Aden, Arabie/s02

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II

FIGUREZ-VOUS : nous voilà lâchés à vingt ans dans un monde inflexible, munis de quelques arts d’agrément : le grec, la logique, un vocabulaire étendu qui ne nous donne même pas l’illusion d’y voir clair. Nous sommes perdus dans leur galerie des machines où tous les coins mal éclairés dissimulent des rencontres sanglantes, guerres aux colonies, terreur blanche aux Balkans, assassinats américains applaudis par toutes les mains françaises : la terrible hypocrisie des hommes au pouvoir n’arrive pas à voiler la présence des malheurs que nous ne comprenons pas : nous savons seulement qu’ils sont là, qu’il arrive des malheurs quelque part. Ne nous dites pas que c’est pour notre bien. Ne vous contentez pas d’accuser le destin de faire éternellement le geste de Pilate.

Chacun trouve au fond de ses réveils tous les désordres du temps je ne sais combien de fois réduits à la médiocre échelle d’une inquiétude privée. Il y a en nous des divisions, des aliénations, des guerres et des palabres. On peut nous dire que c’est l’époque de la conscience malheureuse : cela ne nous empêche pas de craindre pour notre peau, de souffrir des mutilations qui nous attendent : après tout, nous savons comment vivent nos pères. Maladroitement, malheureux comme les chats qui ont la fièvre, les chèvres qui souffrent du mal de mer. Où était placé notre mal ? dans quelle partie de notre vie ? Voici ce que nous savons : les hommes ne vivent pas comme un homme devrait vivre.

Nous ne sommes pas satisfaits d’avance des métiers auxquels on nous dresse avec promesse de maigres salaires. Nous avons peur de ce qui va nous arriver : la belle jeunesse ! Comment demander des secours à des hommes ? Où sont-ils cachés ? Tout nous écarte d’eux : le devoir, la famille, la patrie, le respect, l’argent. C’est trop, d’ennemis pour notre force. Je sais aujourd’hui que ce sont des fantômes, des reflets dix mille fois tordus que nous prenions au sérieux à cause de nos bonnes intentions : mais j’y ai mis le temps.

Voici : nous allons entrer dans une prison dont nous n’arrivons pas à imaginer dans tous ses détails le régime. Quel jeune homme pensant à une prison devine ce qui se passe dans chaque cellule : ce n’est pas à vingt ans qu’on sait mettre la main sur les choses particulières, sur les événements. Mais nous en pressentons assez pour étouffer. Nous ne sommes pas malades d’illusions : des diminutions et des contraintes réelles menacent et nous ne savons pas les dénombrer. En vain vouliez-vous nous faire croire aux conflits candides de la liberté et du déterminisme, de la prédestination et de la grâce, de la maturité et de la puberté : s’il ne s’agit que de ces mots, nous ne sommes pas plus bêtes que vous : nous saurions faire des thèses ou prêcher dans les chaires. Mais il y a des réalités déchirantes derrière vos sentences.

Mais nous sommes faibles, l’impuissance est en nous, nous sommes dressés à l’esclavage docile depuis notre enfance confortable : nul moyen de dépister en nous les sources de l’espoir, nous ne sommes pas sourciers. Nul moyen de comprendre que nous souffrons du désœuvrement de nos besoins humains. Nos maîtres paraissent inébranlables, les machines qui laminent toutes les existences trop bien jointes pour être brisées. Mais si nous ne faisons rien, le chômage va durer toute la vie. Que nous arrive-t-il ? que ne nous arrive-t-il pas ? Il est dur d’être une boussole affolée par un orage ou une aurore boréale, tournant vers les points cardinaux, dans une ombre traversée de sonneries, de feux, de cris, où la folie montre parfois un visage avenant. La folie fait la belle.

Notre enfance y est bien pour quelque chose : les édredons de plume de la vie provinciale, nos premières communions, les glycines de l’été quatorze ne nous ont pas préparés à l’apparition de la guerre. La mort de nos cousins et de nos frères, la licence donnée par l’absence de nos pères, les objets meurtriers de nos aînés ont fourni au désordre de mystérieux aliments : c’était celui de l’enfance miraculeusement soustrait aux complots pacifiques de l’ordre : la guerre nous a permis de vivre. Pas d’autre contrainte que l’obligation de se découvrir devant les morts et les drapeaux. Dans les nuits de raids, enflammées par les bombes, les sirènes, les hurlements des chiens dans les caves, les incendies, les enfants s’amusaient : tranquillité des parents.

