Adieu à Moréas

La bibliothèque libre.
Émile-Paul, Éditeur (p. 3-18).


MAURICE BARRÈS
De l’Académie Française

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Adieu à Moréas



PARIS
ÉMILE-PAUL, ÉDITEUR
RUE DU FAUBOURG SAINT-HONORÉ, 100
PLACE BEAUVAU


1910







Cimetière du Père-Lachaise,
le 2 avril 1910.


J’apporte à Jean Moréas l’adieu des compagnons de sa jeunesse. Je l’ai connu il y a plus d’un quart de siècle. Nous avons passé côte à côte plusieurs années au Quartier Latin, et depuis, que de fois ne suis-je pas venu, par de beaux après-midi, le retrouver dans le jardin du Luxembourg et causer avec lui de littérature, comme nous avons fait encore ces jours derniers, paisiblement, affectueusement, dans cette chambre où il attendait la mort avec une si calme fierté !

À vingt ans, j’ai entendu Moréas scander ses premiers poèmes, du même accent dont il me disait, il y a peu, les plus beaux fragments de l’Ajax et du Philoctète que la mort vient d’interrompre. Ainsi la vie de notre ami est toute au clair dans ma mémoire, depuis le jour qu’il nous vint d’Athènes, chargé d’une mission qu’il ne connaissait pas encore, jusqu’à ces jours glorieux où, par l’unanime désignation des poètes, il tenait l’emploi d’un drapeau.

Je me rappelle la charmante arrogance de sa jeunesse, sa mise brillante toute vernissée et chaque jour fleurie, légèrement exotique, un jeune étranger fort galant, un peu bretteur, adorné d’un monocle, et qui caressait infatigablement sa moustache d’un noir bleuâtre, tout en jugeant d’un mot saisissant comme une invective les maîtres. De ce beau cavalier rimeur, de toute cette fringance, nos jeunes gens n’ont plus guère connu que l’accent un peu rauque avec lequel Moréas a formulé jusqu’à la fin des jugements esthétiques, inattendus, concis et le plus souvent fort sages.

Que ces temps sont lointains ! C’était dans les années 1882 ou 1883, quand Moréas préparait les Syrtes. Nous allions parfois, le soir, dans le haut de la rue de Rome, écouter Stéphane Mallarmé, et parfois encore, d’une voix basse et rapide. Villiers de l’Isle-Adam essayait sur nous ses histoires les plus insolites. J’ai vu Moréas marcher au côté de Verlaine. Mais déjà il se mettait en mesure de rejoindre Ronsard, Villon et Rutebœuf.

Cet Hellène n’a jamais accepté l’ignorance où il nous voyait de notre propre langue. Il aimait à raconter que dans la maison de son père, à Athènes, il y avait une bibliothèque de deux mille volumes de nos poètes, et qu’avant d’avoir atteint sa dixième année il s’était déjà promis de chanter sur une lyre française. À Paris, et dans une vie qui semblait indolente, comment trouva-t-il le moyen d’approfondir toutes les époques de notre littérature ? Comment put-il acquérir cette érudition vaste et sûre qui étonnait les philologues professionnels ? Ce sont là des secrets de poète. Mais cette science n’était pour lui qu’un apprentissage, un travail d’approche de la beauté. Quand il eut amassé son trésor, il se dépouilla ; il mit au-dessus de tout la simplicité de Sophocle et de Racine. Il surpassa le précieux poème qui demeure le plus à mon goût, et qu’il avait écrit pour excuser et plaindre la coupable Ériphyle ; il composa les Stances, où la netteté si fière des contours s’adoucit en rêverie charmante, puis son Iphigénie, d’une grâce pathétique et familière, que reçurent avec des transports ceux qui savent goûter les purs plaisirs de la tragédie. Et c’est alors que l’on vit clairement que ce poète était venu d’Athènes à Paris pour ramener les plus turbulents rimeurs dans les voies de l’humanisme.

Je crois que j’ai recueilli le testament littéraire de Moréas. C’était il y a peu de jours, dans cette chambre où nous venons pieusement de lever son corps. Il avait demandé qu’on nous laissât tout seuls, et la garde elle-même s’éloigna. Nous avons causé de ce qui lui tenait le plus au cœur, de littérature, et il m’a dit : « Il n’y a pas de classiques et de romantiques… C’est des bêtises… Je regrette de n’être pas mieux portant pour t’expliquer… » Nous ne saurons jamais quels arguments se réservait de me donner Moréas, mais je suis de son avis ; je crois qu’un sentiment dit romantique, s’il est mené a un degré supérieur de culture, prend un caractère classique. J’ai vu Moréas passer de l’une à l’autre esthétique, à mesure qu’il s’ennoblissait moralement, et je me rends compte qu’il a trouvé ses perfectionnements d’art dans son cœur assagi.

