Adam et Ève (Lemonnier)/33

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Paul Ollendorf, éditeur (p. 284-295).


XXXIII


Ève ! tu es la petite source limpide. Je me penche sur ta vie ; elle est pleine de choses délicieuses comme les algues qui ondulent en chevelures. À tout instant il naît de toi des beautés et tu les ignores. Tes émois sont comme les bulles d’argent qui montent de l’eau profonde et la source ne sait pas que tout le ciel tient dans un peu d’elle qui s’égoutte. Tu es mon pêcher dans le vent avec des fruits d’or et de sang. Tu es mon églantier sauvage et à chaque geste de tes mains il fleurit une églantine.

J’étais Adam avec le tremblement de sa bouche, avec ses litanies d’amour extasié devant l’éclosion de la petite âme féminine. Oh ! cette vie d’Ève était un si extraordinaire prodige, dans sa fraîcheur vierge de petite essence, à côté de moi, le hêtre barbu ! Chacun de ses cheveux était comme autant d’Èves souples et soyeuses, avec une âme enfant vivant et respirant comme Ève tout entière. Et tous ses cheveux sensibles et fins comme le prolongement de ses fibres, est-ce que ce n’était pas là aussi les fibres d’une trame d’éternité comme le drap des berceaux et des suaires de tout temps avant elle ? Mon Dieu ! ces cheveux dans mes mains et toute cette vie profonde d’Ève avec ses genoux et ses petites mamelles et son cher amour secret au creux de ma main comme si, étant au bord d’un fleuve, je puisais avec mes doigts un peu d’eau pour ma soif et que dans cette gorgée d’eau s’amassât toute la durée de la vie du fleuve ! Et encore cette chair d’Ève aux renaissances infinies comme la lune et les mois, fraîche et mobile autant que les fontaines, savoureuse et brillante à l’égal des fruits d’un verger et des fleurs d’un jardin ! Et l’odeur de vin et de phosphore montée de ses aisselles comme quand un homme s’en va vers la cuvée et aspire le moût des raisins foulés ! Elle était nue auprès de moi comme ma propre substance divisée, avec l’offre de son corps, avec le sacrifice toujours prêt de son amour, et moi continuellement je l’appelais ma vie. Et Ève était bien la vie comme la terre, les fontaines et les oiseaux. Elle faisait toute chose spontanément comme va la rivière, comme souffle le vent et comme il naît un fruit sucré à l’espalier. Elle était la vie de la nature avec le silence de ses végétaux, avec la grâce bondissante des écureuils et des chèvres, avec tout le mystère obscur et primordial qui fait que les rythmes du monde s’abrègent dans un grain de poussière animée qui ne le sait pas.

Oh ! elle demeurait si merveilleusement la petite chose primitive et divinement animale comme une pousse simple et franche au jardin de la vie ! Une volonté au fond de nous veut pour nous et tout ce qu’on a délibéré de faire ne nous met pas plus près du but. Ève, dans le moment où elle concevait de faire quelque chose, l’accomplissait. Son idée jaillissait déjà réalisée des profondeurs de sa vie. Elle était la fraîcheur du sentiment dans sa spontanéité native et elle s’étonnait toujours d’avoir agi sans paraître y avoir pensé. Personne n’a appris au ruisseau son chemin ; il descend de la montagne ; il n’a pas besoin de s’écouter et il se répand dans la plaine. Et moi, la voyant vivre de sa vie mobile et naturelle, je pensais : Toute chose que tu feras spontanément est un acte d’amour comme de prendre femme et de procréer un enfant. Malheur à celui qui, ayant le désir de faire une chose belle et juste, réfléchit ! Il est sur le seuil de sa maison et tout à coup le vent ferme la porte et un autre homme est entré. Le héros est celui qui ne retourne pas la tête. Et Ève ainsi me donnait la bonne leçon.

