Adam et Ève (Lemonnier)/28

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Paul Ollendorf, éditeur (p. 242-254).


XXVIII


Une vache doucement meugla dans le bois. L’âne gris pâtura autour de la maison. Un coq aussi maintenant menait ses poules à la provende. Et il nous était venu un second fils qui fut nommé Abel, en mémoire du pre­mier homme et de la première femme. Je plantai vers ce temps un jeune chêne non loin du chêne qui portait le nom d’Héli. Le bouleau d’Ève branche à branche regarda monter les deux chênes jumeaux à l’image de la vie des enfants. Moi, j’étais le hêtre chevelu et paternel dont les ramures faisaient une ombre verte au large. La forêt prit ainsi un sens profond et familial. Une main divine avait jeté là une graine et puis une autre graine ; et le premier, avec ma barbe d’homme solitaire, j’étais venu sous les hêtres. Ève ensuite m’y avait suivi ; et voici que la semence d’éternité avait levé de notre amour, comme les petits chênes nerveux qui s’appelaient Héli et Abel étaient sortis d’un gland et encore d’un gland. Et une grande forêt n’est d’abord qu’un peu d’essences vives dans le soleil et le vent ; avec le temps elles finissent par combler toute la plaine. Ta race, Adam, ne mourra plus ; elle s’étendra à travers les siècles, nombreuse et sonore, comme un peuple. Le bois charmant et vénérable fut ainsi le symbole de nos destins.

L’âne et la vache broutaient côte à côte et ensemble, vers la nuit, ils regagnaient l’étable. Je l’avais, au sortir de l’hiver, bâtie d’argile et de bardeaux ; un toit de roseaux la recouvrait ; et déjà j’avais creusé l’enceinte de la grange. Comme il n’y avait point de porte à l’étable, la vache et l’âne entraient et sortaient librement. À pas mesurés, tondant le pâturin et le serpolet, ils allaient par le pourpris avec le balancement lourd de leurs têtes. Vers le midi du jour, ils gagnaient la fraîcheur des arbres. L’âne, constant et paisible, n’aimait pas les longs voyages ; la vache, au contraire, mobile et inquiète, reculait toujours les confins du pâturage. En marchant, ils faisaient sonner la clarine que tous deux portaient au col. Je l’avais taillée dans du frêne durci au feu et sonore. Son tintement nous avertissait de l’endroit de la forêt où ils erraient. Trois fois le jour Ève et moi partions avec la seille recueillir le lait. Il écumait entre nos doigts, puissant et clair, parfumé d’une odeur de musc et d’amande. Une part ensuite se crêmait dans les jarres pour le beurre ou se caillait pour le fromage. L’autre, liquide et fraîche, nourrissait les enfants et moussait dans les écuelles. Nous en arrosions aussi nos cueillettes de fraises sauvages. Et la vache, à cause de ses bienfaits, nous fut sacrée à l’égal d’une vie fraternelle. Ève l’avait baptisée d’un nom humain, afin qu’ainsi elle fît partie de la famille au même titre qu’une servante ou qu’une nourrice. La vache s’appela donc Maïa ; son aïeule avait porté ce nom des saintes légendes. Et moi, en mémoire d’un vieux domestique qui guida mes premiers pas, ayant pris la tête de l’âne entre mes mains et lui soufflant dans les yeux, je lui dis : « Sois Noël. » Ils vécurent dès lors au seuil de la maison, élevés à la dignité des créatures. Et entre eux et nous il n’y eut d’autre barrière que leur âme obscure et taciturne. Noël, peluré d’argent, les jambes hautes et fines, ressembla à l’âne de Judée qui porta l’enfant divin. Maïa, blonde et basse de mamelles, était comme une fleur de la terre. L’un et l’autre arrivaient à notre voix.

L’arche, avec le flot accru de la vie, monta. Un souffle continu et paisible palpita, venu de la maison et de l’étable. Et c’était l’été de la troisième année. Un matin, j’étais parti comme un chef de tribu s’en va en expédition. J’avais visité les villages, échangeant la vie des bêtes contre des coupes d’arbres dans la forêt. Et puis l’âne et la vache étaient entrés dans Éden. Les sabots nerveux de Noël, près de mes pas lourds, trottaient avec des craquements légers. Nous allions ensemble du côté de la hêtraie. Un sage laboureur veille aux litières et aux engrais. Avec le fauchet j’amoncelais les feuilles, je les chargeais ensuite sur l’échine de l’âne. Là-bas, dans l’ancienne jachère, le seigle lentement finissait de se dorer. Il était grêle et rare, ayant été semé dans cette terre pauvre. Le chaume maigre, plus que l’épi, en avait pompé les sucs misérables. Mais moi, inexpérimenté et ingénu, qui selon mes forces, avais bêché et ensemencé le champ, j’admirais la vie opiniâtre de la graine qui avait percé les mottes dures. Une tige après une autre avait monté, effilée et frêle, et toutes étaient comme le prolongement de mes propres fibres, dans la beauté commune du travail de la germination.

