Aden, Arabie/s06

La bibliothèque libre.

VI

AU bout d’un mois de mer, de coups de vent, de haltes, de secrets chuchotés sous les vents je commence à comprendre des parties de ce voyage. Qu’est-ce qui lui arrive ? C’est une fusion de ses légendes, avec ce peu d’eau grise du printemps, ces légendes sur le bienfait du départ, sur les bénéfices du départ, sur les bénéfices d’inventaire, car il paraît que les voyages sont un inventaire. Duhamel me l’a dit quand j’allais prendre le train, je me demandais si je ne ferais pas mieux de donner mon billet à un pauvre. De ces légendes sur le salut, sur la liberté censée courir les mers, sur les gentilshommes de fortune. Encore dois-je laisser de côté le pavillon noir, je ne sais pas ce qu’il vaut après tout, je n’ai tué personne.

Je suis tranquille derrière mes stores de roseaux, mes colonnes carrées, sur un fauteuil taillé par un forçat. Pensons à mon départ. J’avais peur, mon départ était un enfant de la peur. Quand je regarde de cette latitude abritée les années où j’ai eu vingt ans et dix-- neuf ans comme on a la grippe et la typhoïde, avec le même plaisir, je vois une sale peur engendrant tout ce qu’un cœur peut sécréter de fausseté et d’erreurs. Je ne suis pas plus fin qu’un autre : j’ai fui. Le premier mouvement de la peur est de fuir. On peut insulter cette lâcheté, les insultes n’empêcheront pas les jeunes gens de prendre les lézards pour des sauriens sortis de la préhistoire. Le jour où les sirènes lâchent leurs aigrettes de vapeur et leurs cris d’accouchées sur les échos des docks, ils attendent en échange de ce qu’ils abandonnent une liberté inconcevable des forces nues, et restées nues depuis Adam.

Mais quels cadeaux fait l’océan quand les jours ont passé, quand on a coupé tant de fuseaux horaires qu’on s’embrouille dans ses calculs si l’on veut savoir ce que font vos amis à Paris, s’ils dorment ou s’ils mangent ?

On peut dire qu’on est hors d’atteinte, matériellement invulnérable. Il ne faut pas chercher midi à quatorze heures : cela signifie quelque chose de tout à fait simple et important, que les armatures de l’ancien esprit sont perdues : il faudra lui en trouver d’autres et la découverte ne va pas de soi.

Les armatures de l’esprit sont des objets en bois, en métal, en protoplasme, en verre, en tissu, des cubes, des sphères, des vivants, des boîtes, des moteurs, des apparitions visibles, des formes qu’on touche, des airs bruyants. Soudain on cesse de tomber toutes les cinq minutes sur des chevaux, sur des journaux, des automobiles, des joues de femmes, des bâtiments corinthiens, des personnages décorés de la croix de guerre, des rayons de bibliothèque, des tickets de métro, de tomber sur sa vie.

On fut aussi un corps : provisoirement il vous reste. Mais provisoirement : il faut l’empêcher de s’échapper.

Quels limbes, quel oubli, quelle respiration, quelle atmosphère de tables tournantes, il y a des fantômes de tous les côtés, le grand être blanc d’Arthur Gordon Pym vous attire. Quand les savants iront dire que les sirènes sont des dugongs, je leur rirai au nez, puisque c’est vrai : il y en a à tous les coins des vagues, dans toutes les cachettes de l’écume, et aussi Nausicaa, voire les Lotophages, voire Circé et ses merveilleux charmes. Impossible d’entendre les voix des machines parlantes de la famille, de saluer les gens avec lesquels on avait un commerce de colère, de méfiance, d’hypocrisie. On dort : les idées, les pressentiments usés jusqu’à la trame, les ruses attachées aux objets des départements français s’enfoncent comme les derniers îlots du pays de Galles au fond d’une distance qu’on n’aurait pas le courage de franchir deux fois.

Personne enfin pour réprouver ces omissions et ces absences : essayez donc d’oublier vos souvenirs civiques et filiaux, vos devoirs fraternels, dans vos arrondissements et vos sous-préfectures.

Tous les aliments qui nourrissent l’homme d’une autre manière que les albumines et les hydrates de carbone, tous les détails de son régime sont renouvelés. Les alentours n’ont plus de squelettes. Des surfaces qui glissent, des pans qui se décalent, se rident, s’enroulent vers le zénith, une boule se dilatant par surprise à l’intérieur de laquelle se passe un échange de fumées, de fusions, de signaux, d’ondes électriques. Où accrocher les vieilles habitudes terribles ?