Cependant, si j’avais dit ces choses devant les autres hommes ou simplement loué l’aimable innocence d’Ève, on m’eût montré au doigt par les rues comme un fou. Il y a toujours un fou comme moi qui sort de la forêt et celui-là va par la plaine en jouant sur la flûte des airs naïfs, et près du puits les vieilles femmes et les jeunes hommes le regardent passer en se moquant. Les petits oiseaux sont touchés de sa mélodie ; il charme les agneaux et même le taureau cesse de gratter en mugissant le sol avec son sabot. Mais il n’est pas entendu des gens des hameaux. Or, après longtemps, il repasse près du puits et des hommes nouveaux sont là maintenant, jouant les mêmes airs naïfs sur la flûte, car ni un grain de blé ni le son d’une bouche ne se perdent et seulement il faut attendre. Il viendra un jour où on s’apercevra que la bergère qui file sa quenouille en menant paître le troupeau est plus près de la beauté que les princesses.

Ève, comme la bergère, filait le lin de mes jours ; elle menait ma joie danser au soleil ; et elle portait dans ses bras le petit agneau nouveau-né. Je mirais ma vie dans la petite source au fond d’elle. C’était la source même de l’être, toute claire et fraîche comme au matin du monde ; c’était la grâce ingénue de la petite femme-enfant d’Éden. J’y voyais se refléter Dieu comme à travers les arbres et le ruisseau. La femme, dans l’ordre de l’univers, est la gardienne très pure de la vie instinctive et originelle et l’instinct est autant au-dessus de la réflexion que le ciel est au-dessus de la terre. Elle ne cesse pas d’être la beauté sainte de la douce créature animale qui se livre au baiser et enfante. Elle a la mamelle et la toison par symbole de sa destinée. Chaque fossette de sa peau est une coupe où boit l’amour mâle et elle a le cri innocent du faon et la clameur terrible de la lionne.

Nos plaisirs étaient candides et simples comme chez les pasteurs. Nous dansions dans le soir sur les gazons. Ou bien j’embouchais les pipeaux et elle dansait avec Héli. Déjà l’enfant avec grâce tournait ses pieds en rond ; il obéissait au rythme des sons ; et Ève et lui, dans l’heure suave, en levant et abaissant leurs pieds blancs, foulaient les fleurs, comme en une image des vendanges. Il était nu ; une souple tunique volait autour d’elle ; et pareils à des grappes tombées des corbeilles, Abel et Stella dormaient sur l’herbe, dans le vent de leur danse. Attendris par la mélodie, l’âne et la vache gravement arrivaient l’un et l’autre, d’une langue fraternelle se léchaient à travers le poil épais. Ces allégresses champêtres s’accordaient au silencieux paysage, aux clartés naissantes de la lune, aux molles langueurs d’une nuit d’été. Et Ève ni moi ne nous cachions notre désir. Elle venait sous les arbres et elle me prodiguait son bel amour charnel. Elle me donnait sa chère substance lascive, la pulpe et le moût ardents de son corps. La chair ingénue s’unit à la chair dans une si ineffable communion que c’est comme le partage à deux du pain de la vie et qu’il vient aux lèvres un petit spasme éperdu où bégaie et tressaille toute l’humanité enfantine du monde. Moi alors je croyais connaître le sens profond du mystère d’hymen ; je versais la vie comme un sacrifice surhumain. C’était l’agonie divine dans la douleur et la volupté, comme si vraiment je m’immolais dans le don de ma force et de mon sang mâle. Un effrayant vertige d’éternité, passait, toute la durée des races dans une seconde mortelle et délicieuse entre deux abîmes. Et j’avais cessé de vivre ; elle me tenait expiré au creux de sa molle et chaude poitrine. Et ensuite lentement je renaissais de la mort comme après l’amour il vient un petit enfant. Amour ! Amour ! es-tu autre chose que le passage de la mort à la vie et l’infinie renaissance ?

