’attirer la confiance et d’étudier les habitudes de ses clients, est obligée à une grande circonspection, elle pourra bien vite se rendre compte elle-même de la proportion qu’il convient d’observer entre ses billets et son encaisse, de même qu’elle s’assurera rapidement de la limite maximum que pourront atteindre ses émissions.

À ce dernier point de vue aussi, le célèbre économiste a parfaitement démontré qu’en fait il existe également une limite infranchissable qui arrête les émissions de billets trop considérables. « La masse totale de papier-monnaie de toute espèce, dit-il[128], qui peut circuler sans inconvénient dans un pays, ne peut jamais excéder la valeur de la monnaie d’or et d’argent dont ce papier tient la place, ou qui y circulerait (de commerce étant supposé le même) s’il n’y avait pas de papier-monnaie. Si les billets de 20 schellings, par exemple, sont le plus petit papier-monnaie qui ait cours en Écosse, la somme totale de ce papier qui pourrait y circuler sans inconvénient ne peut pas excéder la somme d’or et d’argent qui serait nécessaire pour consommer tous les échanges de la valeur de 20 schellings et au-dessus qui avaient coutume de se faire annuellement dans le pays. S’il arrivait une fois que le papier en circulation excédât cette somme, comme l’excédant ne pourrait ni être envoyé au dehors ni rester employé dans la circulation intérieure, il reviendrait immédiatement aux banques pour y être échangé en or ou en argent. Beaucoup de gens s’apercevraient bien vite qu’ils ont plus de ce papier que n’en exigent les affaires qu’ils ont à solder au dedans, et, ne pouvant le placer au dehors, ils iraient aussitôt en demander aux banques le remboursement. Ce papier surabondant étant une fois converti en argent, ils trouveraient aisément à s’en servir en l’envoyant au dehors, mais ils ne pourraient rien en faire tant qu’il resterait sous cette forme de papier. Il se ferait donc à l’instant un reflux de papier sur les banques, jusqu’à concurrence de cette surabondance, et même jusqu’à une somme encore plus forte pour peu que le remboursement éprouvât de la lenteur ou de la difficulté ; l’alarme qui en résulterait augmenterait nécessairement les demandes de remboursement. » On voudrait pouvoir citer en entier ces considérations remarquables qui dénotent des observations profondes sur cette délicate matière, et par lesquelles Smith a montré avec force combien est funeste pour une banque la surcharge produite dans la circulation par une trop forte émission de billets.

Il a témoigné aussi de vues élevées en examinant les diverses opérations auxquelles peuvent se livrer les banques de circulation. C’est dans ces opérations, selon lui, qu’est le danger. En effet, ce n’est pas tant une émission excessive de billets qui peut provoquer la ruine d’un établissement, puisqu’elle se trouve forcément ramenée à bref délai dans les limites nécessaires ; ce sont les placements qu’il importe de surveiller, c’est-à-dire la manière dont les banques utilisent leur crédit.

Ces placements consistaient principalement, pour les banques d’Écosse, dans l’escompte des lettres de change et dans des crédits hypothécaires de faible importance accordés sous forme de comptes courants. Or, cette distribution du crédit est fort délicate et Smith trace aux opérations de cette nature des bornes fort sages. Ce qu’une banque peut avancer sans inconvénient, dit-il[129], à un négociant ou à un entrepreneur quelconque, ce n’est ni tout le capital avec lequel il commerce, ni même une partie considérable de ce capital, mais c’est seulement cette part de son capital qu’il serait autrement obligé de garder par devers lui, sans emploi et en argent comptant, pour faire face aux demandes accidentelles. Si le papier-monnaie que la banque avance n’excède jamais cette valeur, alors il n’excédera pas la valeur de l’or et de l’argent qui circuleraient nécessairement dans le pays, supposé qu’il n’y eût pas de papier-monnaie ; donc il n’excédera jamais la quantité que la circulation du pays peut aisément absorber et tenir employée. De plus, ajoute-t-il plus loin, une banque ne peut pas, sans aller contre ses propres intérêts, avancer à un négociant la totalité ni même la plus grande partie du capital circulant avec lequel il fait son commerce, parce que, encore que ce capital rentre et sorte continuellement de ses mains sous forme d’argent, cependant il y a un trop grand intervalle entre l’époque de la totalité des rentrées et celle de la totalité des sorties, et dès lors, le montant de ses remboursements ne pourrait pas balancer le montant des avances qui lui seraient, faites, dans un espace de temps assez rapproché pour s’accommoder à ce qu’exige l’intérêt de la banque. Bien moins encore une banque pourrait-elle suffire à lui avancer quelque partie de son capital fixe, car les rentrées d’un capital fixe sont presque toujours beaucoup plus lentes que celles d’un capital circulant ; et des dépenses de ce genre, en les supposant même dirigées avec toute l’intelligence et la sagesse possibles, ne rentrent guère à l’entrepreneur avant un intervalle de plusieurs années, terme infiniment trop éloigné pour convenir aux arrangements d’une banque. Enfin, à plus forte raison, une banque de circulation ne doit pas prêter jusqu’à concurrence de la valeur des terres. — C’était là pourtant le projet que le fameux Law avait soumis au gouvernement de son pays et qu’il fit accepter par le nôtre avec quelques modifications : « l’idée de la possibilité de multiplier le papier-monnaie presque sans bornes fut, dit l’auteur, la véritable base de ce qu’on appela le système du Mississipi, le projet de banque et d’agiotage le plus extravagant peut-être qui ait jamais paru au monde.


Mais ce n’est pas seulement sur ces crédits en comptes courants que Smith appelle la vigilance des banques de circulation, c’est aussi et surtout sur la nature du papier dont on leur demande l’escompte. Il les prémunit contre les expédients des faiseurs de projets qui, pour se procurer plus de crédit qu’on ne veut leur en accorder, émettent du papier de circulation, c’est-à-dire des lettres de change fictives qui ne sont plus pour le tireur un moyen de liquider une dette, mais bien d’en contracter une nouvelle. Il le reconnaît toutefois, il n’est pas toujours facile aux établissements de crédit de refuser l’escompte de ce papier de circulation. Lorsque les banques s’aperçoivent de l’expédient, il est souvent trop tard, et, de crainte de provoquer des banqueroutes, elles ne peuvent ni ne doivent retirer immédiatement tout crédit ; mais, si elles sont prudentes, elles s’efforcent, dans tous les cas, de le restreindre peu à peu, sans se laisser émouvoir par les clameurs qu’une pareille mesure ne manque jamais de soulever dans leur clientèle. Si elles négligent ces sages précautions, elles sont fatalement vouées à la ruine, et Smith en donne pour exemple l’existence éphémère d’un établissement qui, fondé en Angleterre peu de temps avant l’apparition des Recherches, venait d’aboutir rapidement à une catastrophe retentissante. Il s’agissait d’une banque fondée à Ayr, en 1769, par MM. Douglas, Heron et Co, dans le but de multiplier le crédit en acceptant toutes lettres de change, réelles ou non : cette institution disparut, après trois années d’existence, laissant un passif de 400,000 liv. st., et cette tentative n’eut en somme d’autre résultat que d’accélérer la ruine des mauvais clients et d’alléger, en fait, la situation des autres banques qu’elle avait eu pour but de supplanter.

Ce qu’il ne faut pas perdre de vue, en effet, – et c’est là un point sur lequel Adam Smith a eu le mérite d’insister, — c’est que, si les opérations des banques peuvent augmenter considérablement l’activité industrielle d’un pays lorsqu’elles sont sagement conduites, ce n’est pas parce qu’elles créent un capital, mais parce qu’elles rendent productive, une plus grande partie du capital existant. C’est la condamnation de tous les utopistes qui ont voulu voir dans la multiplication du signe une multiplication de la chose signifiée.

Cependant, dans ces limites mêmes, le crédit peut encore être dangereux, et Adam Smith a indiqué un autre écueil, que les nations n’ont pas toujours évité avec assez de soin : nous voulons parler des crises, rendues plus fréquentes par une réduction excessive de la circulation métallique. « Il faut pourtant convenir, dit le célèbre économiste, que si le commerce et l’industrie d’un pays peuvent s’élever plus haut à l’aide du papier-monnaie, néanmoins, suspendus ainsi, si j’osé dire, sur les ailes d’Icare, ils ne sont pas tout à fait aussi assurés dans leur marche que quand ils portent sur le terrain solide de l’or et de l’argent. Outre les accidents auxquels les expose l’impéritie des directeurs de ce papier-monnaie, ils sont encore sujets à en essuyer plusieurs autres dont la prudence et l’habileté de ces directeurs ne sauraient les garantir. » Smith craignait, par exemple, qu’en cas de guerre malheureuse dans laquelle l’ennemi se rendrait maître de la capitale et du trésor qui soutient le papier-monnaie, les plus grandes perturbations ne se produisissent alors, et que, l’instrument habituel du commerce ayant perdu sa valeur, on en fût réduit à revenir au troc en nature, forme première de toute transaction.

L’un des commentateurs de Smith, James Mill, a combattu cette réserve, en faisant remarquer que, dans l’état avancé où se trouve la civilisation, il y a, dans tout pays ayant un bon gouvernement et une population considérable, si peu de chances de guerre civile et d’invasion étrangère, qu’en recherchant les moyens propres à assurer la félicité nationale, on ne doit guère tenir compte de ces événements, d’autant moins, ajoute-t-il, que l’ennemi n’aurait aucun intérêt à détruire le crédit. Nous ne pouvons partager cet optimisme, car nous avons appris à nos dépens, qu’à notre époque même les invasions étrangères et la guerre civile ne sont pas impossibles, même dans un grand pays. – En pleine paix, d’ailleurs, la réduction excessive de la circulation métallique peut avoir aussi des effets funestes, et l’étude des crises industrielles et monétaires qui ont sévi chez les nations où le crédit est le plus développé, l’ont suffisamment prouvé. La tendance constante du commerce anglais, dans ce siècle, a été de restreindre le plus possible la fonction du numéraire, de faire beaucoup d’affaires avec peu d’argent, et on doit reconnaître qu’il est arrivé, avec le concours des banques et l’institution de son Clearing-house, à des résultats surprenants ; mais cette tendance même, excellente dans certaines limites, présente un écueil, dangereux surtout pour une nation essentiellement commerçante dont les affaires s’étendent sur tous les points du globe. Que se produit-il, en effet, dans cette circulation, lorsque, pour une cause ou une autre (des placements au dehors, par exemple, comme en 1825), les engagements vis-à-vis de l’étranger dépassent momentanément les créances et qu’il faut de toute nécessité payer en or ? Tout le numéraire métallique qui est indispensable aux petits échanges prend alors le chemin de l’étranger, et, faute de cet auxiliaire nécessaire, le papier se déprécie ; chacun court à la Banque pour se procurer de la monnaie, l’encaisse métallique est impuissante à satisfaire les demandes, l’or même qui reste dans la circulation se cache. Partout une perturbation grave, partout des faillites ; la vie industrielle et commerciale s’arrête jusqu’à ce que l’or, sollicité par une hausse considérable du taux de l’escompte, revienne dans le pays. C’est là un danger redoutable auquel expose l’abus de la circulation fiduciaire, et on ne saurait trop y insister. Toute crise, quelque forme qu’elle affecte, qu’on la dénomme crise industrielle, financière ou monétaire, a toujours, en somme, la même cause déterminante : un vide produit dans la circulation par la disparition d’une certaine quantité de numéraire. Le vrai moyen de la prévenir est donc de conserver dans le pays une notable proportion d’espèces métalliques : c’est là une mesure de prudence dont Smith avait senti déjà la nécessité et que ses disciples mêmes ont trop souvent perdue de vue.


Une doctrine célèbre, le système mercantile, avait cependant mis en lumière cette observation importante ; mais on eut le tort de la condamner en bloc, au lieu de se pénétrer de cette maxime de la Théorie des sentiments moraux, que tout système, est vrai sous quelque rapport. Les fondateurs de cette école avaient été frappés en réalité d’un fait exact, à savoir que si une nation peut à la rigueur se passer de certaines denrées, elle ne peut jamais se passer de la marchandise spéciale qui sert de monnaie. Aussi nous estimons que Turgot a été un peu loin lorsqu’il a affirmé, par une réaction excessive contre l’exagération de ce système, que toute marchandise est monnaie. Cet aphorisme est vrai en principe, si on veut dire par là que toute marchandise pourrait servir, d’une manière plus ou moins convenable, d’intermédiaire dans les échanges, et Smith a montré qu’à l’origine des civilisations, le bétail, le blé, le tabac, le sel ont servi de monnaie. Mais lorsqu’une marchandise a été, d’un consentement général, investie de la fonction de monnaie, et que, depuis des siècles, elle a servi, en fait, d’instrument in dispensable des échanges, elle est quelque chose de plus qu’une marchandise ordinaire. Nous ne dirons pas que c’est la marchandise par excellence, parce que ce terme a été employé souvent d’une façon inexacte, mais c’est une marchandise qui ne convient pas seulement à quelques-uns, comme le tabac ou même le blé, c’est une marchandise qui est nécessaire à tous, parce que tous ont besoin de vendre ou d’acheter et que le numéraire est devenu, par un usage constant, l’intermédiaire commun de tous les échanges. C’est là ce qu’avaient compris les grands esprits qui, comme Colbert, avaient donné à la doctrine mercantile l’autorité de leur nom et le concours de leur influence.


Mais on sait que cette école, partie d’un fait exact, a abouti à des conséquences erronées et funestes. Non seulement elle a considéré le numéraire comme une richesse particulière dont un pays ne peut se passer, mais, prétendant même que c’est lui seul qui constitue la vraie richesse, elle s’est efforcée, par une réglementation compliquée et arbitraire de l’industrie et du commerce, d’attirer autant que possible le métal précieux sur le marché national et de l’empêcher d’en sortir. C’était une erreur et une faute : une faute, parce que toute réglementation est funeste au développement de la richesse qu’elle prétend servir ; une erreur parce que, dès que le canal de la circulation est rempli, toute accumulation nouvelle d’espèces devient inutile au mouvement général des affaires. Ce surplus augmente ainsi le prix de toutes choses et, par là même, il est impuissant à se maintenir dans le pays, se trouvant sollicité, par les prix plus bas des marchandises au dehors, à prendre le chemin de l’étranger.


Cette erreur de l’école mercantile a été vivement combattue par Adam Smith, et la réfutation de ce système est la partie la plus connue de la Richesse des Nations. Aussi, nous nous efforcerons de suivre ici presque littéralement le célèbre économiste dans son mode d’exposition du sujet comme dans son argumentation, et, tout en cherchant à présenter cette matière sous une forme concise, nous emploierons, autant que possible, les termes mêmes de l’auteur afin de conserver à ses critiques leur véritable caractère. Nous espérons éviter ainsi de tomber dans la faute commune à beaucoup de commentateurs qui, pour n’avoir pas suivi les détails de cette étude, se sont laissés aller parfois à présenter cette doctrine de la liberté commerciale sous une forme autoritaire et absolue que le maître s’était bien gardé de lui donner.

L’auteur commence par exposer l’origine du système. « La double fonction, dit-il[130], que remplit l’argent, et comme instrument de commerce et comme mesure des valeurs, a donné naturellement lieu à cette idée populaire que l’argent fait la richesse ou que la richesse consiste dans l’abondance de l’or et de l’argent. L’argent servant d’instrument de commerce, quand nous avons de l’argent, nous pouvons bien plutôt nous procurer toutes les choses dont nous avons besoin que nous ne pourrions le faire par le moyen de toute autre marchandise. Nous trouvons à tout moment que la grande affaire, c’est d’avoir de l’argent ; quand une fois on en a, les autres achats ne souffrent pas la moindre difficulté. D’un autre côté, l’argent servant de mesure des valeurs, nous évaluons toutes les autres marchandises par la quantité d’argent contre laquelle elles peuvent s’échanger. Nous disons d’un homme riche qu’il a beaucoup d’argent, et d’un homme pauvre qu’il n’a pas d’argent. On dit d’un homme économe qui a grande envie de s’enrichir, qu’il aime l’argent ; et, en parlant d’un homme sans soin, libéral ou prodigue, on dit que l’argent ne lui coûte rien. S’enrichir, c’est acquérir de l’argent ; en un mot, dans le langage ordinaire, richesse et argent sont regardés comme absolument synonymes. » Or, on raisonnait ainsi à l’égard d’un pays comme à l’égard d’un particulier, et Smith constate que cette idée nous est d’ailleurs tellement familière que ceux-mêmes qui sont convaincus de sa fausseté sont à tout moment tentés d’oublier leurs principes et entraînés dans leurs raisonnements à prendre ces préjugés pour une vérité incontestable. Aussi une pareille erreur ne tarda pas à avoir des conséquences vraiment très funestes pour le développement de la richesse, et, imbues de ces idées, les différentes nations jugèrent qu’elles devaient, par tous les moyens, se disputer les métaux précieux.

Elles en prohibèrent d’abord l’exportation, mais on s’aperçut bientôt que cette prohibition était en réalité fatale aux commerçants ; ceux-ci exposèrent qu’en exportant de l’or et de l’argent dans le but d’acheter des marchandises étrangères, ils ne diminuent pas toujours le stock métallique du royaume, et qu’en agissant ainsi, ils font souvent comme le laboureur qui, dans les semailles, abandonne à la terre une partie de son capital pour obtenir une récolte abondante. D’ailleurs les règlements ne parvenaient pas à empêcher la fraude et, en fait, les métaux précieux, faciles à dissimuler à cause de leur faible volume, passaient la frontière sans obstacles. Les gouvernements renoncèrent donc à cette prohibition peu efficace, mais ils ne se désintéressèrent pas cependant de la protection de l’encaisse nationale, ils cherchèrent à la favoriser indirectement, et chacun d’eux établit tout un arsenal de règlements destinés à faire tourner à l’avantage du pays ce qu’on appela la balance du commerce.

Pour une nation, la balance du commerce résultait de la comparaison du chiffre de ses importations et de celui de ses exportations. Ainsi, quand nous exportions pour une valeur plus grande que nous n’importions, il nous était dû, disait-on, une balance par les nations étrangères, et cette balance, nécessairement payée en or et en argent, augmentait la quantité d’espèces existant dans le royaume : dans ce cas, la balance passait pour nous être favorable. Inversement, lorsque nous importions pour une plus grande valeur que nous n’exportions, alors il était dû aux nations étrangères une balance contraire qu’il fallait leur payer de la même manière et qui, par là, diminuait notre stock de métaux.

Or, Smith a montré fort justement qu’une balance exacte est impossible à établir, à cause des erreurs dont les agents de la douane sont susceptibles, à cause des marchandises de contrebande qui échappent aux constatations, à cause des divers modes d’évaluation des denrées à la frontière. Il a constaté qu’en somme nous n’avons aucune donnée exacte qui nous permette de juger de quel côté penche cette balance du commerce ou de reconnaître lequel des deux pays exporte pour une plus grande valeur, et il en a conclu que les seuls principes qui guident en réalité notre jugement dans cette matière sont les préjugés et la haine nationale, excités par l’intérêt particulier des marchands : selon lui, ni les registres des douanes, ni le cours du change ne donnent d’indices certains à cet égard[131].

Mais l’éminent philosophe s’est attaché surtout à prouver la fausseté du principe et son indignation lui a suggéré de fort belles pages lorsqu’il a montré que l’effet d’un pareil système est de semer la haine et la discorde entre les nations. « Toute cette doctrine de la balance du commerce, dit-il[132], est la chose la plus absurde qui soit au monde. Elle suppose que quand deux places commercent l’une avec l’autre, si la balance est égale des deux parts, aucune des deux places ne perd ni ne gagne ; mais que si la balance penche d’un côté à un certain degré, l’une de ces places perd et l’autre gagne en proportion de ce dont la balance s’écarte du parfait équilibre. Ces deux suppositions sont également fausses. »

« C’est pourtant avec de pareilles maximes, poursuit Smith dans un passage resté célèbre[133], qu’on a accoutumé les peuples à croire que leur intérêt consistait à ruiner tous leurs voisins ; chaque nation en est venue à jeter un œil d’envie sur la prospérité de toutes les nations avec lesquelles elle commerce, et à regarder tout ce qu’elles gagnent comme une perte pour elle. Le commerce, qui naturellement devait être, pour les nations comme pour les individus, un lien de concorde et d’amitiés, est devenu la source la plus féconde des haines et des querelles. Pendant ce siècle et le précédent, l’ambition capricieuse des rois et des ministres n’a pas été plus fatale au repos de l’Europe que la sotte jalousie des marchands et des manufacturiers. »

C’était là précisément l’élément le plus puissant de la haine séculaire qui divisait la France et la Grande-Bretagne, et l’adoption d’une politique douanière plus libérale eût pu être une cause d’apaisement entre les deux pays. William Pitt, lecteur assidu et admirateur de Smith, tenta cette réforme, et sans les graves événements qui ne devaient pas tarder à se dérouler sur la scène de l’Europe, le traité de commerce signé entre les deux pays le 26 septembre 1786 eût peut-être marqué, malgré ses imperfections, une ère nouvelle dans les rapports des deux peuples : « Je n’hésite pas à m’élever contre cette opinion trop souvent exprimée, s’écriait ce grand homme d’État[134] en défendant le traité à la Chambre des Communes, que la France est et doit rester l’ennemie irréconciliable de l’Angleterre. Mon esprit se refuse à cette assertion comme à quelque chose de monstrueux et d’impossible. C’est une faiblesse et un enfantillage de supposer qu’une nation puisse être à jamais l’ennemie d’une autre. »

Smith a insisté tout particulièrement sur ce point de vue élevé de la solidarité commerciale des nations, et on ne saurait trop citer de ces passages qu’inspirent à l’auteur la plus saine doctrine économique et un amour véritable de l’humanité. « Si l’opulence d’une nation voisine, dit-il[135], est une chose dangereuse sous le rapport de la guerre et de la politique, certainement sous le rapport du commerce, c’est une chose avantageuse. Dans un temps d’hostilité, elle peut mettre nos ennemis en état d’entretenir des flottes et des armées supérieures aux nôtres ; mais, quand fleurissent la paix et le commerce, cette opulence doit aussi les mettre en état d’échanger avec nous une plus grande masse de valeurs, de nous fournir un marché plus étendu, soit pour le produit immédiat de notre propre industrie, soit pour tout ce que nous aurons acheté avec ce produit. Si, pour les gens qui vivent de leur industrie, un voisin riche doit être une meilleure pratique qu’un voisin pauvre, il en est de même d’une nation opulente… Une nation qui voudrait acquérir de l’opulence par le commerce étranger, a certainement bien plus beau jeu pour y réussir, si ses voisins sont tous des peuples riches, industrieux et commerçants. Une grande nation, entourée de toute part de sauvages vagabonds et de peuples encore dans la barbarie et la pauvreté, pourrait, sans contredit, acquérir de grandes richesses par la culture de ses terres et par son commerce intérieur, mais certainement pas par le commerce étranger. » C’est que, comme il le dit ailleurs[136], « l’importation de l’or et de l’argent n’est pas le principal bénéfice et encore bien moins le seul qu’une nation retire de son commerce étranger. Quels que soient les pays entre lesquels s’établit un tel commerce, il procure à chacun de ces pays deux avantages distincts. Il emporte ce superflu du produit de leur terre et de leur travail pour lequel il n’y a pas de demande chez eux, et, à la place, il rapporte en retour quelque autre chose qui y est en demande. Il donne une valeur à ce qui leur est inutile en l’échangeant contre quelque autre chose qui peut satisfaire une partie de leurs besoins ou ajouter à leurs jouissances. Par lui, les bornes étroites du marché intérieur n’empêchent plus que la division du travail soit portée au plus haut point de perfection dans toutes les branches de l’art ou des manufactures. En ouvrant un marché plus étendu pour tout le produit du travail qui excède la consommation intérieure, il encourage la société à perfectionner le travail, à en augmenter la puissance productive, à en grossir le produit annuel et à multiplier par là les richesses et le revenu national. Tels sont les grands et importants services que le commerce étranger est sans cesse occupé à rendre et qu’il rend à tous les différents pays entre lesquels il est établi. »

Ce n’est pas en effet l’importation de l’or et de l’argent qui a enrichi l’Europe lors de la découverte de l’Amérique, c’est le commerce en général, c’est l’impulsion qui a été donnée aux échanges par l’extension du marché. « En ouvrant à toutes les marchandises de l’Europe un nouveau marché presque inépuisable, elle a donné naissance à de nouvelles divisions de travail, à de nouveaux perfectionnements de l’industrie, qui n’auraient jamais pu avoir lieu dans le cercle étroit où le commerce était anciennement resserré, cercle qui ne leur offrait pas de marché suffisant pour la plus grande partie de leur produit. Le travail se perfectionna, sa puissance productive augmenta, son produit s’accrût dans tous les divers pays de l’Europe, et en même temps s’accrurent avec lui la richesse et le revenu réel des habitants. Les marchandises de l’Europe étaient pour l’Amérique presque autant de nouveautés, et plusieurs de celles de l’Amérique étaient aussi des objets nouveaux pour l’Europe. On commença donc à établir une nouvelle classe d’échanges auxquels on n’avait jamais songé auparavant et qui naturellement auraient dû être pour le nouveau continent une source de biens aussi féconde que pour l’ancien. Mais la barbarie et l’injustice des Européens firent d’un événement qui eût dû être avantageux aux deux mondes une époque de destruction et de calamité pour plusieurs de ces malheureuses contrées. »

La liberté des échanges profite donc aux deux pays contractants, voilà ce que Smith voulait faire comprendre à ses contemporains. Mais les préjugés mercantiles étaient encore tellement enracinés que, malgré cette réfutation convaincante, William Pitt, près de dix ans après, ne put obtenir encore la réunion commerciale de l’Angleterre et de l’Irlande et associer celle-ci aux privilèges commerciaux de la Grande-Bretagne. Malgré son éloquence et son talent, le célèbre ministre anglais ne put réaliser son dessein qui peut-être aurait sauvé l’Irlande. « Adoptez, s’écriait-il dans la péroraison du fameux discours qu’il prononça le 22 février 1785 à la Chambre des Communes, adoptez envers l’Irlande ce système commercial qui tendra à enrichir une partie de l’empire sans appauvrir l’autre et en donnant de la vigueur à toutes deux ; ce système ressemble à la miséricorde, cet attribut favori du Ciel ; comme elle, c’est une double bénédiction, et pour celui qui donne et pour celui qui reçoit. » Toutefois, Smith avait déjà assez ébranlé les préjugés des hommes d’État anglais pour que, malgré une pétition de 80 000 manufacturiers du comté de Lancaster, le projet fût voté à Londres avec quelques modifications ; il n’en fut pas moins rejeté par l’Irlande même qu’il avait pour but d’émanciper. Pitt échoua, mais il n’avait pas craint de mettre en jeu sa popularité pour faire prévaloir les idées de Smith : c’est un titre de gloire pour l’un et pour l’autre.

Le maître ne se méprenait nullement d’ailleurs sur la difficulté qu’il rencontrerait pour faire pénétrer ses idées dans la masse de la nation et surtout pour les faire accepter par la classe les industriels et des commerçants. Chacun connaît cette phrase amère, qui dépassait peut-être ses appréhensions, mais qui fait sentir combien le célèbre philosophe croyait peu à la ruine prochaine du système mercantile. « À la vérité, dit-il[137], s’attendre que la liberté du commerce puisse jamais être entièrement rendue à la Grande-Bretagne, ce serait une aussi grande folie que de s’attendre à y voir jamais se réaliser la république d’Utopie ou celle de l’Océana. Non seulement les préjugés du public, mais, ce qui est beaucoup plus impossible à vaincre, l’intérêt privé, d’un grand nombre d’individus, y opposent une résistance insurmontable. Si les officiers de l’armée s’avisaient d’opposer à toute réduction dans l’état militaire, des efforts aussi bien concertés et aussi soutenus que ceux de nos maîtres manufacturiers contre toute loi tendant à leur donner de nouveaux rivaux dans le marché national ; si les premiers animaient leurs soldats comme ceux-ci excitent leurs ouvriers pour les porter à des outrages et à des violences contre ceux qui proposent de semblables règlements, il serait aussi dangereux de tenter une réforme dans l’armée qu’il l’est devenu maintenant d’essayer la plus légère attaque contre le monopole que nos manufacturiers exercent sur nous. Ce monopole a tellement grossi quelques-unes de leurs tribus particulières, que, semblables à une immense milice toujours sur pied, elles sont devenues redoutables au gouvernement, et, dans plusieurs circonstances même, elles ont effrayé la législature. Un membre du Parlement qui appuie toutes les propositions tendant à renforcer ce monopole est sûr, non seulement d’acquérir la réputation d’un homme entendu dans les affaires du commerce, mais d’obtenir encore beaucoup de popularité et d’influence chez une classe de gens à qui leur nombre et leur richesse donnent une grande importance. Si, au contraire, il combat ces propositions, et surtout s’il a assez de crédit dans la Chambre pour les faire rejeter, ni la probité la mieux reconnue, ni le rang le plus éminent, ni les services publics les plus distingués ne le mettront à l’abri des outrages, des insultes personnelles, des dangers même que susciteront contre lui la rage et la cupidité trompée de ces insolents monopoleurs. » Dans cet élan d’indignation, Adam Smith n’a pas assez compté sur la force naturelle des choses, sur les effets du développement de la richesse et de la marche incessante de la civilisation. De nos jours, de grands pas ont été faits dans la voie de la liberté commerciale. Les perfectionnements des agents mécaniques, les applications de la vapeur et de l’électricité, en développant la production dans une mesure considérable et en multipliant en même temps les débouchés, ont fait parfois désirer par les producteurs eux-mêmes la suppression des entraves. À un moment donné, on aurait pu dire que, comme l’avait prévu Léon Faucher, la vapeur avait emporté sur ses ailes nos tarifs et nos préjugés[138].

Cependant l’éminent économiste ne s’est pas laissé aller, en réalité, au découragement qu’aurait pu susciter en lui cette amère pensée de l’inutilité de ses efforts ; il a frappé, au contraire, à coups redoublés, et sur le principe, et sur les diverses applications. Il ne s’est pas contenté de démontrer l’erreur du système, il a pris successivement tous les privilèges, toutes les entraves dont on avait enchevêtré la production et l’échange, montrant avec une grande force comment ces règlements sont funestes à tous, bien qu’ils soient impuissants à atteindre le résultat particulier qu’ils se proposent d’obtenir. « Ces deux principes une fois posés, dit-il[139], que la richesse consistait dans l’or et dans l’argent, et que ces métaux ne pouvaient être apportés dans un pays qui n’a pas de mines que par la balance du commerce seulement, ou bien par des exportations qui excédaient en valeur les importations, nécessairement alors ce qui devint l’objet capital de l’économie politique, ce fut de diminuer autant que possible l’importation des marchandises étrangères pour la consommation intérieure et d’augmenter autant que possible l’exportation des produits de l’industrie nationale. En conséquence, les deux grands ressorts qu’elle mit en œuvre pour enrichir le pays furent les entraves à l’importation et les encouragements pour l’exportation. »

C’était là l’objet de ce que Smith appelait alors l’économie politique. Ce terme, en effet, avait ici un tout autre sens que celui que nous donnons maintenant à la science dont le philosophe de Glasgow a été lui-même l’un des plus illustres fondateurs. Pour l’auteur des Recherches, l’économie politique se proposait deux objets distincts[140] : le premier, de procurer au peuple un revenu ou une subsistance abondante, ou, pour mieux dire, de le mettre en état de se procurer lui-même ce revenu ou cette subsistance ; le second, de fournir à l’État un revenu suffisant pour le service public ; en un mot, elle se proposait d’enrichir à la fois le peuple et le souverain. Ainsi comprise, l’économie politique était un art, c’était une partie de la politique, une branche des connaissances du législateur et de l’homme d’État. Mais la terminologie a, depuis lors, repris ce mot dans un autre sens. Pour nous, l’économie politique est une science qui nous fait connaître les lois suivant lesquelles la richesse se produit, se consomme, se distribue, et qu’Adam Smith nous a exposées avec tant de netteté dans les premiers livres de son œuvre. Ce n’est pas un moyen, c’est une science ; à la politique de se servir de ses données !


Smith divise en deux classes les diverses entraves qui gênaient l’importation des marchandises, suivant qu’elles avaient pour but d’atteindre celles des marchandises étrangères de toute provenance qui étaient de nature à être produites sur le territoire national, ou suivant qu’elles visaient seulement les marchandises importées des pays avec lesquels on supposait la balance défavorable.

Nous n’insisterons pas sur les entraves de la seconde catégorie, car elles n’avaient d’autre but que de rétablir la balance du commerce ; or la discussion même de son principe avait donné à cette théorie un coup mortel dont elle ne s’est pas relevée, et, de nos jours, on n’ose plus guère mettre en avant ce préjugé pour demander l’établissement ou le maintien des droits de douane. Mais il n’en est pas de même des entraves qui ont pour objet de protéger les productions nationales contre les similaires ou succédanés venant de l’étranger. C’est là l’objectif d’une école encore puissante qui, au milieu de la crise industrielle qui frappe notre marché, trouve dans la classe des producteurs et même, fait inouï, dans celle des commerçants, des adhérents de plus en plus nombreux.

Assurément ces entraves ont pour effet, Smith le reconnaît volontiers, de donner à certaines classes, au moins momentanément, des avantages réels ; il est non moins certain qu’il se tourne généralement vers les emplois protégés une portion du travail et des capitaux du pays plus grande que celle qui y aurait été occupée sans cela. Mais ce qui n’est pas tout à fait aussi évident, dit le célèbre économiste, c’est de savoir si cette réglementation tend à augmenter l’industrie générale de la société ou à lui donner la direction la plus avantageuse. En effet, il n’en est rien. L’industrie générale de la société ne va jamais au-delà de ce que peut employer le capital de la nation ; les règlements n’arrivent tout au plus qu’à changer la direction de ce capital et à entraver l’action de l’intérêt personnel des individus qui les conduirait tout naturellement vers l’emploi le plus avantageux pour l’ensemble du pays.

Toute intervention gouvernementale ne se résout donc qu’en une entrave apportée à la tendance universelle vers l’harmonie, car cette tendance est naturelle et Smith ne néglige aucune occasion de proclamer ce principe réconfortant : « À la vérité, dit-il[141], l’intention de chaque individu n’est pas, en général, de servir l’intérêt public, et il ne sait même pas jusqu’à quel point il peut être utile à la société. En préférant le succès de l’industrie nationale à celui de l’industrie étrangère, il ne pense qu’à se donner personnellement une plus grande sûreté, et, en dirigeant cette industrie de manière à ce que son produit ait le plus de valeur possible, il ne pense qu’à son propre gain ; en cela, comme dans beaucoup d’autres cas, il est conduit par une main invisible pour remplir une fin qui n’entre nullement dans ses intentions ; et ce n’est pas toujours ce qu’il y a de plus mal pour la société que cette fin n’entre pour rien dans ses intentions. Tout en ne cherchant que son intérêt personnel, il travaille souvent d’une manière bien plus efficace pour l’intérêt de la société que s’il avait réellement pour but d’y travailler. »

On veut réserver le marché national, poursuit-il, à l’industrie indigène, mais de deux choses l’une : ou bien le produit de notre industrie peut être vendu à aussi bon compte que celui de l’industrie étrangère, et alors les règlements sont inutiles ; ou bien ils ne peuvent pas y être mis à aussi bon compte, et alors les règlements sont nuisibles. En effet, la maxime de tout chef de famille prudent est de ne jamais essayer de faire chez lui la chose qui lui coûtera moins à acheter qu’à faire ; or, ce qui est prudence dans la conduite de chaque famille en particulier, ne peut guère être folie dans celle d’un grand empire, et si un pays étranger peut nous fournir une marchandise à meilleur marché que nous ne sommes en état de l’établir nous-mêmes, il vaut bien mieux que nous la lui achetions avec quelque partie du produit de ceux des genres d’industrie dans lesquels nous avons quelque avantage. Agir autrement, c’est consentir de gaieté de cœur à une diminution du produit annuel de la société, puisque, avec la même quantité de marchandise, on achète une moins grande quantité de produits que si on s’était adressé à l’étranger. — On ne saurait signaler avec plus de force l’inefficacité des droits protecteurs, ni faire ressortir avec plus de netteté les avantages de la liberté commerciale, qui n’est, en réalité, qu’une forme supérieure de la division du travail, et qui, comme elle, contribue puissamment à l’accroissement de la richesse générale.

