Aden, Arabie/s14

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XIV

Trop lentement au gré de mon impatience, je reviens. J’allais dire, je remonte, nous croyons penser à l’univers, nous ne pensons qu’aux cartes et, pour aller du sud au nord on lit la mappemonde de bas en haut. Dans le ciel cela ne veut rien dire. Le nord est dans tous les sens.

C’est encore un voyage freiné tous les jours par les vents, les embarquements et les débarquements de marchandises. Entre Massaouah et Djeddah il faut marcher contre une tempête aveuglante et blanche au milieu des brûlures de l’air remué, la vitesse descend à cinq nœuds, je mange des bananes de Chine, cadeaux d’un marchand arabe de Hodeidah, je sens l’odeur des moutons dans la cale, je suis ivre d’impatience et de fureur, va-t-on lancer jusqu’aux vents contre moi ?

Les villes à moitié enfouies sous les sables, tassées derrière les lignes de madrépores font des signaux d’appel aussitôt annulés. C’est un film horrible de promptitude et d’éclipses qui laisse des souvenirs consumés.

Zeilah est l’un des ports de la côte britannique des Somalis. On dit qu’elle fut aussi un port de la reine de Saba. Elle est bâtie à soixante milles environ vers le sud est de Djibouti.

Ce n’est qu’une bourgade qui dépasse le niveau de la mer comme un radeau : du pont des navires, c’est une sorte de mirage usé : ce n’est point une de ces hautes apparitions de soleil qui dominent la plaine des eaux à la façon de grandes galères couvertes de pavillons, de clochetons, de mâts, mais une image érodée par le sable, les vents et le soleil.

Comme la haute mer est séparée du rivage visible par un de ces hauts fonds insidieux dont on suit les détours sur les instructions nautiques, les bateaux restent au large : les passagers descendent d’abord sur un petit boutre indigène penché sur l’eau même si le vent ne souffle pas, avec ces marins noirs accroupis à l’avant, impatients de toucher la côte de leurs mains. Puis le boutre racle le fond. On est porté dans une chaise par deux grands Somalis qui débrouillent les couloirs du fond comme un écheveau familier. De jeunes garçons courent et la mer jaillit, ils crient douchés par l’eau de cuivre qui ruisselle sur leur peau de ce beau noir à reflets rouges du pays. Leurs cris qui filent vers le ciel ne retombent plus.

Le sol est comme un mortier de poissons morts : chaque pas écrase des arêtes, des coquilles, soulève une poussière mêlée d’écailles.

Un cri d’enfant, une querelle de vieille femme, un bêlement de mouton qu’on égorge derrière un muron, nul bruit de pas, nul chuintement de feuilles, pas de chants, de disputes, un silence sans frontières, tombe du ciel comme une pluie de cendres lancées par un volcan plus lointain qu’un appel d’alouette.

On voit des groupes dormir sur des places vides. Dans dés pièces blanches démeublées, des commerçants désœuvrés achètent et vendent quelques peaux. Ils fument ces cigarettes à l’Éléphant, aux Ciseaux, que Wills fabrique pour les gens de couleur, et qu’un blanc ne fume pas. Les hommes de Zeilah se nourrissent-ils de pierres ? Se sentent-ils oubliés au bord de leur désert ? Vivent-ils sous la terre pour habituer leurs corps au grand poids de la mort ?

À Hodeidah, dans les entrepôts, à l’extrémité de longs couloirs, derrière des vantaux travaillés, sont effondrées les collines verdoyantes de café où, comme dans un bain froid les membres perdraient leur sueur. Les petites juives descendues de leurs montagnes de Sana trient ce café. Elles sont couvertes de toiles bleues et passées, elles mordent dans le vent du désert le bout mouillé d’une étoffe rouge et noire. Sous leur crasse, qu’elles pourraient inspirer de désir, faute de temps ces désirs se désagrègent au soleil.

On est en avril : c’est le moment où les pèlerins montent vers Yembo et Djeddah, ports de Médine et de la Mecque. On croise du côté de Loheyah des transports chargés de gens de la Malaisie et de l’Inde qui voient la sainteté au bout de leur voyage. Ils possèdent des suites d’enfants à bonnets dorés, des malles de métal peintes à fleurs, des parapluies de coton. Il leur faut du loisir pour attendre le bon plaisir des quarantaines, des bureaux, des douanes, des médecins égyptiens à la politesse sifflante. Assemblés sous les hangars en plein vent des ports ils monnayent des fortunes de patience. Au milieu de Djeddah pleine de pans de murs écroulés, d’amoncellements de gravats et de déblais, du côté du tombeau de la Grand’Mère et de la porte de la Mecque attendent pareillement les caravanes de chameaux tout chargés et les Fords sordides qui datent des premières comédies de Mac Sennett. Tout est espoir dans une torpeur de maladie. Les pèlerins endurent tout, les brutalités, les délais, les vols des entrepreneurs de pèlerinage. Il manque les bidons bleus, les Bernadettes de plâtre, les médailles de la Vierge, les polytechniciens brancardiers, on se croirait à Lourdes.