Ève quelquefois avec moi venait là, portant maintenant Abel sur son sein. Et encore une fois son désir s’était retiré de moi. J’étais le semeur après le temps des semailles ; il passe et la terre ne reconnaît plus celui qui la combla en fermant et rouvrant les mains. Elle arrivait donc, cette Ève mobile comme les saisons ; ensemble nous regardions osciller au vent le champ. D’aimables visions se levaient et nous pensions à la huche. Les pains s’y multipliaient ronds et vermeils ; on n’avait jamais achevé de les pétrir. Après qu’une race s’en était rassasiée, il en restait encore pour les races qui les suivaient. Moi pourtant avec mes mains le premier j’avais retourné le champ. C’était là une précieuse chaleur d’orgueil. J’avais semé la vie et après moi la vie ne s’en irait plus ; elle faisait sortir l’épi des épis et l’homme éternellement de mes fils.

Or, un jour, Ève entrant dans ma pensée, me dit : « Vois, cher Adam, ce blé continuera de germer tant qu’il en tombera un grain dans un peu de terre. Et il y a autant de grains de blé qu’il y a d’étoiles au ciel. N’est-ce pas là aussi un prodige ? » La vache et l’âne ne connaissent du pré que l’herbe à mesure tondue par leur langue ; ils vont jusqu’à la haie et puis ils reviennent. Ce simple esprit d’Ève ainsi d’abord obscurément tourna dans un rayon borné et maintenant, éveillée au sens de l’infini par la maternité, elle regardait par dessus la haie du côté des choses qui éternellement recommencent. « Ève, lui dis-je, tout s’effrite et tout revit. Je prends cette motte, je la romps entre mes doigts, j’en sème la poussière au vent. Chaque grain n’en demeure pas moins un morceau vivant de l’univers, comme une parole tombée de la bouche est de la vie qui ne cesse plus et se mêle au tourbillon des mondes. » J’avais pris, en effet, dans mes mains une motte de terre ; je la désagrégeai et une fine cendre ruissela, vola au large. Ses clairs yeux aussitôt furent comme une eau courante où se reflètent de mobiles paysages. Elle regarda le ciel, les arbres, la savane avec la lumière tournante de ses prunelles ; et ensuite celle-ci glissa et s’arrêta sur le sommeil d’Abel, couché entre ses seins. Et Ève me dit profondément : « Tout vit éternellement, Adam ! Et il n’y a que la vie ! Et ce qui s’en va revit ! Tout renaît ! Quelle pensée délicieuse ! Va, mon cœur déjà me l’avait appris avant toi ! Mon lait tarirait d’horreur s’il en était autrement ! » Avant l’enfant elle ne parlait que de la mort ; et maintenant elle était elle-même, avec son grand amour, une part vive des jours ; et elle disait là la parole suprême et divine, comme si, penchée au bord des âges, elle avait vu les grandes mains semer l’éternité.

Considérez que mon Ève n’était qu’une humble servante, mais il y a plus de sagesse dans les filles de la nature que chez les princesses et les reines. La filandre solitaire tisse avec le brouillard les belles toiles de l’automne et en songeant la femme simple tisse la trame des bonnes pensées. Un homme, lui, va aux champs ; il entre dans la forêt avec son fusil ; il gronde d’une voix farouche après les chiens. Celui-là se croit le maître et fait de l’ombre sur le chemin. Mais la tendre épouse porte ses idées neuf mois et celles-ci sont de l’amour et de la vie comme l’enfant. Elle les met au monde et le chemin s’en éclaire. Quand elle ouvre la main, le ciel s’aperçoit entre ses doigts. Les silences d’Ève étaient des jardins d’âme. Je passais et il y avait une fleur nouvelle à la pointe des rameaux.