Ce bon ordre, cette économie souveraine qui règne dans ses poèmes, c’est la simplicité qu’il mettait dans sa vie si digne et si claire ; son lyrisme concentré, c’est une mâle pudeur ; ses raccourcis, son style énergique, ses belles inversions, c’est de la bravoure ; sa grâce fière, c’est la loyauté que nous aimions dans toutes ses mœurs.

Devenir classique, messieurs, c’est décidément détester toute surcharge, c’est atteindre à une délicatesse d’âme qui rejetant les mensonges, si aimables qu’ils se fassent, ne peut goûter que le vrai ; c’est, en un mot, devenir plus honnête.

Moréas a vécu ses dernières années comme un sage. Il était complètement détaché de la vie ; toutes ses paroles et toutes ses manières sur son lit de mort nous l’ont bien prouvé ; et pourtant, il n’a jamais offert au destin un visage morose. Cet incroyant gardait le culte des petites divinités. Il donnait un corps, une âme, un visage à toutes les minutes aimables. Il semblait mener l’existence insouciante d’un vieux poète qui n’a rien changé au train de sa vingt-cinquième année. Mais derrière ces apparences, j’en appelle à ses intimes, quelle profondeur et quelle force de désabusement ! Quel personnage solitaire il faisait, notre ami (et d’une manière presque douloureuse), au milieu de ces jeunes gens qui le saluaient avec déférence, mais dont les visages joyeux lui rappelaient à chaque minute les approches de la vieillesse !

En vain possédait-il une confiance absolue dans la valeur de son œuvre ; en vain ne se lassait-il jamais d’entonner l’Exegi momunentum : il dénombrait avec sympathie la troupe de ses admirateurs et se souciait peu d’entendre leurs raisons ; il prévoyait que sa gloire lui donnerait bientôt de beaux fruits et n’en avait guère l’appétit. Il a regardé sa jeunesse s’éloigner sans avoir même une grande envie de la retenir.

Douloureuse indifférence et dont lui-même n’a peut-être pas distingué toutes les causes. Pour moi, quand je me rappelle son regard distrait, son manque absolu de curiosité, son parti-pris de ne s’intéresser qu’à certains sommets de la poésie, je crois comprendre qu’à son insu il avait toujours son cœur dans les villages au pied du Taygète et près des vieilles fontaines turques sous les platanes. Notre ami, messieurs, était, en même temps qu’un grand poète français, un vieux gentilhomme du Péloponèse. C’est le secret de sa position exceptionnelle dans notre poésie.

La vanité de la gloire, la solitude, la vieillesse, une nostalgie mystérieuse, voilà les thèmes de ses ouvrages les plus parfaits. Dans la forme la plus brève et la mieux cadencée, il nous donnait l’essentiel de son expérience de la vie. J’ai souvent pensé que sa place véritable se trouvait entre celle d’Horace et celle de Saadi ou d’Hafiz. Un sentiment peu large, mais exquis, de la nature lui sert pour exprimer, avec un singulier mélange de douceur et de négation amère, qu’il faut jouir de la minute qui passe ; mais en même temps il nous détourne de cette réalité et de toutes les espérances, pour nous anéantir dans une sorte d’acceptation orientale.

Messieurs, les poètes de l’avenir auront toute liberté d’étudier Jean Moréas et de peser les services que cet Hellène nous a rendus. Ses œuvres parleront éternellement. Mais nous tous, qui sommes rassemblés ici, nous devions témoigner qu’il eut un cœur simple et affectueux, la plus vraie dignité dans une vie qui, pour ne s’astreindre à aucune règle bourgeoise, rejetait cependant tout ce qui peut déconcerter la mesure. Je suis assuré de traduire vos sentiments de la façon la plus vraie en disant que le caractère de celui que nous accompagnons présentait la même beauté brave et fière que son génie.

Adieu, Jean Moréas ! Adieu, grand poète des Stances et d’Iphigénie ! Le bûcher, comme tu l’as voulu, va consumer ta dépouille mortelle. Reçois le dernier salut des écrivains français qui t’entourent avec la plus affectueuse tristesse. Notre patrie n’oubliera jamais que tu voulus être l’un de ses fils ; elle s’apprête à recueillir ta fille glorieuse, Iphigénie, qu’une grande artiste, à ton chevet, a promis de conduire sur la scène où déjà Euripide et Racine ont fait paraître la vierge sacrifiée. Chacun pressent que de la minute où tu sembles t’anéantir, ta gloire va s’élancer plus haut. Et quand nous te voyons roulé dans ton linceul, le beau mot d’Hésiode revient à notre esprit : « Enveloppant de voiles blancs son corps, il est allé se joindre à la famille des immortels. »







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