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Adieu (Lamartine, II)

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Chez l’auteur (p. 18-22).


Voici des vers que j’ai écrits ce matin en me promenant sur la mer, entre les îles de Pomègue et la côte de Provence ; c’est un adieu à Marseille, que je quitte avec des sentiments de fils. Il y a aussi quelques strophes qui portent plus avant et plus loin dans mon cœur.



ADIEU

HOMMAGE À L’ACADÉMIE DE MARSEILLE


 
Si j’abandonne aux plis de la voile rapide
Ce que m’a fait le ciel de paix et de bonheur ;
Si je confie aux flots de l’élément perfide
Une femme, un enfant, ces deux parts de mon cœur ;
Si je jette à la mer, aux sables, aux nuages,
Tant de doux avenirs, tant de cœurs palpitants,
D’un retour incertain sans avoir d’autres gages

Qu’un mât plié par les autans ;

 

Ce n’est pas que de l’or l’ardente soif s’allume
Dans un cœur qui s’est fait un plus noble trésor ;
Ni que de son flambeau la gloire me consume
De la soif d’un vain nom plus fugitif encor ;
Ce n’est pas qu’en nos jours la fortune du Dante
Me fasse de l’exil amer manger le sel,
Ni que des factions la colère inconstante

Me brise le seuil paternel :

 

Non, je laisse en pleurant, aux flancs d’une vallée,
Des arbres chargés d’ombre, un champ, une maison
De tièdes souvenirs encor toute peuplée,
Que maint regard ami salue à l’horizon.
J’ai sous l’abri des bois de paisibles asiles
Où ne retentit pas le bruit des factions,
Où je n’entends, au lieu des tempêtes civiles,

Que joie et bénédictions.

 

Un vieux père, entouré de nos douces images,
Y tressaille au bruit sourd du vent dans les créneaux,
Et prie, en se levant, le Maître des orages
De mesurer la brise à l’aile des vaisseaux ;
De pieux laboureurs, des serviteurs sans maître,
Cherchent du pied nos pas absents sur le gazon,
Et mes chiens au soleil, couchés sous ma fenêtre,

Hurlent de tendresse à mon nom.

 

J’ai des sœurs qu’allaita le même sein de femme,
Rameaux qu’au même tronc le vent devait bercer ;
J’ai des amis dont l’âme est du sang de mon âme,
Qui lisent dans mon œil et m’entendent penser ;
J’ai des cœurs inconnus, où la muse m’écoute,
Mystérieux amis à qui parlent mes vers,
Invisibles échos répandus sur ma route

Pour me renvoyer des concerts.

 

Mais l’âme a des instincts qu’ignore la nature,
Semblables à l’instinct de ces hardis oiseaux
Qui leur fait, pour chercher une autre nourriture,
Traverser d’un seul vol l’abîme aux grandes eaux.
Que vont-ils demander aux climats de l’aurore ?
N’ont-ils pas sous nos toits de la mousse et des nids ?
Et, des gerbes du champ que notre soleil dore,

L’épi tombé pour leurs petits ?

 

Moi, j’ai comme eux le pain que chaque jour demande.
J’ai comme eux la colline et le fleuve écumeux ;
De mes humbles désirs la soif n’est pas plus grande
Et cependant je pars et je reviens comme eux.
Mais, comme eux, vers l’aurore une force m’attire ;
Mais je n’ai pas touché de l’œil et de la main
Cette terre de Cham, notre premier empire,

Dont Dieu pétrit le cœur humain.

 

Je n’ai pas navigué sur l’océan de sable,
Au branle assoupissant du vaisseau du désert,
Je n’ai pas étanché ma soif intarissable,
Le soir, au puits d’Hébron de trois palmiers couvert ;
Je n’ai pas étendu mon manteau sous les tentes,
Dormi dans la poussière où Dieu retournait Job,
Ni la nuit, au doux bruit d’étoiles palpitantes,

Rêvé les rêves de Jacob.