Smith repousse de même l’argument de ceux qui voient dans le système mercantile un moyen d’acclimater sur le territoire national certaines industries qui n’auraient pu se développer sous le régime de la liberté. Il ne nie pas le fait, mais il conteste absolument la valeur de l’argument. « À la vérité, dit-il, il peut se faire qu’à l’aide de ces sortes de règlements un pays acquière un genre particulier de manufactures plus tôt qu’il ne l’aurait acquis sans cela, et qu’au bout d’un certain temps ce genre de manufacture se fasse dans le pays à aussi bon marché ou à meilleur marché que chez l’étranger. Mais quoiqu’il puisse ainsi arriver que l’on porte avec succès l’industrie nationale dans un canal particulier plus tôt qu’elle ne s’y serait portée d’elle-même, il ne s’ensuit nullement que la somme totale de l’industrie ou des revenus de la société puisse jamais recevoir aucune augmentation de ces sortes de règlements. L’industrie de la société ne peut augmenter qu’autant que son capital augmente, et ce capital ne peut augmenter qu’à proportion de ce qui peut être épargné peu à peu sur les revenus de la société. Or, l’effet qu’opèrent immédiatement les règlements de cette espèce, c’est de diminuer le revenu de la société, et, à coup sûr, ce qui diminue son revenu n’augmentera pas son capital plus vite qu’il ne se serait augmenté de lui-même, si on eût laissé le capital et l’industrie chercher l’un et l’autre leurs emplois naturels. »


Toutefois, après avoir posé le principe de la liberté commerciale, Smith se laisse aller à quelques concessions au système restrictif ; de crainte d’être jugé trop absolu, il rouvre la porte aux privilèges, et il admet deux cas dans lesquels il peut être avantageux, selon lui, d’établir quelque charge sur l’industrie étrangère pour encourager l’industrie nationale.

C’est, en premier lieu, le cas des industries nécessaires à la ' défense du pays. Par exemple, la défense de la Grande-Bretagne dépend beaucoup du nombre de ses vaisseaux et de ses matelots ; c’est donc avec raison que l’Acte de navigation a cherché à donner aux vaisseaux et aux matelots anglais le monopole du commerce maritime de leur pays, par des prohibitions absolues en certains cas, et par de fortes charges dans d’autres, sur les navires étrangers.

Nous ne suivrons pas le Dr Smith dans cette voie. Après l’avoir entendu déplorer, dans un admirable élan d’indignation, les entraves funestes nées de la haine et des rivalités des nations, on ne saurait trop s’étonner de le voir maintenant approuver cet acte fameux de Cromwell, et déclarer que, bien qu’il ne soit pas impossible que quelques-unes des dispositions de cet Acte célèbre aient été le fruit de l’animosité des Anglais à l’égard des Hollandais, néanmoins « elles sont aussi sages que si elles eussent été toutes dictées par la plus mûre délibération et les intentions les plus raisonnables. » C’est qu’ici il parle en politique et que le politique a eu raison de l’économiste. Il n’avait pas été pourtant sans signaler précédemment les effets déplorables de ces mesures, et il avait parfaitement reconnu que de telles entraves ne sont pas faites pour développer le commerce. Il avait fort justement montré comment l’intérêt d’une nation est, dans ses relations avec les nations étrangères, le même que celui d’un marchand vis-à-vis des diverses personnes avec lesquelles il fait des affaires ; comment, pour acheter à bon marché et vendre le plus cher possible, un pays doit désirer la liberté absolue, afin d’encourager toutes les nations à apporter leurs marchandises et à venir acheter en échange les produits indigènes. Cependant, si l’Acte de navigation n’empêchait pas, en droit, les bâtiments étrangers de venir exporter les produits de la Grande-Bretagne, il les en empêchait en fait, en frappant les articles d’importation qui formaient le chargement de ces navires, car ceux-ci ne pouvaient consentir à venir sans aucune cargaison, chercher des marchandises dans les ports de l’Angleterre. Mais, dans l’esprit de Smith, les avantages politiques, bien discutables cependant, devaient faire passer sur les inconvénients économiques, et l’auteur des Recherches conclut que « comme la sûreté de l’État est d’une plus grande importance que sa richesse, l’Acte de Navigation est peut-être le plus sage de tous les règlements de commerce de l’Angleterre. »

On ne saurait trop regretter que le célèbre philosophe ne se soit pas borné à constater les principes ; il a ainsi ouvert la porte à une foule de restrictions de toute sorte, et il a permis à la cupidité des monopoleurs de se dissimuler sous un faux air de patriotisme, en invoquant l’intérêt suprême de la défense du pays. De nos jours, ce n’est plus seulement pour la fabrication des armes, la marine marchande, l’élevage des chevaux, que l’on met en avant cet argument solennel de la sécurité du pays, on en arrive à l’invoquer pour la protection de toutes les denrées nécessaires à la satisfaction de nos besoins, sous le prétexte qu’en cas de blocus, un État qui ne les produirait pas lui-même serait fatalement à la merci de ses ennemis.

Assurément, lorsqu’il s’agit de certaines industries indispensables au métier des armes, l’argument politique doit dominer toute la matière. Mais en ce qui concerne les autres produits, nous estimons que la crainte de manquer, en temps de guerre, des consommations indispensables est absolument chimérique ; en fait, on trouvera toujours un pays neutre pour en fournir, et il y a folie, à imposer à la nation, pendant la paix, des gênes et des sacrifices considérables, pour une éventualité qui ne s’est jamais produite, même au temps du blocus continental. Il en est ainsi même du blé, la consommation par excellence ; en entravant l’importation, on a donné une grande instabilité aux prix que la liberté commerciale aurait eu pour effet de niveler. Quant à l’institution de l’échelle mobile, que l’on imagina dans notre pays comme un correctif et qui avait la prétention de régler, comme par une vanne, l’entrée des blés étrangers sur notre territoire, elle ne fit, en réalité, que détruire toute certitude chez le cultivateur comme chez le commerçant.


La seconde des exceptions que Smith a faites au principe de la liberté commerciale est plus juste dans son principe, et elle peut avoir d’heureux effets pour un peuple, à condition d’être maintenue dans les limites étroites que l’auteur des Recherches lui a données. Elle a trait aux droits compensateurs. « Le second cas, dit l’auteur, dans lequel il sera avantageux, en général, de mettre quelque charge sur l’industrie étrangère pour encourager l’industrie nationale, c’est quand le produit de celle-ci est chargé lui-même de quelque impôt à l’intérieur. Dans ce cas, il paraît raisonnable d’établir un pareil impôt sur le produit du même genre venu de fabrique étrangère. Ceci n’aura pas l’effet de donner à l’industrie nationale le monopole du marché intérieur, ni de porter vers un emploi particulier plus de capital et de travail du pays qu’il ne s’en serait porté naturellement. Tout l’effet qui en résultera sera d’empêcher qu’une partie de ce qui s’y serait porté naturellement n’en soit détournée par l’impôt pour prendre une direction moins naturelle, et de laisser la concurrence entre l’industrie étrangère et l’industrie nationale aussi près que possible des conditions où elle se trouvait auparavant. »

Ces droits sont en effet parfaitement équitables, lorsqu’ils ont pour objet de compenser le montant des impôts intérieurs qui frappent certaines marchandises particulières ; mais Smith tient à mettre le législateur en garde contre l’extension de ces droits que les partisans de la protection réclament en faveur de toutes les marchandises, sous prétexte de compenser les impôts généraux qui grèvent la propriété, l’exercice des industries, les moyens de communication et de transport. Nous voudrions pouvoir citer en entier ce passage qui répond d’une manière si nette à toutes les plaintes, à toutes les récriminations dont on assaille les pouvoirs publics, dans notre pays notamment depuis l’établissement des impôts occasionnés par la guerre de 1870-1871.

L’auteur ne nie pas que les impôts généraux ne pèsent quelquefois lourdement sur la production, et qu’ils n’augmentent, dans une proportion souvent considérable, le prix de revient de toutes les marchandises ; mais il ne peut admettre aucune analogie entre le renchérissement produit sur une marchandise particulière par une taxe spéciale et le renchérissement général causé par l’ensemble de la législation fiscale. Il montre comment les droits compensateurs ne pourraient être qu’arbitraires s’ils étaient étendus à tous les produits, parce qu’il serait absolument impossible de déterminer, même approximativement, de combien le renchérissement général du travail influe en fait sur le prix de chaque marchandise différente produite par le travail. Il fait voir en outre que ces droits seraient aussi profondément injustes, en ce qu’ils feraient retomber certainement sur les consommateurs le poids de tous les impôts intérieurs, y compris ceux-mêmes qui, dans l’esprit du législateur, doivent frapper la rente du sol, le revenu du capitaliste ou le profit de l’industriel. Si l’impôt foncier que doit supporter le propriétaire, l’impôt des patentes qui doit atteindre l’industriel et le commerçant étaient compensés par un droit équivalent à la frontière sur tous les produits bruts ou manufacturés, dès ce moment ils retomberaient forcément sur le consommateur et ils équivaudraient en réalité à une exonération partielle des classes riches au détriment de la masse du peuple.

Voilà ce que Smith a pressenti et il a tenu à prémunir ses compatriotes contre un entraînement qui pourrait avoir des conséquences fatales à l’égard des classes laborieuses. Il aurait pu signaler, en outre, le fouillis inextricable des droits de douane auquel conduirait nécessairement la généralisation de cette théorie de la compensation, les gênes pour le commerce, l’élévation du prix de toutes choses qui entraverait l’exportation nationale. Mais cette discussion n’avait guère alors qu’un intérêt fort problématique : la théorie de la balance du commerce régnait alors en maître, et le célèbre économiste n’osait pas espérer qu’un jour prochain verrait la ruine de cette école, que le système mercantile en serait réduit à se dissimuler sous une forme nouvelle et à réclamer le maintien des entraves douanières au nom des idées de compensation.


En dehors de ces deux exceptions qui restreignent la liberté commerciale et qu’il a reconnues légitimes, le Dr Smith admet encore que, dans certains cas exceptionnels, d’autres restrictions puissent être momentanément imposées à la libre circulation. Il estime en effet qu’il est parfois utile, dans l’intérêt même de la liberté, d’user de représailles à l’égard d’une nation étrangère qui gêne, par de forts droits ou par des prohibitions, l’importation chez elle de certains de nos produits ; mais il déclare que ces représailles ne sont justifiables qu’en tant que mesures politiques et lorsque la diplomatie peut prévoir qu’elles auront pour effet de provoquer une réaction dans la législation douanière de l’autre pays. Il reste ici, au point de vue économique, fidèle à ses principes et il spécifie que cette mesure ne doit être que temporaire, puisqu’elle est une charge pour les consommateurs sans être un dédommagement pour ceux des producteurs qui se sont trouvés atteints par les taxes prohibitives de la nation voisine. « Quand il n’y a pas probabilité, dit-il, que nous puissions parvenir à faire révoquer ces empêchements, c’est, à ce qu’il semble, une mauvaise méthode pour compenser le dommage fait à quelques classes particulières du peuple, que de faire nous-mêmes un autre dommage tant à ces mêmes classes qu’à presque toutes les autres. Quand nos voisins prohibent quelqu’un de nos objets de manufacture, en général nous prohibons non seulement leurs ouvrages du même genre, ce qui seul ne pourrait pas produire grand effet chez eux, mais quelques autres articles du produit de leur industrie. Cette mesure, sans doute, peut donner de l’encouragement à quelques classes particulières d’ouvriers chez nous, et, en évinçant ainsi quelques-uns de leurs rivaux, elle peut mettre ces ouvriers à même d’élever leurs prix dans le marché intérieur. Néanmoins la classe d’ouvriers qui souffre de la prohibition faite par nos voisins, ne tirera pas d’avantages de celle que nous faisons. Au contraire, les ouvriers et presque toutes les autres classes de citoyens se trouveront par là obligés de payer certaines marchandises plus cher qu’auparavant. Aussi toute loi de cette espèce impose une véritable taxe sur la totalité du pays, non pas en faveur de cette classe particulière d’ouvriers à qui cette prohibition faite par nos voisins a porté dommage, mais en faveur de quelque autre classe. »


Sauf ces trois dérogations qu’il s’est attaché à renfermer dans d’étroites limites, Smith n’accepte aucune restriction à la liberté du commerce : c’est elle qui est l’auxiliaire le plus puissant de la civilisation et qui, en respectant l’ordre naturel des choses, en livrant l’homme à ses aspirations, à ses tendances, en mettant en jeu le stimulant puissant de son intérêt personnel et de sa responsabilité, le conduit le plus sûrement au progrès, à la multiplication de ses consommations, à la satisfaction progressive de tous ses besoins.

Toutefois, avec un grand sens pratique et bien qu’il n’ose espérer la réalisation prochaine de son rêve, le célèbre philosophe tient à prémunir la postérité contre un entraînement irréfléchi vers les réformes. Il veut ménager les transitions, les à-coups ; comme un médecin prudent empêche un aveugle qui recouvre la vue de sortir brusquement au grand jour, de même il recommande de ne rétablir que peu à peu la liberté commerciale, par des gradations lentes et prudentes, avec beaucoup de circonspection et de réserve. Il montre comment la suppression trop brutale des gros droits et des prohibitions depuis longtemps en vigueur, provoquerait soudain une inondation de produits à bas prix qui arrêterait immédiatement tout travail dans certaines manufactures peu préparées à la concurrence. L’industrie d’exportation ne serait pas atteinte, il est vrai, parce qu’elle est habituée à la lutte et qu’elle ne vit que par la lutte même ; mais il n’en serait pas de même de beaucoup d’autres industries. Or, changer d’emploi n’est pas facile, c’est un pis-aller toujours désastreux auquel le producteur ne peut se résoudre qu’à la longue, car c’est enlever toute sa valeur à un capital fixe quelquefois considérable.


Pas de restrictions à l’entrée, Voilà donc la première partie du programme de Smith ; aucun encouragement à la sortie, voilà la seconde. Le système mercantile, fidèle à son principe, ne se bornait pas, en effet, à entraver l’importation des marchandises étrangères ; il cherchait, en outre, à favoriser l’exportation des produits nationaux afin de modifier à l’avantage du pays la balance du commerce. L’exportation fut donc encouragée, tantôt par des restitutions de droits ou par des primes, tantôt par des traités de commerce avec les nations étrangères, tantôt enfin par l’établissement de colonies. Smith combat d’une manière générale tous ces privilèges accordés au commerce d’exportation.

Il estime cependant que, parmi tous ces encouragements, les plus raisonnables sont les restitutions de droit ou drawbacks, car, en remboursant à la sortie les droits que les produits ont payés à l’intérieur, l’État ne détruit pas l’équilibre qui s’est établi naturellement entre les divers emplois du travail et des capitaux, il ne fait que le rétablir. Néanmoins, il ne faudrait pas prendre à la lettre cette approbation même, parce que Smith ne paraît pas avoir saisi complètement le vrai caractère de cette institution destinée à soustraire le commerce d’exportation aux conséquences funestes de la législation douanière. Il ne prévoit, en effet, la restitution que dans le cas où les ouvrages de fabrication nationale sont assujettis à l’accise ou lorsque des marchandises étrangères avaient été importées en vue de la réexportation ; or le rôle principal des drawbacks a été surtout de décharger les produits exportés des droits qu’avaient payés à l’entrée les matières premières ayant servi à leur fabrication. Aussi ce jugement des Recherches perd la plus grande partie de son intérêt, puisque Smith n’a eu à apprécier ni l’arbitraire qui préside nécessairement à l’évaluation de la matière première employée pour la fabrication de chaque produit, ni les fraudes que ce régime est impuissant à déjouer, ni ces véritables primes d’exportation qu’il a souvent pour but de dissimuler.


Un autre encouragement fréquemment réclamé consiste dans les primes au moyen desquelles les gouvernements cherchent à favoriser le développement d’une industrie particulière, généralement d’une industrie naissante. Comme Adam Smith le remarque avec raison, le système des primes équivaut en réalité à payer les étrangers sur les fonds de l’État pour les décider à acheter les produits nationaux ; il n’est donc pas soutenable au point de vue économique. En effet, ou bien les primes sont accordées à des marchandises qui, après le paiement des frais de production, laissent déjà un certain bénéfice à l’industriel, et alors elles sont inutiles ; ou bien elles sont accordées à des marchandises qui ne se vendent qu’à perte sur le marché étranger et alors elles sont funestes, puisqu’elles encouragent le marchand à continuer une entreprise telle que si toutes celles de la nation lui ressemblaient, il ne resterait bientôt plus de capital dans le pays.


Smith n’approuve pas davantage la pratique des traites de commerce et il montre comment ces conventions ne tendent en général qu’à constituer, dans chaque pays, un monopole au profit certaines classes de producteurs et au détriment de toute la masse du peuple. Cette appréciation est fort juste : le régime des traités est une pratique vicieuse en elle-même qui met en œuvre les procédés du système mercantile ; c’est un échange de concessions, souvent plus apparentes que réelles, qui apportent dans la législation douanière une instabilité funeste et qui exercent en réalité sur l’ensemble de la production une action plus désastreuse, à certains égards, que celle qu’exerceraient des tarifs protecteurs appliqués uniformément à toutes les marchandises de même nature, quelle qu’en fût la provenance.

Néanmoins, Adam Smith a peut-être été trop absolu dans ses critiques, car si les traités de commerce ont eu des effets pernicieux lorsqu’ils ont été inspirés par les principes du système mercantile, ils ont été depuis lors un instrument puissant de progrès, un acheminement vers la liberté du commerce. Assurément, comme l’a fort bien dit M. Paul Boiteau[142], « un traité de commerce n’est pas autre chose qu’un compromis avec l’erreur », mais ce compromis est indispensable pour faire l’éducation économique de la nation ; le public apprend bien plus par les faits que par les livres, et, en voyant que dans les autres branches de la production où il pénètre, le libre-échange apporte la prospérité, il se ralliera peut-être aux idées libérales qui poursuivent la suppression complète de toutes les restrictions douanières. Mais l’auteur des Recherches n’avait alors d’autre exemple de conventions de cette nature que le traité Méthuen conclu en 1703 entre le Portugal et l’Angleterre et qui avait pour objet de conférer à chacun des deux contractants un monopole, aux Portugais pour leurs vins, aux Anglais pour leurs lainages. Il a dû changer d’avis avant sa mort, et il a pu constater, par le traité conclu par Pitt avec la France en 1786, que cette méthode, évidemment empirique, peut cependant constituer une étape réelle vers la pratique du libre échange.


Enfin, le célèbre économiste s’occupe de la question de l’établissement des colonies. Il y consacre un long chapitre plein de détails et fort intéressant. Il fait l’historique de chaque espèce de colonie, des colonies grecques fondées par des citoyens trop à l’étroit dans leur pays, des colonies romaines établies en pays conquis, des colonies implantées dans les Indes occidentales par les Espagnols et les Portugais attirés par la recherche de l’or, enfin des colonies plus modernes des Hollandais, des Français et surtout des Anglais lesquelles eurent pour objet la culture des terres sans maître.

Il montre comment l’exploitation des colonies par la mère-patrie avait toujours été jusqu’alors pratiquée sans scrupules ; il plaide avec chaleur la cause des colons, et il voudrait, dans l’intérêt même de la métropole, qu’on leur accordât une certaine autonomie, qu’on les laissât libres surtout de régler eux-mêmes leur législation douanière.

Quels sont donc, en effet, les avantages que l’on recherche d’ordinaire dans l’établissement des colonies ? Est-ce l’augmentation des forces -militaires de l’empire ? Mais Smith établit que les colonies anglaises ont été plutôt pour son pays une cause d’affaiblissement. Est-ce la possession d’un monopole exclusif de commerce ? Mais ce monopole même entraîne à la longue de graves inconvénients pour la mère-patrie, car, en empêchant les capitaux étrangers de s’employer dans la colonie, il force la métropole à fournir tous les fonds nécessaires ; il fait, en conséquence, hausser les profits et cause ainsi un grave malaise dans l’industrie du pays. Et ce n’est pas là, d’ailleurs, selon l’éminent philosophe, le seul inconvénient de cette pratique funeste : en détournant les capitaux nationaux de leurs emplois naturels pour les porter vers les colonies, le système mercantile a réduit la masse des petits commerces intérieurs, il a donné une extension anormale au commerce étranger et il a amené de la sorte une perturbation considérable dans la vie industrielle du pays. « Le commerce des colonies, dit Smith[143] en entraînant dans ce commerce une portion beaucoup plus forte du capital de la Grande-Bretagne que celle qui s’y serait naturellement portée, paraît avoir entièrement rompu cet équilibre qui se serait établi sans cela entre toutes les diverses branches de l’industrie britannique. Au lieu de s’assortir à la convenance d’un grand nombre de petits marchés, l’industrie de la Grande-Bretagne s’est principalement adaptée aux besoins d’un grand marché seulement. Son commerce, au lieu de parcourir un grand nombre de petits canaux, a pris son cours principal dans un grand canal unique. Or, il en est résulté que le système total de son industrie et de son commerce en est moins solidement assuré qu’il ne l’eût été de l’autre manière, que la santé de son corps politique en est moins ferme et moins robuste. La Grande-Bretagne, dans son état actuel, ressemble à l’un de ces corps malsains dans lesquels quelqu’une des parties vitales a pris une croissance monstrueuse, et qui sont, par cette raison, sujets à plusieurs maladies dangereuses auxquelles ne sont guère exposés ceux dont toutes les parties se trouvent mieux proportionnées. Le plus léger engorgement dans cet énorme vaisseau sanguin, qui, à force d’art, s’est grossi chez nous fort au delà de ses dimensions naturelles, et au travers duquel circule, d’une manière forcée, une portion excessive de l’industrie et du commerce national, menacerait tout le corps politique des plus funestes maladies. Aussi jamais l’Armada des Espagnols, ni les bruits d’une invasion française n’ont-ils frappé le peuple anglais de plus de terreur que ne l’a fait la crainte d’une rupture avec les colonies. C’est cette terreur, bien ou mal fondée, qui a fait de la révocation de l’acte du timbre une mesure populaire, au moins parmi les gens de commerce. L’imagination de la plupart d’entre eux s’est habituée à regarder une exclusion totale du marché des colonies, ne dût-elle être que de quelques années, comme un signe certain de ruine complète pour eux : nos marchands y ont vu leur commerce totalement arrêté, nos manufacturiers y ont vu leurs fabriques absolument perdues, et nos ouvriers se sont crus à la veille de manquer tout à fait de travail et de ressources. Une rupture avec quelques-uns de nos voisins du continent, quoique dans le cas d’entraîner aussi une cessation ou interruption dans les emplois de quelques individus dans toutes ces différentes classes, est pourtant une chose qu’on envisage sans cette émotion générale. Le sang, dont la circulation se trouve arrêtée dans quelqu’un des petits vaisseaux, se dégorge facilement dans les plus grands, sans occasionner de crise dangereuse ; mais s’il se trouve arrêté dans un des grands vaisseaux, alors les convulsions, l’apoplexie, la mort, sont les conséquences promptes et inévitables d’un pareil accident. »

Pour ces divers motifs qu’il a exposés avec ampleur, Smith combat vivement ce monopole exclusif de la métropole, et il le considère comme funeste pour sa patrie. Il fait ensuite remarquer combien les inconvénients de ce monopole sont plus considérables encore lorsqu’on le confie à une compagnie exclusive. Les compagnies de commerce ont eu, il est vrai, à l’origine, leur raison d’être : ce sont elles qui ont dirigé les émigrants vers les points du globe les plus riches, qui ont concentré leurs efforts, qui leur ont fait l’avance des outils et des capitaux nécessaires et qui leur ont enfin procuré la sécurité indispensable à toute tentative de colonisation. Mais bientôt, animées d’un esprit mercantile étroit et d’une excessive cupidité, elles devinrent le fléau des colonies qu’elles avaient pour rôle de développer. Au lieu de se rendre compte que, en tant que souveraines du pays, elles avaient intérêt à l’augmentation de son produit annuel, elles firent tout pour en comprimer l’essor, et jamais elles ne s’arrêtèrent, en vue d’intérêts généraux et permanents, devant aucune mesure, quelque inique qu’elle pût être, dès qu’elle leur paraissait de nature à favoriser leurs intérêts immédiats.

Une doctrine faite de préjugés et des procédés sans scrupules, tel était le double caractère de cette institution au XVIIIe siècle. Dans les îles à épices, les Hollandais, au dire de Smith, brûlaient tout l’excédant de la production au delà de ce qu’ils espéraient écouler en Europe avec un profit suffisant ; dans les îles où ils n’avaient pas d’établissements, ils donnaient même une prime à ceux qui arrachaient les boutons et les feuilles nouvelles des girofliers et des muscadiers, afin d’éviter que le marché européen, bien approvisionné, pût résister à leurs exigences. Il en était de même des compagnies anglaises et il n’était pas rare de voir le chef d’une factorerie donner l’ordre de passer la charrue sur un champ de pavots et y faire semer du riz, sous prétexte de prévenir une disette des subsistances, mais en réalité, pour que cette récolte de pavots ne gênât pas l’écoulement d’une grande quantité d’opium que ce fonctionnaire avait à vendre. La cupidité des agents dépassait alors tout ce qu’on peut imaginer : chacun d’eux tirait à lui et ne songeait qu’à s’enrichir au plus vite par tous les moyens possibles ; leur moralité était détestable, et, quelques années après l’apparition des Recherches, W. Pitt dut, pour mettre des bornes à ce scandale, déposer un bill obligeant tout individu de retour des Indes à déclarer sa fortune et instituant un tribunal spécial pour juger les concussions commises par les agents. Les compagnies privilégiées aggravaient donc encore les funestes effets du système mercantile ; elles devaient tomber avant le monopole lui-même et l’ouvrage d’Adam Smith n’a pas peu contribué à leur disparition.

Toutefois, si le célèbre économiste a condamné sans appel le système colonial lui-même et les moyens que le monopole avait mis en œuvre pour s’assurer les marchés lointains ; il ne conteste nullement les heureux résultats qu’aurait eus l’établissement des colonies dans le cas où leur commerce serait resté libre. Avec la liberté, en effet, les débouchés nouveaux augmentent l’activité des manufactures nationales ; ils attirent les capitaux sans emploi, mais ils n’en changent pas violemment la destination, et cette exportation des capitaux et des bras se règle naturellement par l’effet modérateur de la concurrence ; il n’y a ainsi ni augmentation artificielle des profits, ni pléthore dans certaines branches de l’industrie. L’éminent philosophe va même plus loin : il reconnaît formellement qu’en somme les bons effets qui résultent naturellement du commerce des colonies sont si grands qu’ils font plus que contrebalancer les inconvénients du monopole, et il constate qu’en fait si le système colonial a détourné une partie des capitaux de certains emplois vraiment productifs, la masse des fonds de la nation a néanmoins augmenté dans des proportions considérables et entretenu en définitive dans la métropole une plus grande quantité de travail.

Quoi qu’il en soit, tout en étant favorable à l’établissement des colonies, il n’en conseille pas moins à son pays d’abandonner à elles-mêmes celles qui peuvent se suffire et de leur laisser toute leur autonomie. « En se séparant ainsi, de bonne amitié, dit-il, l’affection naturelle des colonies pour leur mère patrie, ce sentiment que nos dernières divisions ont peut-être presque entièrement éteint, reprendrait bien vite sa force, et elle constituerait en notre faveur un réel privilège pour le maintien des relations commerciales. » Mais, pas plus ici que dans son étude sur la liberté du commerce, le célèbre psychologue ne se fait d’illusion sur l’influence de ses conseils. « Proposer, dit-il[144], que la Grande-Bretagne abandonne volontairement toute autorité sur ses colonies, qu’elle les laisse élire leurs magistrats, se donner des lois et faire la paix et la guerre comme elles le jugeront à propos, ce serait proposer une mesure qui n’a jamais été et ne sera jamais adoptée par aucune nation du monde. Jamais nation n’a abandonné volontairement l’empire d’une province, quelque embarras qu’elle pût trouver à la gouverner et quelque faible revenu que rapportât cette province proportionnellement aux dépenses qu’elle entraînait. »

En effet, à notre époque même, aucune grande nation n’a renoncé à ses colonies. Instruite par l’expérience désastreuse de la guerre de l’Indépendance, la Grande-Bretagne a consenti peu à peu à émanciper celles de ses colonies qui étaient les plus puissantes et à donner à certaines d’entre elles une véritable autonomie ; mais elle a toujours tenu, même dans ce cas, à maintenir avec elles un lien nominal qui pût être de nature à assurer à son commerce un avantage réel dans ces pays. Or, quoiqu’en ait dit Smith, nous pensons que l’Angleterre a eu raison. À vrai dire, nous ne sommes pas partisan en général des expéditions coloniales ; nous estimons qu’au point de vue économique, le seul auquel nous voulons nous placer ici, un pays ne doit pas gaspiller partout le sang de ses soldats et consacrer des capitaux souvent considérables à des établissements lointains. Les gouvernements auraient dû laisser faire l’initiative privée ; de la sorte, l’exportation des bras et des capitaux aurait eu lieu le plus souvent en temps utile ; elle aurait été contenue dans des limites naturelles plus raisonnables, et les colons, stimulés par le sentiment puissant de leur responsabilité, auraient été plus attentifs à se conformer aux véritables principes de colonisation féconde et à choisir les points les plus favorables pour la prospérité de leurs établissements. Néanmoins, lorsque l’État à tort ou à raison, a fondé des colonies, et qu’après l’ère des sacrifices, est arrivé le moment où celles-ci peuvent se suffire à elles-mêmes, nous croyons qu’il n’est pas injuste alors de les faire participer aux frais généraux de la métropole et, au point de vue commercial, de conserver une certaine action sur la législation du pays afin de l’empêcher éventuellement de fermer ses ports aux produits européens au cas où des idées protectionnistes viendraient à y prévaloir.


Entraves à l’importation des marchandises étrangères, encouragements à l’exportation des produits nationaux au moyen de drawbacks, de primes, au moyen de traités de commerce et d’établissements coloniaux : tel est donc l’ensemble des mesures par lesquelles le système mercantile se proposait d’enrichir le pays. Cependant, il procédait autrement à l’égard des matières premières. Au lieu d’en entraver l’importation, il cherchait à la favoriser dans le but de permettre aux manufactures nationales de produire à meilleur marché ; il attirait donc du dehors les produits bruts, tantôt par des exemptions de droits, tantôt par des primes, et il en empêchait la sortie soit par des droits élevés, soit par des prohibitions absolues.

Pour faire respecter ces prohibitions, on avait établi une réglementation minutieuse donnant lieu à des vexations sans nombre et souvent appuyée de sanctions cruelles. Dans certains comtés de l’Angleterre, tout propriétaire de moutons, jusqu’à une distance de dix milles de la mer, devait, à peine d’amende et de confiscation, fournir à la douane, trois jours après la tonte, un état relatant le nombre de ses toisons et le lieu où elles étaient placées ; puis, avant d’en déplacer la moindre partie, il fallait qu’il déclarât le nombre et le poids de celles qu’il voulait enlever, le nom et la demeure de l’acheteur ainsi que le lieu où la livraison devait être faite. Pour les individus convaincus d’avoir exporté des brebis, des agneaux ou des béliers, les peines étaient terribles : aux termes du statut de la 8e année d’Élisabeth, ch. III, quiconque exportait des bêtes à laine devait, pour la première fois, avoir tous ses biens confisqués à perpétuité, subir un emprisonnement d’un an, et, au bout de ce temps, avoir la main gauche coupée, à un jour de marché ; en cas de récidive, il devait être reconnu coupable de félonie et puni de mort. À la vérité, ces peines étaient trop cruelles pour être appliquées à la lettre, mais elles n’en étaient pas moins suspendues sans cesse, comme une menace, sur la tête des contrebandiers.

Les inspirateurs de ces règlements avaient donné pour prétexte que la laine d’Angleterre était d’une qualité particulière, supérieure à celle de tous les autres pays ; que les autres laines ne pouvaient être travaillées de la même manière, sans aucun mélange de celle-là ; que, sans cette laine, on ne saurait fabriquer de drap fin ; que, par conséquent, si on parvenait à en empêcher totalement l’exportation, la Grande-Bretagne s’assurerait le monopole de la plus grande partie du commerce des draps du monde entier, et ainsi, n’ayant point de rivaux et vendant dès lors au prix qu’elle voudrait, elle arriverait en peu de temps à un degré incroyable d’opulence au moyen de la balance du commerce la plus avantageuse possible. Mais, en réalité, le véritable but de ces mesures était tout simplement d’avilir le prix de la laine en Angleterre dans l’intérêt des manufacturiers : il y avait là, comme dans tout règlement de cette nature, l’intérêt d’une certaine classe de producteurs dissimulé sous le prétexte toujours admis de l’intérêt général.


Et non seulement le système mercantile empêchait l’homme de disposer des choses, il lui interdisait même de disposer de sa personne, et il lui refusait, sous les peines les plus sévères (l’amende, la confiscation de tous ses biens, l’incapacité civile), d’aller travailler en pays étranger. Si un ouvrier anglais avait passé la mer et exerçait son métier dans un autre pays, il était averti d’avoir à rentrer dans les six mois en Angleterre et, faute de le faire, il était dès lors incapable de recevoir des legs, d’être exécuteur testamentaire, de devenir propriétaire de terres par acquisition, succession ou autrement, et tous ses biens étaient confisqués au profit de la Couronne.


Voilà par quelles mesures déplorables, qui ne respectaient ni la propriété, ni la liberté individuelle, le système mercantile prétendait donner à la nation cette opulence tant désirée. Au lieu de favoriser le travail national, il avait pour effet réel de le décourager ; il nuisait à l’industrie en ralentissant la consommation et en empêchant les améliorations nécessaires ; il nuisait aux salariés en maintenant artificiellement à un taux élevé le prix de toutes choses ; il détruisait fatalement l’équilibre entre les diverses branches de la production, parce qu’il est impossible à l’État de régler arbitrairement, avec quelque équité, la distribution de la protection entre les différents emplois ; enfin, non content de susciter l’antagonisme des classes et des divers producteurs, il semait la haine entre les nations, et il amenait des crises en provoquant de la part des autres peuples des représailles contre les produits nationaux.


Smith a magistralement réfuté cette doctrine dans son principe et dans ses procédés : c’est la partie des Recherches qui est, sinon la plus remarquable, du moins la plus connue, et c’est à elle que l’on doit en grande partie l’idée des réformes libérales que l’Angleterre a introduites dans sa législation douanière dans le courant de ce siècle et qui ont inauguré dans l’histoire du commerce une ère de liberté. Malgré des pronostics menaçants, le système mercantile ne peut renaître ; s’il arrive qu’il ait momentanément la victoire, il ne peut plus être rétabli d’une manière durable : le développement des moyens de communication, les progrès de la civilisation s’y opposent. Adam Smith, en fondant l’économie politique sur la saine doctrine de la liberté, lui a donné un coup mortel : il ne s’en relèvera pas.


TROISIÈME SECTION.


Distribution et répartition des richesses.


Adam Smith ne s’est pas contenté de rechercher seulement les lois de la production et de la circulation des richesses, il a abordé également la question délicate de la distribution de ces richesses entre les individus ou plutôt entre les différentes classes de la société, et c’est avec une simplicité vraiment scientifique qu’il en a exposé les lois et étudié les phénomènes. Il a analysé ainsi avec soin les éléments du prix des marchandises et il a montré comment chacun d’eux est destiné à rémunérer l’un des trois facteurs de la production, la terre, le capital et le travail. Au fond, les trois sortes de rémunérations de ces divers agents ne sont en réalité que des profits, mais Smith a tenu à les distinguer nettement par des dénominations spéciales, afin de mettre en lumière les lois particulières à chacune d’elles : la rente de la terre, le profit et l’intérêt des capitaux, enfin les salaires du travail.

Le plus souvent, les prix des marchandises comprennent à la fois les trois éléments de rémunération, mais il en est cependant qui ne se résolvent qu’en deux de ces parties, d’autres même en une seule[145]. D’autre part, ces diverses sortes de rémunérations n’échoient pas toujours à des individus distincts, et le propriétaire foncier, qui exploite lui-même ses terres avec ses propres capitaux et sans le secours d’aucun ouvrier, n’a à partager avec personne les produits de son exploitation. Mais, dans le prix de de ses produits, il ne perçoit pas tout au même titre : une partie correspond au salaire de son travail manuel, une autre partie au profit qui lui est dû pour son travail de direction, et l’excédant seul du prix sur les frais de production constitue en réalité la rente de sa terre.