Ève et moi vivions dans le lait même de la nature. Celle-ci nous baignait comme les algues et les poissons dans les grasses eaux vitales de la mer. Mais Ève, avec ses mamelles pareilles à la terre, était bien plus près que moi du mystère. L’aube chaque jour emplissait de fruits divins ses corbeilles. Ses sens primitifs et vierges, vibrants comme les duvets légers de sa nuque, la mettaient en correspondance avec le monde. Le jus d’une framboise, en fondant à sa bouche, la rafraîchissait d’intimes et spirituelles délices. Quand elle passait les doigts sur les feuilles brillantes ou qu’elle caressait la chair nue d’Abel et d’Héli, elle était belle et émouvante comme l’allégorie de la volupté. La mélodie des oiseaux l’éveillait à d’aimables analogies. Elle me disait : « Entends la fauvette babiller avec le ruisseau, n’est-ce pas comme toi et moi dans le matin plein de roses ? Le loriot n’a que quatre notes comme ta flûte et cela suffit à exprimer toute la joie des bois. » Pour amuser les petits, elle avançait les lèvres et imitait leur chant. Et bien avant moi elle avait compris la chanson de la grive ; celle-ci lui révéla l’amour. Le vent a autant de voix qu’il y a de feuillages et chaque essence du bois tremble différemment comme chaque oiseau a son chant et chaque insecte son cri. Le silence non plus n’est pas deux fois le même silence. Il y a des heures où on ne s’entend plus tant il fait de bruit à force d’être du silence. Et toutes ces choses sont la nuance infinie des innombrables âmes de la nature. Avec ses fibres fines et longues, elle les percevait bien mieux que moi.

La poitrine de l’homme est une forge où bat l’héroïsme des marteaux. Mais la femme confine au magnétisme et aux arcanes. Elle a la chevelure des arbres, la voix des oiseaux et des fontaines. Ses hanches sinueuses imitent la grâce du vallon ; dans sa mamelle tient le prodige de la genèse. Et une vie météorique l’associe aux saisons, aux mois de la lune, aux métempsycoses. Des tuniques de lumière et d’ondes fluides ruissellent de ses rythmes et de ses chairs d’or. Comment ne serait-elle pas l’élue de la terre, elle qui s’égale à ses sources, à ses aurores et à ses germinations intarissables ?

Ève ne pensait ni ne parlait comme moi. Sa vie à côté de la mienne émanait personnelle et intérieure. Avec le poids lourd de sa gorge, avec ses flancs graves de brebis féconde, elle avait les gestes et l’esprit lents. C’était pour elle la même peine à dénouer ses idées qu’à démêler les touffes amples de ses cheveux. Mais l’abondance de son instinct jaillissait avec des spontanéités admirables. L’eau suit sa pente ; le saule ne redresse pas ses rameaux ; et elle écoutait en elle la nature. Elle voyait sa vie comme dans une fontaine. Son cœur battait à ses lèvres. Ainsi, dans l’élan de la grâce et du sentiment, elle était bien elle-même la femme de la nature, mobile et prompte. Et le jour a douze heures ; elles tournent et il demeure le jour. Elle ignorait les délais et se réalisait à mesure.

Moi, au contraire, j’inclinais au débat avec moi-même. Je filtrais encore ma conscience à travers trop de méditatifs et patients calculs. La contradiction dérangeait ma stabilité. Cependant à petites fois, comme le lait se distille dans le pis, moi aussi je m’accomplissais. J’étais un autre homme meilleur, plus près de la vérité, plus près du sens de la vie. Je m’efforçais peu à peu de devenir l’homme qui se conforme à la beauté qu’il porte en soi. Là-bas, dans les villes, j’avais cru chérir mon semblable. Mais il avait trompé ma confiance et je l’avais haï ; je ne voyais pas en ce temps que moi le premier, avec mon âme hypocrite et violente, j’avais eu des torts envers lui. Ma plaie saigna longtemps. Ève, avec ses mains tendres, en referma les bords. Et puis un jour le vieillard passa, je compris que l’heure du pardon était venue. À présent Ève et moi paisiblement nous nous entretenions des destinées de l’homme. Il nous apparut heureux et enviable à travers l’isolement et la nature : les jeunes dieux du monde avaient son innocence et sa beauté. Comme nous il vivait tranquille et pastoral parmi les bêtes et les fontaines. Mais, sitôt qu’il avait dépassé la porte des villes, il devenait la proie des Furies.