Je ne finissais pas de désirer Ève et sitôt que le nourrisson quittait son lait, elle aussi était reprise du goût de l’amour et me donnait ses beaux seins gonflés. Nous n’étions jamais las de nous aimer. L’aurore et les nuits étaient une fête autour de ses grâces. Je venais comme un jeune roi et m’enveloppais du manteau somptueux de ses cheveux. Une fois, comme Héli et Abel et Stella aussi étaient avec nous, elle déroula cette toison d’or et de soie, et de larges gouttes de pluie crépitaient sur le sol ; nous étions sous ses cheveux comme sous une tente. Oh ! je chérissais si follement la nuit ardente de sa chevelure ! Elle s’épanchait du flot d’un fleuve vermeil. Elle annelait de colliers lourds et souples mes bras et mon cou ; je prenais leurs torsades dans mes mains, je les déployais, regardant au travers, comme de dessous le feuillage d’un arbre, le soleil fil à fil se mailler au sang écarlate de leur trame. Et j’étais là, avec mon souffle court, contre le battement de sa vie à petits coups, contre la stillation mélodieuse de ses sèves profondes et l’odeur de fruit de sa chair, comme un homme ivre qui boit le vin à la bonde.

Son amour toujours me donnait la sensation presque religieuse de vivre en elle l’âme même de la terre dans une grande durée de temps. J’étais comme le cœur gonflé des arbres sous la pluie, comme le feu et la sève des terreaux, comme le sang rouge des métaux. J’étais moi-même un peu de terre sensibilisée, devenue la fluide conscience de l’univers, comme la claire vitre qui reflète l’aube est faite de sable et de chaux. Oui, cela, je l’éprouvais avec un grand tressaillement de toute la vie en moi. Quand je baisais Ève sur les yeux, je baisais la beauté du jour, les ondes vermeilles du vent, le frisson vert des feuilles qui s’y miraient. Son souffle était l’air des bois, l’arome des fleurs et des fruits mêlés à la chaleur de son corps. Cependant je n’aurais pu dire pourquoi sa substance à elle et à moi m’apparaissait la même que celle de la terre et des végétaux. Étant nus dans la nature, nous étions près d’elle au point qu’elle et nous formions une même chose de vie. Nous ne savions que cela.

Ève me suivait sous les ramures. Celui qui aime dans l’ombre morte de l’alcôve a l’air honteux de lui-même comme s’il violait les divins abandons de l’amour. Mais nous qui aimions parmi les oiseaux, dans les murmures de la forêt, nous étions là sous le regard de Dieu, comme les êtres originels, très purs. Mon cœur prolongeait le battement du cœur de la terre. Il pleuvait sur nos fronts d’odorantes neiges de fleurs. La lumière était comme notre âme et notre vie irradiées et flottantes autour de nous, mariées très haut aux assomptions, aux chaleurs fécondes du monde. Doucement la vache et l’âne venaient à nous par les chemins verts ; et ils ne se détournaient pas, connaissant aussi le simple amour. Au bord des gazons jouait l’émoi agile des familles. L’aboi des chiens ne troublait plus le lapin naïf assis sur ses reins dans la clairière. Eux-mêmes semblèrent être revenus à la bienveillance. Et, ayant fait le serment de ne plus verser le sang, j’en étais payé par la confiance des humbles faunes. Toute vie est divine, avec les mêmes souffrances et les mêmes joies physiques et la mamelle des mères allaite pareillement le petit des bêtes et l’enfant. Aux heures fraîches du matin, des chevreuils s’avançaient jusqu’aux seuils ; Ève leur jetait la provende. Ensuite ils regagnaient le fourré profond. En chantant et semant devant elle du pain, elle charmait aussi les oiseaux.

Les œufs, le fromage, le pain, les fruits, les salades nous composaient des nourritures délicieuses comme nos faims. Elles nous donnaient le sentiment d’être en communion avec la nature. C’est pour nous que fleurissaient le pommier, le prunellier, l’églantier et l’épinevinette, et après la fleur il venait aux rameaux des rondeurs écarlates aux jus frais. De la bouche à la bouche nous nous passions leur chair fondante. J’aimais leur goût à ses lèvres : il se mêlait à l’odeur et au goût de sa vie ; et les enfants comme nous fraternellement mordaient aux mêmes fruits. Pour avoir obéi au vœu de la nature, il nous fut donné de goûter une vie légère et harmonieuse qui nous était restée inconnue au temps où nous vivions encore dans un état de fureur sauvage. Les impulsions violentes s’atténuèrent, l’âcreté du sang se lénifia ; et vivant en paix avec nous-mêmes et les bêtes autour de nous, nous jouissions de sensations innocentes et heureuses.