Plus de solides que ce navire moins solide qu’on ne croit, poisson facile à délivrer de ses repères. Sur les planches de la terre tout est lié à des objets résistants assez fidèles pour qu’on ne regrette pas d’avoir appris à l’école la géométrie dans l’espace et la mécanique des solides. Les jambes mêmes n’ont pas de soucis avec des histoires d’équilibre. Tout est soudain perdu.

Tout à coup le corps doit se mettre à l’étude de ses mouvements, il a un an, il faut qu’il invente sa position chaque fois que le vent tourne, en même temps qu’il perd sa peau au grand soleil des tropiques. Il pèle et il tombe : où l’esprit trouverait-il le temps de penser à mal.

On ne pense plus qu’à des événements simples mais essentiels quand les membres et les yeux rencontrent un nombre dérisoire d’objets à formes régulières : un pont tremblant de vibrations et de vagues, deux mâts, une antenne, un compas, une machine Diesel.

Quant au fameux secret caché dans les navires, celui qui les habite ne le trouvera pas. Un escalier de fer glissant d’huile avec des marches coupantes comme des os descend dans le gros ventre de la cale. Où mène-t-il vraiment ? se demande-t-on les premières nuits ; au-dessous du niveau de la mer qui n’existe d’ailleurs pas plus que le niveau d’une poitrine, d’une hanche ? vers les fosses ? pourrait-on continuer vers ces refuges d’extraordinaires poissons avec des abdomens soufflés et des yeux au bout d’antennes, vers les pavillons rouges et verts des algues ? Ce serait changer d’air dans des sortes de prairies pour hippocampes, araignées de mer, anémones. Mais on arrive dans une étable de fer bouillant, secoué par les coups des machines, le pouls de la vapeur. C’est le monde, avec ses fermetures à droite et à gauche, ses planchers, ses plafonds, il y a des piliers de métal rouge, des tuyaux, des membrures comme à l’intérieur d’un thorax, des ruisseaux avec des arcs-en-ciel de pétrole, des lampes qui se balancent comme des pendules. Espérez-vous monter jusqu’à Saturne en poussant à bout l’escalier de la tour Eiffel ! Haut et Bas. Ne pas renverser : le monde n’est qu’une caisse. Il faut penser sérieusement qu’on ne peut pas monter dans le ciel, descendre sous les eaux sans avion, sans scaphandre et ces violations mécaniques ne durent qu’un temps. Voilà en somme une signification de la vie humaine : les hommes ont à tenir compte des renseignements sur la densité, sur la direction de la pesanteur : cela ne les empêche pas de vivre, cette fatalité n’a réellement pas plus d’importance pour leur bonheur que le fait d’avoir quatre membres et une tête seulement : ils finissent même par en retirer du plaisir. L’expansion de l’homme et son enrichissement ne sont peut-être pas naturellement illimités.

Le fond d’un bateau, comme les parois du monde, limite toutes les fantaisies. Le corps vit au-dessus des cales dans une indolence et une impatience sans destination.

Tout cela dessine les figures diverses de la paresse et de l’oubli.

Mais l’oubli n’est pas l’autre nom de la liberté. Revenons, la liberté compte seule. Sur les quais européens de Glasgow où, — c’était le temps de la grève charbonnière, — les hommes ne mangeaient pas tous les jours à leur faim, il était question de miracles, d’événements, de ce qui serait une rupture et la promesse de véritables réincarnations. J’avais l’impression que la vie humaine se découvre par révélation : quelle mystique. Mais les gens de mon âge vivaient dans l’attente de n’importe quoi, des célèbres coups de foudre de l’aventure : bonnes histoires de nos gardiens.

Les événements ne se rencontrent pas aux tournants des routes, les virages ne sont pas des mines d’or, il n’y a pas une route vide comme dans la plaine champenoise, et monotone, sans villages, et puis soudain quand personne n’y pense, quand rien ne sert de présage, derrière un pan de rocher, ce que l’on attendait et qui n’a pas de nom. M. Barnstaple passa seul un samedi après midi sur une telle grande route.

Ceux qui font des découvertes, ceux dont on dit en repassant l’histoire de leur existence qu’ils n’étaient pas nés pour rien, trouvez-les parmi les hommes prudents, les sédentaires, qui savent rester éveillés patiemment, qui demeurent longtemps quelque part et chassent avec précaution : le vrai s’abat dans un affût, ce n’est pas une carte qu’on retourne un soir dans un jeu de hasard où tout coup peut être gagnant. Si vous voulez vivre il faudra retrouver la persévérance. Vous voulez vivre et vous filez comme des morceaux d’astres dans votre nuit. Il faudra une attention de vos jours et de vos nuits : pendant que vous dormez, tous les êtres peuvent mourir.