Le salariat n’existait pas à l’origine des sociétés. Avant l’appropriation des terres et l’accumulation des capitaux, le produit entier des marchandises appartenait à l’ouvrier. Mais, dès que la terre devint une propriété privée et fut fécondée par le travail, le propriétaire qui en avait accru la productivité acquit un droit à une part de son revenu : cette part constitua la rente. Puis, lorsque l’accroissement de la puissance productive du travail eût permis de constituer des capitaux et que la nécessité de la séparation des tâches se fût fait sentir, le capitaliste vint au secours de l’ouvrier pour lui avancer la matière première, les instruments nécessaires à son travail, et pour prix de son concours il réclama un profit. En même temps, comme l’ouvrier ne pouvait attendre jusqu’à la récolte la rétribution de ses efforts et qu’il fallait travailler et vivre jusque-là, il chercha à s’assurer un salaire immédiat qui lui permit de satisfaire ses besoins quotidiens ; il laissa donc au capitaliste l’aléa, l’excédant incertain du prix sur les salaires payés et les dépenses de production, préférant lui abandonner ainsi, comme compensation de son concours, le risque du gain, inséparable de celui de la perte.

La constitution du salariat a donc été, quoi qu’on ait dit, un progrès très réel ; en spécialisant les tâches et en donnant à un seul la direction de chaque entreprise, elle a favorisé la production, et, au point de vue distributif, elle a amélioré considérablement la situation de l’ouvrier en lui donnant la sécurité du lendemain. Mais ce salaire, toujours certain, ne pouvait pas être invariable : de là des plaintes. Ainsi on a accusé le capitaliste d’exploiter le travailleur, on a affirmé que l’accumulation des capitaux est une cause d’asservissement, de misère pour l’ouvrier, et on a été jusqu’à prétendre que la condition du peuple devient pire par l’accroissement de la richesse publique. Heureusement ces reproches ne sont nullement fondés et l’œuvre de Smith a contribué pour beaucoup à éclairer ce sujet en rendant manifeste l’accord essentiel qui existe entre le développement de la richesse et l’augmentation du bien-être de la masse des travailleurs : le salaire, comme toute marchandise, est réglé par le rapport de l’offre et de la demande, par l’état du marché, et la cause qui détermine en réalité cette offre et cette demande n’est autre que le rapport existant entre l’augmentation des capitaux et l’accroissement de la population.

Smith a eu le mérite de mettre cette importante vérité en lumière, et les observations qu’il a développées sur ce point sont fort exactes. Pour lui, la demande de travail ne peut augmenter qu’à proportion de l’accroissement des fonds destinés à payer les salaires, et il est impossible qu’elle augmente sans elle. Si le propriétaire, le commerçant, le capitaliste, voient augmenter leurs revenus, les uns augmenteront leur consommation en conséquence, les autres consacreront leur surplus à la reproduction ; dans tous les cas, cet excédant servira en définitive à entretenir des travailleurs, il provoquera une demande supplémentaire de bras, c’est-à-dire une augmentation des salaires.

La hausse des salaires est donc liée à l’accroissement des capitaux. Mais, pour que les salaires augmentent ainsi, il n’est ni nécessaire, ni suffisant, selon Smith, que la richesse nationale soit considérable, il faut et il suffit qu’elle soit en progrès. C’est ce progrès qui donne lieu à la hausse des salaires en provoquant chaque année une demande de bras plus forte que l’année précédente ; un État riche, dont l’opulence resterait stationnaire, n’offrirait aux travailleurs qu’une maigre subsistance, parce que la demande resterait la même ; enfin, dans un pays où les fonds viendraient à décroître, le salaire baisserait jusqu’à ce que la misère, les privations et la diminution des naissances aient réduit le nombre des bras et, en restreignant l’offre, aient rompu l’équilibre et provoqué une réaction. C’est ainsi qu’il faut entendre la loi de l’offre et de la demande. Lorsqu’on se contente de proclamer que le salaire est soumis à cette loi, on n’énonce qu’une vérité banale qui n’apprend rien. Mais quand, avec l’auteur des Recherches, on remonte aux lois qui régissent le marché lui-même, on découvre que la véritable cause qui détermine la demande est l’accroissement ou la diminution des capitaux, et que cette même cause réagit aussi sur l’offre en provoquant ou en ralentissant le progrès de la population, car la population tend à se régler sur la demande des bras afin d’empêcher le salaire courant de s’écarter d’une manière durable du salaire naturel autour duquel il oscille comme tout prix courant vient osciller autour de son prix naturel. « C’est ainsi, dit Smith[146], que la demande d’hommes règle nécessairement la production des hommes, comme fait la demande à l’égard de toute autre marchandise ; elle hâte la production quand celle-ci marche trop lentement et l’arrête quand elle va trop vite. »

Toutefois, le célèbre philosophe s’est montré moins exact en ce qui concerne la détermination du salaire naturel. Il a parfaitement compris qu’en cette matière, il est nécessaire de considérer, non le salaire nominal qui consiste dans la quantité d’argent que l’ouvrier obtient pour le prix de son travail, mais le salaire réel qui consiste dans la quantité de consommations qu’il peut se procurer en réalité avec cette rémunération. Cependant il a confondu le salaire naturel avec le salaire minimum qui ne comprend que la subsistance de l’ouvrier et de la famille, et cette confusion est dangereuse. Le salaire minimum est une limite extrême au-dessous de laquelle le salaire moyen ne peut rester longtemps sans que la dépopulation se charge de rétablir l’équilibre ; mais ce n’est pas là, heureusement, le salaire naturel, le point central autour duquel gravite le salaire courant, comme un pendule, avec des oscillations de faible amplitude. Si le salaire réel peut descendre exceptionnellement et momentanément au-dessous du salaire nécessaire, il n’est pas maintenu dans son orbite par ce salaire nécessaire, et l’histoire de la civilisation nous prouve qu’au lieu d’osciller alternativement autour de ce minimum, il a progressé en fait d’une manière continue, toujours dans le rayon du salaire naturel qui représente les frais de production, mais de plus en plus éloigné dans son ensemble de ce salaire nécessaire au-dessous duquel l’ouvrier devient misérable et la population diminue.

De cette conception erronée du salaire naturel, il résulterait, en effet, que le salaire moyen de l’ouvrier n’est autre que le salaire minimum, strict équivalent des frais de subsistance ; or il n’en est pas ainsi. Il serait assurément bien difficile de suivre le cours du salaire réel moyen aux différents siècles, attendu que les points de comparaison sont loin d’être fixes et que les salaires sont souvent très différents suivant les pays et les professions, suivant les perfectionnements de l’industrie et les conditions hygiéniques mêmes du travail ; mais l’ensemble des observations permet néanmoins de constater que partout le taux des salaires a haussé, en général, beaucoup plus rapidement que celui des subsistances : la condition matérielle et morale de l’ensemble des ouvriers en est la preuve. Smith, du reste, avait lui-même constaté ce progrès évident, et il avait noté déjà dans la classe ouvrière ces habitudes de luxe que déplorent les moralistes, mais qui témoignent abondamment de l’accroissement du salaire réel qui permet ces folies.


Telle est donc la théorie du salaire, et Smith a fort justement démontré qu’il n’est au pouvoir ni du législateur par une réglementation arbitraire, ni même de l’une des parties par des coalitions et des grèves, d’en modifier le taux à son gré.

Il n’approuve pas les coalitions, mais n’en conteste pas la légitimité, et, s’il estime que, de son temps, elles n’ont le plus souvent que des effets funestes pour les ouvriers, il n’en revendique pas moins fort énergiquement le droit du travailleur à la grève. À cette époque, en effet, l’État viciait par la contrainte les rapports d’ouvrier à patron : les coalitions, faciles pour les maîtres qui pouvaient facilement se concerter en secret, étaient impraticables pour les salariés, et elles étaient d’ailleurs sévèrement réprimées par les gouvernements. Or, le célèbre économiste voulait que l’on donnât à tous les mêmes armes, que l’on respectât la liberté individuelle des ouvriers comme celle des patrons ; son vœu a été réalisé, et maintenant le travailleur, en possession de cet arme à double tranchant, aidé par des réserves quelquefois considérables et des associations puissantes, n’est plus l’opprimé dont Smith défendait naguère les droits. « Un propriétaire, un fermier, un maître fabricant ou marchand, disait l’auteur des Recherches, pourraient, en général, sans occuper un seul ouvrier, vivre un an ou deux sur les fonds qu’ils ont déjà amassés. Beaucoup d’ouvriers ne pourraient pas subsister sans travail une semaine, très peu un mois, et à peine un seul, une année entière. À la longue, il se peut que le maître ait autant besoin de l’ouvrier que celui-ci a besoin du maître, mais le besoin qu’il en a n’est pas aussi pressant. » Il n’en est plus ainsi de nos jours : les rôles sont intervertis. Pendant que l’usine chôme, les capitaux restent inactifs, les impôts ne cessent pas de courir, le patron perd chaque jour l’intérêt de son capital et le meilleur de sa clientèle ; il est donc plus impatient de terminer la grève que ne l’est maintenant l’ouvrier dont la subsistance est assurée pendant quelque temps par une caisse de résistance : un chômage prolongé est la ruine fatale de tout industriel qui n’est pas propriétaire de la plus grande partie des capitaux qu’il emploie.


Enfin, après avoir étudié la loi qui régit le taux des salaires pris dans leur ensemble, Adam Smith recherche pourquoi, en fait, les salaires sont inégaux suivant les emplois, et il expose les motifs de ces inégalités : c’est là l’objet d’un chapitre qui, quoique secondaire, est l’un des plus intéressants de tout l’ouvrage, car la puissance d’observation que le célèbre philosophe apportait dans ses investigations, s’y manifeste dans toute sa force.

En principe, les divers emplois doivent nécessairement offrir la même somme d’avantages et d’inconvénients, sans quoi tous les bras se porteraient sur les plus favorisés jusqu’à ce que l’équilibre fût rétabli. Mais ce n’est pas à dire que dans chacun d’eux la rétribution pécuniaire soit la même, et la moindre observation montre qu’elle est fort inégale suivant les diverses professions. Cette différence tenait d’abord, du temps de Smith, aux restrictions réglementaires qui gênaient la liberté du travail et la circulation des ouvriers ; mais elle avait aussi d’autres causes plus permanentes, qui subsistent même sous le régime de la liberté, car elles proviennent en grande partie de certaines circonstances inhérentes aux emplois mêmes. Ces circonstances suppléent, soit en réalité, soit aux yeux de l’imagination, à la modicité du gain pécuniaire dans certains cas, ou bien elles en contre-balancent la supériorité dans d’autres.

La première de ces circonstances, selon Smith, est l’agrément ou le désagrément des emplois considérés en eux-mêmes. Les salaires varient, dit-il, suivant que l’emploi est aisé ou pénible, propre ou malpropre, honorable ou méprisé. Tous ces éléments de faveur ou de défaveur pèsent d’une grande force dans la balance. Ainsi, en général, un garçon tailleur gagne moins qu’un tisserand, parce que son ouvrage est plus facile ; le tisserand gagne moins que le forgeron, parce que l’ouvrage de ce dernier est malpropre ; le forgeron lui-même, qui est cependant un artisan, gagnera moins qu’un mineur, qui n’est qu’un simple journalier, parce que son ouvrage est non seulement moins malpropre, mais surtout parce qu’il est moins dangereux. La considération qui est attachée à ces emplois entre pour beaucoup plus encore dans le salaire des professions honorables, et il en existe même un certain nombre des plus recherchées à l’égard desquelles la rémunération pécuniaire est tout à fait nulle. Inversement, la défaveur attachée à un état produit l’effet contraire : le métier de boucher, qui a quelque chose de cruel, est d’ordinaire très lucratif, le plus affreux de tous les emplois, celui d’exécuteur public, est, en proportion de la quantité de travail, mieux rétribué que quelque autre profession que ce soit.

En second lieu, les salaires varient suivant la facilité et le bon marché de l’apprentissage, ou la difficulté et la dépense qu’il exige. « Quand on a établi, dit l’auteur[147], une machine coûteuse, on espère que la quantité extraordinaire de travail qu’elle accomplira avant d’être tout à fait hors de service remplacera le capital employé à l’établir, avec les profits ordinaires tout au moins. Un homme qui a dépensé beaucoup de temps et de travail, pour se rendre propre à une profession qui demande une habileté et une expérience extraordinaires, peut être comparé à une de ces machines dispendieuses. On doit espérer que la fonction à laquelle il se prépare, lui rendra, outre les salaires du simple travail, de quoi l’indemniser de tous les frais de son éducation, avec au moins les profits ordinaires d’un capital de la même valeur. Il faut aussi que cette indemnité se trouve réalisée dans un temps raisonnable, en ayant égard à la durée très incertaine de la vie des hommes, tout comme on a égard à la durée plus certaine de la machine. » En d’autres termes, c’est une prime d’amortissement, ou plutôt une annuité viagère qui doit venir s’ajouter au salaire, et cette prime est parfois considérable dans les professions libérales ou les arts qui exigent une grande habileté.

En troisième lieu, les salaires varient suivant l’inconstance ou l’incertitude de l’occupation. En effet, si, dans la plus grande partie des ouvrages de manufacture, un journalier est à peu près sûr d’être occupé constamment, il n’en est pas de même dans toutes les professions ; un maçon, par exemple, ne peut pas travailler dans les fortes gelées ou par un très mauvais temps, et la plupart des artisans ne peuvent d’ailleurs compter sur de l’occupation qu’autant que les pratiques auront besoin de leurs services. Il faut donc, conclut l’auteur, que, pendant le temps que chacun d’eux reste occupé, il gagne de quoi s’entretenir même pendant le temps où il n’aura rien à faire, et aussi de quoi se dédommager des moments de souci et de découragement que lui cause parfois la pensée d’une situation aussi précaire.

Quatrièmement, dit Smith, les salaires du travail peuvent varier suivant la confiance plus ou moins grande qu’il faut accorder à l’ouvrier. Les orfèvres et les joailliers, en raison des matières précieuses qui leur sont confiées, ont partout des salaires supérieurs à ceux de beaucoup d’autres ouvriers dont le travail exige non seulement autant, mais même beaucoup plus d’habileté. Nous confions au médecin notre santé, à l’avocat et au procureur notre fortune, et quelquefois notre vie et notre honneur ; des dépôts aussi précieux ne pourraient pas, avec sûreté, être remis dans la main de gens pauvres et peu considérés. Il faut donc que la rétribution soit capable de leur donner dans la société le rang qu’exige une confiance si importante.

Enfin, une cinquième circonstance influe encore avec une grande force sur le taux des salaires, c’est l’ensemble des probabilités de succès inhérentes aux diverses professions. Adam Smith développe longuement cette observation, et il le fait avec beaucoup de sagacité. Il montre comment, dans la plupart des métiers, le succès est, en somme, à peu près sûr, mais qu’il est, au contraire, très incertain dans les professions libérales. « Mettez, dit-il, votre fils en apprentissage chez un cordonnier, il n’est presque pas douteux qu’il apprendra à faire des souliers ; mais envoyez-le à une école de droit, il y a au moins vingt contre un à parier qu’il n’y fera pas assez de progrès pour être en état de vivre de cette profession. Dans une loterie parfaitement égale, ceux qui tirent les billets gagnants doivent gagner tout ce que perdent ceux qui tirent les billets blancs. Dans une profession où vingt personnes échouent pour une qui réussit, celle-ci doit gagner tout ce qui aurait pu être gagné par les vingt qui échouent. L’avocat, qui ne commence peut-être qu’à l’âge de 40 ans à tirer parti de sa profession, doit recevoir la rétribution, non seulement d’une éducation longue et coûteuse, mais encore de celle de plus de vingt autres étudiants à qui probablement cette éducation ne rapportera jamais rien. Quelque exorbitants que semblent quelquefois les honoraires des avocats, leur rétribution réelle n’est jamais égale à ce résultat. Calculez la somme vraisemblable du gain annuel de tous les ouvriers d’un métier ordinaire, dans un lieu déterminé, comme cordonniers ou tisserands, et la somme vraisemblable de leur dépense annuelle, vous trouverez qu’en général la première de ces deux sommes l’emportera sur l’autre, mais faites le même calcul à l’égard des avocats et étudiants en droit dans tous les différents collèges de jurisconsultes, et vous trouverez que la somme de leur gain annuel est en bien petite proportion avec celle de leur dépense annuelle, en évaluant même la première au plus haut et la seconde au plus bas possible. La loterie du droit est donc bien loin d’être une loterie parfaitement égale, et cette profession, comme la plupart des autres professions libérales, est évidemment très mal récompensée, sous le rapport du gain pécuniaire. Ces professions, cependant, ne sont pas moins suivies que les autres, et, malgré ces motifs de découragement, une foule d’esprits élevés et généreux s’empressent d’y entrer. Deux causes différentes contribuent à cette vogue : la première, c’est le désir d’acquérir la célébrité qui est le partage de ceux qui s’y distinguent, et la seconde, c’est cette confiance naturelle que tout homme a plus ou moins, non seulement dans ses talents mais encore dans son étoile. »

Cette comparaison tirée des loteries est fort ingénieuse, et Smith a ainsi légitimé complètement, par ce rapprochement saisissant, les gros honoraires que réclament, dans certaines professions, le petit nombre des élus qui sont en possession du talent et de la faveur publique : c’est que ce sont eux qui ont gagné les gros lots dans cette vaste loterie où il y a tant de billets blancs. C’est le secret espoir de ces gros lots qui pousse tant d’étudiants à entrer dans le barreau ; c’est l’espoir des gros lots (les hauts grades) qui lance dans l’armée et la marine tant de jeunes gens ardents et remplis d’illusions. Comme l’a fort bien remarqué Smith, chacun est porté à croire à son étoile, et celui qui a dit que tout conscrit a son bâton de maréchal dans sa giberne, a, par ce mot seul, enflammé bien des imaginations et provoqué bien des enrôlements.

Telles sont les cinq circonstances qui, selon les Recherches, déterminent l’inégalité des salaires dans les différentes professions : la somme des avantages et des inconvénients est toujours la même, mais la rétribution pécuniaire varie suivant la nature des travaux, parce qu’elle a pour complément des considérations morales qui ont souvent une influence déterminante sur la répartition des individus entre les différents métiers. C’est cette variété des éléments du salaire qui fait régner l’harmonie dans la production en partageant les citoyens, suivant leurs goûts, leurs aptitudes et leurs besoins, entre les diverses professions.


Au sujet des profits, Adam Smith est moins net, parce qu’il a voulu comprendre à la fois sous la même dénomination l’intérêt, le loyer et le profit proprement dit.

Pour lui, le profit est l’intérêt du capital employé dans une entreprise et toute la portion du produit qui revient à l’entrepreneur, à quelque titre que ce soit[148].

Or, cette définition n’est pas assez rigoureuse. La même partie du produit ne doit pas changer de nom selon la personne à qui elle est échue, et il est nécessaire de distinguer la part de l’intérêt de celle du profit proprement dit, non seulement lorsque le capitaliste et l’entrepreneur sont distincts, mais lors même que les deux qualités sont confondues dans le même individu. Pour nous, il y a lieu de séparer dans le gain de l’entrepreneur l’intérêt de ses capitaux, le salaire de son travail et de son habileté, enfin un profit qui est à la fois une compensation du risque qu’il a couru dans son entreprise, de la sagacité de son administration et la part de la chance : le profit se distingue ainsi à la fois du salaire et de l’intérêt en ce qu’il ne participe de la certitude d’aucun d’eux, en ce qu’il est essentiellement aléatoire.

Malgré cette confusion regrettable, ce chapitre ne manque pas d’une certaine ampleur et il contient plusieurs observations fort exactes à l’égard des profits pris dans leur ensemble. C’est ainsi qu’Adam Smith constate que les profits du capital dépendent, comme les salaires, de l’accroissement de la richesse nationale, mais en sens inverse, et que, tandis que l’accroissement des capitaux fait hausser les salaires, il tend à abaisser le taux de l’intérêt et du profit. Les fluctuations des profits tendent en effet à suivre les fluctuations de l’intérêt parce que les unes, et les autres sont réglées également par la marche du progrès. Avec la civilisation, l’instruction professionnelle se multiplie, les préventions qui entouraient les professions mercantiles disparaissent et la concurrence devient plus active dans tous les genres de commerce et d’industrie ; en même temps l’aléa diminue grâce à l’accroissement de la sécurité des transactions, à la multiplication des communications et à la rapidité des informations : les profits se nivellent ainsi, mais par là même ils se réduisent. Enfin les capitaux d’emprunt deviennent moins chers, et, bien que la baisse de l’intérêt paraisse profiter immédiatement aux industriels et aux commerçants, elle suscite aussi à la longue une concurrence plus active qui amène la baisse des profits.

Aussi Adam Smith s’est réglé sur les variations du taux de l’intérêt pour suivre les fluctuations des profits en général. Il avait reconnu qu’il n’est pas possible de fixer pour eux un taux moyen, comme il l’avait fait pour les salaires, le profit étant si variable que la personne même qui dirige un commerce particulier ne peut pas toujours indiquer le taux moyen de son profit annuel. Il est affecté, non seulement par chaque variation qui survient dans le prix des marchandises, mais encore par la bonne ou la mauvaise fortune du commerçant et de la clientèle même, enfin par mille accidents divers auxquels les marchandises sont exposées, soit dans leur transport par terre ou par mer, soit en restant en magasin ; en un mot, il n’est pas possible de généraliser les résultats de l’aléa, et toutes les données statistiques que l’on pourrait obtenir directement ne permettraient pas de suivre la marche des profits et leur taux le plus habituel aux différentes époques, sans le secours d’un terme de comparaison de nature à servir de point de repère. Ce terme de comparaison, Smith crut l’avoir trouvé dans le taux de l’intérêt, et il fut en cela bien inspiré, non pas que, comme il paraît le penser[149], le taux de l’intérêt soit gouverné par le taux des profits, mais parce qu’à l’inverse, le taux des profits est largement influencé par la hausse et la baisse de l’intérêt qui, en rendant l’argent plus ou moins cher, diminue ou augmente la concurrence dans les entreprises. Ici, comme dans tout le cours de cet admirable ouvrage, la puissance d’observation et la perspicacité du célèbre philosophe ne se démentent jamais. Si, dans les différentes parties de cette vaste science qu’il a fondée, il n’a pas toujours démêlé du premier coup les véritables causes, il n’en a pas moins constaté fort exactement les phénomènes, et son coup d’œil pénétrant l’a rarement trompé sur la nature des faits eux-mêmes.

En comparant le taux du profit et celui de l’intérêt, il avait aussi remarqué qu’en moyenne ces deux taux sont à peu près égaux, et l’expérience a démontré l’exactitude de cette observation. « Dans un pays, dit-il, où le taux ordinaire du profit net est de 8 ou 10 pour 100, il peut être raisonnable qu’une moitié de ce profit aille à l’intérêt toutes les fois que l’affaire se fait avec de l’argent d’emprunt. Le capital est aux risques de l’emprunteur qui, pour ainsi dire, est l’assureur de celui qui prête ; aussi, dans la plupart des genres de ce commerce, 4 ou 5 pour 100 peuvent être à la fois un produit suffisant pour le risque de cette assurance et une récompense suffisante pour la peine d’employer le capital. » — Toutefois cette règle ne peut être absolue, et Smith l’a parfaitement compris, car, si l’intérêt ne varie pas suivant les emplois, il n’en est pas de même du profit, et, bien que la rétribution pécuniaire de l’entrepreneur ne soit généralement pas affectée au même degré que le salaire par la nature de ces emplois, elle est néanmoins parfois fort inégale.

Des cinq causes, en effet, qui agissent sur les salaires, il y en a deux, selon l’auteur des Recherches, qui font varier aussi les profits : c’est l’agrément ou le désagrément, la sécurité ou l’aléa qu’offrent les divers emplois. Le patron d’une auberge ou d’une taverne, qui n’est jamais le maître chez lui et qui est exposé aux grossièretés du premier ivrogne venu, exerce une industrie qui n’est ni très agréable ni très considérée ; il aura donc, en général, de très gros profits destinés à compenser ces inconvénients de sa profession. L’importance du risque couru influe encore davantage sur les profits, puisque c’est cet aléa même qui est, en principe, la véritable raison d’être du profit. — Quant à l’intérêt, il reste à peu près invariable, quel que soit l’emploi, car l’argent, a dit un empereur romain, ne sent jamais mauvais. Le seul élément que considère le prêteur est le risque couru, les garanties tant réelles que personnelles qu’offre l’emprunteur, pourvu que l’emploi soit licite et qu’il respecte les bonnes mœurs ; un entrepreneur trouvera aussi facilement des capitaux pour des travaux d’égoût que pour l’industrie la plus considérée.


Il importait donc de distinguer, expressément, à tous les points de vue, l’intérêt du profit, dans le cas même où l’entrepreneur fait valoir ses propres capitaux. Mais si Smith n’a pas fait avec assez de netteté la séparation de ces deux éléments de la rétribution de l’entrepreneur, il n’en a pas moins traité d’une façon fort remarquable la grande question de l’intérêt.

Malheureusement, il n’a pas donné à l’analyse même de l’intérêt toute l’étendue nécessaire, parce qu’il ne le considère, à tort suivant nous, que comme « un revenu secondaire qui, s’il ne prend pas sur le profit que procure l’usage de l’argent, doit être payé par, quelque autre source de revenu[150]. » Aussi ce n’est que dans le deuxième livre que nous trouvons, à propos de l’accumulation des fonds, des données sur sa doctrine.


De plus, dans aucune partie des Recherches, il n’a parlé du loyer qu’il eût été fort intéressant de distinguer de l’intérêt. Cependant, l’un est le revenu du capital fixe, tandis que l’autre est le revenu du capital circulant : dans le premier, le capitaliste recouvre la chose même qu’il a prêtée, dans le second des choses semblables, et, par suite, tandis que le loyer comprend une prime d’amortissement qui n’existe pas dans l’intérêt, d’autre part, l’intérêt comprend, de plus que le loyer, une prime d’assurance plus ou moins forte pour le risque de perte. Il eût donc été utile de rapprocher formellement ces deux modes de la rémunération du capital, car, bien que l’écart entre leurs taux moyens soit peu considérable, ils présentent en réalité des dissemblances très sensibles qui ont servi souvent de prétexte aux adversaires de l’intérêt pour en critiquer l’assimilation. Il était nécessaire de montrer que ces deux revenus ont en définitive la même source, le prêt d’un capital, et que si la rétribution du capital fixe est juste, la rétribution du capital circulant ne peut être condamnée. Dans les deux cas, en effet, il y a loyer d’un capital qu’on applique à la production, et, entre l’emprunteur d’un instrument, par exemple, et l’emprunteur d’une somme d’argent, il n’y a aucune différence fondamentale, sinon que le premier emprunte en nature l’instrument nécessaire à son travail, tandis que le second emprunte de quoi l’acheter.

Mais si Smith a négligé de pousser aussi loin l’analyse, il n’en a pas moins défini l’intérêt d’une manière fort nette et indiqué, dans cette définition même, son caractère, sa raison d’être et sa légitimité. « on peut regarder, dit-il[151], un capital prêté à intérêt, comme une délégation, faite par le prêteur à l’emprunteur, d’une portion quelconque du produit annuel, sous la condition qu’en retour l’emprunteur lui délèguera annuellement, pendant tout le temps de la durée du prêt, une portion plus petite, appelée l’intérêt, et, à l’échéance du prêt, une portion pareille à celle qui a été originairement déléguée, ce qui s’appelle le remboursement. Quoique l’argent, soit papier, soit espèces, serve en général d’instrument de délégation, tant pour la petite portion que pour la grande, il n’en est pas moins tout à fait distinct de la chose qu’on délègue par son moyen. » Cette définition est l’expression de la plus saine doctrine. On ne peut que regretter que Smith n’ait pas donné à cette partie de ses Recherches toute l’étendue qu’elle comportait, et montré, par exemple, comment l’intérêt est la rémunération du travail d’épargne, de même que le salaire et les profits constituent la rémunération du travail musculaire, rapprochement qui, mis en lumière par un économiste moderne, M. Courcelle-Seneuil, complète encore, s’il est possible, la justification de l’intérêt.

Il a insisté davantage sur la loi qui régit le taux de l’intérêt et sur les causes de la baisse de ce taux avec les progrès de la civilisation. Sans s’en tenir à cette vérité banale que l’argent est soumis, comme toute marchandise, à la loi de l’offre et de la demande, il a tenu à rechercher dans l’histoire des sociétés quelles sont les causes mêmes qui déterminent cette offre et cette demande, et il a reconnu que le taux de l’intérêt dépend, non de la quantité des capitaux existant actuellement dans le pays, comme on l’avait affirmé, mais de la quantité des capitaux nouvellement produits qui viennent s’offrir pour la première fois sur le marché. Cette observation est fort remarquable et parfaitement juste. « Ce qui détermine la quantité de fonds, dit-il[152], ou, comme on dit communément, d’argent qui peut être prêtée à intérêt dans un pays, ce n’est pas la valeur de l’argent, papier ou espèces, qui sert d’instrument aux différents prêts qui se font dans le pays, mais c’est la valeur de cette portion du produit annuel qui, au sortir de la terre ou des mains des ouvriers productifs, est non seulement destinée à remplacer un capital, mais encore un capital que le possesseur ne se soucie pas d’employer lui-même. Comme ces capitaux sont ordinairement prêtés et remboursés en argent, ils constituent ce qu’on nomme intérêt de l’argent. »

D’ailleurs, non seulement l’accroissement des capitaux agit ainsi directement sur le taux des salaires, mais il précipite encore, d’une manière indirecte cette fois, la baisse de l’intérêt en provoquant en même temps la baisse des profits. En effet, les profits baissent, car plus il a été fait, moins il reste à faire, et, à moins d’une révolution dans l’industrie, il devient de plus en plus difficile de trouver aux nouveaux capitaux des emplois productifs ; aussi les industriels, gagnant moins, sont moins disposés à donner un intérêt élevé pour les capitaux dont ils ont besoin.

« La concurrence des capitalistes, dit Smith, fait hausser les salaires du travail et baisser les profits. Or, lorsque le bénéfice qu’on peut retirer de l’usage d’un capital se trouve, pour ainsi dire, rogné par les deux bouts, il faut bien nécessairement que le prix qu’on peut payer pour l’usage de ce capital diminue en même temps que ce bénéfice. »

On peut donc conclure de là qu’en définitive le taux de l’intérêt dépend à la fois de la quantité des nouveaux capitaux qui viennent s’offrir sur le marché et de la productivité moyenne des emplois qu’on peut donner à ces capitaux. C’est par cette loi que Smith explique non seulement la baisse constante du taux de l’intérêt avec les progrès de la civilisation, mais encore les mouvements temporaires de hausse que ce taux a subis à différentes époques. Si, en effet, par la sécurité plus grande des transactions et des personnes, par l’augmentation continuelle de l’épargne et la diminution de productivité des nouveaux emplois, le taux de l’intérêt a baissé peu à peu, il s’est produit néanmoins à plusieurs reprises de brusques réactions. Les guerres, les emprunts, les entraves apportées par les institutions positives à la liberté du travail et du commerce, ont enrayé le mouvement de baisse ; d’autres faits, même des faits heureux, ont aussi agi dans le même sens, et c’est ainsi que l’émigration des capitaux vers les pays neufs et surtout la transformation de l’industrie, en ouvrant de nouveaux emplois productifs aux capitaux, ont provoqué des demandes et relevé souvent d’une manière durable le taux moyen de l’intérêt.

En ce qui concerne la baisse persistante de l’intérêt en Europe, Adam Smith s’est, attaché particulièrement à réfuter les préjugés en honneur sur cette matière, d’autant plus que Locke, Law et Montesquieu lui-même n’avaient voulu voir dans ce phénomène qu’une conséquence de l’accroissement de l’or et de l’argent produit par la découverte de l’Amérique. Après son ami Hume, qui avait déjà combattu cette erreur dans un de ses petits traités, l’auteur des Recherches s’élève vivement contre cette doctrine et il en montre fort bien le vice. Dès qu’on y réfléchit, en effet, on s’aperçoit bien vite que, quelque action qu’ait la dépréciation de la monnaie sur le prix des marchandises, elle ne peut avoir aucune influence sur le taux de l’intérêt. Le capital et l’intérêt étant représentés tous deux par de l’argent, chacun d’eux a été affecté de la même façon par la baisse du pouvoir de l’argent, et la proportion entre le montant du capital et celui de l’intérêt est restée la même ; les deux termes du rapport étant multipliés par un même nombre, le rapport ne change pas. Il est vrai de dire cependant qu’au moment même de l’importation d’une grande quantité d’or, il se produit temporairement une baisse de l’intérêt, car toute marchandise qui arrive soudainement en grande quantité sur un marché où la demande n’est pas préparée à la recevoir, produit nécessairement une dépréciation des cours ; mais cette dépréciation n’est que momentanée. Ce qui règle d’une manière durable le taux de l’intérêt, c’est, comme Smith l’a démontré, l’offre des capitaux de toute espèce, et c’est l’accroissement incessant de l’ensemble de ces capitaux qui a déterminé cette baisse graduelle que l’on cherche à expliquer, et qui, provoquée par la civilisation, a donné à la civilisation même une nouvelle impulsion.


Toutefois, bien qu’Adam Smith vante, en principe, les heureux effets de la baisse de l’intérêt, il ne veut pas que cette baisse soit trop rapide. Pour lui, elle n’est un bien qu’autant qu’elle est lente et modérée, et il considère qu’une baisse excessive, au lieu de favoriser la production et l’accroissement du bien-être, amènerait, en réalité, le relâchement de l’activité industrielle, la diminution de l’épargne et l’augmentation du luxe. Ce n’était pas là cependant l’opinion de Turgot. Pour le philosophe français, la baisse de l’intérêt est un bien dans tous les cas, et elle amène toujours avec elle un accroissement d’activité et de production. « On peut regarder le prix de l’intérêt, dit en effet le célèbre physiocrate, comme une espèce de niveau au-dessous duquel tout travail, toute culture, toute industrie, tout commerce cessent. C’est comme une mer répandue sur une vaste contrée : les sommets des montagnes s’élèvent au-dessus des eaux et forment des îles fertiles et cultivées. Si cette mer vient à s’écouler, à mesure, qu’elle descend, les terrains en pente, puis les plaines et les vallons paraissent et se couvrent de productions de toute espèce. Il suffit que l’eau monte ou baisse d’un pied pour inonder ou pour rendre à la culture des plages immenses. C’est l’abondance des capitaux qui anime toutes les entreprises, et le bas intérêt de l’argent est tout à la fois l’effet et l’indice de l’abondance des capitaux. » Cette comparaison fameuse de Turgot est très saisissante, mais elle n’est pas absolument exacte, et la doctrine des Recherches nous paraît plus vraie. La baisse de l’intérêt n’est pas toujours excellente en elle-même, et, pour la juger, il est nécessaire de remonter à ses causes. Si elle est favorable à la production lorsqu’elle est amenée par l’accroissement de la sécurité des transactions ou l’augmentation de l’épargne, elle est par contre regrettable lorsqu’elle résulte de la rareté des emplois productifs. C’est ce que Turgot n’a pas compris, et, malgré l’élévation de ses vues économiques, il n’a considéré ici que l’effet, le signe, au lieu de remonter à la cause. Smith, au contraire, avec cette prescience extraordinaire dont il a donné maintes preuves, avait prévu dès la fin du XVIIIe siècle, alors qu’il y avait encore tant à faire, qu’il arriverait un moment où les entreprises les plus rémunératrices seraient terminées et où il deviendrait successivement « de plus en plus difficile de trouver, dans le pays, une manière profitable d’employer son capital ». Il avait senti que, dans ces conditions, une baisse considérable du taux de l’intérêt, qui serait l’indice d’une grande pénurie de ces emplois, occasionnerait une perturbation funeste, non seulement dans la production, mais surtout dans la répartition de la richesse. Or, cette appréciation différente de la baisse de l’intérêt, suivant la cause qui lui a donné naissance, a une grande importance au point de vue scientifique, et c’est à Smith que l’on doit en reporter l’honneur.


