Adam et Ève (Lemonnier)/25

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Paul Ollendorf, éditeur (p. 222-228).


XXV


Le vieillard m’enseigna les lois. Il me dit : « Sème et plante en t’orientant d’après la parabole céleste en sorte que le champ cultivé s’étende de l’orient à l’occident. Toute la planète se guide à la marche du soleil. » Il m’aida à tailler la herse triangulaire et pointue comme une proue. Il m’initia au secret des essences ouvrables : toutes ne peuvent s’appliquer indifféremment à de variables travaux. En outre, il faut s’aider du sens des veines, de la moelle des nœuds, du jeu des formes concentriques, et comme l’arbre a un cœur autour duquel il s’est développé, une pièce de charpente a un moyeu qui est son axe de résistance. Il me dit gravement : « L’humble artisan des hameaux qui bâtit un toit ou ajuste les ais d’une armoire fait une chose utile et belle qu’il ne sait pas. Par la science des mesures il a révélé l’ordre éternel. Dans sa simplicité, il s’est égalé aux ouvriers divins. » Moi, l’ayant écouté, avec humilité je lui montrai le berceau et la huche. « Vois, mes mains avant ce temps à peine avaient tenu le marteau. » Il loua le travail et dit : « Tu fus l’artiste spontané à la fois et réfléchi. Tes formes et ton industrie, tu les pris en toi, en songeant aux choses prochaines et nécessaires. Cependant, avec plus d’expérience, tu n’eus point dilapidé pour ces objets légers le cœur magnifique du hêtre. »

Ayant ramassé des éclats de bois, il les taillait avec le couteau, leur donnant la forme de naïves et plaisantes sculptures. « Vois, Adam, s’écria Ève émerveillée. Ceci n’est-il pas un lion rugissant et ceci un paisible bœuf, et ceci le portrait d’un homme comme toi ? » L’ancêtre sourit. « Ces peuples aussi connaissaient l’art des images innocentes. Personne ne les leur enseigna, ils les avaient dans le cœur. Peut-être ce sont là des choses profondes et éternelles en nous comme des symboles. » Il évida en rond une racine, l’emmancha, y coula de menus cailloux ; leur tintement creux sonnait comme les pépins dans une courge sèche. Et ensuite il donna l’objet à Héli. Déjà l’enfant avait reconnu le hochet et l’agitait comme un sceptre.

Ce fut le temps où mûrit la sorbe : le bois rougit de beaux fruits sauvages. Alors le vieillard nous apprit les vulnéraires et les baumes. Il connaissait la thériaque et le secret des simples. Nous eûmes en abondance, selon ses conseils, la sauge, la camomille, le plantain, l’hyèble, le chèvrefeuille, la valériane, la centaurée, la menthe et la mélisse. Comme j’admirais son savoir universel, il me répondit : « Tu en sais bien plus que moi, toi qui crois ne rien savoir ; et toute science est vaine qui n’est pas la vie. L’amour, qui te fit artisan, t’eût fait médecin sans moi. Cependant il est bon qu’un vieillard propage l’expérience des siècles. »

Vers la plaine, sous les nocturnes ciels clairs, il me montra les quadriges et les paraboles. Nous pénétrâmes ensemble aux allégories du zodiaque. Déjà la Balance inclinait vers le Scorpion. Tout le ciel se peupla. J’y suivais à travers les signes et les géométries un reflet des destinées humaines. D’ardents chevaux ruaient, échevelés et écumants. Des constellations croulaient comme des chars sur des pentes, précipités par de vertigineux cochers. Des porches, des arches, d’étincelantes colonnades oscillèrent par dessus des océans. Et d’effrayants compas mesuraient l’ouverture des triangles où s’engouffraient des chutes d’astres. Il y avait des cygnes qui voguaient, des moutons paissants et des chiens roux et des tigres vermeils. Comme dans un paysage de prodiges, des cimes s’argentaient de neiges, de cristallines fontaines ondoyaient les vallées, des jardins fleurissaient de givres et de diamants. Et les galaxies étaient comme la circonférence d’une mer de lait : elles palpitaient, chère Ève, comme la courbe gonflée de tes mamelles. Nous étions pareils à des bergers dans la veillée d’Épiphanie, ayant au-dessus de nous les tragiques et innocents météores. Des meutes flamboyaient, des palais s’effritaient en éclats d’étincelles, des roues et des meules broyaient l’éther.

Au bas de l’horizon, vers le nord, sous Aldebaran et les Pléiades, mugissait le Taureau tandis qu’à l’opposé s’avançait le Bouvier. Hercule, non loin du Dragon, avec l’écart immense de ses bras, faisait l’effort de reculer les bornes du monde. Et l’essieu d’or des Ourses tourbillonnait, terrible, ravinant les gouffres d’une rainure électrique. Nos regards ensuite se tournèrent vers le sud. Pégase, avec ses sabots de saphir, écorchait les routes bleues du zénith. Altaïr comme une proie pantelait aux serres de l’Aigle. Plus bas la queue de la Baleine plongeait, semblait balayer le fond d’une mer et élargir jusqu’au Capricorne et au Verseau les remous magnétiques de la nuit. Et je dis au vieillard : « Ne cesse pas de me révéler ces mondes qui pour toi ont un nom. Leur immensité me remplit d’épouvante et m’exalte. Je ne connaissais encore que Mars, Vénus, Mercure et Jupiter et Saturne. Il me répondit : « Oublie plutôt les noms qu’ils portent pour ne te rappeler que d’un seul qu’ils portent tous ensemble. Ils sont l’univers éternel et sensible, divinement mêlé à tes heures. Et le ciel et la terre et le jour et la nuit et les étoiles te furent proposés comme un faste pour te rendre délicieuse la vie et non comme un calcul qui en atteste l’infinie et fragile misère. Tout le reste n’est que science vaine. Le pâtre qui pousse ses moutons à travers la lande sous le givre léger de la dernière étoile et lui donne dans son cœur simple le nom d’Étoile du berger, en sait plus que tous les autres hommes. Celui-là étudie le ciel pour en tirer des préceptes et des présages. Il modèle la constance et l’harmonie de sa vie sur les saisons. Il n’ignore pas que des signes immuables président aux bienfaits et aux calamités. En les connaissant, il apprend à les utiliser ou à s’en défendre. Et d’un ciel aux nuées hautes ou basses, violettes ou pourpres, il attend la pluie, l’orage, le gel ou la molle après midi. Il n’est pas de plus haute sagesse. À mon tour, si tu le désires, je t’initierai aux annonciations. Les ayant éprouvées, tu t’accompliras dans la connaissance et la communion de la vie planétaire. »

Les pages du livre éternel tournèrent. Les lois profondes et les arcanes me devinrent lucides. Je fus transporté aux origines, aux célestes alchimies primaires. Une main dans la nuée toujours tisse pareillement le brouillard et les fils de l’ondée. Avec des soies trempées aux mêmes urnes fraîches s’élaborent les riantes tapisseries de l’été. Et de divins pinceaux, pour peindre la tempête ou le vierge azur, assortissent les nuances que leur prépara le cours laborieux des jours. Le temps est malade ou stable des mêmes causes lointaines qui rendent l’homme débile ou vigoureux, et l’heure aventureuse a la tristesse ou la beauté selon les couchants et les aubes qui l’ont précédée.