Comptant sur les misères du temps pour former des cœurs héroïques et l’amour de la vertu, les professeurs et les mères ont pris peu de soins pour nous habituer aux valeurs morales qui coulèrent à pleins bords entre quatorze et dix-huit. Ils ont pensé qu’elles iraient de soi dans l’air civique et guerrier qu’on respirait dans les préfectures les plus lointaines du midi. Grâce à une erreur si grossière, à l’âge viril, nous ignorons bien des drames : mais on se met trop tard à nous enfoncer dans la tête les Lois comme des réclames sur la vérole : comment y croire, nous n’y voyons que des chaînes effrayantes pour un homme, des chaînes qui nous entaillent la vie. Être un homme nous paraît la seule entreprise légitime : nous sommes désespérés en découvrant que tant de beaux devoirs auxquels il fallait nous faire croire dix ans plus tôt ne laissent rien debout dans l’amour de la vie. Aimer la vie que ces devoirs nous font ? Assemblez des familles provinciales, des prospectus, des examens, des jeunes filles bien élevées, des putains accoudées sur de faux marbres, des avenues noires, des leçons à trente francs l’heure et la table kantienne des jugements, vous êtes des hommes, voilà de quoi combler votre jeunesse.

Ces journées des dupes se déroulent dans la fausse lumière de foire nationale du lendemain de la guerre : elles ont commencé avec le matin de l’armistice, la seule fête des rues que j’aie vue. Une grande expiration tenue des années au fond des poumons, des désirs de sexe et de boisson, le droit naturel d’allumer toutes les lampes qu’on voulait, d’insulter les anciens ennemis, le jour enfin où j’embrassai boulevard Montmartre devant la boucherie en gros du Matin la première bouche de ma vie. Les combattants vidés de toute leur guerre entretiennent cette flamme aussi fidèlement que le gaz imbécile sous l’Arc-de-Triomphe : éclatants de l’orgueil insolent d’avoir été forcés aux sacrifices, ils exploitent devant nous les morts nationaux. Dans ces cadavres glorieux tout est bon pour une sinistre charcuterie qui débite publiquement tous les morceaux des morts. Ils vivent selon l’ordre militaire qu’ils rêvent de maintenir dans une nation déréglée, entourée des ennemis qu’ils lui inventent tous les jours : tous les cœurs sont imprégnés par eux d’une sale odeur de combat, de bivouac et de permission de détente. Derrière ce déballage d’idéal patriotique qui séduit quelques adolescents de bonne famille s’organisent l’industrie française et la petite guerre civile contre les ouvriers qui ne mangent pas les morts. Nous y pensons encore faiblement, mais ces gens-là sont pour nous les défenseurs bruyants de la loi, les prophètes de nos devoirs. Rien ne nous concerne dans ces fables : nous cherchons quelque chose de réel à nous mettre sous la dent : ils nous arracheraient le pain de la bouche. La faim et la faiblesse corrompent nos paroles et nos premières actions : les livres qu’on nous donne ont l’air écrits dans des allées de cimetière. Les partis nous font des propositions en plein jour. Les messages que nous lançons nous retombent sur le nez. Faisons quelque chose. Mais quoi ?

Ce que font les esclaves désœuvrés. On se divertit, on boit en bandes : nuits consolatrices. On entre dans des cinémas : il y a au moins la chaleur animale, les femmes dont on touche les genoux et qu’on accompagne. Dans ces cuves sonores pleines d’éclairs blancs, les hommes vont s’oublier : ils sortent hébétés par les songes et vont se perdre dans les cubes où se déroule ce que M. Bergson ose encore appeler la vie, avec ce robinet éternel dans un coin. Nous faisons comme les hommes.

Nous connaissons encore des femmes. Je vais en retrouver une qui tient un des tristes petits bars de la rue Saint-Jacques : son mari séché par les vents de l’Argentine circule entre Paris et Londres absorbé par des trafics que les codes commerciaux ne définissent pas : à ses retours il enfonce des flèches tricolores dans une cible de paille. Cette jeune femme purifiée des alluvions de sa ville natale n’est qu’un corps ennuyé sur les frontières d’un désert, mais ses genoux écartés, les ciseaux noirs et blancs de ses cuisses suffisent provisoirement à l’amour de la liberté, dans ces années où une bouche humide peut seule nous sortir de nos habitudes. Je me perds dans un pays sans contours fermé par les grands pans verticaux de la nuit.

Tout cela dure des mois et des mois : on veut nous faire croire que c’est la croissance, mais nous savons qu’il n’y a pas de raisons pour que cette vie finisse, puisque tous les hommes vivent comme nous, tournant comme des chauves-souris. Comme nous ignorons nos compagnons de révolte dans le fond des campagnes et les hôtels meublés de Billancourt, nous ne pensons qu’à fuir. Eux restent là, plus durement esclaves, parce que leur servitude est aussi celle du corps, la fatigue des reins, le manque de viande et d’air. Ils savent, ils annoncent leur guerre. Mais nous du fond de notre bourgeoisie comment deviner que les fondements de notre peur et de notre esclavage sont dans les usines, les banques, les casernes, les commissariats de police, tout ce qui est pays étranger.

Chacun veut assurer son évasion par ses propres moyens.