Cependant, le philosophe écossais a été moins heureux au sujet de la limitation du taux de l’intérêt, et on s’étonne de ne trouver dans son œuvre aucune protestation contre l’intervention des gouvernements à cet égard. Il démontre fort bien comment les lois qui prohibent l’intérêt ne font qu’accroître l’usure au lieu de la prévenir, parce que le prêteur se fait payer, outre l’usage de l’argent, une indemnité très forte pour le risque qu’il court en contrevenant ainsi aux règlements ; mais, en examinant les lois qui, sans prohiber l’intérêt, en règlent le taux maximum, il se borne à rechercher quel doit être ce maximum sans contester aucunement à l’État le droit même de le déterminer. Il aurait dû signaler comment cette pratique est injuste, parce que l’État ne peut pas apprécier arbitrairement la quotité de la prime d’assurance que représente le risque dans chaque cas particulier ; comment elle est impraticable, parce qu’elle provoque, fatalement la fraude ; comment enfin elle est inutile, en ce que, tout en gênant l’industrie, elle n’empêche pas le prodigue de se ruiner et les faiseurs de projets de trouver aussi facilement de l’argent. Il est surprenant que ces considérations aient échappé à la perspicacité d’Adam Smith, et que ce défenseur convaincu de la liberté de l’industrie et du commerce ait accepté, sans les discuter, ces règlements attentatoires à la liberté des conventions, qui avaient pour effet même de précipiter la ruine de ceux qu’ils voulaient protéger.


L’importante question de la rente de la terre n’a pas été non plus fort bien traitée. Adam Smith n’a pas exposé ce sujet délicat avec cette clarté lumineuse qu’il a apportée dans d’autres parties des Recherches, et on a pu lui reprocher non seulement d’avoir contribué beaucoup, par le vague de sa doctrine, aux erreurs de Ricardo, mais encore d’avoir fourni des armes à ceux qui contestent la légitimité même de cette rémunération du propriétaire. « Dès l’instant, dit-il[153], que le sol d’un pays est devenu propriété privée, les propriétaires, comme tous les autres hommes, aiment à recueillir où ils n’ont pas semé, et ils demandent un fermage, même pour le produit naturel de la terre. Il s’établit un prix additionnel sur le bois des forêts, sur l’herbe des champs et sur tous les fruits naturels qui, lorsque la terre était possédée en commun, ne coûtaient à l’ouvrier que la peine de les cueillir et lui coûtent maintenant davantage. Il faut qu’il paie pour avoir la permission de les recueillir, et il faut qu’il cède au propriétaire du sol une portion de ce qu’il recueille ou de ce qu’il produit par son travail. Cette portion, ou, ce qui revient au même, le prix de cette portion constitue la rente (rent of land), et, dans le prix de la plupart des marchandises, elle forme une troisième partie constituante. »

Cette doctrine est en tous points erronée, et, à prendre ce passage à la lettre, on s’expliquerait presque le fameux mot de Proudhon (« La propriété, c’est le vol ! ». Toutefois, Adam Smith atténue bien vite la gravité de ses paroles, et, quelques pages plus loin, il reconnaît lui-même en termes exprès, que dans ce revenu du propriétaire, à côté de la rente proprement dite qui représente la part de la nature travaillant conjointement avec l’homme, il existe un autre élément afférent à la part des améliorations de toute sorte et des capitaux que le propriétaire a incorporés à la terre. Mais, tout en admettant la présence de ce second élément qui comprend la part du travail accumulé, il n’en a pas saisi l’importance, et il n’a voulu y voir qu’un complément infime du don gratuit consenti par la nature au profit du propriétaire. « On pourrait se figurer, dit-il[154], que la rente de la terre n’est souvent qu’un profit ou un intérêt raisonnable du capital que le propriétaire a employé à l’amélioration de la terre. Sans doute il y a des circonstances où le fermage pourrait être regardé en partie comme tel, mais il ne peut presque jamais arriver que cela ait lieu pour plus que pour une partie. Le propriétaire exige une rente même pour la terre non améliorée, et ce qu’on pourrait supposer être intérêt ou profit des dépenses d’amélioration, n’est, en général, qu’une addition à cette rente primitive ; d’ailleurs, ces améliorations ne sont pas toujours faites avec les fonds du propriétaire, mais quelquefois avec ceux du fermier ; cependant, quand il s’agit de renouveler le bail, le propriétaire exige ordinairement la même augmentation de fermage que si toutes ces améliorations eussent été faites de ses propres fonds. » Adam Smith s’est même efforcé de citer, à l’appui de sa théorie, des cas où la rente de la terre existerait indépendamment de toute espèce d’incorporation, et, il a été chercher jusque dans la cueillette d’une plante marine peu connue, la salicorne, un exemple de ce genre. La salicorne, dit-il, est une espèce de plante marine qui donne, quand elle est brûlée, un sel alcalin dont on se sert pour faire du verre, du savon, et pour plusieurs autres usages ; elle croît seulement sur des rochers situés au-dessous de la haute marée, qui sont deux fois par jour couverts par les eaux de la mer et dont le produit n’a jamais pu, en conséquence, être augmenté par l’industrie des hommes ; cependant, le propriétaire d’un domaine bordé par un rivage où croît cette espèce de salicorne en exige une rente tout aussi bien que de ses terres à blé.

Assurément il y a dans la rente un élément qui représente la part de la fertilité naturelle de la terre, et, si on envisage deux domaines appartenant au même propriétaire, ayant été l’objet des mêmes améliorations, d’incorporations équivalentes de capitaux, on trouvera toujours entre eux quelque différence dans le produit, par suite de la différente fertilité naturelle des terres. Mais cette part est généralement minime ; aussi ne doit-on pas conclure, avec Smith, des exemples tirés de la cueillette des produits naturels, que la rente, considérée comme le prix payé pour l’usage de la terre, soit un prix de monopole et qu’elle ne soit nullement en proportion des améliorations que le propriétaire peut avoir faites.

En effet, si la rente a sa première origine dans la fertilité naturelle de la terre, si elle peut se concevoir à la rigueur sans le travail, il n’en est pas moins vrai que, dès que la terre est fécondée par le travail humain, ce caractère de don gratuit disparaît presque entièrement et la majeure partie de la rente trouve alors sa cause et sa raison d’être dans la rémunération du travail de l’homme qui a développé la fertilité naturelle de la terre et qui en a multiplié les produits. Comme le salaire et le profit, la rente est, en somme, la rétribution du travail de l’homme. Le propriétaire n’est pas un parasite qui vient prendre, lors de la répartition, une part qu’il n’a pas méritée : cette part, il l’a gagnée par son labeur : « La terre sera maudite à cause de toi, a dit le Créateur à l’homme, et tu n’en tireras de quoi te nourrir pendant toute ta vie qu’avec beaucoup de travail ; elle te produira des épines et des ronces et tu te nourriras de l’herbe des champs ; tu mangeras ton pain à la sueur de ton front[155]. » Si d’ailleurs, au bout de quelques siècles d’exploitation d’un domaine, il était possible de défalquer exactement de la rente l’intérêt et le profit des capitaux incorporés, alors il y a fort à parier qu’il resterait bien peu pour la part de la productivité naturelle de la terre. La rente que le premier occupant s’est attribuée ne consistait en réalité que dans les produits naturels que donnait sans culture le champ qu’il défricha, et cette rente, bien minime, était indispensable pour provoquer la culture et engager l’homme à entreprendre ces travaux pénibles de la mise en valeur des terres. Depuis lors, ce n’est que grâce au travail, à l’incorporation des capitaux et au perfectionnement des modes de culture que cette rente, originairement insignifiante, a atteint l’importance qu’elle a acquise dans tous les pays peuplés, par suite de l’accroissement constant et graduel du produit net. Le don gratuit de la nature n’est plus qu’une bien faible partie du montant de la rente ; tout le surplus en revient au travail. Ce surplus s’accroît sans cesse, et, lors même que le montant d’un fermage reste stationnaire, on ne doit pas en conclure que les nouveaux capitaux qu’on a incorporés à la terre sont improductifs ; cet état tient à des causes particulières ou même à ce fait plus général qui n’infirme en rien notre argument, à savoir que la baisse de l’intérêt a réduit la rémunération de la somme totale des capitaux qui ont successivement fécondé la terre.

À un double point de vue, il est curieux qu’Adam Smith n’ait pas saisi l’importance du travail accumulé dans la fécondation de la terre. D’une part, en effet, cette théorie de la rente est une véritable inconséquence sous la plume de l’économiste qui avait donné à la science des richesses la large base du travail et qui avait écrit au frontispice même de son œuvre que « le travail annuel d’une nation est le fonds primitif qui fournit à la consommation annuelle toutes les choses nécessaires et commodes à la vie. » Enfin, d’autre part, il est encore plus surprenant que cette condamnation de la rente qui, au point de vue moral, dénoterait un antagonisme réel entre l’économie politique et le droit, émane du philosophe même qui a proclamé partout l’accord des intérêts et dont l’œuvre entière avait pour but de démontrer la tendance générale à l’harmonie universelle. Et pourtant cet antagonisme n’existe pas. Du fait même que la rente puisse être considérée pour une petite partie comme un privilège au profit du propriétaire, on ne doit pas en conclure que ce privilège soit une injustice, car il ne viole en réalité aucun droit et il constitue même un gain non seulement pour le privilégié, mais encore pour la société en ce qu’il est un stimulant à la mise en valeur des terres et à l’accroissement de la richesse générale. Les individus se sont vus à la vérité privés du droit de cueillette, comme le chercheur de salicornes que Smith a vu dépossédé de son droit et obligé de payer une rente au propriétaire, de la côte ; mais il faut reconnaître que cette perte s’est trouvée plus que compensée par l’essor de l’industrie et du commerce, par la hausse des salaires et l’accroissement général du bien-être qui en ont été la conséquence.

Du reste, en prenant une part lors du partage des produits, le propriétaire du sol n’augmente en rien le prix des subsistances, et l’étude des lois de la répartition démontre surabondamment qu’il n’y a rente qu’autant qu’il reste un excédent après le paiement de l’ouvrier du capitaliste et de l’entrepreneur. Le montant de la rente n’exerce donc en réalité aucune influence sur les prix ; c’est un excédent qui reste à répartir après la rémunération des différents agents qui ont concouru à la production ; et si la rente n’existait pas, le consommateur ne profiterait même pas de cet abandon puisqu’il n’entraînerait aucune réduction des frais de production. « En résumé, a dit John Stuart Mill[156], la rente égalise simplement les profits des capitaux des divers fermiers, en permettant au propriétaire de s’approprier toute la différence du profit qui peut résulter de la supériorité des avantages naturels. Si tous les propriétaires, sans exception, renonçaient à la rente, les fermiers seuls en profiteraient, le consommateur n’en retirerait aucun avantage, car il faudrait toujours que les blés restassent au même prix afin que l’on pût produire toute la quantité demandée pour les besoins de la société, et il serait impossible que le blé des terres les moins favorisées se vendit à ce prix sans que la totalité du blé produit s’y vendît aussi. Donc la rente, tant qu’elle n’est pas surélevée artificiellement par des lois restrictives, ne pèse point sur le consommateur, elle n’élève point le prix du blé et ne cause au public aucun dommage. »


Il est bon de remarquer que, longtemps avant Stuart Mill, Adam Smith avait déjà formulé cette importante observation, et bien qu’il n’en ait pas tiré le même parti que l’économiste moderne, il avait cependant insisté longuement sur cette idée très juste qui aurait dû le faire revenir sur ses préventions à l’égard de la légitimité de la rente. Il a constaté en effet fort exactement qu’il ne peut y avoir de rente que lorsque le prix des marchandises est plus que suffisant pour couvrir les salaires, les profits et l’intérêt des capitaux nécessaires à l’exploitation. Or, si ce n’est que d’après le prix des denrées que l’on peut savoir s’il reste ou non une rente pour le propriétaire, la rente dépend en réalité de la demande et, par suite, ceux des produits de la terre dont la demande est toujours abondante fourniront constamment une rente, tandis que d’autres, soumis à plus de fluctuations dans leurs prix, n’en rapporteront pas toujours une. « La rente, dit-il en termes formels[157], entre dans la composition du prix des marchandises d’une tout autre manière que les salaires et les profits. Le taux élevé ou bas des salaires et des profits est la cause du prix élevé ou bas des marchandises ; le taux élevé ou bas de la rente est l’effet du prix. Le prix d’une marchandise particulière est élevé ou bas parce qu’il faut, pour la faire venir au marché, payer des salaires et des profits élevés ou bas ; mais c’est parce que son prix est élevé ou bas, c’est parce qu’il est ou beaucoup ou très peu plus, ou pas du tout plus élevé que ce qui suffit pour payer ces salaires et ces profits, que cette denrée fournit de quoi payer une forte rente ou une faible rente, ou ne permet pas d’en acquitter une. »


L’auteur a consacré ensuite de longues pages à la démonstration expérimentale de cette proposition, puis à la distinction des parties du produit de la terre qui fournissent toujours de quoi payer une rente et de celles qui ne peuvent pas toujours en payer une. Pour lui, les parties du produit de la terre qui donnent constamment une rente sont les denrées nécessaires à la subsistance de l’homme, car la nourriture trouve toujours à s’échanger contre du travail, à cause de la tendance de la population à se multiplier en raison des moyens de subsistance. Mais il n’en est pas de même des autres produits, de ceux notamment qui servent au logement et au vêtement, attendu que les pays ne se peuplent pas en raison du nombre d’hommes que leur produit peut vêtir et loger, mais du nombre d’hommes qu’il peut nourrir. En effet les terres qui les fournissent ne donnent pas nécessairement une rente, car la demande de ces marchandises est sujette, suivant les siècles et les pays, aux plus grandes fluctuations : sans valeur sérieuse chez les peuples barbares, elles n’acquièrent généralement de prix qu’avec la civilisation et l’accroissement de la richesse, par une sorte de contre-coup produit par la hausse de la rente des terres à blé.


Cette étude est assez longue et elle est très remarquable. Malgré la variété des recherches qu’elle suppose, elle est en tous points fort intéressante, soit que Smith considère, dans une digression fameuse dont nous avons parlé plus haut, les variations de la valeur de l’argent aux quatre derniers siècles, soit qu’il apprécie les différents modes de culture en usage. À ce dernier point de vue surtout, il montre à toute occasion une connaissance parfaite de l’agriculture, de ses ressources comme de ses procédés, et on a tout lieu de supposer qu’il dut mettre à profit ses relations avec lord Kames, l’auteur du Gentilhomme fermier, pour compléter ses observations sur cette branche de la production qui avait toutes ses préférences.


Enfin, après avoir examiné ainsi dans quels cas le propriétaire prend une part lors de la répartition, Adam Smith a été amené, par toute cette série d’observations et malgré le vice que nous avons signalé dans son analyse des éléments de la rente, à constater que le taux de la rente a une tendance continue à la hausse. Mais la constatation de ce phénomène si important ne lui a cependant pas fait découvrir son erreur ; il ne s’est pas rendu compte que cette hausse persistante manifeste l’accroissement graduel de ce second élément de la rente qui a son origine dans l’incorporation successive des capitaux. C’est pourtant la prépondérance de cet élément, qui est, à notre avis, la cause la plus puissante de cette tendance générale à la hausse, car les améliorations utiles effectuées sur les terres ne rendent pas seulement l’intérêt des capitaux qui y ont été incorporés, elles suscitent dans une proportion beaucoup plus grande la fertilité du sol elle-même. Quant à la partie invariable de la rente, celle, qui correspond à la productivité naturelle du sol, elle reste à peu près fixe ; elle n’est guère influencée que par l’extension des cultures aux terres moins fertiles, et c’est là une cause de hausse qui, quoi qu’en ait dit Ricardo, a au fond bien peu de force si on la compare à l’action puissante des capitaux incorporés et des perfectionnements de l’art agricole sur l’augmentation des produits et sur l’accroissement de la portion de ces produits qui, excédant les frais de production, constitue la rémunération réelle du propriétaire.

Toutefois, après cette observation, nous ne pouvons que souscrire à cette vérité, mise en lumière par Adam Smith, que la rente a une tendance générale et puissante à la hausse. On a prétendu qu’à cet égard le célèbre économiste a frayé la voie à la théorie de Ricardo et qu’il a été ainsi le promoteur de cette doctrine affligeante qui voit dans la civilisation une cause de diminution graduelle du prix des objets manufacturés et d’augmentation correspondante de la valeur des subsistances. Ce reproche n’est pas fondé. Smith a bien constaté que l’accroissement de la richesse amène peu à peu une réduction notable dans le prix des objets de manufacture ; mais il n’a nullement abouti à une conclusion opposée à propos des subsistances, et, s’il a signalé la hausse de la rente, il n’en a pas conclu néanmoins à la hausse générale de l’ensemble des produits agricoles. Cette déduction eût été d’ailleurs en contradiction avec le reste de son ouvrage et notamment avec les documents qu’il avait patiemment accumulés dans ses études sur les variations du prix du blé.

Il est vrai que les produits de l’agriculture n’ont pas baissé de prix dans la même proportion que ceux de l’industrie manufacturière ; en outre, si les prix des céréales et des vins ont une tendance manifeste à la baisse, les prix de la viande et des aliments de luxe ont plutôt une tendance générale à la hausse ; quoi qu’il en soit, on peut dire, en somme, que la rente ne s’est pas accrue par l’effet de la hausse de chacun des produits, mais par l’effet de leur multiplication. Grâce à une culture intensive, la rémunération du propriétaire a augmenté, bien que la valeur de l’ensemble des produits ait décru ou qu’elle soit restée stationnaire : telle est, en définitive, la véritable doctrine d’Adam Smith, doctrine consolante s’il en est une, et nous ne pouvons qu’y applaudir.


QUATRIÈME SECTION.


De la consommation des richesses.


Adam Smith est, après Hobbes, le premier philosophe qui ait compris le rôle puissant de l’épargne dans la formation des richesses. On a condamné parfois l’épargne comme un tort fait à la société, mais si c’est là la condamnation économique du thésauriseur pour qui l’épargne est un but et non un moyen, cet arrêt n’atteint en rien celui qui réduit actuellement ses consommations improductives pour employer une plus forte part de son revenu à la reproduction. Au point de vue moral, l’épargne, bien distincte de l’avarice, n’est pas plus critiquable, car elle est une manifestation élevée, du sentiment de la responsabilité humaine et le résultat d’un sacrifice méritoire de l’homme valide qui, au prix de privations immédiates, cherche à se garantir contre les hasards des mauvais jours et à se prémunir contre les infirmités de la vieillesse ou les risques du lendemain. Aussi, cet homme, Smith l’a célébré comme un bienfaiteur de la société. « Les capitaux, dit-il, augmentent par l’économie[158] ; ils diminuent par la prodigalité et la mauvaise conduite. Tout ce qu’une personne épargne sur son revenu, elle l’ajoute à son capital ; alors, ou elle l’emploie elle-même à entretenir un nombre, additionnel de gens productifs, ou elle met quelque autre personne en état de le faire en lui prêtant ce capital moyennant un intérêt, c’est-à-dire une part dans les profits. De même que le capital d’un individu ne peut s’augmenter que par le fonds que cet individu épargne sur son revenu ou sur ses gains annuels, de même le capital d’une société, lequel n’est autre chose que celui de tous les individus qui la composent, ne peut s’augmenter que par la même voie. »

On a critiqué cependant cette assimilation de l’épargne de la société à l’épargne des individus et on a prétendu que ce qui est recommandable pour l’individu serait nuisible pour la nation si tous les citoyens suivaient de tels conseils et réduisaient leurs consommations au minimum[159]. Mais on aurait dû remarquer que Smith, en préconisant l’épargne, n’avait nullement encouragé les privations excessives, et qu’allant plus loin même que ses détracteurs, il considérait celles-ci comme funestes non seulement pour les nations, mais encore pour les individus. Il a montré, en effet, que si l’épargne devenait excessive, si, au prix de privations considérables, les capitaux augmentaient jusqu’à ne plus trouver d’emplois rémunérateurs, alors la production se ralentirait, faute de consommations et de débouchés, au détriment de la nation qui souffrirait de la crise produite par l’engorgement des marchandises, et en même temps au détriment des individus ; car tous les citoyens, du moins ceux qui épargnent, étant à la fois des consommateurs et des producteurs, ils subiraient durement, en tant que producteurs, le contre-coup des privations qu’ils se seraient imposées en tant que consommateurs.

D’ailleurs cet écueil n’est jamais à craindre. De notre temps même où l’esprit de prévoyance a fait des progrès considérables jusque dans les classes laborieuses, le nombre des individus qui se privent de consommations nécessaires pour en épargner le montant est extrêmement restreint, et il est plus que compensé par le nombre des prodigues. C’est pourquoi Smith a pu approuver sans réserve cette épargne qu’il aurait voulu voir se multiplier dans toutes les classes du peuple. L’excès des privations volontaires n’est pas possible, et, le serait-il, qu’il ne serait néanmoins pas nécessaire de mettre les hommes en garde contre cet entraînement, car cet excès cesserait par son exagération même : la baisse de l’intérêt viendrait bien vite imposer un frein à cette accumulation ; faute de trouver un emploi rémunérateur, les nouveaux capitaux se dissiperaient en consommations improductives et l’équilibre se rétablirait de lui-même par l’effet des lois économiques. Si donc il peut y avoir là un danger, comme dans l’usage des meilleurs instruments, il est peu redoutable et il ne doit nullement entrer en considération lorsqu’il s’agit d’engager l’homme à épargner.

Smith a exposé avec ampleur la puissante action de l’épargne sur la reproduction et même sur la répartition des richesses. « La cause immédiate de l’augmentation du capital, dit-il, c’est l’économie et non l’industrie. À la vérité, l’industrie fournit la matière des épargnes que fait l’économie ; mais, quelques gains que fasse l’industrie, sans l’économie qui les épargne et les amasse, le capital ne serait jamais plus grand. L’économie, en augmentant le fonds destiné à l’entretien des salariés productifs, tend à augmenter le nombre de ces salariés dont le travail ajoute à la valeur du sujet auquel il est appliqué ; elle tend donc à augmenter la valeur échangeable du produit annuel de la terre et du travail du pays ; elle met en activité une quantité additionnelle d’industrie qui donne un accroissement de valeur au produit annuel. Ce qui est annuellement épargné est aussi régulièrement consommé que ce qui est annuellement dépensé, et il l’est aussi presque dans le même temps, mais il est consommé par une autre classe de gens. Cette portion de son revenu qu’un homme riche dépense annuellement est le plus souvent consommée par des bouches inutiles et par des domestiques qui ne laissent rien après eux en retour de leur consommation. La portion qu’il épargne annuellement, quand il l’emploie immédiatement en capital pour en tirer du profit, est consommée de même et presque en même temps que l’autre, mais elle l’est par une classe de gens différente, par des ouvriers, des fabricants et artisans qui reproduisent avec profit la valeur de leur consommation annuelle. …Un homme économe, poursuit-il, par ses épargnes annuelles, non seulement fournit de l’entretien à un nombre additionnel de gens productifs pour cette année ou pour la suivante, mais il est comme le fondateur d’un atelier public et il établit en quelque sorte un fonds pour l’entretien à perpétuité d’un même nombre de gens productifs. À la vérité, la destination et l’emploi de ce fonds ne sont pas toujours assurés par une loi expresse, une substitution ou un acte d’amortissement. Néanmoins, un principe très puissant en garantit l’emploi : c’est l’intérêt direct et évident de chaque individu auquel pourra appartenir dans la suite quelque partie de ce fonds. Aucune partie n’en pourra plus, à l’avenir, être détournée pour un autre emploi que l’entretien des salariés productifs, sans qu’il en résulte une perte évidente pour la personne qui en changerait ainsi la véritable destination. »

Il condamne le prodigue au nom des mêmes considérations. « En ne bornant pas sa dépense à son revenu, dit-il, le prodigue entame son capital, comme un homme qui dissipe à quelque usage profane les revenus d’une fondation pieuse ; il paie des salaires à la fainéantise avec ces fonds que la frugalité de nos pères avait, pour ainsi dire, consacrés à l’entretien de l’industrie. En diminuant la masse des fonds destinés à employer le travail productif, il diminue nécessairement, autant qu’il est en lui, la somme de ce travail qui ajoute une valeur au sujet auquel il est appliqué, et par conséquent la valeur du produit annuel de la terre et du travail du pays, la richesse et le revenu réel de ses habitants. » Toutefois le philosophe constate qu’heureusement la prodigalité n’est guère qu’une exception, et l’expérience du psychologue vient rassurer l’économiste. « La profusion, dit-il, le principe qui nous porte à dépenser, c’est la passion pour les jouissances actuelles, passion qui est, à la vérité, quelquefois très forte et très difficile à réprimer, mais qui est en général passagère et accidentelle. Mais le principe qui nous porte à épargner, c’est le désir d’améliorer notre sort, désir, qui est, en général, à la vérité, calme et sans passion, mais qui naît avec nous et ne nous quitte qu’au tombeau. Dans tout l’intervalle qui sépare ces deux termes de la vie, il n’y a peut-être pas un seul instant où un homme se trouve assez pleinement satisfait de son sort, pour n’y désirer aucun changement ni amélioration quelconque. Or, une augmentation de fortune est le vrai moyen par lequel la majeure partie des hommes se propose d’améliorer leur sort ; c’est le moyen le plus commun qui leur vient le premier à la pensée ; et la voie la plus simple et la plus sûre d’augmenter sa fortune, c’est d’épargner et d’accumuler, ou régulièrement chaque année, ou dans quelques occasions extraordinaire, une partie de ce qu’on gagne. Ainsi, quoique le principe qui pousse à dépenser l’emporte chez presque tous les hommes en certaines occasions, et presque en toutes les occasions chez certaines personnes, cependant, chez la plupart des hommes, en prenant en somme tout le cours de leur vie, il semble que le principe qui porte à l’économie, non seulement prévaut à la longue, mais prévaut même avec force. …Dans presque toutes les circonstances, l’économie et la sage conduite privée suffisent, non seulement pour compenser l’effet de la prodigalité et de l’imprudence des particuliers, mais même pour balancer celui des profusions excessives des gouvernements. »


Toute cette doctrine de l’épargne est fort remarquable, et on pourrait multiplier les citations sans qu’aucun point soulève de sérieuses objections. Le célèbre économiste a fait un parallèle très net des deux genres de consommations que J.-B. Say a appelées plus tard consommations improductives et consommations reproductives ; et il a fort clairement démontré que toute consommation, qu’elle soit par sa fin improductive ou reproductive, donne toujours lieu immédiatement à une même somme de services personnels, la différence fondamentale consistant en ce que, dans le premier cas, la consommation faite ne se renouvelle pas, tandis que, dans le second, elle se renouvelle et se multiplie.

Le seul reproche que l’on puisse faire peut-être à cette étude est de n’avoir pas distingué assez nettement, parmi les consommations improductives, les consommations nécessaires et les consommations de luxe. Il est vrai que le luxe est bien difficile à déterminer, et Smith n’en a pas abordé directement la définition. « Par objets de nécessité, dit-il quelque part[160], j’entends non seulement les denrées qui sont indispensablement nécessaires au soutien de la vie, mais encore toutes les choses dont les honnêtes gens, même de la dernière classe du peuple, ne sauraient décemment manquer, selon les usages du pays… Toutes les autres choses, je les appelle luxe, sans néanmoins vouloir, par cette dénomination, jeter le moindre degré de blâme sur l’usage modéré qu’on en peut faire. » Cette distinction est peu scientifique et surtout peu pratique. Quelles sont, en effet, les consommations superflues, et quelles sont les consommations nécessaires ? La réponse est différente suivant les temps, les lieux, les individus, et beaucoup de consommations jugées superflues il y a quelques siècles, sont devenues — Smith le reconnaît — indiscutablement nécessaires à notre époque pour tout homme civilisé. Chacun sent ce qu’est le luxe, mais on est généralement impuissant à le définir par une formule. Nous estimons toutefois, qu’au lieu de chercher à faire cette distinction d’après la nature des consommations et leur rapport avec nos besoins, il eût été préférable de dire que le luxe réside dans l’excédant des consommations personnelles d’une classe sur la part de cette classe dans la répartition, car les consommations superflues ne sont pas blâmables en elles-mêmes, et Smith le comprenait bien ainsi ; elles ne sont répréhensibles qu’autant qu’elles diminuent la somme des richesses.


Mais un autre sujet qu’Adam Smith a traité de main de maître, est le rôle de l’État dans la formation de l’épargne. Hâtons-nous de dire que, pour le célèbre économiste, ce rôle est purement négatif, et que si l’État a nécessairement une action puissante sur l’accroissement des richesses, ce n’est pas en stimulant l’épargne, mais simplement en évitant de l’entraver par sa prodigalité et en ne prélevant pas sur le revenu annuel des citoyens des sommes trop considérables.

Les États ont cependant leurs consommations, et ces consommations sont même la raison d’être des gouvernements ; car la constitution des nationalités a eu son origine dans l’impuissance des hommes à satisfaire certains besoins en restant isolés, les individus se sont syndiqués dans le dessein d’y pourvoir en commun et ils ont chargé certains d’entre eux de lever une partie des revenus privés pour atteindre ce but. Aussi, si l’État n’a pas lui-même à épargner, parce que son épargne ne serait qu’un retranchement dispendieux de la somme des épargnes privées que les particuliers sont bien plus habiles à faire valoir eux-mêmes, néanmoins, l’économie s’impose à lui avec plus de force encore qu’aux citoyens. Les taxes qu’il lève ne sont légitimes qu’autant qu’elles ont pour objet de satisfaire, non seulement un intérêt général, mais un véritable besoin que l’initiative privée est impuissante à contenter, et qu’autant qu’elles sont strictement proportionnées à la dépense nécessaire. Hors de ces limites, les impôts ne sont pas seulement anti-économiques, ils sont aussi injustes ; et si le gaspillage et la prodigalité sont funestes à l’État comme aux individus, ils sont encore plus coupables de la part d’un gouvernement qui, ainsi qu’un tuteur malhonnête, dissipe le revenu de l’incapable qu’il est chargé de protéger.

Smith a parfaitement compris toute l’importance de ce sujet, et il a jugé qu’il méritait une longue étude. En effet, si pour les consommations privées, on peut se reposer sur l’intérêt personnel et l’esprit de prévoyance naturel à l’homme, pour engager les particuliers à l’économie, il n’en est pas du tout ainsi des consommations publiques. Pour les gouvernements, l’intérêt personnel n’existe pas, et la tendance au gaspillage est bien plus dangereuse en ce qu’elle manque de ce contre-poids immédiat et nécessaire qui est la meilleure garantie contre les entraînements des individus[161]. La seule sauvegarde du revenu annuel consiste alors dans les sentiments d’équité et de justice de ceux qui dirigent la fortune publique ; mais les préjugés en cours ont bien souvent dissimulé, aux yeux mêmes des hommes politiques, l’injustice de leurs règlements, ou servi de prétexte aux mesures les plus iniques. Le philosophe écossais a donc pris à tâche de dissiper ces erreurs, et, en montrant au peuple quel doit être le rôle de l’État dans l’administration de ses deniers, en prouvant en même temps aux gouvernants que l’intérêt du Trésor est partout conforme, en définitive, aux intérêts de la nation comme aux principes de la justice, il a rendu un immense service à l’humanité.

Il a ainsi restreint dans des bornes très étroites les dépenses de l’état.

« Dans le système de la liberté naturelle, dit-il[162], le souverain n’a que trois devoirs à remplir ; trois devoirs, à la vérité, d’une haute importance, mais clairs, simples, et à la portée d’une intelligence ordinaire. Le premier, c’est le devoir de défendre la société de tout acte de violence ou d’invasion de la part des autres sociétés indépendantes. Le second, c’est le devoir de protéger, autant qu’il est possible, chaque membre de la société contre l’injustice ou l’oppression de tout autre membre, ou bien le devoir d’établir une administration exacte de la justice. Et le troisième, c’est le devoir d’ériger et d’entretenir certains ouvrages publics et certaines institutions que l’intérêt privé d’un particulier ou de quelques particuliers ne pourrait jamais les porter à ériger on à entretenir, parce que jamais le profit n’en rembourserait la dépense à un particulier ou à quelques particuliers, quoique, à l’égard d’une grande société, ce profit fasse beaucoup plus que rembourser les dépenses. »

À vrai dire, cette dernière classe est si élastique que toutes les dépenses que les différents États ont jugé à propos de se réserver, pourraient, à la rigueur, rentrer dans cette énumération ; mais, dans les nombreux développements qu’il a donnés à ce sujet, l’auteur a tenu à préciser sa pensée et il a désigné limitativement les seuls services dont, selon lui, le gouvernement peut et doit se charger. C’est là, l’objet d’un long chapitre qui ne comprend pas moins de 150 pages et qui est fort intéressant. Adam Smith ne s’y est pas confiné dans les limites de l’économie politique, il s’est placé à un point de vue plus élevé, celui du professeur qui avait étudié, sous toutes ses faces l’histoire de la Civilisation, et il a mis en parallèle, non seulement les considérations relatives à l’accroissement du bien-être et de la richesse publique, mais encore les considérations supérieures de la morale, tout en modifiant parfois la rigueur de ses conclusions spéculatives par les enseignements de l’histoire ou les nécessités de la politique. Il avait compris, en effet, que, pour apprécier les besoins généraux d’une nation et les moyens de les satisfaire, il y a, en réalité, une foule d’éléments divers à considérer et souvent à concilier : la morale, l’économie politique, l’histoire, la politique et même l’hygiène, trouvent leur place dans cette étude, et, mieux que tout autre, Smith était préparé, par la nature même et l’étendue de ses travaux, à peser avec équité la valeur respective des différents arguments qui pouvaient être mis en balance dans cette délicate matière.


Le premier des services et le plus essentiel que l’on est en droit d’attendre du souverain est la sécurité de la nation. Adam Smith approuve donc sans réserve les dépenses de cette nature dans les limites où elles sont nécessaires, et il estime même que l’augmentation continuelle de ces dépenses, par suite de la transformation de l’art de la guerre, a eu, en fait, une réelle influence sur la civilisation. Remontant aux siècles barbares, il nous montre l’origine des armées chez les peuples chasseurs et chez les tribus nomades de pasteurs, puis dans les anciennes républiques grecques et romaine, alors que tout le monde était guerrier et s’entretenait à ses frais. Mais l’accroissement de l’industrie et les progrès de l’art de la guerre vinrent imposer aux nations une autre organisation, basée sur le principe de la division du travail, et l’auteur en vante les heureux effets. Au point de vue économique, il fait ressortir les avantages inhérents à la séparation des tâches ; au point de vue militaire, il montre « la supériorité irrésistible qu’une armée de troupes réglées, bien disciplinées, a sur les milices, » et, entrant à cet égard dans des considérations historiques fort remarquables, il cherche à expliquer, par la prépondérance de l’élément permanent dans les armées, la grandeur ou la décadence des principales nations de l’Europe. Enfin, au point de vue politique et social, il voit dans cette transformation un agent très puissant de civilisation : « Si ce n’est, dit-il[163], que par le moyen d’une armée de troupes réglées, bien tenues, qu’un pays civilisé peut pourvoir à sa défense, ce ne peut être non plus que par ce moyen qu’un pays barbare peut passer tout d’un coup à un état passable de civilisation. Une armée de troupes réglées fait régner, avec une force irrésistible, la loi du souverain jusque dans les provinces les plus reculées de l’empire, et elle maintient une sorte de gouvernement régulier dans des pays qui, sans cela, ne seraient pas susceptibles d’être gouvernés. Quiconque examinera avec attention les grandes réformes faites par Pierre le Grand dans l’empire de Russie, verra qu’elles se rapportent presque toutes à l’établissement d’une armée de troupes bien réglées. C’est là l’instrument qui lui sert à exécuter et à maintenir toutes ses autres ordonnances. » Ainsi l’éminent politique ne marchande pas son adhésion à ces dépenses qui répondent au besoin le plus pressant des citoyens et qui leur permettent de se consacrer avec sécurité aux travaux productifs de l’agriculture, de l’industrie et du commerce.

En dehors de cette protection générale de la masse des individus contre les attaques des nations voisines, l’État a le devoir de protéger chaque particulier contre l’injustice et l’oppression des autres citoyens, au moyen d’une bonne administration de la justice. Comme pour les armées, les dépenses nécessaires à la police et à l’administration de la justice se sont accrues avec la civilisation. On n’en a guère senti la nécessité que lors de la constitution de la propriété et lorsqu’il a pu s’établir une certaine subordination parmi les membres de la société, d’abord au profil du plus âgé, puis au profit du plus puissant ou du plus riche. Ce fut alors le chef ou le souverain qui rendit la justice, et cette institution, au lieu d’imposer une charge à l’État, devint pour lui une source fort importante de revenus. Mais quand, par suite de l’accroissement des dépenses, les revenus du domaine devinrent insuffisants et qu’il fut nécessaire de recourir au principe d’une contribution générale, on étendit l’impôt à la rétribution de la justice : afin d’éviter la corruption, on décida que les juges ne recevraient plus, à l’avenir, qu’un salaire fixe, et la justice fut administrée gratuitement. Enfin la civilisation, en multipliant le nombre des affaires et des contestations, provoqua la séparation du pouvoir judiciaire et du pouvoir exécutif, et cette nouvelle application de la division du travail eut d’excellents effets au point de vue de l’administration de la justice, trop souvent sacrifiée jusque là aux intérêts politiques.