 

Des sept pages du monde une me reste à lire :
Je ne sais pas comment l’étoile y tremble aux cieux,
Sous quel poids de néant la poitrine respire,
Comment le cœur palpite en approchant des dieux !
Je ne sais pas comment, au pied d’une colonne
D’où l’ombre des vieux jours sur le barde descend,
L’herbe parle à l’oreille, ou la terre bourdonne,

Ou la brise pleure en passant.

 

Je n’ai pas entendu dans les cèdres antiques
Les cris des nations monter et retentir,
Ni vu du haut Liban les aigles prophétiques
S’abattre, au doigt de Dieu, sur les palais de Tyr ;
Je n’ai pas reposé ma tête sur la terre
Où Palmyre n’a plus que l’écho de son nom,
Ni fait sonner au loin, sous mon pied solitaire,

L’empire vide de Memnon.

 

Je n’ai pas entendu, du fond de ses abîmes,
Le Jourdain lamentable élever ses sanglots,
Pleurant avec des pleurs et des cris plus sublimes
Que ceux dont Jérémie épouvanta ses flots ;
Je n’ai pas écouté chanter en moi mon âme
Dans la grotte sonore où le barde des rois
Sentait au sein des nuits l’hymne à la main de flamme

Arracher la harpe à ses doigts.

 

Et je n’ai pas marché sur des traces divines,
Dans ce champ où le Christ pleura sous l’olivier ;
Et je n’ai pas cherché ses pleurs sur les racines
D’où les anges jaloux n’ont pu les essuyer !
Et je n’ai pas veillé pendant des nuits sublimes
Au jardin où, suant sa sanglante sueur,
L’écho de nos douleurs et l’écho de nos crimes

Retentirent dans un seul cœur !

 

Et je n’ai pas couché mon front dans la poussière
Où le pied du Sauveur en partant s’imprima ;
Et je n’ai pas usé sous mes lèvres la pierre
Où, de pleurs embaumé, sa mère l’enferma !
Et je n’ai pas frappé ma poitrine profonde
Aux lieux où, par sa mort conquérant l’avenir,
Il ouvrit ses deux bras pour embrasser le monde,

Et se pencha pour le bénir !

 

Voilà pourquoi je pars, voilà pourquoi je joue
Quelque reste de jours inutile ici-bas.
Qu’importe sur quel bord le vent d’hiver secoue
L’arbre stérile et sec, et qui n’ombrage pas ?
L’insensé ! dit la foule. — Elle-même insensée !
Nous ne trouvons pas tous notre pain en tout lieu ;
Du barde voyageur le pain, c’est la pensée :

Son cœur vit des œuvres de Dieu !

 

Adieu donc, mon vieux père ; adieu, mes sœurs chéries ;
Adieu, ma maison blanche à l’ombre du noyer ;
Adieu, mes beaux coursiers oisifs dans mes prairies ;
Adieu, mon chien fidèle, hélas ! seul au foyer !
Votre image me trouble, et me suit comme l’ombre
De mon bonheur passé, qui veut me retenir :
Ah ! puisse se lever moins douteuse et moins sombre

L’heure qui doit nous réunir !


Et toi, terre livrée à plus de vents et d’onde
Que le frêle navire où flotte mon destin,
Terre qui porte en toi la fortune du monde,
Adieu ! ton bord échappe à mon œil incertain.
Puisse un rayon du ciel déchirer le nuage
Qui couvre trône et temple, et peuple et liberté,
Et rallumer plus pur sur ton sacré rivage

Ton phare d’immortalité !


Et toi, Marseille, assise aux portes de la France
Comme pour accueillir ses hôtes dans tes eaux,
Dont le port sur ces mers, rayonnant d’espérance,
S’ouvre comme un nid d’aigle aux ailes des vaisseaux ;
Où ma main presse encor plus d’une main chérie,
Où mon pied suspendu s’attache avec amour.
Reçois mes derniers vœux en quittant la patrie,

Mon premier salut au retour !