Les voyageurs sont condamnés à ne voir des maisons où vieillissent les hommes sédentaires que des murs de toutes les couleurs, avec des curiosités simplement architecturales. Je fus ce voyageur : circuler sur de petits vapeurs écaillés, sur des dhows indigènes de l’un à l’autre bord de ce profond canal des enfers, rebondir sur les remparts de l’Afrique et de l’Arabie, ces mouvements du désordre n’imitent pas longtemps les allures de la liberté. On sent une espèce de boule de métal qui tourne à l’intérieur de la vie : elle heurte les organes, plus on remue, plus elle les blesse.

Les fenêtres sont fermées devant les voyageurs parce qu’ils se croient obligés de conseiller le départ et le voyage partout où ils vont : tout le monde sait naturellement qu’ils sont les ennemis de ceux qui savent séjourner longtemps dans une même chambre, les êtres sont fermés comme des globes étanches. Ils continuent à avancer en attendant le bonheur de la bienveillance du hasard comme si ce mélange de causes embrouillées était un dieu qui distribue des récompenses : mais un homme entêté, chez qui l’attachement volontaire à un lieu et à un genre particulier d’action, une méthode constante ne détruisent pas les passions, peut être puissant sur ces causes et les démêler. Il faut donc, pour demeurer, pour dire ma demeure sans rougir, aimer la puissance véritable. Les vrais voyageurs et les vrais évadés sont impuissants.

Il n’y a que de maigres vérités dans les expressions proverbiales, mais quand on dit aux enfants que les alouettes ne tombent pas rôties dans la bouche, on leur communique une sentence efficace, cette pensée simple que les événements ne tombent pas du ciel.

Les voyageurs ne possèdent plus pour assurer leur vie que la surface du corps, la peau avec ses organes du chaud et du froid, la vue, l’odorat, l’ouïe. Ils ne quittent pas le désœuvrement pour rencontrer l’amour lui-même, les femmes leur sont interdites. Elles ne courent pas les routes : pas de vivants plus attachés et plus patients que les femmes qui poursuivent en bougeant à peine des actions très profondes dont elles ne savent presque rien, je connais une femme qui ne sait pas qu’elle a des ovaires et qui a des enfants. Ils couchent parfois avec celles qu’ils trouvent à portée de leurs mains, troublées par chance et ouvertes comme l’on dit que les juments en chaleur étaient fécondées par les vents, mais elles ne les suivent pas, elles sont trop absorbées dans leurs travaux éternels. Ils ne les possèdent pas ni ne sont possédés, ils n’ont qu’un usufruit des corps hostiles à ces impatients.

Quelle patience eût-il fallu pour gagner et connaître cette femme assise au soleil dans le jardin de Gezireh, le long du Nil.

Voyageurs, devenez de plus en plus vides et tremblants, malades de l’agitation de votre mal, vous aurez beau jeu de vous rassurer en répétant que vous êtes libres, que cela au moins ne vous sera pas enlevé. La liberté de la mer et des chemins est tout à fait imaginaire : au commencement des voyages, elle ressemble à la liberté parce qu’elle est comparée à l’esclavage horrible de la vie qui précédait la mer. Mais voici ce qu’elle est : une licence de certains mouvements physiques, plus de contrainte à des gestes que d’autres ont voulus. Une aisance inconnue. Les routes de terre et de mer ont une faible densité d’habitants et ceux qui vivent sur elles ne sont pas gens à prescrire et à défendre tel ou tel mouvement. Les membres peuvent réellement se mettre à l’air, se donner de l’air : nul geste qui soit encombrant, ou inconvenant, ou obscène, pas de foule que le coude puisse heurter, aucun de ces gestes honteux que font les êtres de la foule, comme de presser sournoisement les hanches si larges d’une femme, de se regarder à la dérobée dans tous les miroirs des rues pour contrôler son personnage, comme de cracher vite et en se détournant dans un mouchoir. Vous pouvez uriner librement dans la mer : nommerez-vous ces actes la liberté ?

La liberté est un pouvoir réel et une volonté réelle de vouloir être soi. Une puissance pour bâtir, pour inventer, pour agir, pour satisfaire à toutes les ressources humaines dont la dépense donnera la joie.

Les voyageurs sont comme les autres tirés de toutes parts par les puissances qu’aucun objet ne satisfait, par l’amour sans amant, l’amitié sans ami, la course sans parcours, le moteur sans mouvement, la force qui n’a jamais d’actualité : il n’y a pas d’objet, de dessein, d’occasion. Libres comme les sages qui paralysent une par une les parties de l’humanité et qui appellent sagesse cette mutilation : il est grandement temps de n’être plus stoïques, vous n’aurez pas de ciel où rattraper le temps.

Fuir, toujours fuir pour ne plus penser que vous êtes mutilés ?