Adam Smith approuve sans réserve cette séparation des pouvoirs qui donne à la magistrature l’indépendance nécessaire à ses fonctions[164]. Toutefois, en raison même de la nécessité d’une justice indépendante, il n’approuve pas aussi pleinement la rétribution des juges sur les fonds de l’impôt, car il faut, dit-il, non seulement que le juge ne soit pas sujet à être déplacé ou privé de ses fonctions d’après la décision arbitraire du pouvoir exécutif, mais encore que le paiement régulier de son salaire ne dépende pas de la bonne volonté, ni même de la bonne économie de ce pouvoir. En même temps et à un autre point de vue, il fait ses réserves sur l’opportunité de donner aux juges des salaires fixes : il estime à cet égard qu’il y aurait peut-être lieu plutôt de les proportionner à la peine réellement prise et surtout de les faire payer par les plaideurs eux-mêmes, attendu qu’il lui semble plus équitable que cette charge retombe directement sur ceux qui profitent du service ou qui provoquent l’action des tribunaux par leurs violences ou leurs prétentions iniques. « La dépense qu’exige l’administration de la justice, dit-il[165], peut aussi sans doute être regardée comme faite pour l’avantage commun de toute la société. Il n’y aurait donc rien de déraisonnable quand cette dépense serait aussi défrayée par une contribution générale. Cependant les personnes qui donnent lieu à cette dépense sont celles qui, par des actions et des prétentions injustes, rendent nécessaire le recours à la protection des tribunaux ; comme aussi les personnes qui profitent le plus immédiatement de cette dépense, ce sont celles que le pouvoir judiciaire a rétablies ou maintenues dans leurs droits, ou violés ou attaqués. Ainsi, les dépenses d’administration de la justice pourraient très convenablement être payées par une contribution particulière, soit de l’une ou de l’autre, soit de ces deux différentes classes de personnes, à mesure que l’occasion l’exigerait, c’est-à-dire par des honoraires ou vacations payés aux cours de justice. Il ne peut y avoir nécessité de recourir à une contribution générale de toute la société que pour la conviction de ces criminels qui n’ont personnellement ni bien, ni fonds quelconque sur lequel on puisse prendre ces vacations. »

C’est, en somme, dans ces limites très restreintes que Smith admet les dépenses de l’État en ce qui concerne l’administration de la justice, et il considère que si le souverain a le devoir d’assurer la justice, il est cependant préférable qu’il la fasse rémunérer, suivant des tarifs réglementaires, par les parties elles-mêmes.


Il professe à peu près la même doctrine à l’égard des dépenses qu’exigent les travaux et établissements publics. Le troisième et le dernier des devoirs du souverain est, en effet, suivant Smith, celui d’élever et d’entretenir ces ouvrages et ces établissements publics qui, tout en étant d’intérêt général, ne sont néanmoins pas de nature à pouvoir être entrepris par des particuliers, parce qu’ils ne sont pas assez rémunérateurs. Il estime donc que l’État doit, dans certains cas, se faire entrepreneur, mais seulement lorsque l’initiative privée fait défaut et que l’intérêt général est indiscutablement établi.

Ces entreprises sont de deux sortes :

1° Celles qui ont pour objet de faciliter le commerce ;

2° Celles qui sont destinées à étendre l’instruction parmi le peuple.

Les entreprises de la première catégorie sont, selon l’auteur, légitimes en principe, soit qu’elles aient pour objet de favoriser la circulation en général, soit qu’elles aient seulement pour but de favoriser certaines branches particulières du commerce. L’État, en effet, ne doit pas se désintéresser du développement de son réseau de routes, pas plus que de ses canaux, des ponts, etc. ; mais il n’est nullement nécessaire cependant que « la dépense de ces ouvrages soit défrayée par ce qu’on appelle communément le revenu public, celui dont la perception et l’application sont, dans la plupart des pays, attribuées au pouvoir exécutif. » Smith estime, à cet égard, que la plupart de ces entreprises peuvent aisément être régies de manière à fournir un revenu particulier suffisant pour couvrir leur dépense, sans grever d’aucune charge le revenu commun de la société, et il donne d’heureux exemples de la spécialité des taxes dans les droits de barrière ou de péage payés par les intéressés pour l’usage des routes et des ponts, dans les droits de seigneuriage exigés pour la fabrication de la monnaie et surtout dans les taxes postales. Il trouve dans cette manière de procéder de nombreux avantages, car non seulement ces taxes sont plus justes, parce qu’elles ne sont supportées que par ceux qui profitent de la dépense, mais les travaux eux-mêmes sont plus économiquement effectués et mieux compris parce que l’intérêt direct de ceux qui les entreprennent est ici en jeu. Il insiste même en toute occasion sur la préférence à accorder à l’industrie privée, lorsqu’elle consent à se charger non seulement de l’exploitation, mais encore de la construction. Alors, en effet, il faut que chaque ouvrage fournisse au moins son revenu et la prime nécessaire à l’amortissement du capital : de la sorte, pas de grands travaux inutiles, pas de luxe stérile, mais des entreprises en rapport avec les besoins qu’elles ont pour but de satisfaire. « Lorsque les grandes routes, les ponts, les canaux, dit-il[166], sont ainsi construits et entretenus par le commerce même qui se fait par leur moyen, alors ils ne peuvent être établis que dans les endroits où le commerce a besoin d’eux, et, par conséquent, où il est à propos de les construire. La dépense de leur construction, leur grandeur, leur magnificence, répondent nécessairement à ce que ce commerce peut suffire à payer. Par conséquent, ils sont nécessairement établis comme il est à propos de les faire. Dans ce cas, il n’y aura pas moyen de faire ouvrir une magnifique grande route dans un pays désert qui ne comporte que peu ou point de commerce, simplement parce qu’elle mènera à la maison de campagne de l’intendant ou au château de quelque grand seigneur auquel l’intendant cherchera à faire sa cour. On ne s’avisera pas d’élever un large pont sur une rivière à un endroit où personne ne passe et seulement pour embellir la vue des fenêtres d’un palais voisin, choses qui se voient quelquefois dans des provinces où les travaux de ce genre sont payés sur un autre revenu que celui fourni par eux-mêmes. »

Ce passage est l’un des plus beaux de toute l’œuvre de Smith, et l’illustre philosophe ne pouvait mieux faire ressortir le vice fondamental des travaux entrepris par l’État. Il va d’ailleurs encore plus loin dans cette voie, et, lors même que l’initiative privée a fait défaut et que l’État a dû, dans un intérêt général bien établi, construire lui-même, il veut qu’il se dessaisisse de l’entretien, qu’il charge une régie d’y pourvoir et de percevoir les taxes. Si l’État, en effet, exploite lui-même, non seulement il enlève ainsi tout recours aux intéressés pour le cas où l’entretien deviendrait défectueux, mais il est en outre fatalement entraîné à abuser de son monopole et de sa toute puissance trouvant bientôt dans les droits perçus une ressource fiscale, il arrive nécessairement à les augmenter, il supprime ainsi toute proportion entre le montant des dépenses et la quotité des taxes et il fait participer aux charges ceux-là mêmes qui ne peuvent profiter des services.

Smith préfère donc, dans tous les cas, le système de la régie et des droits de barrière en usage en Angleterre, au système français de la gratuité des routes. En effet, durant son voyage à Toulouse et dans les provinces du Midi de la France, il avait été frappé de l’état pitoyable de la plupart de nos voies de communication. Tant qu’il avait voyagé sur les grandes routes de poste, il n’avait pas eu à se plaindre, et il juge que beaucoup sont mieux entretenues même que les routes à barrières de son pays ; mais lorsqu’il dut sortir de ces larges voies et prendre des chemins de traverse, il trouva ceux-ci fort négligés ; ils étaient parfois absolument impraticables même à une forte voiture, et cependant ils formaient à cette époque la majeure partie de notre réseau. « En certains endroits, dit Smith[167], il est même dangereux de voyager à cheval, et, pour y passer avec quelque sûreté, on ne peut guère se fier qu’à des mulets. Le ministre orgueilleux d’une cour fastueuse se plaira souvent à faire exécuter un ouvrage d’éclat et de magnificence, tel qu’une grande route qui est, à tout moment, sous les yeux de cette haute noblesse dont les éloges flattent sa vanité et contribuent de plus à soutenir son crédit à la Cour. Mais ordonner beaucoup de ces petits travaux qui ne peuvent rien produire de très apparent ni attirer les regards du voyageur, de ces travaux, en un mot, qui n’ont rien de recommandable que leur extrême utilité, c’est une chose qui semble, à tous égards, trop mesquine et trop misérable pour fixer la pensée d’un magistrat de cette importance. Aussi, sous une pareille administration, les travaux de ce genre sont-ils presque toujours totalement négligés. »

Smith avait raison lorsqu’il montrait les vices du régime français, et nous avons mis à profit ses critiques. Toutefois si, comme l’affirmait le célèbre économiste, les réformes n’étaient alors possibles, sous le gouvernement absolu de Louis XV, qu’au moyen de la spécialité des taxes et de la mise en régie des routes, l’expérience a montré que, sous un régime de contrôle parlementaire, la décentralisation peut donner aussi d’excellents résultats en chargeant les départements et les communes de la construction et de l’entretien des voies qui les intéressent particulièrement. Nous en avons la preuve dans les heureux effets produits, en ce qui concerne notre réseau, par le décret du 16 décembre 1811 sur les routes nationales et départementales, et par la loi du 21 mai 1836 sur les chemins vicinaux. En même temps qu’au point de vue politique et économique, cette réforme a accéléré le développement de nos routes et assuré leur entretien en en confiant le soin aux intéressés eux-mêmes, elle a eu aussi, au point de vue de la justice pure, des avantages analogues à ceux de la spécialité, en mettant la dépense, suivant l’intérêt plus ou moins local des différentes voies, à la charge de l’État, des communes ou des départements. C’est ainsi que, sans gêner la circulation par des droits de barrière, on a résolu le problème de ne faire contribuer aux frais que ceux des citoyens qui profitent ou peuvent profiter immédiatement des services rendus.


En dehors de ces entreprises qui ont pour objet de faciliter le commerce en général, Smith admet encore que l’État se charge de certaines autres, dans l’intérêt de diverses branches particulières de commerce. Ainsi le commerce de nos concitoyens à l’étranger a besoin d’une protection spéciale pour assurer sa sécurité, surtout dans les pays lointains. Or, selon l’auteur des Recherches, cette protection des nationaux incombe à l’État et il doit la leur procurer, soit en entretenant des ambassadeurs ou des consuls chez les peuples civilisés, soit en établissant une force armée et des points fortifiés chez les peuples sauvages. Cette fonction de l’État est, pour ainsi dire, le corollaire de son premier devoir qui est de défendre les citoyens contre les attaques des autres nations, et il ne doit recourir ici, pas plus que pour la défense commune, à des intermédiaires pour assurer cette protection[168].

Toutefois, il est arrivé en fait que, chez la plupart des peuples de l’Europe, des compagnies particulières ont obtenu de l’État la délégation de sa mission protectrice, moyennant certains avantages qui constituaient généralement en monopole à leur profit tout le commerce du pays ; c’est là l’origine des Compagnies de commerce, Compagnies privilégiées ou Compagnies par actions suivant les cas et les pays, et Smith examine longuement leur caractère, le tort qu’elles ont fait au commerce qu’elles étaient chargées de protéger, et les causes de leur décadence. Il montre que si ces Compagnies, en faisant à leurs propres dépens une expérience que l’État n’avait pas jugé prudent de faire lui-même, ont pu servir en réalité à introduire quelques nouvelles branches de commerce, elles sont devenues partout, à la longue, ou nuisibles ou inutiles au commerce en général ; elles lui ont donné une fausse direction et ont fini par le restreindre, car leur but a toujours été, comme nous l’avons rappelé à propos du système mercantile, de tenir le marché aussi dégarni que possible afin d’élever leurs profits à un taux extravagant.

Néanmoins, l’auteur ne condamne pas absolument ces Compagnies, et l’économiste cède ici le pas à l’homme d’État. En raison de l’importance du devoir de protection qui incombe au gouvernement à l’égard de ses nationaux et des obstacles d’ordre politique, et financier qui s’opposent souvent à une action directe de sa part, il admet que l’État puisse exceptionnellement faire appel au concours de l’association, et, pour prix de ce concours, accorder momentanément à des Compagnies des privilèges commerciaux de nature à les indemniser de leurs dépenses et à les rémunérer de leurs risques. C’est là un de ces compromis qui abondent dans l’œuvre de Smith, compromis qu’on peut avoir parfois à blâmer au point de vue purement économique, mais qui éclairent sous son vrai jour le caractère si politique du célèbre philosophe et qui sont une des causes les plus puissantes de son influence sur ses contemporains et sur la postérité[169].

En ce qui concerne les établissements d’instruction publique, Smith abandonne complètement à l’initiative privée l’instruction secondaire et supérieure. Non seulement il n’admet pas que les professeurs aient un traitement fixe payé sur le produit général de l’impôt, mais il estime que les dotations particulières des collèges et des écoles sont un obstacle aux progrès de l’enseignement. Il n’est pas bon, selon lui, que le professeur se repose avec sécurité sur son traitement, il faut qu’il ait un intérêt pécuniaire à remplir exactement ses fonctions, sans quoi son intérêt immédiat se trouve mis trop directement en opposition avec son devoir professionnel : s’il est négligent, il s’abandonnera à son indolence ; si au contraire il est actif, il emploiera son activité à d’autres études. En supposant même tous les professeurs consciencieux et travailleurs, Smith maintient encore ses conclusions, et il pense que, dans ce cas aussi, il est nécessaire que le maître puisse savoir par l’augmentation ou la diminution de sa rétribution pécuniaire, c’est-à-dire par le nombre des élèves qui suivent son cours, s’il leur donne d’utiles connaissances ou s’il fait fausse route. « S’il n’y avait pas d’institutions publiques pour l’éducation, dit-il[170], alors il ne s’enseignerait aucune science, aucun système ou cours d’instruction dont il n’y eût pas quelque demande, c’est-à-dire aucun que les circonstances du temps ne rendissent ou nécessaire, ou avantageux, ou convenable d’apprendre. Un maître particulier ne trouverait jamais son compte à adopter, pour l’enseignement d’une science reconnue utile, quelque système vieilli et totalement décrié, ni à enseigner de ces sciences généralement regardées comme un pur amas de sophismes et de verbiage insignifiant, aussi inutile que pédantesque. De tels systèmes, de telles sciences ne peuvent avoir d’existence ailleurs que dans ces sociétés érigées en corporations pour l’éducation, sociétés dont la prospérité et le revenu sont, en grande partie, indépendants de leur réputation et totalement de leur industrie. S’il n’y avait pas d’institutions publiques pour l’éducation, on ne verrait pas un jeune homme de famille, après avoir passé par le cours d’études le plus complet que l’état actuel des choses soit censé comporter, et l’avoir suivi avec de l’application et des dispositions, apporter dans le monde la plus parfaite ignorance de tout ce qui est le sujet ordinaire de la conversation entre les personnes bien nées et les gens de bonne compagnie. »

Adam Smith nous semble avoir poussé bien loin l’amour de la concurrence, et ce fait pourrait nous étonner de la part d’un ancien professeur de Glasgow si nous ne nous rappelions la mauvaise impression qu’avait produite sur son esprit son séjour à Oxford ; c’est en réalité cette fameuse Université, si indépendante par ses richesses et dont le mauvais système d’études était alors notoire, que le philosophe écossais a directement visée dans cette critique violente de l’éducation des jeunes gens dans la Grande-Bretagne. Cependant, ce chapitre sur l’éducation a de nombreux admirateurs, surtout de nos jours, et en 1876, un ancien ministre du cabinet Gladstone, M. Lowe, déclarait, dans un grand discours qu’il prononça au centenaire du livre d’Adam Smith, que de tous les chapitres de la Richesse des Nations, celui-là est assurément, à ses yeux, le plus remarquable, bien qu’il n’y en ait pas qui ait été moins lu et qui ait exercé moins d’influence sur les esprits. Ce chapitre n’a pas été apprécié, disait M. Lowe, non seulement parce qu’il était en avance sur le siècle où il a été écrit, mais parce qu’il devançait même de plusieurs siècles l’opinion publique des nations les plus éclairées.

À nos yeux aussi, si ce chapitre n’a pas eu de succès, c’est que la réforme n’était pas mûre, que les citoyens n’y étaient pas suffisamment préparés, et nous avouons que, pour nous, c’est là un des reproches les plus graves que l’on puisse adresser à un projet de cette nature. L’art de l’homme d’État ne consiste pas, en ce qui concerne l’éducation comme à l’égard de toute institution positive, à entreprendre à la légère des réformes excellentes si l’on veut, mais qui supposent nécessairement le concours d’une opinion publique éclairée ; il faut se régler sur l’état des esprits, il faut non seulement considérer la mesure en elle-même, mais encore en prévoir les résultats d’après l’état du milieu où on se propose de l’introduire. Or, en matière d’éducation, il nous semble qu’il serait téméraire de se reposer, même à l’heure actuelle, sur l’opinion publique pour discerner les connaissances vraiment utiles de celles qui le sont moins ; on risquerait fort d’affaiblir ainsi l’instruction générale qui a le rôle délicat de former l’esprit, au profit de certaines études pratiques d’une utilité plus immédiate et plus apparente, mais d’une portée plus restreinte. Nous estimons donc, contrairement aux conclusions de l’auteur, que l’on doit laisser encore à l’État ou à l’Université le choix des programmes et qu’il faut se garder de l’attribuer en fait à l’opinion en accordant au professeur une rétribution uniquement proportionnelle au nombre de ses élèves. L’élément nécessaire de la concurrence, qu’il ne faut pas pousser à l’excès en cette délicate matière, est suffisamment représenté par la coexistence d’un enseignement secondaire et supérieur libre assez vivace pour empêcher l’Université de s’endormir dans la tradition et pour lui permettre de profiter des expériences qui seraient tentées à côté d’elle. Nous ne croyons pas qu’il faille aller plus loin, que l’État doive abandonner à elle-même l’instruction publique et cesser d’être professeur : les particuliers sont déjà trop enclins, surtout en Angleterre, à sacrifier la haute culture intellectuelle à des études moins élevées mais plus pratiques.


Le Dr Smith ne recommande toutefois la non-intervention du gouvernement que dans l’instruction secondaire et supérieure. Quant à l’enseignement primaire du peuple, il le considère au contraire comme une fonction nécessaire de l’État, il le veut presque gratuit et même en quelque sorte obligatoire. Pour la masse du peuple, en effet, l’État ne peut pas se reposer sur les familles du soin de l’éducation, il doit donc les y engager par la gratuité, et même les y contraindre, si c’est possible[171]. Il est permis d’ailleurs de voir dans cette fonction de l’État à l’égard des classes laborieuses, comme un complément de sa fonction relative à la sécurité des personnes et des biens, et Smith paraît en réalité s’être placé à ce point de vue. « Plus ces classes seront éclairées, dit-il, et moins elles seront sujettes à se laisser égarer par la superstition et l’enthousiasme, qui sont, chez les nations ignorantes, les sources ordinaires des plus affreux désordres. D’ailleurs, un peuple instruit et intelligent est toujours plus décent dans sa conduite et mieux disposé à l’ordre qu’un peuple ignorant et stupide. Chez celui-là, chaque individu a plus le sentiment de ce qu’il vaut et des égards qu’il a le droit d’attendre de ses supérieurs légitimes ; par conséquent, il est plus disposé à les respecter. Le peuple est plus en état d’apprécier les plaintes intéressées des mécontents et des factieux ; il en est plus capable de voir clair au travers de leurs déclamations ; par cette raison, il est moins susceptible de se laisser entraîner dans quelque opposition indiscrète ou inutile contre les mesures du gouvernement. Dans des pays libres, où la tranquillité des gouvernants dépend extrêmement de l’opinion favorable que le peuple se forme de leur conduite, il est certainement de la dernière importance que le peuple ne soit pas disposé à en juger d’une manière capricieuse ou inconsidérée[172]. »


C’est également comme une conséquence de la Mission essentielle du gouvernement d’assurer la sécurité, que Smith envisage la question délicate de l’enseignement religieux, car la religion prévient souvent mieux que les institutions positives les infractions à la loi morale. Aussi, non seulement il estime que l’État doit s’assurer le concours de ce puissant moyen de moralisation, il veut même qu’il pourvoie directement à cette éducation en salariant les cultes. Il préfère de beaucoup ce mode de rémunération, soit aux contributions volontaires payées par les fidèles, soit aux dotations ou aux revenus, et il considère que ces traitements ont en outre l’avantage fort appréciable d’attacher le clergé au gouvernement et de l’empêcher de tourner son influence contre le régime établi.


C’est de cette façon que ce profond politique comprend la mission gouvernementale. Pour lui, le rôle de l’État doit en somme se borner à la protection de la liberté humaine, protection des personnes et des biens contre les attaques injustes des nations ou des individus, protection de l’industrie et du commerce contre les obstacles résultant de la distance, protection du citoyen contre les préjugés et l’erreur. Son seul but, en un mot, doit être de favoriser le développement régulier et libre de la force productive qui constitue l’homme. C’est à la seule satisfaction de ce besoin que doit veiller l’État, et les enseignements de l’économie politique sont d’accord en cela avec les principes de la morale. Si Dieu nous a donné des besoins, il nous a donné en même temps les moyens de les satisfaire, et l’action de notre responsabilité, lorsqu’elle s’exerce librement, nous conduit plus efficacement au but que tous les moyens réglementaires par lesquels l’État, même le plus éclairé, essaierait de diriger notre activité.


Mais si cette fonction est celle de l’État, il ne s’ensuit nullement qu’il doive toujours l’exercer directement et effectuer lui-même les diverses consommations exigées pour la satisfaction de ce besoin de liberté. C’est ce qu’Adam Smith s’est attaché à démontrer dans l’étude que nous venons d’analyser. Pour lui, les dépenses nécessaires à la défense commune et à la protection des nationaux à l’étranger sont les seules que le gouvernement doive se réserver dans tous les cas, car la force militaire qui en est la conséquence est l’attribut essentiel du pouvoir exécutif ; les nécessités de la politique commandent aussi à l’État de prendre à sa charge une certaine part des dépenses de l’éducation du peuple et les frais de l’entretien des cultes ; mais quant aux autres entreprises relatives à l’outillage national ou à l’enseignement secondaire et supérieur, Smith estime que le rôle du pouvoir à leur égard doit se borner à surveiller l’initiative individuelle et à n’y suppléer que lorsqu’elle fait défaut. C’est là la théorie des Recherches en ce qui concerne- l’intervention de l’État dans la consommation. Laissez faire, laissez passer, tel est le mot d’ordre que le maître a emprunté à Turgot, et il l’a développé plus complètement et plus scientifiquement que les physiocrates eux-mêmes, amenés malgré eux, par leurs préférences pour un gouvernement fort, à exagérer les attributions du souverain.


On a beaucoup critiqué cette doctrine et on a reproché à l’auteur un rigorisme trop absolu en matière de dépenses. On l’a blâmé surtout d’avoir trop limité le champ de l’impôt, qui est, prétend-on, l’une des plus belles manifestations de la solidarité des citoyens, et plus spécialement d’avoir banni la bienfaisance du domaine de l’État. « La justice, dit Victor Cousin[173], est-elle la seule loi morale ?… Nous aussi, par nos propres réflexions et le développement de nos principes, nous sommes arrivé à faire de la justice, de la protection de la liberté, le principe fondamental et la mission spéciale de l’État ; mais nous croyons avoir établi en même temps qu’il est absolument impossible de ne pas mettre dans ce grand individu qu’on appelle une société, quelque chose au moins de ce devoir de la charité qui parle si énergiquement à toute âme humaine. Selon nous, l’État doit, avant tout, faire régner la justice, et il doit avoir aussi du cœur et des entrailles ; il n’a pas rempli toute sa tâche quand il a fait respecter tous les droits ; il lui reste quelque autre chose à faire, quelque chose de redoutable et de grand ; il lui reste à exercer une mission d’amour et de charité, sublime à la fois et périlleuse ; car, il faut bien le savoir, tout a ses dangers ; la justice, en respectant la liberté d’un homme, peut en toute conscience le laisser mourir de faim ; la charité, pour le sauver physiquement et surtout moralement, peut s’arroger le droit de lui faire violence. La charité a couvert le monde d’institutions admirables, mais c’est elle aussi qui, égarée et corrompue, a élevé, autorisé, consacré bien des tyrannies. Il faut contenir la charité par la justice, mais non pas l’abolir et en interdire l’exercice à la société. Smith n’a pas compris cela, et de peur d’un excès, il est tombé dans un autre. »

Malgré cet éloquent et chaleureux plaidoyer de Victor Cousin, nous estimons que c’est avec raison qu’Adam Smith a banni la bienfaisance du domaine de l’État. Pour lui, la justice seule peut justifier l’emploi de la force, et l’État, qui dépense au nom des individus, ne doit pas, en prélevant une partie de l’impôt pour la bienfaisance publique, forcer ainsi chaque citoyen à exercer la charité. La bienfaisance doit être toujours volontaire, disait-il déjà dans sa Théorie des sentiments moraux[174], la justice seule n’est pas laissée à notre volonté et peut être, au contraire, exigée par la force. — Ce n’est pas à dire assurément que l’homme ait le droit en, morale, de rester insensible aux souffrances de ses concitoyens, et Smith, plus que tout autre, a fait preuve dans sa vie privée d’une délicate et discrète générosité ; mais il a compris que ce devoir est purement individuel, qu’il échappe à la pression de toute institution positive et que la distribution de ces secours doit être réservée à l’initiative privée : la charité légale a en elle-même de grands dangers, tant au point de vue purement économique qu’au point de vue social. Dans le cours de toute son œuvre, le célèbre philosophe a cherché à prévenir la misère en dévoilant ses causes et il a reconnu que, d’une, manière générale, chaque fois que, sous un prétexte quelconque, l’État intervient dans la répartition des richesses, il va toujours à l’encontre du but qu’il se propose d’atteindre. Spécialement, en ce qui concerne l’assistance, son expérience du cœur humain lui a parfaitement fait sentir qu’en voulant remédier à cette plaie sociale du paupérisme, l’État ne fait que l’entretenir et même l’aggraver, car, loin de mettre en œuvre la responsabilité individuelle qui est le véritable ressort de la production, la charité légale tend à l’affaiblir et à la supprimer.

D’ailleurs, si on reconnaît au gouvernement le devoir de soulager les malheureux, on reconnaît par là même aux malheureux un droit corrélatif à être soulagés, un droit à l’assistance, Et si, par un défaut de logique, on n’admet pas expressément ce droit, il n’en résultera pas moins que le misérable, en envisageant ce devoir de l’État, se considérera dorénavant comme certain d’être secouru : tout sentiment de prévoyance s’éteindra alors dans la masse des esprits faibles, naturellement trop disposés déjà à se laisser aller aux jouissances actuelles, sans souci du lendemain. Il faut donc abandonner la bienfaisance à l’initiative des particuliers et des associations charitables, toujours prête à l’effort et à l’abnégation, et toujours plus vive d’ailleurs lorsqu’elle est livrée à ses propres forces, lorsqu’elle se sent libre de toute attache officielle. Elle seule peut soulager le mal avec efficacité, car son action n’implique aucun droit correspondant du malheureux, elle ne donne à celui-ci aucune certitude qui puisse énerver sa responsabilité, enfin elle exerce même sur les esprits une influence fort heureuse en établissant entre les bienfaiteurs et les obligés ces rapports directs si moralisateurs que l’intervention d’un être abstrait est impuissante à faire naître.


Nous acceptons donc dans toute sa rigueur la doctrine gouvernementale de Smith. Nous reconnaissons, il est vrai, que l’impôt, lorsqu’il est très léger, est en quelque sorte un instrument de solidarité et de sociabilité qui a une puissante action sur la marche de la civilisation ; mais nous savons par expérience que l’impôt, même le plus légitime, ne peut longtemps rester modéré, et qu’en restreignant même les dépenses de l’État à celles de la sécurité, nous aurions encore à répartir par l’impôt une charge suffisante pour donner à ces sentiments de solidarité une entière satisfaction.


Nous oserons même avouer qu’à divers points de vue Adam Smith nous a paru encore trop large pour certaines dépenses publiques. C’est ainsi qu’il a laissé, pour ainsi dire, carte blanche à l’État en ce qui concerne les dépenses militaires, et il paraît s’être un peu trop engoué des armées permanentes sans se préoccuper assez de la tendance fâcheuse des gouvernements à accroître dans des proportions excessives ces instruments dociles de leur volonté et de leur ambition. Certes, la défense de la patrie est le premier devoir des gouvernements et des individus, et on ne saurait marchander ni notre or ni notre sang pour la défense de notre liberté ; mais de la défense à l’attaque, il n’y a pas loin, d’autant plus que toute agression de l’un a toujours pour prétexte de prévenir en temps utile une agression préméditée par l’autre. Or si les armées permanentes ont joué un grand rôle dans la civilisation, et si maintenant plus que jamais elles sont indispensables aux nations, elles ont aussi leurs périls qu’il importe de faire remarquer. Pour être impartial, Adam Smith aurait dû signaler leurs dangers, non seulement au point de vue économique de l’accroissement incessant des dépenses, mais surtout au point de vue de la facilité qu’elles donnent à un gouvernement de se lancer dans des aventures guerrières.


Mais si cette observation n’est qu’une critique de détail qui n’infirme en rien la valeur de la conclusion de Smith, nous croyons devoir condamner, expressément cette fois, un autre point de la doctrine gouvernementale des Recherches, celle qui a trait à la protection militaire accordée aux nationaux à l’étranger dans le but « de faciliter, dit l’auteur, quelques branches particulières de commerce ».

Adam Smith n’a pas insisté sur le principe de ce devoir, peut-être parce qu’il l’a jugé indiscutable en le considérant, pour ainsi dire, comme un complément de la défense nationale. Mais, au moment où les gouvernements se lancent dans des entreprises lointaines dans le but d’ouvrir des débouchés aux produits nationaux, nous ne pouvons nous empêcher de répondre à Smith par le fragment suivant, tiré des œuvres de Bastiat qui a posé la question sur son véritable terrain[175] : « Ne faut-il pas, dit-on, une puissante marine pour ouvrir des voies nouvelles à notre commerce et commander les marchés lointains ? — Vraiment les façons du gouvernement avec le commerce sont étranges ! Il commence par l’entraver, le gêner, le restreindre, et cela à gros frais ; puis, s’il en échappe quelques parcelles, le voilà qui s’éprend d’une tendre sollicitude pour les bribes qui ont réussi à passer au travers des mailles de la douane. Je veux protéger les négociants, dit-il, et, pour cela, j’arracherai encore 150 millions au public, afin de couvrir les mers de vaisseaux et de canons. Mais d’abord, les 99/100es du commerce français se font avec des pays où notre pavillon n’a jamais paru ni ne paraîtra. Est-ce que nous avons des stations en Angleterre, aux États-Unis, en Belgique, en Espagne, dans le Zollverein, en Russie ? C’est donc de Mayotte et de Nossi-Bé qu’il s’agit, c’est-à-dire qu’on nous prend, par l’impôt, plus de francs qu’il ne nous rentrera de centimes par ce commerce. Et puis, qui est ce qui commande le débouché ? Une seule chose, le bon marché. Envoyez où vous voudrez des produits qui coûtent 5 sous de plus que les similaires anglais ou suisses, les vaisseaux ou les canons ne vous les feront pas vendre. Envoyez-y des produits qui vous coûteront 5 sous de moins, vous n’aurez pas besoin, pour les vendre, de canons ou de vaisseaux. Ne sait-on pas que la Suisse qui n’a pas une barque, si ce n’est sur ses lacs, a chassé de Gibraltar même certains tissus anglais, malgré la garde qui veille à la porte ? Si donc c’est le bon marché qui est le vrai protecteur du commerce, comment notre gouvernement s’y prend-il pour le réaliser ? D’abord il hausse, par ses tarifs, le prix des matières premières, tous les instruments de travail, de tous les objets de consommation ; ensuite, par voie de compensation, il nous accable d’impôts sous prétexte d’envoyer sa marine à la quête des débouchés. C’est de la barbarie, de la barbarie la plus barbare, et le temps n’est pas loin où on dira : ces Français du XIXe siècle avaient de singuliers systèmes commerciaux, mais ils auraient dû au moins s’abstenir de se croire au siècle des lumières. »

On ne pouvait condamner d’une manière plus directe et plus saisissante ces théories gouvernementales qui ont pour objet de favoriser la colonisation en la précédant. Et cependant, à l’heure actuelle, on songe encore en France à créer de toutes pièces un système colonial, on envoie, des troupes au Tonkin, des navires à Fou-Tcheou et à Formose, on gaspille l’épargne nationale ainsi que le sang de nos soldats, et on croit de bonne foi trouver un remède à la crise économique qui nous étreint, en arrachant à l’agriculture si délaissée, à l’industrie, au commerce en souffrance, une partie de leurs bras déjà trop rares, en prélevant sur le produit annuel, des capitaux dont toutes les branches de la production ont tant besoin pour perfectionner leur outillage. Et pourquoi d’ailleurs tous ces sacrifices, sinon pour préparer à la colonisation un pays que nous verrons en réalité, avant dix ans, complètement envahi par les produits anglais ou allemands parce qu’ils reviendront à meilleur marché ? Que nous auront produit alors ces sacrifices que nous aurons consentis pour conquérir le pays, les dépenses que nous aurons employées à son organisation, sinon un accroissement de dettes et d’impôts qui, en augmentant nos frais de production, nous empêcheront de lutter sur ce marché même contre nos concurrents étrangers !

On ne saurait donc limiter trop strictement le champ de l’action gouvernementale, car, dès que l’État sort de son domaine, il entrave toujours par l’impôt la production qu’il prétend favoriser et il gêne ainsi la liberté qu’il a pour seule mission de protéger. Smith avait d’ailleurs parfaitement compris ces principes, mais nous estimons qu’il y a lieu d’aller plus avant encore dans la voie du self government, et l’étude des diverses ressources de l’État, que nous allons poursuivre avec l’auteur des Recherches, ne peut, en nous révélant les défauts de chacun des impôts, que nous confirmer dans cette doctrine de liberté que le célèbre économiste a eu le mérite de développer si brillamment.


Les dépenses générales de l’État sont défrayées par les revenus du domaine, le produit de l’impôt, et quelquefois aussi au moyen de l’emprunt.


Le domaine privé était déjà fort réduit dans les divers pays à la fin du XVIIIe siècle, par suite de la prodigalité des gouvernements, et on n’observait pas encore la tendance plus moderne, qui conduit certains États à reconstituer un nouveau domaine, sinon agricole, du moins industriel. Aussi Smith ne s’y arrête pas et il ne fait guère que l’énumération des différentes sources de ce revenu qui comprend généralement la poste, parfois aussi mais exceptionnellement, des entreprises financières telles que la banque de prêts de Hambourg, enfin la culture des terres. Il dit peu de chose des entreprises financières, ne les jugeant pas susceptibles de fournir un produit important et surtout certain, mais, en revanche, il est d’avis que l’État peut se charger du service de la poste. « Les postes, dit-il[176], sont, à proprement parler, une entreprise de commerce ; le gouvernement fait l’avance des frais d’établissement des différents bureaux, de l’achat ou du louage des chevaux et voitures nécessaires et il s’en rembourse, avec un gros profit, par les droits perçus sur ce qui est voituré. C’est peut-être la seule affaire de commerce qui ait été conduite avec succès, je crois, par toute espèce de gouvernement. Le capital qu’il s’agit d’avancer n’est pas très considérable ; il n’y a pas de secret ni de savoir-faire dans une pareille besogne ; les rentrées sont non seulement assurées, mais elles se font immédiatement ».

