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Adieu Cayenne !/Nouveau départ

La bibliothèque libre.
Les Éditions de France (p. 97-106).

X

NOUVEAU DÉPART


— Savez-vous combien de temps nous sommes restés dans la forêt, à vivre comme des bêtes de pays chauds ? Un mois.

Nous avions découvert un arbre immense que protégeaient des bambous et des lianes. Nous nous étions fait un lit de feuilles dans ses branches et nous surprenions tous les secrets de la jungle ; la goinfrerie du tapir qui, sitôt réveillé, se mettait à avaler des fourmis ; la pitrerie des singes. Ils étaient intrigués, ceux-là, de nous voir dans leur royaume ; ils ne cessaient de nous regarder sous le nez. Tout ce que nous faisions, ils l’imitaient. Je jouais de la trompette avec mon doigt, ils en jouaient ; je fumais, ils dégringolaient pour ramasser le mégot. Et la scène de famille chez papa et maman puma, qui corrigeaient petit puma à coups de crocs dans l’arrière-train ! Si j’avais eu une machine à tourner les films, j’en aurais gagné, de l’argent, et j’aurais maintenant un joli complet pour me promener avec vous dans Rio de Janeiro.

Les soirs, on descendait, afin de recevoir la visite de Robichon, dit Pirate, ex-maître de danse à Toulouse.

Il n’a jamais connu notre installation dans l’arbre. C’était notre refuge secret contre les traîtres, les mouchards, les chiens de chasseurs d’hommes. Pirate nous entretenait des rumeurs de Cayenne. Menœil, Deverrer, Brinot avaient parfaitement été arrêtés dans Remire. C’est la soif qui les avait fait prendre. Il y a des gens qui ne savent pas souffrir le temps qu’il faut pour réussir !

Pauvre Menœil ! hein ? C’était sa cinquième ! Et il chantait avec tant de confiance à la proue de la pirogue !

Jean-Marie et moi, nous passions pour morts. Nous nous étions, paraît-il, enlisés avec Venet. « Seulement, disait Pirate, il faut confirmer la légende ; c’est bien, de la part des copains, d’avoir dit ça. Mais ce que je fais est mieux. »

— Et que fais-tu ?

— Je vous enlise, chers camarades. À tous les transportés, je débite d’effarants récits sur votre supplice. Toi, Dieudonné, je te fais périr en hurlant. On entendait tes cris, jusqu’au dégrad des Canes. Donne-moi vingt francs !

— Assez tapé ! N’as-tu pas honte de saigner deux misérables ?

— J’ai honte, faim et soif. Donne vingt francs ou je te ressuscite !

Pirate trouvait des arguments de diplomate pour nous empêcher de chercher asile ailleurs. Il avait déjà tout engagé, tâté le pêcheur, préparé les voies de la liberté. C’est ainsi qu’il s’exprimait ! Il nous apportait des preuves innombrables et incontrôlables de sa bonne foi, de « son dévouement jusqu’à terre ». Jambe de Laine confirmait tout.

— Jambe de Laine, demandait Pirate, est-il pas vrai qu’hier j’ai crié devant un surveillant : « Ah ! Dieudonné ! le malheureux ! crever comme ça ! »

— C’est vrai, disait Jambe de Laine.

— Est-ce pas vrai que je me suis déjà mis en rapport avec le plus habile pêcheur des mers de Guyane, et qu’il s’appelle Célestat ?

— C’est vrai !

— Donne-moi trente francs !

Ils restaient deux jours, parfois, sans nous ravitailler. Ils buvaient notre pauvre argent chez un Chinois. C’est alors que nous mangions avec les singes…

La bonne vieille négresse n’osait plus nous recevoir. Le bruit avait fini par courir à Cayenne que nous n’étions pas morts, mais cachés dans les environs. Des Arabes rôdaient près de notre retraite. Nous ne fûmes bientôt plus en sûreté que dans notre arbre. Nous y vécûmes vingt-huit jours, ne descendant qu’à l’heure où Pirate devait venir. Nous y grelottions de froid quand il pleuvait, et, quand il faisait beau, les moustiques nous suppliciaient. Et, comme si nous étions déjà des morts, les vers macaques nous mangeaient. J’en ai eu douze. Et les fourmis flamandes ! On a souffert ! Pourtant, notre torture était surtout morale. La confiance en Pirate s’en allait. L’argent aussi ; l’espoir…

Le trentième jour, jours comptés un à un, Pirate apparut, accompagné d’un noir.

— Enfin, salut ! dis-je au nègre.

