Adam et Ève (Lemonnier)/31

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Paul Ollendorf, éditeur (p. 270-274).


XXXI


Maintenant, aux premières heures du jour, j’allais avec Héli sur le seuil. Tournant son visage vers le soleil, je lui joignais les mains et l’habituais à filialement révérer le Père glorieux. Déjà d’un souffle large il articulait les syllabes. Il ne buvait plus à la mamelle. Maïa le nourrissait de sa belle vie blanche. Ses jeunes dents, sous le retroussis du rire, étaient comme les pépins aux entrailles roses d’une grenade. Quand je le levais jusqu’à mes lèvres, il mordait l’or roux de ma barbe.

Moi, grain à grain, je regardais à présent se modeler et grandir la petite vie d’Abel comme j’avais regardé grandir la vie d’Ève et d’Héli. La croissance d’un ongle, l’affleurement d’une papille m’émerveillaient comme le prodige d’une naissance infiniment recommencée. L’enfant renaissait dans chacune des mailles souples et élastiques de sa peau de lumière et de soie. C’était la cellule originelle au tourbillon de la vie. Elle montait, elle levait comme le pain pour la faim de l’univers, insatiable de postérités. Et des siècles jouaient là sur les gazons avec les petites mains innocentes qui jetaient des gestes d’éternité vers l’ombre.

Les voyant ainsi tous deux dans leur beauté nue, je tressaillais d’un grand orgueil de mon corps, car eux et moi étions pareils dans la substance. Cependant c’était bien ce corps qu’on m’avait appris à mépriser ; toutes mes délices en venaient et il portait les rougeurs de la honte, comme les cinq doigts de la colère du Seigneur. Je ne pouvais le toucher avec mes mains sans que la caresse fleurît au bout de mes doigts. Il était pour moi l’amour et la volupté. Il m’offrait de continus festins divins. Il était la table chargée de fruits frais et de gâteaux sucrés. Il m’était proposé comme un abrégé des splendeurs et des rythmes du monde. Mes organes avaient la souplesse des tigres et la grâce des brebis pour mieux servir à mes joies. Un fleuve courait dans mes artères. Aucun jardin n’avait de végétaux comparables aux anémones azurées et roses de mes trachées ni la mer de polybes aussi beaux que mes bronches ni le sel des cristaux plus rares que la forme de mes cellules. Pourtant il m’était interdit de m’aimer dans la force et la grâce de ma nudité. Mes mains et mes pieds ne faisaient pas le mal en marchant et en portant les nourritures à mes dents. Mais voilà, au centre de ma vie était situé le signe par lequel je m’attestais moi-même un ouvrier d’éternité. L’arbre noueux des races était planté en travers de mes aînés. Et à cause de cela, j’étais la rougeur du péché. Oui, à cause de l’amour et de mon être physique, je restais réprouvé dans le délice intime de mes fibres, dans mon ardente et sensible vitalité. Toute ma prédestination terrestre dardait en orgueil et en force à la surface de mon corps, ma substance magnifiquement effluait en chaleur de volupté et de joie à mes papilles. Il n’y avait pas un duvet de ma peau qui ne frémît dans les affres délicieuses de mes désirs. L’amour physique ruisselait de mes bras ouverts. Ma bouche se fondait comme une pulpe sous le feu des baisers. Même le frôlement de la petite bouche enfantine, le vertige sacré de la paternité m’émouvaient physiquement aux sources profondes. Et cette beauté divine de ma vie, on m’avait appris à la nier comme si par elle je n’étais pas une merveille consciente de la nature et un aspect vénérable de l’univers.

Toi, Héli, prolongement de mes racines à travers les siècles, tu iras nu aux fontaines, et t’admirant dans ta grâce, tu connaîtras que tu es un petit dieu. Toi aussi, Abel, fleur seconde de mon arbre, je te dédie au puissant, au glorieux, au splendide amour physique, père du globe. Et voilà votre père Adam et voici votre mère Ève. Nul de vous deux, nous voyant danser dans les soirs de l’été avec des tuniques défaites, ne songera à nous reprocher notre nudité.