Toutefois, s’il fait ainsi des distinctions parmi les entreprises industrielles et commerciales de l’État, admettant les unes et rejetant les autres, il condamne en bloc toutes les exploitations agricoles, quelque forme qu’elles puissent prendre. Il fait remarquer avec raison que, dans un pays civilisé, les revenus fonciers de la couronne sont peut-être ceux qui coûtent le plus cher à la société, à égalité de produit, bien qu’en apparence ils ne paraissent rien coûter aux citoyens, et il conseille, en conséquence, la mise en adjudication de cette partie du domaine. Un être abstrait, en effet, est naturellement mauvais agriculteur. L’État, il est vrai, trouve facilement les capitaux nécessaires à l’amélioration des terres ; mais il ne peut donner à la culture l’attention constante et minutieuse qu’apporte le petit propriétaire qui aime sa terre et en connaît tous les recoins ; il ne peut pas même surveiller efficacement ses fermiers ; enfin, ses employés sont négligents et recrutés habituellement par la faveur, sans considération de leur aptitude ; en un mot, il produit mal et il produit cher. Aussi le conseil de Smith eût été bon à suivre par la plupart des gouvernements, car s’il est parfois nécessaire de conserver temporairement certains domaines dans les contrées où la culture est peu développée et la population clairsemée, il est certain que le plus souvent le morcellement par lots de ces immenses exploitations en eût facilité la mise en valeur ; leur productivité s’en fût accrue dans des proportions souvent considérables ; on eût ainsi favorisé le développement de la richesse du pays et donné lieu indirectement à des plus-values réelles dans les diverses branches du revenu public.

Le célèbre économiste aurait pu faire, toutefois, une exception pour les forêts. De son temps, il est vrai, leur influence climatérique, qui est aujourd’hui un argument décisif, n’avait pas encore attiré l’attention des savants ; mais d’autres considérations d’ordre économique et financier ont toujours milité en faveur du maintien du domaine forestier entre les mains de l’État. Sans parler de l’intérêt prétendu de la marine qui ne pouvait rencontrer, dit-on, de beaux arbres que dans les forêts domaniales, l’État a toujours trouvé dans les coupes une source de revenus certaine, régulière et toujours croissante par suite de l’augmentation incessante du prix du bois. D’ailleurs, contrairement à ce qui a lieu dans les autres entreprises agricoles, l’État est plus propre que les particuliers à exploiter les forêts, parce que cette exploitation se fait en grand, suivant des méthodes scientifiques dans l’emploi desquelles il a une compétence indiscutable ; enfin, mieux que les particuliers aussi, il peut les mettre en pleine valeur grâce aux immenses capitaux dont il dispose et, qui lui permettent de réduire énormément les frais de production en ouvrant toutes les voies de communication nécessaires à l’enlèvement des bois.

On peut donc regretter que Smith n’ait pas cru devoir faire une exception à cet égard ; mais, cette réserve faite, on doit reconnaître que ses conclusions sont généralement fort justes et qu’il a montré ici, dans les applications comme dans la doctrine, cet esprit libéral qui tend à exclure autant que possible l’État du champ de l’industrie : le véritable facteur de la production est l’intérêt personnel, et un être abstrait est impuissant à le remplacer.


Au lieu donc de chercher dans un revenu propre des ressources aussi insuffisantes qu’anti-économiques, il est préférable que l’État recoure à l’impôt, c’est-à-dire qu’il prélève, pour la satisfaction des besoins généraux de la société, une portion du revenu annuel de chacun des citoyens. Mais ce prélèvement, il faut le reconnaître, est difficile à effectuer : quel doit en être le caractère ? La quotité ? Sous quelle forme doit-il être réalisé ? À quel moment doit-on saisir le revenu pour l’empêcher d’échapper à l’impôt et pour gêner, le moins possible la production ? Telles sont les principales questions, et il y en a bien d’autres encore, que doit se poser le législateur et qu’Adam Smith s’est efforcé de résoudre.


Aussi, avant d’entrer dans l’examen des diverses taxes et de leurs avantages respectifs, il s’est attaché d’abord à déterminer les règles générales auxquelles doit obéir tout système d’impôts.

En premier lieu, l’impôt doit frapper également sur tous les revenus. « Les sujets d’un État, dit Smith, doivent contribuer au soutien du gouvernement, chacun le plus possible en proportion de ses facultés, c’est-à-dire en proportion du revenu dont il jouit sous la protection de l’État. La dépense du gouvernement est, à l’égard des individus d’une grande nation, comme les frais de régie sont à l’égard des copropriétaires d’un grand domaine qui sont obligés de contribuer tous à ces frais à proportion de l’intérêt qu’ils ont respectivement dans ce domaine. »

En second lieu, « la taxe ou portion d’impôt que chaque individu est tenu de payer, doit être certaine et non arbitraire. L’époque du paiement, le mode du paiement, la quantité à payer, tout cela doit être clair et précis, tant pour le contribuable qu’aux yeux de toute autre personne. » En troisième lieu, « tout impôt doit être perçu à l’époque et selon le mode que l’on peut présumer les plus commodes pour le contribuable. »

Enfin, l’impôt doit être perçu avec économie ; « il doit être conçu de manière à ce qu’il fasse sortir des mains du peuple le moins d’argent possible au delà de ce qui entre dans le Trésor de l’État, et en même temps à ce qu’il tienne le moins longtemps possible cet argent hors des mains du peuple avant d’entrer dans ce Trésor. »

Telles sont ces quatre maximes fameuses que chacun connaît ; elles ont vieilli peut-être par leur succès même, mais, jusqu’à Smith, elles n’avaient jamais été formulées ni même empiriquement appliquées. L’inégalité devant l’impôt dérivait de la constitution même de la société, et les règles de certitude, de commodité et d’économie, étaient complètement méconnues. Smith a donc rendu un grand service à la science en les précisant.


L’égalité devant l’impôt est indispensable, non seulement au point de vue de la justice qui doit être la base nécessaire de toute institution positive, mais encore au point de vue économique parce qu’elle est la condition essentielle de tout progrès social : en aggravant les charges d’une classe sans frapper les autres dans une même proportion, on dérange le cours normal de la répartition des revenus, on détruit l’équilibre social et on cause indirectement une perturbation considérable dans la formation des richesses.

La certitude de la taxe, de sa quotité et de l’époque du paiement, n’est encore, à proprement parler, qu’un corollaire du principe d’égalité, puisqu’elle a pour objet d’exclure tout arbitraire. Au point de vue politique, elle évite les surprises, facilite le recouvrement, permet au besoin de résister aux prétentions illégales du fisc et dénonce les concussions ; au point de vue économique, elle donne au commerce la sécurité indispensable aux transactions, car celui qui achète pour revendre doit pouvoir calculer exactement, avant de s’engager, combien lui coûtera son achat, y compris les frais. La violation de ce principe a toujours eu les effets les plus déplorables sur la production, et, bien que cette maxime paraisse avoir en elle-même un fondement moins élevé que celui de la justice distributive, elle est tellement importante au point de vue commercial, que Smith a été jusqu’à considérer l’incertitude de la taxe comme plus funeste dans ses conséquences que l’inobservation du grand principe de l’égalité[177]. Ces vices ont d’ailleurs frappé vivement les gouvernements, et on doit reconnaître que, depuis la publication des Recherches, ils se sont généralement attachés à mettre tout leur système fiscal en harmonie avec ce précepte. En ce qui concerne notre pays, nous avons eu, il est vrai, la triste expérience de l’échelle mobile, de l’assiette de l’impôt sur le sucre d’après sa teneur présumée et des droits de douane ad valorem, mais, sauf ces exceptions regrettables, on peut dire que notre système d’impôts s’est ressenti profondément dans son ensemble de l’influence d’Adam Smith : les rôles des contributions directes sont publiés chaque année, les tarifs des taxes indirectes sont établis par des lois et portés à la connaissance de tous, les délais de paiement sont suffisamment connus, et tout contribuable pourrait à la rigueur faire d’avance le décompte de ce qu’il aura directement à payer au Trésor dans le courant d’une année.

De même, l’État a compris très vite, grâce à la Richesse des Nations, l’importance de la troisième maxime, la commodité. Il a reconnu qu’il est de son intérêt bien entendu de donner au contribuable pour acquitter l’impôt toutes les facilités compatibles avec les besoins du Trésor, et, plus le poids des taxes est lourd, plus il cherche à les faire supporter patiemment. Ainsi, chez nous, le fisc autorise l’acquittement par douzièmes des impôts directs, tout en laissant aux contribuables qui le préfèrent, le droit de se libérer en un moins grand nombre de termes ; il déclare l’impôt quérable et ne le laisse portable que dans les limites d’une même commune. Pour les taxes de consommation, il donne aux acheteurs ou aux fabricants des délais d’une certaine durée : les droits de douane au-dessus de 600 fr., de même que les droits de fabrication de la bière, donnent lieu à des obligations cautionnées, les unes à 4 mois, les autres à 3, 6 ou même 9 mois, et des délais analogues sont accordés pour le paiement des droits sur les boissons. Enfin, on généralise les taxes indirectes, qui sont moins senties et plus commodes, non pas, comme le dit Smith, parce que le consommateur « est le maître d’acheter ou de ne pas acheter, ainsi qu’il le juge à propos, » mais parce que l’impôt est perçu en détail et que, se confondant ainsi avec le prix des denrées, il passe à peu près inaperçu. Les droits d’enregistrement et de mutation seuls n’ont pas paru pouvoir se plier à ces adoucissements, et c’est parce qu’ils violent ainsi la maxime de la commodité qu’ils sont sentis si lourdement par la nation.

Mais les préceptes contenus dans la quatrième règle, dite d’économie, ont eu plus de peine à pénétrer dans la pratique gouvernementale. Ils commandent, en premier lieu, de réduire au minimum les frais de perception ; en second lieu, de respecter le mécanisme de la production sans déranger l’équilibre des divers emplois des capitaux et du travail ; en troisième lieu, de ne pas donner prise à la fraude ; enfin de ne pas entraver l’industrie et le commerce par une inquisition vexatoire et des mesures oppressives. « Un impôt peut, dit Smith[178], ou faire sortir des mains du peuple plus d’argent que ne l’exigent les besoins du Trésor public, ou tenir cet argent hors de ses mains plus longtemps que ces mêmes besoins ne l’exigent, de quatre manières différentes. — 1o La perception de l’impôt peut nécessiter l’emploi d’un grand nombre d’officiers dont les salaires absorbent la plus grande partie du produit de l’impôt et dont les concussions personnelles établissent un autre impôt additionnel sur le peuple. — 2o L’impôt peut entraver l’industrie du peuple et le détourner de s’adonner à certaines branches de commerce ou de travail qui fourniraient de l’occupation et des moyens de subsistance à beaucoup de monde ; ainsi, tandis que, d’un côté, il oblige le peuple à payer, de l’autre il diminue ou peut-être il anéantit quelques-unes des sources qui pourraient le mettre plus aisément dans le cas de le faire. — 3° Par les confiscations, amendes et autres peines qu’encourent ces malheureux qui succombent dans les tentatives qu’ils ont faites pour éluder l’impôt, il peut souvent les ruiner et par là anéantir le bénéfice qu’eût recueilli la société de l’emploi de leurs capitaux. Un impôt inconsidérément établi offre un puissant appât à la fraude. Or, il faut accroître les peines de la fraude à proportion qu’augmente la tentation de frauder. La loi, violant alors les premiers principes de la justice, commence par faire naître la tentation et punit ensuite ceux qui y succombent, et, ordinairement, elle renchérit aussi sur le châtiment à proportion qu’augmente la circonstance même qui devrait le rendre plus doux, c’est-à-dire la tentation de commettre le crime. — 4° L’impôt, en assujettissant le peuple aux visites réitérées et aux recherches odieuses des collecteurs, peut l’exposer à beaucoup de peines inutiles, de vexations et d’oppressions, et quoique, rigoureusement parlant, les vexations ne soient pas une dépense, elles équivalent certainement à la dépense au prix de laquelle un homme consentirait volontiers à s’en racheter. »

Il est inutile d’insister sur les deuxième et quatrième préceptes, à l’égard desquels nous croyons avoir fait suffisamment connaître la doctrine de Smith lors de l’examen du système mercantile. L’État ne doit pas, dans un but fiscal pas plus que dans un but économique, modifier les rapports qui existent entre les diverses branches de la production ou entre la production et la consommation ; il doit veiller avec soin, au contraire, à ce que l’impôt ne vienne pas rompre cet équilibre, soit en chargeant trop pesamment une des classes de la nation, soit en changeant arbitrairement les relations de l’offre et de la demande. La réduction des frais de perception a également une importance considérable, qui apparaît d’elle-même, mais que les gouvernements sont d’ordinaire peu enclins à appliquer. Quant au précepte qui concerne la fraude, il a un intérêt tout particulier, non seulement aux yeux de l’économiste, mais encore aux yeux du moraliste, et le Dr Smith, en le recommandant, ne se place pas uniquement à un point de vue fiscal, il se place aussi au point vue supérieur de la justice qui doit toujours inspirer le législateur. La fraude viole d’ailleurs la règle de l’égalité devant l’impôt, puisque certains trouvent le moyen de se soustraire aux charges, au détriment des autres ; elle viole la règle de la certitude parce que le négociant ignore à l’avance s’il pourra ou non frauder ; elle viole enfin la règle de l’économie, puisque les fraudeurs punis seront supprimés, au moins momentanément, comme producteurs ; ils deviendront alors des oisifs, et la violation de la loi fiscale les conduira souvent à la violation des lois sociales, au grand détriment de la sécurité publique.

Voilà les règles que Smith impose au législateur pour l’établissement d’un bon système d’impôts, et ces règles, constamment citées, ne laissent en elles-mêmes aucune prise à la critique. Toutefois, si ces maximes sont indiscutables et évidentes en tant qu’elles indiquent un but à atteindre, si on peut considérer comme un véritable axiome l’énumération de ces qualités nécessaires de l’impôt, il n’en est pas toujours de même des types qu’Adam Smith a présentés comme remplissant ces qualités et des applications qu’il a faites de ces principes. Là, l’économiste ne peut plus affirmer, il discute, il cherche à mettre en œuvre ses maximes, et, quelle que soit l’ampleur de ses vues, il faut reconnaître qu’il n’y réussit pas toujours, lorsqu’il admet, par exemple, une progression dans certaines taxes ou qu’il préconise les impôts sur le luxe.

Il ne suffit pas, en effet, d’affirmer le principe de l’égalité devant l’impôt, il est nécessaire aussi de faire connaître en quoi consiste cette égalité et comment on pourra l’atteindre. Et d’abord, est-ce l’égalité dans le sacrifice ou l’égalité dans la protection ? Smith répond nettement à cette première question : pour lui, un État n’est autre chose qu’une grande société dans laquelle chaque sociétaire doit participer aux frais de régie en proportion de l’intérêt qu’il a au maintien de l’association, c’est-à-dire en proportion de la protection qui lui est assurée. Mais comment évaluer l’intérêt que retire, en réalité, chaque citoyen de la protection de l’État ? C’est là une autre question pratique d’une extrême difficulté. On a bien cherché, par le procédé de la spécialité des taxes, à faire payer directement par chaque individu le prix de tout service qui lui est rendu, et Smith a encouragé dans plusieurs cas ce mode de taxation ; mais on est forcé d’admettre qu’il reste au moins certaines dépenses qu’il n’est pas possible de spécialiser. Comment pourrait-on répartir, par exemple, les charges des armées, de la marine, de la police, qui forment la partie la plus considérable du budget de l’État ? Sur quelles bases pourrait-on répartir surtout les charges de la dette publique et déterminer la part de chacun dans l’établissement de cette dette, dans les fautes ou les malheurs de l’État ? Dans cet ordre d’idées, on se heurte donc à chaque instant à des impossibilités, et tous les gouvernements ont dû, en conséquence, recourir plus ou moins au principe de la solidarité nationale et rechercher une présomption qui déterminât approximativement la part de protection et de responsabilité de chaque citoyen.


Quelle doit être cette présomption ? Les citoyens ne profitent-ils des avantages sociaux qu’en proportion de leur avoir dans la société, ou bien en profitent-ils dans une plus large mesure ? Selon que l’on adoptera la première manière de voir ou bien la seconde, la justice commandera, soit de répartir les charges publiques entre les citoyens au prorata de leurs revenus, soit de prélever une proportion plus ou moins forte de ces revenus suivant qu’ils sont plus ou moins considérables. Aussi c’est là une des plus graves questions que puisse se poser le législateur, question primordiale, non seulement au point de vue doctrinal, mais encore au point de vue économique et financier.

Nous aurions donc été heureux de connaître, en cette délicate matière, l’opinion d’Adam Smith, mais les Recherches ne nous donnent à cet égard aucun renseignement précis. Si l’on prend à la lettre les termes mêmes de sa première maxime, le philosophe écossais semble partisan de l’impôt proportionnel puisqu’il dit « que les sujets d’un État doivent contribuer au soutien du gouvernement, chacun le plus possible en proportion de ses facultés, c’est-à-dire en proportion du revenu dont il jouit sous la protection de l’État ». Mais une lecture attentive de l’ensemble du cinquième livre le montre aussi, d’autre part, disposé à admettre parfois une certaine progression ; il trouve fort juste, par exemple, que, même dans une taxe spéciale pour l’entretien des routes, les voitures de luxe soient taxées un peu plus que leur poids, afin de faire contribuer le riche au soulagement du pauvre[179], et, dans un autre passage, il énonce la même idée en termes plus formels encore, si c’est possible, en déclarant « qu’il n’est pas très déraisonnable que les riches contribuent aux dépenses de l’État, non seulement à proportion de leur revenu, mais encore de quelque chose au delà de cette proportion[180]. »,

Aussi chacun des deux systèmes en présence croit pouvoir revendiquer l’appoint de l’autorité du grand philosophe. Quant à nous, bien que nous nous sentions ici en désaccord avec l’opinion dominante des critiques, nous estimons que la doctrine de Smith est contenue dans les termes mêmes de sa maxime de l’égalité et que le fondateur de la science économique trouve que le véritable moyen d’arriver à l’égalité est de rechercher la proportionnalité de l’ensemble des impôts. S’il manifeste dans cette étude une certaine tendance à la progression, c’est que, trouvant de son temps la balance trop penchée en général du côté des classes pauvres, il a tenté de diminuer cet écart en frappant plus lourdement certains revenus du riche ; mais nous ne croyons pas qu’il ait eu ainsi d’autre but que de rétablir précisément dans l’ensemble du système fiscal la proportionnalité commandée par la justice. Il était loin de prévoir alors qu’il se produirait un jour un déplacement si considérable dans les conseils des gouvernements qu’on tendrait plutôt à dépasser cette proportionnalité et à assujettir les revenus à l’impôt progressif. Quoi qu’on en ait dit, il n’a pas entendu accepter l’erreur de Montesquieu qui voulait que l’impôt frappât l’utile moins lourdement que le superflu et qu’il épargnât même complètement la partie des revenus destinée à la satisfaction des besoins indispensables du peuple[181]. L’impôt n’est nullement la dette particulière des riches, il est la dette commune de tous les citoyens pour les services que rend l’État. On ne peut rien demander à ceux qui n’ont rien du tout ; mais à ceux qui ont un peu, pourquoi ne leur rien demander ? Est-ce que tout le monde ne jouit pas de la protection de l’État ? est-ce que tout le monde n’est pas responsable, à quelque titre, de l’établissement de la dette publique ? Et il en est ainsi surtout de nos jours où, par le suffrage universel, chacun participe directement à l’exercice de la puissance souveraine.


Il ne nous en faut pas moins reconnaître que l’étude des impôts n’est pas aussi satisfaisante que les autres parties de l’œuvre de Smith. L’auteur semble avoir été trop influencé par les considérations politiques, par l’état social de son pays au temps où il écrivait, et les applications de ses doctrines aux impôts existants sont parfois peu logiques. Aussi cette partie des Recherches présente peut-être un intérêt moins permanent que la partie doctrinale, toujours vraie malgré l’expérience de plus d’un siècle.

C’est ainsi que, dans l’examen de l’impôt foncier, il montre, à toute occasion, une tendance fâcheuse à faire intervenir l’impôt comme un moyen de développer ou de réprimer certains usages ou certaines pratiques de l’agriculture, et on ne peut que s’étonner de voir cet apôtre fervent de la liberté substituer ainsi l’appréciation de l’État au libre jeu de l’intérêt privé. « Il y a certains baux, dit-il[182], où l’on prescrit au fermier un mode de culture, où on le charge aussi d’observer une succession particulière de récoltes pendant toute la durée du bail. Cette condition, qui est presque toujours l’effet de l’opinion qu’a le propriétaire de la supériorité de ses propres connaissances (opinion très mal fondée la plupart du temps), doit être regardée comme un surcroît de fermage, comme une rente en services, au lieu d’une rente en argent. Pour décourager cette pratique qui, en général, est une sottise, on pourrait évaluer cette sorte de rente de quelque chose plus haut que les rentes ordinaires en argent et, par conséquent, l’imposer un peu davantage. — Quelques propriétaires, au lieu d’une rente en argent, exigent une rente en nature, en grain, bestiaux, volaille, vin, huile, etc. D’autres aussi exigent une rente en services. De pareilles rentes sont toujours plus nuisibles au fermier qu’elles ne sont avantageuses pour le propriétaire. Elles ont l’inconvénient d’ôter au premier plus d’argent qu’elles n’en donnent à l’autre, ou au moins de tenir l’argent hors des mains du fermier, sans profit pour le propriétaire. Partout où elles ont lieu, les tenanciers sont pauvres et misérables, et précisément selon que cette pratique est plus ou moins générale. En évaluant de même ces sortes de rentes plus haut que les rentes ordinaires en argent et, par conséquent, en les taxant de quelque chose plus haut, on parviendrait peut-être à faire tomber un usage nuisible à la société. — Quand le propriétaire aime mieux faire valoir par ses mains une partie de ses terres, on pourrait évaluer sa rente d’après une estimation arbitrale faite par des fermiers et des propriétaires du canton, et lui accorder une réduction raisonnable de l’impôt, comme c’est l’usage dans le territoire de Venise, pourvu que le revenu des terres qu’il ferait valoir n’excédât pas une certaine somme. Il est important que le propriétaire soit encouragé à faire valoir par lui même une partie de sa terre. Son capital est généralement plus grand que celui du tenancier, et, avec moins d’habileté, il peut souvent donner naissance à un plus gros produit. Le propriétaire peut, sans se gêner, faire des essais, et il est en général disposé à en faire. Une expérience qu’il aura faite sans succès ne lui cause qu’une perte modique. Celles qui lui réussissent contribuent à l’amélioration et à la meilleure culture de tout le pays. Il pourrait être bon cependant que la réduction de l’impôt ne l’encourageât à cultiver qu’une certaine étendue seulement de ses domaines. Si les propriétaires allaient, pour la plus grande partie, essayer de faire valoir par eux-mêmes la totalité de leurs terres, alors, au lieu de tenanciers sages et laborieux qui sont obligés, pour leur propre intérêt, de cultiver aussi bien que leur capital et leur habileté peuvent le comporter, le pays se remplirait de régisseurs et d’intendants paresseux et corrompus, dont la régie pleine d’abus dégraderait bientôt la culture de la terre et affaiblirait son produit annuel, non seulement au détriment du revenu de leurs maîtres, mais encore aux dépens de la branche la plus importante du revenu général de la société. »

Nous voyons ainsi Adam Smith, oubliant tous ses principes doctrinaux, s’attacher à chercher dans l’impôt les moyens de faire prévaloir ses préférences en matière agricole, et nous ne saurions trop nous élever contre une pareille inconséquence : « La science moderne, a dit avec une grande force M. F. Passy, dans une séance récente de la Société d’économie politique[183], a assigné à l’État pour unique devoir d’ouvrir à toutes les activités industrielles un champ illimité sans leur imposer d’autres règles que celles qui garantissent la loyauté des transactions et l’exécution des contrats librement consentis. Dès que l’État se départ de cette réserve et de cette impartialité pour intervenir dans le domaine économique sous prétexte de corriger les inégalités naturelles, il ne réussit qu’à substituer à ces inégalités d’autres inégalités plus choquantes, il oppose son jugement, ses préférences, à l’incorruptible justice de la nature ; il indemnise les paresseux et les incapables et frappe d’une amende les hommes laborieux, intelligents et vraiment utiles qui réussissent ; bref, loin de faire fleurir, suivant la formule consacrée, les arts, le commerce et l’agriculture, il arrête ou fait dévier le progrès et nuit au développement de la richesse publique ».


Toute l’étude pratique des impôts existants se ressent de cette inconséquence vraiment inexplicable ; mais il est heureusement d’autres points de vue auxquels elle présente néanmoins un réel intérêt, et il en est ainsi notamment des observations relatives à l’incidence de l’impôt.

C’est d’ailleurs d’après leur incidence apparente qu’Adam Smith distingue les taxes, et suivant que le législateur a voulu les faire porter sur la rente, les profits ou les salaires. Ce sont là, dit-il, les trois sources du revenu des particuliers ; tout impôt doit donc, en définitive, se payer par l’une ou l’autre de ces trois différentes sortes de revenus ou par toutes indistinctement. Écartant ainsi implicitement, dès le début, l’impôt sur le capital, il examine, en premier lieu, l’impôt sur la rente des terres. Pour lui, cet impôt est juste en ce qu’il retombe directement sur la rente qu’il a en vue de frapper, mais il ne doit pas cependant pourvoir à toutes les charges de l’État. À cet égard, Smith rejette absolument l’impôt foncier unique prôné par les physiocrates et il s’attache à faire ressortir la fausseté du principe qui sert de base à ce système, à savoir que tout impôt retombe, en dernière analyse, sur le revenu de la terre. — En étudiant ensuite la forme que doit revêtir l’impôt sur la rente, il combat vivement la dîme, qui frappe le produit brut. Sous l’apparence d’une égalité parfaite, ce mode de prélèvement est essentiellement inégal en ce qu’il prend autant aux mauvaises terres qu’aux bonnes ; de plus, en ne tenant aucun compte de la différence des frais de production, il décourage à la fois les améliorations du propriétaire et les progrès de l’industrie agricole. Aussi la culture intensive, qui a pris de nos jours un si grand développement, n’a été possible qu’après l’abolition de ce procédé de taxation parce que, tout en augmentant le rendement net des terres, cette culture abaisse en même temps la proportion du produit net au produit brut. « Si la dîme, dit en effet Adam Smith[184] est le plus souvent un impôt très inégal sur les revenus, elle est aussi toujours un très grand sujet de découragement, tant pour les améliorations du propriétaire que pour la culture du fermier. L’un ne se hasardera pas à faire les améliorations les plus importantes, qui en général sont les plus dispendieuses ; ni l’autre à faire naître les récoltes du plus grand rapport, qui en général sont aussi celles qui exigent les plus grands frais, lorsque l’Église, qui ne contribue en rien à la dépense, est là pour emporter une si grosse portion du produit. La dîme a longtemps cause que la culture de la garance a été confinée aux Provinces-Unies, pays qui, étant presbytérien et pour cette raison affranchi de cet impôt destructeur, a joui en quelque sorte contre le reste de l’Europe, du monopole de cette drogue si utile pour la teinture. Les dernières tentatives qu’on a faites en Angleterre pour y introduire la culture de cette plante n’ont eu lieu qu’en conséquence du statut qui porte que 5sch. par acre tiendront lieu de toute espèce de dîme quelconque sur la garance. »

Smith a abordé également la-question de l’impôt de répartition et de l’impôt de quotité. Le système de la répartition est conforme aux règles de la certitude, de la commodité et de l’économie ; il prévient la fraude en intéressant chaque contribuable à ce que les autres soient exactement imposés. Mais il devient bientôt inégal et les inégalités ne font que s’accroître et s’aggraver dans la suite ; l’État n’a pas d’intérêt aux améliorations, car il prélève uniformément la même somme malgré l’augmentation ou la diminution de la rente ; enfin, le poids de l’impôt est sujet à varier suivant les fluctuations de la valeur de l’argent. Smith préfère donc l’impôt de quotité parce qu’il permet à la taxe de suivre le développement de la richesse immobilière et surtout parce qu’il respecte mieux la grande règle de l’égalité. « Au milieu de toutes les variations, dit-il[185], qu’éprouverait la société dans les progrès ou dans le dépérissement de son agriculture, au milieu de toutes les variations qui surviendraient dans la valeur de l’argent, ainsi que de celles qui auraient lieu dans l’état des monnaies, un impôt de ce genre s’ajusterait aussitôt de lui-même et sans qu’il fût besoin d’aucune attention de la part du gouvernement, à la situation actuelle des choses ; il se trouverait toujours constamment d’accord avec les principes de justice et d’égalité. Il serait donc beaucoup plus propre à être établi comme règlement perpétuel et inaltérable, ou comme ce qu’on appelle loi fondamentale de l’État, que tout autre impôt dont la perception serait à toujours réglée d’après une évaluation fixe. »

L’étude de l’impôt sur le loyer des maisons est moins nette. Toutefois, si Adam Smith a laissé ici dans un certain vague la question de l’incidence, il a eu néanmoins le mérite de reconnaître le premier que cette incidence dépend, en réalité, de l’offre et de la demande des maisons. De même, il a distingué avec soin le loyer du sol de celui du bâtiment et émis le vœu que ces deux éléments fussent imposés séparément à cause de leurs caractères différents.

Enfin, il a montré comment le législateur, considérant que la valeur locative des maisons est difficile à évaluer directement, a jugé nécessaire de compléter ce mode d’imposition, soit par une taxe sur les feux, soit par une taxe sur les portes et fenêtres. Mais il désapprouve complètement ces bases de taxation : selon lui, l’estimation directe est généralement bien plus exacte que celle qui résulte du nombre des cheminées ou des ouvertures de toute sorte, et d’ailleurs, un impôt de cette nature viole nécessairement la règle de l’égalité. « La principale objection, dit-il, contre tous les impôts de cette espèce, c’est leur inégalité, et la pire de toutes les inégalités, puisqu’ils portent souvent avec plus de poids sur le pauvre que sur le riche. Une maison de dix livres de loyer, dans une ville de province, peut quelquefois avoir plus de fenêtres qu’une maison à Londres de 500 livres de loyer ; et, quoiqu’il soit à parier que le locataire de la première est beaucoup moins riche que celui de l’autre, cependant, en tant que sa contribution aux charges de l’État est réglée par la taxe des fenêtres, celui-là contribuera plus que le dernier. » L’inégalité, en effet, est inhérente à ce genre d’impôt, et, quoi qu’on fasse pour la supprimer, on ne peut la faire disparaître qu’en supprimant la taxe elle-même. Depuis Adam Smith, il est vrai, on a généralement établi des tarifs différents suivant la population de la commune, l’étage des fenêtres, la nature des portes, le nombre des ouvertures de l’ensemble de la maison, mais ces tarifications diverses ne peuvent jamais être assez multipliées, et, dans notre législation même, beaucoup d’inégalités subsistent encore.

Adam Smith passe ensuite à l’étude des impôts par lesquels le législateur a voulu frapper les profits. Il distingue deux parts dans le revenu ou profit des capitaux : 1o celle qui paie l’intérêt et qui appartient au propriétaire du capital ; 2o celle qui excède ce qui est nécessaire pour le paiement de l’intérêt. Or, suivant lui, cette seconde part du profit ne peut pas être taxée efficacement. « Cette dernière portion du profit, dit-il[186], ne peut évidemment être directement imposée ; elle est la compensation, et le plus souvent elle n’est rien de plus qu’une compensation très modérée des risques et de la peine d’employer le capital. Il faut que celui qui emploie le capital ait cette compensation ; autrement il ne peut, sans nuire à ses intérêts, continuer l’emploi. S’il était donc imposé directement, à proportion du profit total qu’il retire, il serait obligé, ou d’élever le taux de son profit, ou de rejeter l’impôt sur l’intérêt de l’argent, c’est-à-dire de payer moins d’intérêt. S’il élevait le taux de son profit à proportion de l’impôt, alors, quoique l’impôt pût être avancé par lui, cependant le paiement définitif tomberait en entier sur l’une ou sur l’autre de deux classes de gens différentes, selon les différentes manières dont il emploierait le capital dont il a la direction. S’il l’employait, comme capital de fermier, à la culture de la terre, il ne pourrait faire hausser le taux de son profit qu’en retenant par ses mains une plus forte portion du produit de la terre, ou, ce qui revient au même, le prix d’une plus forte portion de ce produit ; et comme cela ne pourrait se faire qu’en réduisant le fermage, le paiement définitif de l’impôt tomberait sur le propriétaire. S’il employait le capital comme capital de commerce ou de manufacture, il ne pourrait hausser le taux de son profit qu’en augmentant le prix de ses marchandises, auquel cas le paiement final de l’impôt tomberait totalement sur les consommateurs de ces marchandises. En supposant qu’il n’élevât pas le taux de son profit, il serait obligé de rejeter tout l’impôt sur cette portion du profit qui était destinée à payer l’intérêt, de l’argent ; il rendrait moins d’intérêt pour tout ce qu’il aurait emprunté de capital, et, dans ce cas, tout le poids de l’impôt porterait sur l’intérêt de l’argent. Tout l’impôt dont il ne pourrait pas se décharger d’une de ces manières, il serait obligé de s’en décharger de l’autre. »

Cette observation n’est pas exacte et elle perd toute portée si l’on impose l’ensemble des profits dans les différents emplois des capitaux. En effet, Adam Smith ne démontre nullement pourquoi les profits devraient rester indemnes, il s’appuie uniquement sur ce fait qu’ils ne sont en réalité qu’une compensation très modérée des risques et de la peine d’employer le capital. Mais, alors même que, comme le prétend l’auteur, ils ne constitueraient qu’une faible compensation de la peine prise, nous n’en estimons pas moins que la rémunération de cette peine est généralement suffisante pour donner lieu à l’impôt, sans que l’industriel rejette sur le capitaliste tout ou partie de la taxe, et nous croyons que l’offre et la demande des capitaux ne seront guère affectées par l’établissement d’une taxe de cette nature si elle n’est pas trop forte. L’industriel rejettera-t-il plus facilement la taxe sur le consommateur en la portant sur sa facture, comme le disait Franklin ? Cette hypothèse, plus admissible à première vue, n’est au fond pas plus vraie. Assurément, si l’impôt existait au même taux dans tous les pays ou que notre territoire fût fermé aux produits étrangers, le commerçant arriverait peut-être à le rejeter sur les acheteurs, à condition toutefois que la richesse nationale permit de le faire sans provoquer un resserrement de la consommation ; mais le marché est plus ou moins ouvert aux marchandises étrangères et la concurrence vient forcer l’industrie à accepter au moins une partie de cette charge. Quant à l’industrie d’exportation, elle supporte en totalité les droits de patente et il n’y a, en somme, que le petit commerce de détail qui puisse arriver parfois à hausser ses prix du montant de l’impôt.

En ce qui concerne au contraire la portion du profit qui paie l’intérêt et qui appartient au propriétaire du capital, Smith déclare qu’en principe c’est une excellente matière imposable parce que la taxe retombe immédiatement et définitivement sur le capitaliste ; mais il ajoute qu’en fait il est difficile de l’atteindre parce qu’il n’est pas possible d’évaluer avec quelque précision et sans vexations la fortune mobilière des individus, et aussi parce que l’impôt doit se garder de mettre en fuite le capital qu’il prétend frapper[187]. L’intérêt des capitaux ne peut donc être imposé directement sans devenir en pratique essentiellement injuste, sans violer au plus haut point les règles qui ont trait à l’égalité et à la prévention de la fraude, soit en épargnant toute une catégorie de capitaux, soit en laissant indemnes les capitaux qui se dissimulent et en donnant ainsi une prime à la mauvaise foi ; sans transgresser enfin la règle de l’économie telle que l’entend Smith, en donnant lieu à des vexations pénibles et en faisant obstacle à l’accumulation des capitaux.

Dans tous les cas, les impôts sur les profits, pas plus que les impôts sur les terres, ne doivent avoir pour effet de prélever plus qu’une part du revenu annuel, et jamais ils ne doivent s’emparer d’une portion quelconque du capital. Adam Smith combat donc à cet égard les droits de transmission entre vifs ou par décès sous les deux formes qu’ils revêtent : droits de timbre et droits d’enregistrement.

L’incidence de ces impôts est, il est vrai, ordinairement directe. Ceux qui frappent les mutations par décès et les donations tombent immédiatement et définitivement sur les héritiers ou les donataires ; les droits relatifs aux obligations retombent en entier sur les emprunteurs, généralement pressés de se procurer des fonds, et ceux qui concernent les actes de procédure restent intégralement à la charge des plaideurs. Il n’en est autrement que des droits perçus à l’occasion de la vente des terres : ceux-là atteignent le vendeur, souvent forcé de vendre et ne pouvant presque jamais faire la loi à l’acheteur parce que ce dernier est rarement obligé d’acquérir à bref délai ; ils restent donc complètement et définitivement à la charge de ceux qui sont détenteurs des terres au moment de l’établissement de la taxe. Et encore, dans ce cas même, l’incidence est directe lorsqu’il s’agit de maisons nouvellement bâties, car si l’entrepreneur qui fait construire pour revendre perdait son profit, il cesserait de construire, et l’impôt, par la loi de l’offre et de la demande, resterait quand même à la charge de l’acquéreur.