Je n’invente pas des contes littéraires : j’ai connu un soldat de coloniale envoyé aux sections spéciales du cap Saint-Jacques, qui disait à ses juges empesés de galons : « Je ne peux pas ne pas céder aux crises qui me prennent, à ces fugues qui sont les seules fautes que vous ayez à me reprocher. Il faut que je fuie. C’est la seule explication que je puisse donner de ce que vous appelez mon inconduite habituelle. »

Je suis donc en mer. Je pense ces choses sur la mer pour lui rendre justice, être juste contre elle. Il y a cette absence, ces disparitions, ces éclipses des humains attirés par l’accostage du navire comme des hannetons par une lampe, le soir à la campagne, puis disparus, fondant dans le tremblement de chaleur des quais de corail.

Il y a une grande existence identique et pesante, un monde posé contre nous, sans visage, écrasant les battements du cœur qu’on écoute. La mer et les déserts, l’élément mobile comme le feu et l’élément apparemment immobile, ces êtres sans voix, sans bouche, sans regards, défigurés par les brûlures ne conspirent même pas contre l’homme, elles ne sont pas de son parti, ils ne sont pas ses adversaires : à peine parvient-il à les penser à force de mesures par la géométrie et les calculs qui traitent d’étendues inflexibles : la science est simplement ce qui nous empêche de nous sentir perdus. Mais les images, les désirs, les idées tombent les unes après les autres comme des mouches tuées par les approches de l’hiver.

Liberté ?

Et les marins qui voyagent comme un menuisier scie des grumes ? Il y a encore les marins qui sont humains parfois.

Le capitaine Blair produit des actions réelles quand il faut, il monte sans y penser jusqu’à une espèce de sublime professionnel, sans se dire que le moment est venu d’être sublime. J’ai connu un poète qui avait été pilotin ; il sauvait son âme éternelle chaque fois qu’il lançait un seau d’eau sur les planches du pont, le matin à cinq heures. Blair commande. Il lutte contre les sautes de vent, l’arrivée des grains, les courants, se méfie des lignes de récifs. Il va régulièrement d’incident en incident sans aucune complaisance pour lui-même, sans aucune idée lyrique des océans. Il connaît qu’il arrive des moments où il ne faut pas se tourner les pouces, mais décider et ordonner parce que tout dépend de la vitesse et de la sûreté d’un petit nombre de mouvements. Il est beau à voir : on l’imagine criant au directeur et au propriétaire de sa compagnie, comme le patron de la Tempête « Silence, vous autres ! À vos cabanes ! » Quand son bateau est neuf comme l’Amin, Blair apprend à connaître un objet : savoir comment les pompes à mazout fonctionnent, comment cette carcasse obéit aux tours du gouvernail à vapeur, comment elle se comporte à la lame. Il écoute les bruits du navire comme un cœur, jusqu’à le connaître comme une femme, jusqu’à s’en dégoûter comme d’une vieille épouse.

Il est complet quand il fait un métier d’homme qui a des ennemis dans les cartes, les couleurs des fonds, les directions colorées des eaux. Alors il a autant de corps que l’équipage a d’unités. Il faut voir aussi un contremaître de chaudronnerie commandant son équipe devant la presse à emboutir les grosses pièces, ou encore un chirurgien qui opère. Sans aucune analyse qui les sépare de leur action. Blair est ainsi, vivant tout le temps que dure son acte : mais il n’en sait qu’un, c’est son malheur. Le reste du temps, il n’y a pas tous les jours des tempêtes, des ports difficiles, il s’emmerde, il regarde son cargo comme une cellule, il n’arrive pas à se consoler en traitant la mer de putain. Les sentiments de la mer le secoueraient de son rire écossais : c’est une matière instable difficile à traiter, dure à comprendre, c’est un mauvais cheval. Elle peut tuer d’une mort humide et pourrie celui qui l’oublie à la seconde où il faut se souvenir de ses façons. Blair ne descend même pas à terre pour contempler les paysages : il a fait vingt-cinq ou trente fois escale à Massaouah et il ne cherche pas à savoir que c’est la plus belle baie du monde avec son cirque de montagnes, ses eaux jaunes et plates qui traînent des rivières de sable jaune, des amas d’herbes comme l’Amazone, et les débris de cet arbre que j’appelle le Flamboyant. Il sait seulement que la navigation n’est pas commode : son action est dirigée là où elle possède tout son efficace.

Tous ces marins se morfondent à périr, Blair, qui pense à ses enfants morts, Beaton, Hiddleston l’ingénieur qui ne rêve que d’un embarquement sur un paquebot, comme un fonctionnaire veut monter d’une classe. Tous ces marins diffèrent moins qu’on ne pourrait le croire des voyageurs de commerce qui font une région française dans une six chevaux Renault.

Je vous dis que tous les hommes s’ennuient.