Il s’appelait Strong Devil, il était de Sainte-Lucie et connaissait la « mé » depuis les Antilles jusqu’au Brésil sud. Il avait déjà trois forçats. Son prix était de huit cents francs !

— Pirate, dis-je, tu vas aller à Cayenne, cette nuit. Voici une lettre. Tu frapperas à cette adresse, on te remettra mille francs. Cinquante pour toi.

Et je dis au noir :

— Entendu. Quand ?

Pirate répond :

— Demain, à la nuit, Strong et moi, nous vous attendrons dans le carbet de la bonne vieille. Tu donneras cent francs à Jambe de Laine, cent francs à moi, plus les cinquante promis tout de suite, petit Dieudonné !

Sept heures, le lendemain. Jean-Marie et moi nous sommes dans le carbet. La vieille panse les plaies de nos pieds. Du bruit. Ce sont les trois compagnons, trois têtes inconnues. On est sept mille au bagne ! Pirate et Strong suivent. Jambe de Laine suit.

— Payez ! dit Strong.

Pirate me remet les mille francs.

Je paye.

— Paye, dit Pirate, tendant la main et montrant Jambe de Laine.

Je paye.

Les trois s’appellent : Dunoyer (meurtre) ; Louis Nice (assassinat) ; Tivoli, dit le Calabrais (meurtre).

Malade, la femme du nègre n’avait pu l’accompagner pour ramener l’argent. Aussi partit-il lui même pour Cayenne. Il avait promis d’être de retour à minuit.

Il ne vint pas. Le lendemain non plus. Ah ! nous étions de brillants individus ! Volés par Strong, dénoncés par Pirate. Plus d’argent, la pluie, la faim.

À la nuit, je prends le Calabrais et je lui dis :

— Tant pis ! Pirate doit être chez son Chinois, allons !

Il y était. Nous le sommons de nous conduire d’urgence chez Strong. Mais il était saoul.

— La nuit prochaine, dit-il.

Nous retournons dans la forêt. Il pleut.

Le lendemain, à midi, j’entends un bruit. Le haut des taillis remue. Un Arabe passe sa tête, il me fait signe d’approcher. J’ai un mouvement de recul. Il insiste. J’y vais. Les compagnons me suivent.

— Vous êtes dénoncés, nous dit-il. Je suis chargé de repérer votre refuge. D’autres Arabes cherchent ailleurs. Pirate vous a vendus, mais toi, Dieudonné, tu as sauvé Azzoug, — c’était le marabout des forçats musulmans ; il était en train de se noyer, un jour, aux îles du Salut, — alors, nous, les Arabes, nous ne dirons pas où vous êtes. Je suis venu te prévenir. Jambe de Laine est filé. Fuyez.

Nous ne sommes plus que des bêtes de brousse traquées par les chasseurs d’hommes. Nous tombons sur des mouches-sans-raison. C’est pire qu’un essaim d’abeilles. Nous approchons heureusement d’une savane inondée. Nous y plongeons. Elles nous laissent.

Louis Nice connaît la demeure de Strong. Il ira seul. Nous l’attendrons de l’autre côté de Cayenne.

On se sépare. C’est la nuit. On traverse Cayenne. Depuis trente-six jours, je n’ai plus revu la ville ! Pas un casque de surveillant. Je suis déjà devant l’église. Mes narines se pincent, tellement j’ai peur. Mais la chasse est commencée, et nous sommes forcés. J’arrive place des Palmistes. À droite, l’hôpital, quelques lumières ; à gauche, la poste, un blanc en sort. Je me cache. Des urubus se couchent, des crapeaux-buffles beuglent. Silence. Obscurité. Mélancolie. La brousse ! Cayenne est traversée !

À huit heures du soir, Nice arrive au rendez-vous. Il sort de chez Strong. Il n’y a trouvé que sa femme. Son mari est dehors et nous attend depuis deux jours. La femme avait conduit Nice au rendez-vous. Et maintenant, nous suivons Nice.

Deux heures de marche. Une crique. Strong est là, assis sur son fusil, fumant sa pipe. Il rit.

— Vous avoir payé, moi veni ! Moi pas voleur !

Mais, l’autre soir, il avait rencontré Sarah ! Il avait de l’argent — le nôtre — Alors, Sarah ! tafia ! bal Dou-Dou ! Et puis l’amou ! Une nuit d’amour quoi ! pendant que nous l’attendions.

Le lendemain, à son réveil, il apprend que nous sommes vendus. Il charge Pirate de nous donner ce nouveau rendez-vous.

Bref nous avions retrouvé le sauveur ! Le nègre se lève, étend le bras, désigne une ombre sur l’eau : la pirogue.