Mais, malgré leur incidence généralement directe, les impôts de cette catégorie ont un grand vice, aux yeux de Smith, en ce qu’ils attaquent le capital et qu’ils font passer dans le revenu de l’État une partie de ce capital des particuliers, diminuant ainsi le fonds consacré à l’entretien du travail productif. De plus, s’ils ont l’avantage d’être certains et à peu près commodes, ils sont essentiellement inégaux, parce que la fréquence des mutations n’est pas toujours la même pour des propriétés d’égale valeur. Enfin, les impôts sur les transmissions à titre onéreux sont particulièrement anti-économiques dès qu’ils cessent d’être très modérés, parce qu’ils entravent la circulation de la propriété, toujours disposée, nous l’avons dit, à passer des mains des inhabiles en celles des plus capables.


En ce qui concerne les salaires, Adam Smith repousse tout impôt qui aurait pour but de les frapper directement et efficacement, car il estime qu’il n’est jamais possible de les atteindre. Selon lui, le taux des salaires est réglé uniquement par l’état de la richesse publique (état de progrès, état stationnaire, état de décadence) ; en conséquence, l’impôt, pas plus qu’aucune autre cause, ne peut altérer ce rapport, et le montant de la taxe ne fait que s’ajouter au taux du salaire, pour un chiffre même bien supérieur. — Nous ne sommes pas de cet avis. Il est hors de doute que l’effet immédiat de l’impôt sera de faire hausser les salaires, mais cette hausse même aura bien vite pour résultat de restreindre la consommation dans une proportion à près correspondante, à moins qu’il ne se produise une augmentation simultanée de la richesse publique, augmentation improbable d’ailleurs à un moment où se fait sentir la nécessité de nouveaux impôts. La diminution de la demande ramènera donc les salaires à un taux voisin de celui qui existait lors de l’établissement de la taxe, et l’ouvrier sera forcé de supporter ainsi une part au moins de l’impôt jusqu’à ce que des perfectionnements nouveaux, en réduisant le prix des produits, ramènent la demande à son chiffre primitif, ou bien jusqu’à ce que la misère, en diminuant le nombre des travailleurs, rétablisse l’équilibre entre l’offre et la demande et rejette enfin indirectement le reste de la taxe sur le consommateur. Ces conséquences sont fatales et il n’en serait autrement que dans le cas où la nature des dépenses effectuées par l’État au moyen de l’impôt aurait pour effet de maintenir ou d’augmenter en fait la demande de travail.


Enfin Smith examine les impôts qui, dans l’intention du législateur, doivent porter indistinctement sur toutes les différentes espèces de revenus, rente, profits, salaires. Ce sont les impôts de capitation et les taxes de consommation. Il n’envisage que deux modes d’assiette des capitations : l’état présumé de la fortune de chaque contribuable ou le rang des individus. Dans les deux cas, il trouve l’impôt mauvais : dans le premier, en effet, la taxe devient nécessairement arbitraire et incertaine, d’abord parce que l’état de fortune d’un particulier peut varier d’un jour à l’autre, et ensuite parce qu’à moins d’inquisitions insupportables et très fréquentes, on ne peut l’apprécier que par conjectures ; dans le second, la taxe est forcément inégale parce que les revenus sont fort différents à égalité de rang. « Ainsi un pareil impôt, dit-il[188], quand on veut essayer de le rendre égal, devient totalement incertain et arbitraire, et quand on veut essayer de le rendre certain et hors de l’arbitraire, il devient tout à fait inégal. »

Le célèbre économiste n’a pas examiné l’hypothèse d’une capitation fixe pour tous les individus, et cependant, malgré son inégalité flagrante, une taxe de cette nature ne doit pas être condamnée sans appel lorsqu’elle est très modérée et qu’elle n’a pour but que de servir de complément à tout un ensemble de taxations. Chacun, en effet, a besoin de la protection de l’État, chacun doit donc en supporter une partie des charges. Aussi, bien que par d’autres impôts, ceux de consommation par exemple, chacun contribue, en réalité, à ces dépenses communes, il est peut-être bon, au point de vue moral comme au point de vue politique, que chacun se sente directement imposé. À notre époque surtout où règne le suffrage universel, nous croyons qu’il est indispensable que tout citoyen possédant le droit de vote soit personnellement frappé par certaines des taxes que l’on établit ou que l’on augmente en son nom et qu’il soit ainsi intéressé à l’économie. Mais ces capitations, pour être défendables, doivent rester extrêmement modérées, et c’est aux taxes de consommation qu’il est nécessaire de recourir pour frapper réellement et efficacement l’ensemble des revenus, notamment les salaires qui échappent en fait à tous les autres impôts.

Adam Smith enveloppe néanmoins dans la même réprobation et les capitations et celles des taxes indirectes qui frappent sur les objets de première nécessité, attendu qu’il n’admet pas, nous l’avons déjà dit, la possibilité de taxer les salaires. Aussi, avant d’examiner les taxes de consommation, il les divise en deux catégories, suivant qu’elles frappent les objets de luxe ou les objets de première nécessité, entendant par objets de nécessité, dit-il, « non seulement les denrées qui sont indispensables au soutien de la vie, mais encore toutes les choses dont les honnêtes gens, même de la dernière classe du peuple, ne sauraient décemment manquer selon les usages du pays. »

Il approuve sans réserve les taxes de la première classe, mais il rejette absolument les secondes comme inefficaces. « Comme, partout, dit-il[189], le salaire du travail se règle en partie sur la demande de travail, et en partie sur le prix moyen des choses nécessaires à la subsistance, tout ce qui fait monter ce prix moyen doit nécessairement faire monter les salaires, de manière que l’ouvrier soit toujours à même d’acheter cette quantité de choses nécessaires que l’état de la demande de travail exige qu’il ait, quantité réglée par l’état croissant, stationnaire ou décroissant de cette demande. Un impôt sur les choses nécessaires ne peut manquer de faire monter leur prix quelque peu plus haut que le chiffre de l’impôt, parce que le marchand qui fait l’avance de l’impôt doit, en général, s’en faire rembourser avec un profit. Ainsi il faut nécessairement qu’un pareil impôt amène dans le salaire du travail un surhaussement proportionné à celui qui arrive dans le prix de ces choses. »

Ces critiques ne sont pas fondées, et nous croyons avoir démontré précédemment que l’erreur de Smith procédait de la confusion du salaire naturel et du salaire minimum. Le point central, autour duquel oscille le salaire courant, n’est nullement le salaire minimum qui représente la somme des subsistances indispensables à la vie, mais c’est le salaire naturel, supérieur au salaire minimum et déterminé par l’ensemble des frais de production ; il pourra donc s’élever sans entraîner immédiatement et fatalement avec lui le salaire courant, car l’ouvrier pourra encore vivre. Aussi, bien que les impôts de consommation correspondent à une augmentation du prix de revient, il n’en est pas moins vrai que si, au moment même de l’établissement des droits, le travailleur ne peut pas, par suite du rapport existant entre l’offre et de la demande, les rejeter aussitôt sur le consommateur, il devra les supporter lui-même directement en totalité ou en partie ; il ne s’en déchargera qu’autant que, par suite de causes diverses, la situation du marché du travail viendrait à se modifier à son avantage.

Smith a donc eu tort de ne pas admettre les taxes de consommation sur les objets de première nécessité. Ces impôts ont certainement des inconvénients réels : plus que tous autres, ils encouragent la fraude, exigent un personnel spécial, très coûteux, et donnent lieu à des inquisitions vexatoires ; mais, quoi qu’en ait pensé le célèbre philosophe, leurs défauts ne sont pas spéciaux aux impôts qui frappent les consommations indispensables, et ils sont d’ailleurs beaucoup moins graves en réalité qu’ils ne le paraissent à première vue. Ils ne violent qu’apparemment la règle de la proportionnalité, et, loin d’être progressifs à rebours comme on l’a dit souvent, ils arrivent en fait, grâce à leur répercussion indéfinie, à ne frapper chacun en définitive qu’en proportion de son revenu. Ils sont commodes parce qu’on les acquitte par fractions infinitésimales. De plus, tandis que les autres impôts ne visent que la richesse déjà produite, ceux-ci atteignent efficacement la portion de la richesse qui est en train de se former et qui, au point de vue de la justice pure, ne doit pas non plus être indemne, puisqu’elle n’a été produite que grâce à la protection de l’État. Enfin, bien qu’à proprement parler, ils ne soient pas volontaires parce que le consommateur n’est pas le maître d’acheter ou non les denrées nécessaires à la satisfaction de ses besoins et qu’il faut qu’il vive, cependant, au lieu d’y voir, avec certains économistes, de véritables capitations, on doit reconnaître qu’ils ont tout au moins une qualité fort appréciable, en ce qu’ils permettent au consommateur de proportionner dans une certaine mesure la taxe même à ses propres revenus.

À ce dernier point de vue toutefois, Adam Smith n’était pas hostile aux taxes indirectes et il exagérait même la portée de cet avantage de l’impôt d’être presque facultatif[190]. Aussi, il les recommandait vivement comme mode de taxation des objets de luxe. Ces impôts, disait-il, ont toutes les qualités nécessaires à une bonne taxe : ils sont proportionnels, en ce qu’étant payés par les consommateurs de la chose imposée, ils atteignent ainsi, en réalité, les trois sources de revenus ; ils ne dérangent pas l’équilibre naturel de la répartition en faisant monter le prix des autres marchandises ; ils favorisent même la production en détournant l’ouvrier laborieux des consommations excessives et en le poussant à l’économie. Mais, ce que Smith n’a pas dit, c’est qu’en revanche les taxes sur les consommations de luxe ont le défaut le plus grave que puissent avoir des impôts, attendu qu’elles sont peu productives et qu’elles ne peuvent fournir au Trésor un revenu important. Or c’est la condamnation absolue de ses conclusions. Il ne faut pas, en effet, chercher un trop bon impôt, il ne pourrait être complètement inoffensif qu’à la condition de ne rien produire ; l’impôt n’est jamais bon, et il le sera toujours d’autant moins qu’il sera appelé à fournir au Trésor une somme plus considérable ; l’art du législateur consiste à choisir parmi les taxes susceptibles de donner un rendement suffisant, celles qui sont les moins mauvaises, les moins gênantes, qui respectent la justice, qui dérangent le moins possible l’ordre naturel des choses, et, à cet égard, des taxes indirectes multiples, assez nombreuses pour atteindre toutes les consommations, quel qu’en soit le caractère, lui fournissent, en réalité, une excellente matière d’imposition.


Le célèbre économiste a professé les mêmes principes en ce qui concerne les droits de douane. Comme nous l’avons dit déjà dans la première partie de ce travail, Smith ne désapprouve nullement les douanes au point de vue fiscal et il les considère avec raison comme un mode spécial d’assiette et de perception des droits de consommation. Il estime que, comme les droits d’accise, ils sont en général très certains[191], toujours commodes à acquitter ; mais il les trouve inégaux, vexatoires et coûteux. Ils violent en outre la règle de l’économie à tous les points de vue : leur recouvrement exige un personnel nombreux dont les salaires constituent pour le peuple un véritable impôt additionnel qui ne rapporte rien à l’État ; ils donnent lieu à des visites, et à des perquisitions très gênantes ; ils occasionnent nécessairement certaines perturbations dans quelque branche de l’industrie ; ils font hausser les prix, ils découragent la consommation et par suite la production ; ils provoquent la fraude qui prend rapidement des proportions considérables, détermine un relâchement de la moralité publique et donne lieu à des confiscations ou à des amendes qui ruinent le délinquant et font tomber son capital dans le revenu improductif du Trésor.

Enfin, selon Smith, ils violent la règle de la justice, même lorsqu’ils épargnent les objets de première nécessité, parce que bien souvent les dépenses ne sont pas proportionnelles aux revenus, mais plutôt aux inclinations. « Comme c’est, dit-il, le caractère et le penchant naturel de chaque homme qui déterminent le degré de consommation qu’il fait, chaque homme se trouve contribuer plutôt selon la nature de ses inclinations que selon son revenu. Le prodigue contribue au delà de la juste proportion ; l’homme parcimonieux contribue, en deçà de cette proportion ; pendant sa minorité, un homme doué d’une grande fortune contribue ordinairement de fort peu de chose, par sa consommation, au soutien de l’État dont la protection est pour lui là source d’un gros revenu. Ceux qui résident en pays étranger ne contribuent en rien par leur consommation, au soutien du gouvernement du pays, dont ils tirent leur revenu. Si, dans ce dernier pays il n’y avait pas d’impôt territorial ni aucun droit considérable sur les mutations des propriétés mobilières ou immobilières, comme cela est en Irlande, des personnes absentes pourraient ainsi jouir d’un gros revenu à la faveur de la protection d’un gouvernement aux besoins duquel elles ne contribueraient pas pour un sou[192]. »

Nous n’insisterons pas sur ces divers points, car ils ne sont guère, en réalité, que la répétition où l’amplification des développements que l’auteur avait présentés pour l’accise. Cependant tout ce chapitre est fort intéressant au point de vue historique en ce qu’il fait ressortir combien les applications du système mercantile étaient défavorables au souverain lui-même, comment les gros droits qu’on avait établis avaient eu pour effet d’encourager la contrebande et de réduire le revenu des douanes, comment les primes et drawbacks avaient donné lieu à des fraudes scandaleuses qui coûtaient à l’État des sommes considérables, enfin comment les droits de douane formaient un fouillis inextricable que les commerçants et les industriels avaient peine à démêler.


Tel est l’ensemble d’impôts par lequel l’État se procure, en temps normal, les ressources annuelles destinées à compléter les revenus de son domaine. Mais ces ressources sont parfois insuffisantes lorsque le souverain est obligé de pourvoir à des dépenses extraordinaires, dans le cas d’une guerre par exemple : il faut donc recourir à l’emprunt.

Au moyen-âge, avant le développement du commerce et des manufactures, les dépenses de la noblesse étaient peu considérables et ne consistaient guère que dans les frais d’une large hospitalité. Il en était alors de même du premier noble du royaume, le roi : ayant peu de services à rétribuer, pas d’armée permanente à entretenir et n’arrivant généralement pas à dépenser tous ses revenus, il faisait comme ses vassaux, il thésaurisait, accumulant ainsi un fonds de prévoyance qui pût lui permettre de faire face éventuellement aux dépenses d’une guerre. Mais dès que les progrès de l’industrie eurent multiplié les besoins et développé les consommations, le roi cessa d’économiser et il trouva plus commode de s’adresser à ses sujets lorsqu’il eut à effectuer des dépenses extraordinaires : ce fut là l’origine des emprunts.

Les nations, comme les particuliers, commencèrent en général par emprunter sur leur crédit personnel, sans assigner ou hypothéquer de fonds particuliers pour le paiement de leurs dettes. Lorsque cette ressource leur eût manqué, elles en vinrent à emprunter sur des assignations ou sur l’hypothèque de fonds particuliers, d’abord pour un temps limité, puis à perpétuité lorsque, faute de pouvoir rembourser le capital à l’échéance, on imagina la rente perpétuelle. Ces sortes d’emprunts furent appelés, dans le premier cas, emprunts par anticipation, et, dans le second, emprunts avec fonds à perpétuité (dette fondée). Pour contenter les goûts des rentiers, les gouvernements cherchèrent encore des combinaisons particulières, et Smith en note ainsi deux autres, très répandues, qui tenaient le milieu entre les emprunts par anticipation et les emprunts à perpétuité : c’étaient les emprunts sur annuités à terme et les emprunts sur annuités viagères. Les annuités à terme avaient beaucoup de faveur en Angleterre ; mais les annuités viagères, créées soit sur vies séparées, soit sous forme de tontines, étaient de beaucoup préférées en France. Les dettes se plièrent ainsi par leur diversité aux goûts des citoyens, et elles prirent rapidement un développement excessif, très funeste aux sociétés.

Toutefois, malgré les dangers qu’elles présentent, on peut dire que les dettes publiques sont en réalité l’un des signes les plus caractéristiques des civilisations modernes, en ce qu’elles supposent la confiance des citoyens dans la sécurité des contrats, dans la bonne foi comme dans la richesse des gouvernements. Les emprunts témoignent ainsi effectivement d’un véritable progrès et nous ne pouvons que nous étonner, à cet égard, qu’Adam Smith ait regretté les réserves métalliques.


Les trésors de guerre avaient, à la vérité, un avantage très précieux au moment d’une guerre, en ce qu’ils mettaient à la disposition du souverain une somme considérable, immédiatement disponible ; mais, par contre, ils donnaient aux gouvernements la tentation de se laisser aller au gaspillage ou aux aventures guerrières, et, au point de vue économique, ils n’étaient nullement défendables parce qu’ils enlevaient à la reproduction et à la circulation des capitaux énormes pour les laisser dormir dans les caisses du Trésor[193]. Aussi, nous pensons que l’État doit recourir à l’emprunt, non pas, comme le dit Adam Smith, parce qu’il néglige d’économiser, mais parce qu’en général, le législateur agit sagement en n’entravant pas, dès le temps de paix, la marche des affaires.

Le célèbre économiste est cependant, en principe, absolument hostile aux emprunts, et il ne les admet qu’exceptionnellement, dans les cas où il est impossible d’obtenir rapidement par l’impôt les ressources nécessaires. Il reconnaît qu’au début d’une guerre, au moment où il faut pourvoir immédiatement à des dépenses considérables et imprévues, il n’est pas praticable de s’adresser à l’impôt qui ne commencera guère à fonctionner utilement que plusieurs mois après ; alors, en effet, le salut de la patrie exige que l’armée soit augmentée, la flotte équipée, les villes de garnison mises en état de défense, il faut constituer d’immenses approvisionnements de vivres, d’armes et de munitions. Il s’incline donc devant cet intérêt supérieur qui doit primer toute autre considération, et il comprend que, dans ce cas pressant, le gouvernement puisse recourir à l’emprunt ; mais il ne voudrait pas qu’on allât au delà, qu’on continuât à user de cet expédient pendant toute la durée des opérations, et il estime qu’il est sage de chercher dans l’impôt seul les moyens mêmes de continuer la guerre.

Cette doctrine est vraiment un peu étroite. Il est certain, assurément, qu’au point de vue moral et politique, l’impôt est préférable, parce qu’il fait sentir immédiatement et lourdement à la nation le poids des frais de la guerre et qu’il en fait désirer la fin. Comme l’a dit fort éloquemment M. Gladstone à la Chambre des communes[194] : « Les frais de la guerre sont le frein moral que le Tout-Puissant impose à l’ambition et à la soif de conquêtes inhérentes à tant de nations ; il y a dans la guerre une sorte d’éclat et d’entraînement qui lui donne un certain charme aux yeux des masses et en dissimule les maux ; la nécessité de payer, année par année, les frais qu’entraîne la guerre, est un frein salutaire. » Par l’emprunt au contraire, — Smith a parfaitement insisté sur cette observation — les gouvernements évitent de mécontenter l’opinion publique à un moment où elle pourrait peser sur l’issue de la guerre, et, au lieu de froisser les citoyens dans leurs intérêts immédiats, ils acquièrent généralement la popularité en flattant l’amour-propre national par des victoires et des conquêtes qui ne paraissent coûter qu’un faible supplément d’impôts. « Au moyen de la ressource des emprunts, dit Smith[195], une augmentation d’impôts fort modérée les met à même de lever assez d’argent d’année en année pour soutenir la guerre ; et, au moyen de la pratique de faire des fonds perpétuels, ils se trouvent en état, avec la plus petite augmentation possible dans les impôts, de lever annuellement les plus grosses sommes d’argent. Dans de vastes empires, les gens qui vivent dans la capitale et dans les provinces éloignées du théâtre des opérations militaires ne ressentent guère, pour la plupart, aucun inconvénient de la guerre, mais ils jouissent tout à leur aise de l’amusement de lire dans les gazettes les exploits de leurs flottes et de leurs armées. Pour eux, cet amusement compense la petite différence des impôts qu’ils paient à cause de la guerre, d’avec ceux qu’ils étaient accoutumés à payer en temps de paix. Ils voient ordinairement avec déplaisir le retour de la paix qui vient mettre fin à leurs amusements et à mille espérances chimériques de conquête et de gloire nationale qu’ils fondaient sur la continuation de la guerre. »

Mais si cet inconvénient politique de l’emprunt est réel, il ne doit pas faire passer sur les défauts économiques et financiers du recours à l’impôt en temps de crise. Nous l’avons déjà dit, les rendements de l’impôt sont trop lents, ils sont surtout trop faibles, et loin de pouvoir être augmentés aisément pendant la guerre, ils se resserrent dans de notables proportions par suite de la diminution des transactions. Quant aux impôts nouveaux, ils sont d’ordinaire peu productifs, parce que l’établissement de toute taxe nouvelle apporte fatalement des perturbations graves dans la production et la répartition des richesses ; d’ailleurs, le contribuable frappé, ne pouvant pas immédiatement rejeter sur d’autres le montant de l’impôt, cherche à se dérober, et la fraude prend une extension considérable à une époque où le gouvernement peut le moins la réprimer. En outre, les lourdes taxes entravent l’industrie et le commerce déjà atteints par la guerre, les faillites se multiplient, et l’impôt fait fuir les revenus qu’il prétend frapper ; enfin, conséquence très grave encore, en prélevant ainsi une trop forte part des revenus, on rend par là même toute guerre intolérable, qu’elle qu’en soit la légitimité. Aussi le parti le plus sage que l’on puisse adopter consiste, selon nous, dans la combinaison des deux sortes de ressources, en demandant aux impôts établis le maximum de ce qu’ils peuvent donner sans ruiner le contribuable et en recourant à l’emprunt pour obtenir tout le surplus.


Néanmoins, on ne saurait reprocher à Adam Smith d’avoir voulu réagir contre la tendance funeste des gouvernements de son époque à multiplier sans nécessité les appels au crédit. Le système des emprunts a tant de charmes : l’État n’a qu’à demander des fonds, et chacun accourt pour lui porter le fruit de ses épargnes ; on fait queue à ses guichets. Au temps déjà du célèbre philosophe, on regardait comme une faveur d’être admis aux souscriptions, et le gouvernement se faisait ainsi des amis, tandis que par l’impôt il ne se fût fait que des ennemis. Les préjugés les plus spécieux le poussaient du reste à se laisser aller sur cette pente glissante au bas de laquelle est la banqueroute. L’État ne peut être affaibli par ses dettes, disait Melon, attendu que les intérêts sont en somme payés par la main droite à la main gauche ; selon Pinto, les emprunts créent dans l’État un nouveau capital qui s’ajoute à l’ancien ; enfin Voltaire lui-même voyait dans les dettes publiques un encouragement à l’industrie.

Smith a parfaitement réfuté les erreurs de Pinto et de Melon. « Il y a un auteur, dit-il[196], qui a représenté les fonds publics des différentes nations endettées de l’Europe, et spécialement ceux de l’Angleterre, comme l’accumulation d’un grand capital ajouté aux autres capitaux du pays, au moyen duquel son commerce a acquis une nouvelle extension, ses manufactures se sont multipliées, et ses terres ont été cultivées et améliorées beaucoup au delà de ce qu’elles l’eussent été au moyen de ses autres capitaux seulement. Cet auteur ne fait pas attention que le capital avancé au Gouvernement par les premiers créanciers de l’État, était, au moment où ils ont fait cette avance, une portion du produit annuel qui a été détournée de faire fonction de capital pour être employée à faire fonction de revenu, qui a été enlevée à l’entretien des ouvriers productifs pour servir à l’entretien de salariés non productifs et pour être dépensée et dissipée dans le cours, en général, d’une seule année, sans laisser même l’espoir d’aucune reproduction future. À la vérité, en retour du capital par eux avancé, ils ont obtenu une annuité dans les fonds publics, qui le plus souvent valait au moins autant. Sans contredit, cette annuité leur a remplacé leur capital et les a mis en état de faire aller leur commerce et leurs affaires avec tout autant et peut-être plus d’étendue qu’auparavant, c’est-à dire qu’ils se sont trouvés à même d’emprunter à des tiers un nouveau capital sur le crédit de cette annuité, ou bien, en la vendant, de retirer de quelque tierce personne un autre capital à elle appartenant, égal ou supérieur à celui qu’ils avaient avancé au gouvernement. Mais ce nouveau capital qu’ils ont acheté ou emprunté à de tierces personnes, il fallait bien qu’il existât dans le pays auparavant, et qu’il y fût déjà employé, comme le sont tous les capitaux, à entretenir du travail productif. Quand ce capital est venu à passer dans les mains de ceux qui avaient avancé leur argent au gouvernement, s’il était pour eux, à certains égards, un nouveau capital, il n’en était pas un nouveau pour le pays ; ce n’était autre chose qu’un capital retiré de certains emplois particuliers pour être tourné vers d’autres. Bien qu’il remplaçât pour eux ce qu’ils avaient avancé au gouvernement, il ne le remplaçait pas pour le pays. S’ils n’eussent point fourni leur capital au gouvernement, il y aurait eu alors dans le pays deux capitaux au lieu d’un, deux portions du produit annuel au lieu d’une, employées à entretenir du travail productif. »

Cette erreur venait de ce que Pinto prenait à la lettre l’expression vulgaire désignant généralement sous le nom de capitaux la masse des titres qui constatent les droits des prêteurs et qui ne sont au contraire, dans la réalité, que de véritables hypothèques grevant l’ensemble du patrimoine national dont elles diminuent d’autant la valeur.

Quant à l’erreur de Melon, Adam Smith la considère seulement comme une conséquence du système mercantile qui n’admet pas qu’il y ait perte tant que la même quantité d’argent reste dans le pays. Aussi se plaît-il à la combattre en se plaçant au point de vue même de ce système et il fait remarquer que, de la sorte, cette proposition ne serait encore admissible que si l’on supposait tous nos emprunts souscrits par nos nationaux et jamais par l’étranger. Mais il n’a pas poussé plus loin son étude et il ne s’est pas attaché à montrer, comme il aurait pu le faire utilement ici, que le paiement de l’impôt destiné à acquitter les arrérages de la dette se résout en somme en une perte pour le contribuable sans un avantage corrélatif pour le rentier. M. Paul Leroy-Beaulieu, dans son remarquable, Traité des Finances, a établi d’une façon plus saisissante l’erreur de cette théorie : « Pour reprendre, dit-il, l’image de Melon, quand il y a emprunt, la main droite, c’est-à-dire le contribuable, passe son argent à la main gauche, c’est-à-dire au rentier ; quand il n’y a pas d’emprunt, chacune des deux mains reste pleine, aucune ne se dessaisit et cela vaut mieux. »

Des autres avantages que l’on a généralement trouvés aux emprunts, les uns sont également illusoires, les autres ont été au moins exagérés. C’est ainsi que les partisans enthousiastes des dettes publiques ont prétendu que ce sont les emprunts qui ont fait naître l’épargne. Or, posée en ces termes, cette proposition est inexacte : c’est le travail seul qui produit les richesses et c’est le sentiment de notre responsabilité qui nous détermine à différer la consommation d’une partie de ces richesses. Les emprunts, il est vrai, ont pour résultat de fortifier cette tendance et de consolider l’épargne ; mais, à ce point de vue même, ils ne sont pas sans dangers, car ils détournent en même temps cette épargne des emplois plus productifs où elle se dirigeait naturellement, et on attribue, non sans raison, au classement de nos grands emprunts une partie de la dépréciation qu’ont subie depuis dix ans en France les propriétés rurales. — De même, au point de vue politique, on a dit que les dettes publiques intéressent les rentiers au maintien de l’ordre de choses établi, mais cela n’est vrai qu’en apparence ; dès qu’on consulte l’histoire, on voit que ce n’est pas en s’endettant que l’État s’attache les citoyens d’une manière durable, et qu’au contraire c’est dans le bien-être général, dans l’accumulation des richesses qui accroît le taux des salaires, qu’un gouvernement doit chercher sa meilleure sauvegarde.


Il n’en faut pas moins reconnaître que le célèbre philosophe, trouvant l’arc courbé dans un sens, l’a trop recourbé en sens inverse. Il paraît même, à première vue, avoir partagé à cet égard l’hostilité systématique de son ami Hume pour les dettes publiques ; mais au fond, il n’en craignait réellement que l’abus, estimant que l’emprunt n’est pas mauvais en lui-même, si l’État n’en use qu’avec prudence et si la destination qu’il lui donne est conforme aux principes économiques. Il n’en contestait nullement d’ailleurs la légitimité, considérant que le présent, qui lègue à l’avenir un patrimoine considérable, a bien le droit de lui laisser aussi quelques charges.

Quoi qu’il en soit, il recommande sagement aux gouvernements, au point de vue politique, d’alléger autant que possible le poids de leur dette, parce que les États obérés sont dans une sorte d’impuissance qui entrave leur liberté d’action dans les relations internationales, qui rend plus incertain le succès des emprunts ultérieurs et qui peut conduire à la banqueroute les nations imprévoyantes.

Il insiste particulièrement sur ce danger de la banqueroute à laquelle il voit les États fatalement conduits lorsqu’ils élèvent inconsidérément leur dette sans aucune proportion avec la richesse du pays. « Quand la dette nationale, dit-il, s’est une fois grossie jusqu’à un certain point, il n’y a pas, je crois, un seul exemple qu’elle ait été loyalement et complètement payée. Si jamais la libération du revenu public a été opérée tout à fait, elle l’a toujours été par le moyen d’une banqueroute, quelquefois par une banqueroute ouverte et déclarée, mais toujours par une banqueroute réelle, bien que déguisée souvent sous une apparence de paiement. » Pour y arriver, ou bien on augmentait la dénomination légale de la monnaie, ou bien on réduisait le titre du métal. L’État paraissait payer intégralement, mais il n’acquittait en réalité qu’une fraction des arrérages : c’était, pour nous servir de l’expression même de l’auteur, « un vrai tour d’escamotage ».

Smith concluait donc en conseillant aux gouvernements la pratique de l’amortissement pour la réduction de leur dette, mais il préconisait un amortissement tout autre que celui qui était alors pratiqué en Angleterre. Il avait compris que cet amortissement est une erreur économique lorsqu’il faut emprunter pour amortir ou lorsque la nation est surchargée d’impôts vexatoires qu’il est plus pressant de supprimer. Aussi ne s’était-il pas laissé séduire par les théories décevantes du Dr Price qui voyait dans la puissance des intérêts composés un moyen certain de rembourser la dette de l’État, quelle qu’en fût l’importance : bien avant Hamilton et Ricardo, il avait montré que l’amortissement n’est réellement possible qu’au moyen des excédents du budget et que le système en usage n’avait jamais eu d’autre effet dans la pratique que d’enlever tout scrupule et toute retenue aux gouvernements engagés sur la pente des emprunts.


Il constatait d’ailleurs qu’en fait, les fonds d’une caisse d’amortissement sont toujours détournés bien vite de leur destination primitive et que leur dissipation est fatale. « Même pendant la paix la plus profonde, dit-il, il survient divers événements qui exigent une dépense extraordinaire, et le gouvernement trouve toujours plus commode de satisfaire à cette dépense en détournant le fonds d’amortissement de sa destination qu’en mettant un nouvel impôt. Tout nouvel impôt est senti sur-le-champ plus ou moins par le peuple. Il occasionne toujours quelque murmure et ne passe pas sans rencontrer de l’opposition. Plus les impôts ont été multipliés, plus on presse fortement chaque article d’imposition, et plus alors le peuple crie contre tout impôt nouveau, plus il devient difficile de trouver un nouvel objet imposable ou de porter plus haut les impôts déjà établis. Mais une suspension momentanée du rachat de la dette n’est pas sentie immédiatement par le peuple et ne cause ni plaintes ni murmures. Emprunter sur le fonds d’amortissement est une ressource facile et qui se présente d’elle-même pour se tirer de la difficulté du moment. Plus la dette publique se sera accumulée, plus il sera devenu indispensable de s’occuper sérieusement de la réduire, plus il sera dangereux, ruineux même de détourner la moindre partie du fonds d’amortissement, moins alors il est à présumer que la dette publique puisse être réduite à un degré un peu considérable ; plus il faut s’attendre, plus il est infaillible que le fonds d’amortissement sera détourné pour couvrir toute la dépense extraordinaire qui peut survenir en temps de paix. Quand une nation est déjà surchargée d’impôts, il n’y a que les besoins impérieux d’une nouvelle guerre, il n’y a que l’animosité de la vengeance nationale ou l’inquiétude pour la sûreté de la patrie qui puisse amener le peuple à se soumettre, avec un peu de patience, au joug d’un nouvel impôt : de là vient que les fonds d’amortissement sont si ordinairement détournés de leur destination. »


Cette condamnation du système des caisses d’amortissement est fort remarquable, et il est surprenant qu’elle n’ait pas fait comprendre à William Pitt, l’éminent disciple de Smith, combien les conclusions du Dr Price, exactes en théorie, deviennent erronées dès qu’on tente de les appliquer dans le domaine de la politique, sans tenir compte des nécessités pratiques, ni des sentiments des peuples, ni surtout des passions des gouvernements.

CONCLUSION.


Telles sont, dans leurs grandes lignes, les principales théories qui forment le fonds de la doctrine du fondateur de l’économie politique. Afin d’en respecter l’originalité, nous avons laissé la parole, aussi souvent que possible, à l’auteur lui-même, et nous n’avons pas craint de multiplier les citations. En outre, pour en mieux comprendre la portée et les exposer plus nettement, nous nous sommes efforcé de nous pénétrer de l’esprit du maître, non seulement par une analyse scrupuleuse des diverses parties de ses Recherches et de ses travaux antérieurs, mais aussi et surtout en cherchant à surprendre sa vie, ses habitudes, à connaître ses relations, à le suivre dans les différents milieux qui ont pu influer sur le développement de ses idées et la direction de ses études. Nous avons acquis ainsi la certitude que les divers travaux de ce puissant philosophe se rattachaient tous à un plan unique, immense, embrassant à la fois chacune des faces de l’histoire de la Civilisation.

Nous osons espérer que cette vue d’ensemble n’aura pas été inutile ; elle permet d’apprécier mieux encore chacune des parties de cette œuvre admirable, en en faisant comprendre le véritable caractère, en éclairant certaines obscurités et en disculpant l’auteur des défauts de composition qu’on lui a si souvent reprochés. Il ne faut pas voir seulement dans Adam Smith le savant et le philosophe qui a démêlé les lois des choses par la puissance de son observation et l’étude consciencieuse des faits de l’histoire ; il faut voir aussi le philanthrope désireux de tirer de ces lois des conséquences pratiques pour le soulagement de ses semblables. Partout on sent battre son cœur, et son amour de l’humanité lui arrache parfois même des concessions, des compromis et jusqu’à des contradictions avec ses principes. Cet apôtre de la liberté qui réclame des réformes, ne peut s’empêcher de redouter qu’on les réalise trop brusquement ; il demande la suppression des entraves, mais il craint qu’on les brise ; il recommande sans cesse de ménager les transitions, de ne pas brusquer les habitudes de la nation, de ne pas violer les droits acquis.

« L’homme dont l’esprit public a pour base la bienfaisance et l’humanité, dit-il avec un grand sens politique, respectera les pouvoirs établis et même les privilèges des individus, particulièrement ceux des ordres principaux qui composent l’État : quoiqu’il trouve, à quelques égards, leur existence abusive, il se contente souvent de modérer ce qui ne peut être anéanti que par des mouvements violents. Lorsqu’on ne peut vaincre par la raison et la persuasion les préjugés enracinés des peuples, il n’essaie point de les étouffer par la force, et il observe religieusement ce que Cicéron appelait si justement la divine maxime de Platon : Qu’il ne faut pas plus employer la violence à l’égard de son pays qu’à l’égard de ses parents. Il fait accorder, autant qu’il le peut, ses nouvelles institutions avec les habitudes invétérées et avec les préjugés du peuple, et il s’attache surtout à remédier aux maux résultant de l’absence de certaines lois régulatrices auxquelles la foule se soumet en général avec peine. Quand il ne peut rétablir le droit, il ne dédaigne pas d’affaiblir l’abus qui a pris sa place, semblable à Solon, qui, ne pouvant établir la meilleure des législations possibles, se contentait de faire admettre la moins mauvaise de toutes celles dont les Athéniens étaient susceptibles. – L’homme systématique au contraire, peut être sage dans ses conceptions ; mais son enthousiasme pour la beauté idéale du plan de gouvernement qu’il a combiné, est tel qu’il n’y peut souffrir la moindre altération. Il veut l’établir d’une manière complète, sans aucun égard pour les grands intérêts et les puissants préjugés qui s’y opposent. Il croit qu’on peut disposer des différentes parties du corps social aussi librement que des pièces d’un jeu d’échecs : il oublie que les pièces d’un jeu d’échecs n’ont d’autres principes de mouvement que la main qui les déplace, et que, dans le grand jeu des sociétés humaines, chaque partie a un principe de mouvement qui lui est propre et qui est absolument différent de celui dont le législateur a fait choix pour le lui imprimer : quand ces deux principes coïncident et ont la même direction, le jeu de la machine sociale est facile, harmonieux et prospère ; s’ils sont opposés l’un à l’autre, ce jeu est discordant et funeste, et la machine sociale est bientôt dans un désordre absolu. »

Ce passage admirable fait connaître sous son véritable jour l’esprit du maître, si différent de celui des philosophes français de son époque, et il donne le secret de sa puissance sur ses compatriotes. De nos jours encore les gouvernements ne sauraient trop s’inspirer de ces maximes, conformes à la fois aux principes de la morale et à ceux de la politique.