Des drapeaux pendent comme des peaux le long des hampes, ce sont les pavillons des consulats d’Europe, des pays qui possèdent des sujets musulmans. On pense à une Genève de l’Islam : le drapeau rouge des Soviets accepte pour une fois la compagnie meurtrière de l’Union Jack. Cependant les consuls dorment derrière leurs balcons fermés et ajourés dans tous les coins de cette ville sans glace où le sirop de violettes a la température d’une potion.

Dans le port, entre deux rangées de coraux, le yacht blanc du roi Ibn Séoud achève de rouiller sur une eau de sulfate de cuivre.

Patience, sommeil sont les deux mots de passe de ces terres inconsolables décorées de merveilles sinistres et d’hommes de mauvais augure. Un poème arabe fait dire à l’Arabe : « Je suis le fils de la patience ». Cet Orient sèche au soleil comme les poissons échoués, comme les morts dans l’air sans germes du désert. C’est une corruption stérile. Des habitants dont le nombre paraît immense au milieu de ces solitudes minérales remuent faiblement. Conduits par des activités dont le sens s’est complètement évaporé, ils se laissent couler vers la mort, assis sur des pierres tombées de leurs maisons. Ils sont dans une espèce de béatitude muette dont ils sortent pour parler à toute vitesse, pour signer de moment en moment des papiers de commerce.

Un Européen n’arrive pas à séparer, dans les idées qu’il peut former de la vie, les gestes humains des apparitions rafraîchissantes des végétaux, des rivières et des machines. Une inquiétude que les meilleures raisons ne sauraient dissiper saisit ce petit-fils de paysans et d’artisans devant une existence consacrée à des tâches inexplicables qui ne se mesurent pas en dernier ressort à la croissance d’une moisson, à la production d’un outil, devant des loisirs qui ne comportent pas normalement la marche dans un jardin.

De sa vie à celle des plantes le plus facile et le plus constant des échanges est institué : le mouvement des saisons qui n’ont pour lui qu’une réalité végétale lui sert de repères. Ses divertissements, ses repos sont saisonniers, ses fêtes religieuses mêmes. Il connaît des travaux et des plaisirs pour les quatre saisons. L’habitant des villes n’est pas exclu de ces lois, il lui suffit de voir les feuilles des marronniers, pousser, les cerises paraître chez les fruitiers. Il sait dominer les forces modestes de ses climats : il entretient donc l’illusion d’une nature docile et peut-être complice, assujettie à ses propres destins. Sur les bandeaux tempérés de la terre, il se croit libre parce qu’il triomphe.

L’Européen est encore mécanicien. L’invention, l’usage et l’intelligence des instruments, des machines occupent les heures qui ne sont pas rattachées finalement à un sol capable de productions. Chacune de ces opérations lui prouve aussi son pouvoir. Il ne forme aucune idée naturelle de la fatalité. Ces gestes pourront encore sauver les gens d’Europe.

Mais sur les zones du désert, les hommes n’entretiennent que des rapports mystérieux ou trop simples avec une terre qui ne participe pas aux générations utiles à la vie. Elle est un espace pour des marches uniformes, un objet pour une contemplation monotone. Entre la presqu’île du Sinaï et l’île de Socotora, il faut accepter une nature où les hommes sont véritablement étranges : ils n’y peuvent rien, leurs souhaits, leurs désirs n’ébranlent pas la permanence du désert. Les incidents du climat, les tempêtes de sable, les orages prennent une violence telle qu’elle exclut toute tentative humaine de résistance ou d’utilisation. Par excès de vent, faute de blé, faute de rivières on ne trouve pas de moulins. Sur cette impuissance se fonde la croyance dans la fatalité. Un homme qui peut en même temps aimer une chute d’eau et monter sur elle une turbine ne croira jamais que toutes choses sont écrites.

Alors ces villes perdues communiquent une sorte de maladie de la paresse. Reniées, oubliées, elles se consument, la vie prend les déguisements de la mort. Ne parlez pas aux gens de l’Europe du kief, du nirvana. Ils vous diront de laisser les morts tranquilles.

La Méditerranée finit par reparaître, peuplées de tous les noyés antiques.

Le cercle bouclé, je vis un matin le château d’If, et devant des collines blanches, Notre-Dame de la Garde. J’étais servi : les premiers emblèmes venus à ma rencontre étaient justement les deux objets les plus révoltants de la terre : une église, une prison.

P. NIZAN.