On a contesté à Adam Smith l’honneur d’avoir fondé l’économie politique, et Français et Anglais ont apporté dans cette discussion une passion regrettable : nous n’y interviendrons pas. Mais que cet honneur revienne aux physiocrates ou à l’économiste écossais, la gloire de ce dernier n’a nullement besoin d’être rehaussée. Si les premiers avaient fondé la science et creusé habilement, suivant l’expression de Germain Garnier, un terrain que personne n’avait pu défricher avant eux, c’est du moins Adam Smith qui sut lui faire porter des fruits. Ils n’avaient que des idées spéculatives, émises dans un langage particulier et peu réalisables, il les traduisit, les rectifia, les compléta, et il en fit, en politique, des applications sages et fécondes.

Son champ d’action fut immense et les services qu’il a rendus à l’humanité ne sont pas à énumérer. Loin qu’il nous en coûte d’ailleurs de le reconnaître, nous sommes plutôt tenté de nous en enorgueillir : les illustrations de l’Écosse sont, en effet, un peu les nôtres, et, de même que récemment l’Université d’Edimbourg, en fêtant solennellement son troisième centenaire, donnait la première place aux représentants de la France, de même nous sommes heureux de devoir à cette terre-sœur cette sympathique figure du grand économiste.


  1. Rossi, Journal des Économistes, 1842, t. II, p. 222.
  2. Lives of men of letters and science who flourished in the time of George III, by Henry, lord Brougham, 1816, 3 volumes grand in-8. London.
  3. Richesse des Nations, Liv. I, ch. X, t. I, p. 174
  4. Le Gentilhomme fermier ou Essai pour perfectionner l’agriculture en la soumettant à l’épreuve des principes rationnels (1776).
  5. C’est Pulteney qui, en 1797, dans un de ses discours sur les finances en appela, dans le Parlement, à « l’autorité du Dr Smith qui persuaderait la génération présente et gouvernerait la prochaine » (the authority of Dr Smith would persuade the present generation and govern the next). (Parliamentary History, t. XXIII, p. 778.)
  6. Cours de Rhétorique et de Belles-Lettres, par Hugh Blair, traduit de l’anglais par Pierre Prevost. Paris, 2e édition. Delalain, 1821, 2 vol. in-8.
  7. Les sujets religieux étaient d’ailleurs abordés rarement dans les conversations de Hume avec ses amis. « Dans ses causeries dans ses lettres, dit M. Compayré, la philosophie et la religion étaient, d’un accord tacite, des sujets réservés. Les amis religieux de Hume se taisaient avec lui sur ces questions, comme on se tait devant un infortuné sur le malheur qui l’a frappé. Et, de son côté, Hume, qui n’avait pas l’esprit de propagande et qui savait assez de psychologie pour ne pas se faire illusion sur l’efficacité de la discussion, évitait d’engager des controverses qui aigrissent et divisent les cœurs, sans presque jamais rapprocher les esprits. » (La Philosophie de Hume, par M. Gabriel Compayré. Paris, 1873.)
  8. Richesse, t. II, p. 451
  9. Théorie des sentiments moraux, VIIe partie, IVe section.
  10. Voir Théorie des sentiments moraux, p. 94 et 192.
  11. Lettre de Montesquieu au marquis de Stainville, le 27 mai 1850. Œuvres complètes. (Paris, Lefebvre, 1853.)
  12. Fortnightly Review du 1er juillet 1876 : Adam Smith as a person.
  13. Liv. V, ch. I.
  14. Encylclopædia Britannica.
  15. Grimm. (Correspondance, t. V, p. 124)
  16. Life of David Hume, by Edward Ritchie. — Villemain : Littérature au xviiie siècle, t. II, p. 368.
  17. L’abbé Morellet : Mémoires.
  18. Lord Brougham : Lives of men of letters and science who flourished in the time of George III. 3 vol. in-8. London, 1846.
  19. Voltaire. Dictionnaire philosophique, art. Blé.
  20. Taine. L’ancien régime, p. 321.
  21. Dugald Stewart. Vie de Smith (traduction P. Prevost). Paris, Agasse, 1797.
  22. Cette lettre a été recueillie et publiée par lord Brougham : Lives of men of letters and science who flourished in the time of George III.
  23. Smith, prévenu contre Rousseau, n’avait pas observé avec assez de sang-froid l’état de l’opinion à Paris sur cette fugue du philosophe genevois. Les esprits impartiaux ne considéraient pas Rousseau comme un misérable, mais comme un caractère malheureux ; il ne leur inspirait pas du mépris, mais plutôt de la pitié, et la marquise de Boufflers était une interprète plus fidèle du sentiment général lorsqu’elle écrivait à Hume 22 juillet 1766) : « Ne croyez pas que Rousseau soit capable d’artifice ni de mensonge, qu’il soit un imposteur ni un scélérat. Sa colère n’est pas fondée, mais elle est réelle, je n’en doute pas… Au lieu de vous irriter contre un malheureux qui ne peut vous nuire et qui se ruine lui-même, que n’avez-vous laissé agir cette pitié généreuse dont vous êtes si susceptible ! Vous eussiez évité un éclat qui scandalise, qui divisa les esprits, qui flatte la malignité, qui amuse, aux dépens de tous deux, les gens oisifs et inconsidérés, qui fait faire des réflexions injurieuses et renouvelle les clameurs contre les philosophes et la philosophie. »
  24. Richesse des Nations, II, 328.
  25. L’abbé Morellet : Mémoires.
  26. Cet éloge a été couronné par l’Académie française, en 1846.
  27. Philosophie écossaise, p. 150.
  28. Fortnightly Review. Adam Smith as a person, by W. Bagehot.
  29. Lettre en date du 7 juin 1767, publiée par lord Brougham. (Lives of men of letters, etc., etc.)
  30. « Je me propose d’établir dans un autre ouvrage, écrivait Smith, les principes généraux des lois et du gouvernement, et des différentes révolutions qu’ils ont essayées dans les différents âges de la société, soit relativement à la justice, soit à l’égard des finances, de la police, des armées, de tout ce qui peut être l’objet des lois. » Th. des sentim. moraux, VIIe partie, IVe section.
  31. Guizot. Histoire de la civilisation, en Europe. Paris, Didier, 12e édit., p. 94.
  32. Cette lettre est citée par Dugald-Stewart dans la Vie de Smith, traduite par P. Prevost en tête des Essais philosophiques. — Agasse, 1797.
  33. Dugald-Stewart, Loc. cit.
  34. C’est ainsi que nous trouvons dans la Richesse des Nations des documents officiels qui venaient de paraître très peu de temps avant la publication de l’ouvrage : par exemple, la situation de la dette fondée de la Grande-Bretagne au 5 janvier 1775 (Richesse des Nations, livre V, ch. III, p. 635).
  35. De Studnitz. (Extrait du Die Gegenwart, de Berlin, du 26 février 1876). Journal des Économistes, 1876, II, p. 258.
  36. Notes sur l’Angleterre, ch. VIII.
  37. Dans plusieurs passages, en effet, on sent que Smith est rallié à l’Union de l’Écosse avec l’Angleterre et qu’il n’en méconnaît pas les avantages, témoin le passage suivant : « Par l’union avec l’Angleterre, les classes moyennes et inférieures du peuple en Écosse ont gagné de se voir totalement délivrées du joug d’une aristocratie qui les avait toujours auparavant tenues dans l’oppression » (Richesse, t. II, p. 663). — D’ailleurs, dès 1753, dans sa Lettre aux Éditeurs de la Revue d’Édimborg, il s’était même réjoui d’être citoyen du Royaume-Uni : « Depuis la réunion de l’Écosse à l’Angleterre, écrivait-il, nous sommes disposés à envisager les grands hommes que je viens de nommer (Bacon, Boyle, Newton), comme nos concitoyens. Ainsi, en ma qualité de citoyen de la Grande-Bretagne, je ne puis que me sentir flatté de voir ainsi reconnaître par une nation rivale (il s’agissait de la France), la supériorité de l’Angleterre. »
  38. Par son testament, Hume laissait à son ami une somme de 200 livres sterling et un exemplaire de ses Œuvres ; mais Adam Smith ne voulut pas accepter la première partie du legs, malgré les instances du frère du célèvre historien, M. John Home de Ninewells. — Voir, sur ce point, une lettre du Dr Smith et la réponse de M. John Home, recueillies toutes deux par lord Brougham (Lives of men of science, etc.)
  39. Cette lettre à Strahan est datée de Kirkaldy, 9 novemvre 1776 (Vie de Hume écrite par lui-même, traduction Suard. Paris, 1777).
  40. On en jugera par les deux passages suivants : « On imprimait dans une année deux ou trois réponses à mes écrits, faites par des révérends et très révérends auteurs, et je jugeai, par les invectives du Dr Warburton, que mes livres commençaient à être estimés en bonne compagnie. » Et plus loin : « Dans cet intervalle, je publiai à Londres mon Histoire naturelle de la religion, avec quelques autres morceaux. Cette nouvelle production resta d’abord assez obscure ; seulement le Dr Hurd y répondit par un pamphlet écrit avec toute l’arrogance, l’amertume et la grossièreté qui distinguent l’école Warburtonienne. Ce pamphlet me consola un peu de l’accueil assez froid d’ailleurs qu’on fit à mon ouvrage. » (Vie de Hume, traduction Suard).
  41. Théorie des sentiments moraux, p. 149 et 276.
  42. Nous voulons parler du passage suivant de l’Éloge de M. Benjamin Delessert, lu à l’Académie des sciences par M. Flourens, au mois de mars 1850 : « Adam Smith lui apprit, par ses livres, à raisonner clairement sur l’économie politique, et, par son exemple, à ne pas trop se fier à ses raisonnements : le partisan le plus zélé du libre-échange est mort commissaire général des douanes en Écosse. »
  43. « Tels sont, dit-il quelque part, les malheureux effets de tous les règlements du système mercantile ! Non-seulement ils font naître des maux très dangereux dans l’état du corps politique, mais encore ces maux sont tels qu’il est souvent difficile de les guérir sans occasionner, pour un temps au moins, des maux encore plus grands. » (Rich. des Nations, II, 233).
  44. Rich. des Nations, II, p. 578, 581 et 582.
  45. Voir le Moniteur universel du jeudi 11 mars 1790.
  46. Présenté à la Société royale d’Édimbourg, et traduit, en tête des Essais philosophiques, par P. Prevost, de Genève.
  47. Taine, La Fontaine et ses Fables, 4e édit., p. 39.
  48. W. Bagehot, Fortnigtly Review, loc. cit.
  49. Lord Brougham, Lives of men of science, etc.
  50. Lord Brougham, loc. cit.
  51. W. Bagehot. loc. cit.
  52. Encyclopædia Britannica (6e édition), art. Smith. « You must have remarked that I am a beau in nothing but my books. »
  53. Comme dans l’Université de Paris, sur le modèle de laquelle avait été organisée celle de Glasgow, les étudiants étaient divisés en nations.
  54. Après le chancelier, personnage d’un rang illustre, chargé de protéger la corporation et de la représenter dans ses rapports avec l’État, le recteur était le premier dignitaire de l’Université. Jusqu’en 1577, il avait eu des attributions et des prérogatives importantes. Les jours de solennité, il paraissait en grande tenue, précédé du bedeau et accompagné d’une suite nombreuse ; tous les suppôts (et on désignait à la fois sous cette dénomination les maîtres, les gradués, les étudiants et même les employés subalternes. devaient prêter entre ses mains serment d’obéissance, et il avait à leur égard des pouvoirs disciplinaires très-étendus. Mais en 1577, Jacques VI, sur la proposition du régent Morton, avait modifié profondément l’organisation de l’Université par la charte Nova Erectio, et l’institution d’une cour disciplinaire spéciale (juridictio ordinaria), composée du principal et des professeurs dérobe, avait enlevé au recteur toute autorité effective.
  55. Dugald Stewart, traduct. P. Prevost, loc. cit.
  56. Voir les discours de Pitt sur les Rapports commerciaux avec l’Irlande (22 février 1785) et sur le Traité de commerce signé avec la France le 26 septembre 1786. — Rapprocher notamment les projets de Pitt sur l’Irlande du projet d’Union développé par Adam Smith dans ses Recherches, t. II, p. 663.
  57. Vie de William Pitt, par lord Stanhope, traduct. Guizot, t. II, p. 139.
  58. Thomas Buckle : Histoire de la Civilisation en Angleterre, traduct. Baillot, t. I, p. 240.
  59. Parliamentary History, t. XXIII, p. 778, loc. cit.
  60. Dans un article paru dans le Die Geyenwart, de Berlin, le 26 février 1876, et traduit par le Journal des Économistes (1876, t. II, p. 258), M. de Studnitz a insisté sur ces faits. Durant un récent voyage en Angleterre et en Écosse, il avait cherché vainement les monuments qu’on avait dû élever à la gloire d’Adam Smith, et, au cimetière de Canongate où il était allé faire un pieux pèlerinage, il avait eu même beaucoup de peine à trouver le tombeau du célèbre économiste. « Il faut passer, dit-il, sur beaucoup d’autres tombes pour en approcher. Il est adossé contre le mur de derrière d’un bâtiment habité par un employé et dont une fenêtre donne de ce côté. Contre le mur s’appuie une pierre peu ornée, d’environ dix pieds de hauteur, où se trouve la simple inscription que voici : Ici sont déposés les restes d’Adam Smith, auteur de la Théorie des sentiments moraux et de la Richesse des Nations. Il était né le 5 juin 1723 et il mourut le 17 juillet 1790… La tombe est complètement négligée : des tessons, des écailles d’huîtres la couvrent en partie, et les mauvaises herbes, qui croissent en abondance, ne parviennent pas à voiler ces débris, car on paraît en jeter de temps en temps de nouveaux sur le tombeau, de la fenêtre qui se trouve au-dessus. » — Quant à des statues, les compatriotes d’Adam Smith n’ont pu nous en indiquer aucune, on sait cependant que l’Université d’Oxford avait confié à un sculpteur autrichien, M. Garser, la mission d’en exécuter une ; il parait même que cette statue a été faite d’après le médaillon de Tassie et la silhouette dessinée par Kay en 1790, silhouette qui se trouve actuellement à Oxford dans la Randolph Gallery, mais on n’a pu trouver l’endroit où elle a été placée. Ajoutons cependant qu’il existe un petit buste d’Adam Smith, en marbre, par Maricotti, oublié dans un coin du Townhall de Kirkaldy.
  61. Ce centenaire fut célébré, le 2 juin 1876, dans un banquet organisé par le Political Economy Club de Londres et présidé par M. Gladstone. Des discours intéressants y furent prononcés par MM. Gladstone, Léon Say, Lowe, de Laveleye, Thorold Rogers, etc.
  62. Richesse, t. II, p. 140.
  63. W. Bagehot. Fortnightly Review. loc. cit.
  64. Histoire de la Civilisation en Europe, p. 96.
  65. Ces deux articles sont anonymes, mais ils sont dus certainement à la plume de Smith qui l’a reconnu plusieurs fois dans ses entretiens avec Dugald Stewart. « S’il s’élevait quelques doutes sur l’authenticité des papiers mentionnés ci-dessus, écrivait ce dernier à P. Prévost, traducteur des Essais philosophiques, je juge convenable d’ajouter que M. Smith lui-même m’a dit plus d’une fois qu’il était l’auteur de l’un et de l’autre. »
  66. « On raconte, rapporte M. W. Bagehot, que lord Mansfield dit un jour à Boswell qu’en lisant soit Hume, soit Smith, il ne croyait pas lire de l’anglais, ce qui après tout, ne doit pas beaucoup surprendre puisque l’anglais n’était la langue maternelle ni de l’un ni de l’autre. Smith en effet avait parlé l’écossais courant jusqu’à sa quatorzième ou quinzième année, et rien ne gêne la liberté d’allure de la plume comme d’écrire dans une langue avec le souvenir perpétuel d’une autre dans la tète. Vous n’êtes jamais sûr que les idiotismes qui vous viennent naturellement à l’esprit sont bien ceux de la langue que vous voulez parler et non les idiotismes de la langue dont vous ne voulez pas vous servir. » (Fortnightly Review.)
  67. 1re partie, ch. II, p. 17.
  68. Hutcheson. Systèmes de philosophie morale, t. I, liv I, ch. 3 §5.
  69. Théorie des sentiments moraux, Ire partie, section Ire, ch. Ier, traduction de la marquise de Condorcet.
  70. Théorie des sentiments moraux, IIIe partie, chap. Ier, p. 127.
  71. Théorie des sentiments moraux, p. 148.
  72. Cours de droit naturel, II, p. 12.
  73. Cours de droit naturel, II, p. 17.
  74. Théorie des sentiments moraux, IIe partie, section I, p. 73 et 82.
  75. Théorie des sentiments moraux, IIe partie, sect. II, ch. II, p. 95.
  76. Philosophie écossaise, 4e leçon, p. 176.
  77. Théorie des sentiments moraux, Ire partie, section I, ch. V, p. 20.
  78. Théorie des sentiments moraux, IIIe partie, ch. II, p. 148.
  79. Théorie des sentiments moraux, IIIe partie, ch. V, p. 192.
  80. Théorie des sentiments moraux, VIIe partie, sect. III, ch. IV, p. 368.
  81. Théorie des sentiments moraux, VIIe partie, sect. II, p. 313.
  82. Théorie des sentiments moraux, VIIe partie, sect. III, p. 370.
  83. Mélanges, p. 3.
  84. Essais philosophique, traduction P. Prevost.
  85. De augmentis scientiarum, lib. II.
  86. Voir Ire Partie, p. 68.
  87. Hist. de la Civilisation, traduction Baillot, I, p. 137.
  88. Hist. de la Civilisation, I, p. 159.
  89. Hist. de la Civilisation, I, p. 171.
  90. Hist. de la physique ancienne (Essais, t. II, p. 4)
  91. Essais, II, 35.
  92. Essais, II, 122.
  93. Essais, II, 108.
  94. Le Commerce et le Gouvernement, 1776. « Toutes les richesses, disait Condillac, ne se multiplient qu’en raison de notre travail. Nous devons toutes les productions au travail du cultivateur, et nous devons au travail de l’artisan ou de l’artiste toutes les formes données aux matières premières. »
  95. Voir en ce sens les savantes études de MM. Dutens et Daire.
  96. Principes d’économie politique, trad. Monjean, chap. I, sect. II.
  97. Richesse, liv. II, ch. III (t. I, p. 410).
  98. Manuel d’Économie politique, p. 69.
  99. Rich., liv. I, ch. I (t. I, p. 13).
  100. Toutefois, M. Babbage (Science économique des manufactures, traduction Isoard) a indiqué un quatrième effet de la division du travail sur la production : c’est la possibilité d’employer les ouvriers selon leurs aptitudes et leurs forces, tandis que, sans cette division des attributions, il faudrait que les opérations qui exigent moins de force et d’habitude et les opérations difficiles fussent faites par le même ouvrier, ce qui élèverait le prix du produit. On peut faire remarquer aussi que, grâce à la séparation des tâches, chaque ouvrier fait un apprentissage moindre, qu’il a besoin d’un plus petit nombre d’outils et que ces outils sont plus constamment occupés.
  101. Richesse, liv. V, ch. I (t. II, p. 442).
  102. Leroy-Beaulieu. Répartition des richesses, ch. XVI, p. 463. Guillaumin, 1881.
  103. <span class="coquille" title="Rich., liv. I, ch. I, (t. I, p. 14).">Rich., liv. I, ch. I (t. I, p. 14).
  104. {{corr|Rich., liv. I, ch. X, (t. I, p. 160).|Rich., liv. I, ch. X (t. I, p. 160).
  105. Rich., liv. IV, ch. VIII (t. II, p. 309).
  106. Rich., liv. I, ch. X (t. I, p. 176-186).
  107. Philosophie écossaise, p. 222.
  108. Rich., liv. I, ch. VIII (t. I, p. 112) et liv. III, ch. II (t. I, p. 480).
  109. Rich., liv. II, ch. I (t. I, p. 339).
  110. Voir une note de Mac-Culloch sur la Richesse des Nations (édit. Garnier, t. I, p. 336).
  111. Rich., liv. II, ch. V (t. I, p. 450).
  112. Rich., liv. II, ch. V (t. I, p. 451).
  113. Le Commerce et le Gouvernement considérés relativement l’un à l’autre (ouvrage élémentaire), par l’abbé de Condillac, membre de l’Académie française. Amsterdam, 1776, un vol. in-12.
  114. Le Commerce et le Gouvernement, ch. XXIX, p. 328.
  115. Le Commerce et le Gouvernement, ch. IX, p. 72.
  116. Richesse, liv. II, ch. V (t. I, p. 455).
  117. Manuel, IIe partie, section I. ch. II, p. 72.
  118. Rich., liv. III, ch. I (t. I, p. 470).
  119. Rich., liv. I, ch. IV (t. I, p. 35).
  120. Rich., liv. I, ch. V (t. I, p. 38).
  121. Rich., liv. I, ch. V (t. I, p. 47).
  122. Rich., liv. I, ch. V (t. I, p. 39).
  123. Rich., liv. I, ch. II (t. I, p. 74).
  124. Rich., liv. I, ch. V (t. I, p. 51).
  125. Rich., liv. II, ch. II (t. I, p. 353).
  126. Rich., liv. II, ch. II (t. I, p. 391 et suiv.).
  127. Cf. Courcelle-Seneuil. Traité théorique et pratique des opérations de banque, liv. IV, ch. I, p. 290.
  128. Rich., liv. II, ch. II (t. I, p. 364).
  129. Rich., liv. II, ch. II (t. I, p. 369).
  130. Rich., liv. IV, ch. I (t. II, p. 2).
  131. Liv. IV, ch. III (t. II, p. 66). Nous devons faire une réserve en ce qui concerne le cours du change. Contrairement à l’opinion de Smith, nous estimons que le cours du change fournit en réalité des données d’une grande valeur, mais nous rappellerons en même temps qu’au xviiie siècle il était encore compliqué et faussé par des éléments divers tenant à la valeur relative des monnaies des divers pays et surtout à leur état matériel.
  132. Rich., liv. IV, ch. III (t. II, p. 82).
  133. Rich., liv. IV, ch. III (t. II, p. 88).
  134. William Pitt et son temps, par lord Stanhope, trad. Guizot (t. I, p. 332).
  135. Rich., liv. IV, ch. III (t. II, p. 90).
  136. Rich., liv. IV, ch. I (t. II, p. 25).
  137. Rich., liv. IV, ch. II (t.II, p.60).
  138. Léon Faucher. Réponse au Manifeste du Comité central de la Prohibition (Journal des Écon., 1846-1847, t. I, p. 208 et 289). « L’Angleterre n’a pas pu supporter le monopole des propriétaires fonciers en matière de grains, aussitôt qu’elle a possédé des routes, des canaux, des chemins de fer et de nombreux navires. Quant à la France, si le régime de la prohibition ne succombe pas plus tôt, il deviendra certainement intolérable et impraticable dès l’achèvement de nos grandes lignes de chemins de fer. La vapeur emportera nos tarifs et nos préjugés sur ses ailes ; les restrictions du commerce tomberont devant la locomotive, comme sont tombées devant l’imprimerie les chaînes de la pensée. »
  139. Rich., liv. IV, ch. I (t. II, p. 30).
  140. Rich., liv. IV, Introduction (t. II, p. I).
  141. Rich., liv. IV, ch. II (t. II, p. 35).
  142. Les Traités de commerce, par M. Paul Boiteau.
  143. Richesse, liv. IV, ch. VII (t. II, p. 23).
  144. Richesse, liv. IV, ch. VII (t. II, p. 246).
  145. Smith cite, à titre d’exemple, le poisson de mer dont le prix n’a à rémunérer que le travail des pêcheurs et le profit des capitaux, alors que le poisson d’eau douce donne lieu à une rente ; il trouve même dans les petites pierres tachetées (cailloux d’Écosse) qu’on rencontre sur les plages de son pays, un cas où la marchandise n’a à rémunérer que la peine des pauvres gens qui la recueillent.
  146. Rich., liv. I, ch. VIII (t. I, p. III).
  147. Rich., liv. I, ch. X (t. I, p. 135).
  148. « Le revenu qu’une personne retire d’un capital qu’elle dirige ou qu’elle emploie, dit Smith, est appelé profit. Celui qu’en retire une personne qui n’emploie pas elle-même ce capital mais qui le prête à une autre, se nomme intérêt : c’est une compensation que l’emprunteur paie au prêteur pour le profit que l’usage de l’argent lui donne occasion de faire Naturellement une partie de ce profit appartient à l’emprunteur, qui court les risques de l’emploi et qui en a la peine, et une partie au prêteur qui facilite au premier les moyens de faire ce profit. »
  149. « On peut établir pour maxime, dit Smith, que partout où on pourra faire beaucoup de profits au moyen de l’argent, on donnera communément beaucoup pour avoir la faculté de s’en servir et qu’on donnera en général moins quand il n’y aura que peu de profits à faire par son emploi. Ainsi, suivant que le taux ordinaire de l’intérêt varie dans un pays, nous pouvons compter que les profits ordinaires des capitaux varient en même temps, qu’ils baissent quand il baisse, et qu’ils montent quand il monte. Les progrès de l’intérêt peuvent donc nous donner une idée du profit du capital. » (Rich., liv. I, ch. IX. (t. I, p. 121.)
  150. Rich., liv. I, ch. VI (t. I, p. 71).
  151. Rich., liv. II, ch. IV (t. I, p. 412).
  152. Rich., liv. II, ch. IV (t. I, p. 440).
  153. Rich., liv. I, ch. VI (t. I, p. 67).
  154. Rich., liv. I, ch. XI (t. I, p. 188).
  155. Genèse., ch. III §§ 17, 18 et 19.
  156. Principes d’écon. pol., lit. III, ch. V.
  157. Rich., liv. I, ch. XI (t. I, p. 189).
  158. Rich., liv. II, ch. III (t. I, p. 421).
  159. Ces critiques ont été notamment développées par le comté de Lauderdale, dan ses Recherches sur la nature et l’origine de la Richesse publique et sur les moyens et les causes qui concourent à son accroissement (ouvrage traduit de l’anglais par E. Lagentie de Lawaïsse. Paris, Dentu, 1808).
  160. Rich., liv. V, ch. IV (t. II, p. 562).
  161. « Les princes et les ministres sont toujours, et sans exception, les plus grands dissipateurs de la société. Qu’ils surveillent seulement leurs propres dépenses, et ils pourront s’en reposer sur chaque particulier pour régler les siennes. Si leurs propres dissipations ne viennent pas à bout de ruiner l’État, certes celles des sujets ne le ruineront jamais. » Rich., liv. II, ch. III, t. I, p. 434.)
  162. Rich., liv. IV, ch. IX (t. II, p. 338).
  163. Rich., liv. V, ch. I (t. II, p. 359).
  164. « Quand le pouvoir judiciaire est réuni au pouvoir exécutif, dit Smith, il n’est guère possible que la justice ne se trouve pas souvent sacrifiée à ce qu’on appelle vulgairement des considérations politiques. Sans qu’il y ait même aucun motif de corruption en vue, les personnes dépositaires des grands intérêts de l’État peuvent s’imaginer quelquefois que ces grands intérêts exigent le sacrifice des droits d’un particulier ; mais c’est sur une administration impartiale de la justice que repose la liberté individuelle de chaque citoyen, le sentiment qu’il a de sa propre sûreté. Pour faire que chaque individu se sente parfaitement assuré dans la possession de chacun des droits qui lui appartiennent, non-seulement il est nécessaire que le pouvoir judiciaire soit séparé du pouvoir exécutif, mais il faut même qu’il en soit rendu aussi indépendant que possible. » (Rich. liv. V, ch. I, t. II, p. 375).
  165. Rich. liv. V, ch. I (t. II, p. 480).
  166. Rich., liv. V, ch. I (t. II, p. 378).
  167. Rich., liv. V, ch. I (t. II, p. 382).
  168. « La protection du commerce en général a toujours été regardée comme essentiellement liée à la défense de la chose publique, et, sous ce rapport, comme une partie nécessaire des devoirs du pouvoir exécutif : par suite, la perception et l’emploi des droits généraux de douane ont toujours été laissés à ce pouvoir. Or, la protection d’une branche particulière du commerce est une partie de la protection générale du commerce, et, par conséquent, une partie des fonctions de ce même pouvoir ; et si les nations agissaient toujours d’une manière conséquente, les droits particuliers perçus pour pourvoir à une protection particulière de ce genre auraient toujours été laissés pareillement à sa disposition. » (Rich., liv. V, ch. I, t. II, p. 36)
  169. « Quand une société de marchands entreprend, à ses propres dépens et à ses risques, d’établir quelque nouvelle branche de commerce avec des peuples lointains et non civilisés, il peut être assez raisonnable de l’incorporer comme compagnie par actions, et de lui accorder, en cas de réussite, le monopole de ce commerce pour un certain nombre d’années. C’est la manière la plus naturelle et la plus facile dont l’État puisse la récompenser d’avoir tenté les premiers hasards d’une entreprise chère et périlleuse dont le public doit ensuite recueillir le profit. Un monopole temporaire de ce genre peut être justifié par les mêmes principes qui font qu’on accorde un semblable monopole à l’inventeur d’une machine nouvelle, et celui d’un livre nouveau à son auteur. > (Rich., liv. V, ch. I, t. II, p. 414).
  170. Rich., liv. V, ch. I (t. II, p. 441).
  171. « L’État peut imposer à presque toute la masse du peuple l’obligation d’acquérir les parties de l’éducation les plus essentielles, en obligeant chaque homme à subir un examen ou une épreuve sur ces articles avant de pouvoir obtenir la maîtrise dans une corporation ou la permission d’exercer aucun métier ou commerce dans un village ou dans une ville incorporée. (Rich., liv. V, ch. I, t. II, p. 446).
  172. Rich., liv. V, ch. I (t. II, p. 449).
  173. Philosophie écossaise, Ve leçon, p. 227.
  174. Théorie des sentiments moraux, IIe partie, sect. II, p. 88.
  175. Pais et Liberté. Paris, 1849, Guillaumin.
  176. Rich., liv. V, ch. II (t. II, p. 485).
  177. « La certitude de ce que chaque individu a à payer est, en matière d’imposition, une chose d’une telle importance, qu’un degré d’inégalité très considérable, à ce qu’on peut voir, je crois, par l’expérience de toutes les nations, n’est pas, à beaucoup près, un aussi grand mal qu’un très petit degré d’incertitude. » Rich., liv. V, ch. II (t. II, p. 497).
  178. Rich., liv. V, ch. II (t. II, p. 498).
  179. « Quand cette même taxe sur les voitures de luxe, les carrosses, chaises de poste, etc., se trouve être de quelque chose plus forte, à proportion de leur poids, qu’elle ne l’est sur les voitures d’un usage nécessaire, telles que les voitures de roulier, les chariots, etc., alors l’indolence et la vanité du riche se trouvent contribuer d’une manière fort simple au soulagement du pauvre, en rendant meilleur marché le transport des marchandises pesantes dans tous les différents endroits du pays. » (Rich., liv. V, ch. I, t. II, p. 377.)
  180. Rich., liv. V, ch. II (t. II, p. 524).
  181. Esprit des Lois, liv. XIII, ch. VII. « Dans l’impôt de la personne, la proportion injuste serait celle qui suivrait exactement la proportion des biens. On avait divisé à Athènes les citoyens en quatre classes. Ceux qui retiraient de leurs biens cinq cent mesures de fruits liquides ou secs payaient au public un talent ; ceux qui en retiraient trois cents mesures devaient un demi-talent ; ceux qui avaient deux cents mesures payaient dix mines ou la sixième partie d’un talent ; ceux de la quatrième classe ne donnaient rien. La taxe était juste, quoi qu’elle ne fût point proportionnelle : si elle ne suivait pas la proportion des biens, elle suivait la proportion des besoins. On jugea que chacun avait un nécessaire physique égal ; que ce nécessaire physique ne devait point être taxé ; que l’utile venait ensuite et qu’il devait être taxé, mais moins que le superflu ; que la grandeur de la taxe sur le superflu empêchait le superflu. »
  182. Rich., liv. V, ch. II (t. II, p. 509).
  183. Voir l’Économiste français du 12 juillet 1884.
  184. Rich., liv. V, ch. II (t. II, p. 516).
  185. Rich., liv V, ch. II (t. II, p. 512).
  186. Rich., liv. V, ch. II (t. II, p. 530).
  187. La terre est une chose qui ne peut s’emporter, tandis que le capital peut s’emporter très facilement. Le propriétaire de terres est nécessairement citoyen du pays où est situé son bien. Le propriétaire de capitaux est proprement citoyen du monde, et il n’est attaché nécessairement à aucun pays en particulier. Il serait bientôt disposé à abandonner celui où il se verrait exposé à des recherches vexatoires qui auraient pour objet de le soumettre à un impôt onéreux, et il ferait passer son capital dans quelque autre lieu où il pourrait mener ses affaires et jouir de sa fortune plus à son aise. En emportant son capital, il ferait cesser toute l’industrie que ce capital entretenait dans le pays qu’il aurait quitté. C’est le capital qui met la terre en culture ; c’est le capital qui met le travail en activité. Un impôt qui tendrait à chasser les capitaux d’un pays tendrait d’autant à dessécher toutes les sources du revenu, tant du souverain que de la société. Ce ne serait pas seulement les profits des capitaux, ce serait encore la rente de la terre et les salaires du travail qui se trouveraient nécessairement plus ou moins diminués par cette émigration de capitaux. » (Rich., liv. V. ch. II, t. II, p. 533).
  188. Rich., liv. V, ch. II (t. II, p. 560).
  189. Rich., liv. V, ch. II (t. II, p. 563).
  190. « L’ouvrier, dit-il, paie l’impôt petit à petit, selon qu’il est en état de le payer et quand il y a moyen de le payer. Chaque acte de paiement est parfaitement volontaire, et il est le maître de s’en dispenser si cela lui convient mieux. » Rich., liv. V, ch. II (t. II, p. 572).
  191. Il n’en est pas ainsi toutefois des droits ad valorem.
  192. Rich., liv V, ch. II (t. II, p. 594).
  193. Nous ne croyons pas, toutefois, pouvoir condamner d’une manière aussi absolue, les trésors modernes de l’État prussien et notamment celui que M. de Bismarck a reconstitué après la guerre de 1810. Ce trésor a été créé dans des circonstances exceptionnelles, au moyen de partie de l’indemnité payée par la France et sans aucun prélèvement direct sur le capital national ; en outre, il n’est nullement improductif, il est représenté dans la circulation par des billets au porteur, non remboursables, reçus dans toutes les caisses de l’État. — Assurément, les réserves métalliques sont encore très attaquables, dans ces conditions mêmes, au point de vue économique et même politique ; mais elles offrent, au point de vue militaire, des avantages incontestables, surtout dans un pays où le crédit public, peu développé, ne pourrait fournir, à bref délai, des ressources considérables. L’intérêt supérieur de la mobilisation est ici en jeu, et les approvisionnements d’espèces métalliques sont justifiables au même titre que les approvisionnements d’armes, de munitions, de vivres, d’équipements, qui sont conservés de tout temps dans les arsenaux et dans les magasins de l’État.
  194. Séance du 6 mars 1851.
  195. Rich., liv. V, ch. III (t. II, p. 631).
  196. Rich., liv. V, ch. III (t. II, p. 636).