Vie, Poésies et Pensées de Joseph Delorme/Adieux à la poésie

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ADIEUX À LA POÉSIE


Rivage où ma frêle carène
Avait fui pour ne plus sortir,
Au large le flot me rentraîne ;
Mon penchant sur tes bords m’enchaîne ;
Faut-il rester ? faut-il partir ?

Un soir (à peine, à doux rivage,
Deux printemps sont depuis passés)

Tu me recueillis du naufrage,
Errant sans voile, et sous l’orage
Ramant avec des bras lassés.

Oh ! qu’alors défaillait mon âme !
Combien de fois en ces moments
Je souhaitai laisser la rame,
Et, roulant au gré d’une lame,
Rendre ma vie aux éléments !

Mais l’Espérance aux vœux timides
Me tendit la main près du bord ;
Je baisais les sables humides,
J’embrassais les rochers arides,
Heureux de vivre et d’être au port.

Moins doux est à la jeune épouse
Le lit où vont couler ses pleurs :
Moins douce est la verte pelouse
Qui, loin de la foule jalouse,
Cache deux amants sous les fleurs.

Pourtant ce n’est pas une plage
Où croit le myrte, l’oranger ;
Ce n’est pas l’onde avec l’ombrage,
Des colombes dans le feuillage,
Des alcyons qu’on voit nager ;

Ni l’aspect gracieux de l’anse
Qui prête son charmant abri
À la nacelle où se balance,
De longues heures, en silence,
Baïa, ton poëte chéri.


Mais, au lieu d’une tiède brise,
Des vents l’orageuse rumeur
Bat des rochers à tête grise,
Et de la vague qui se brise
Gémit l’éternelle clameur.

Sur une grève désolée,
Pour tromper mes ennuis amers,
Tout le jour, ma lyre exilée
Répétait sa plainte mêlée
Au bruit monotone des mers.

Si parfois, après la tempête,
Un rayon perçant le brouillard
Donnait au jour un air de fête,
Et, tombé d’en haut sur ma tête,
Me réchauffait comme un vieillard,

Ma bouche alors aimait redire
Un reste de songe amoureux ;
Sur ma lèvre errait un sourire ;
Un chant s’échappait de ma lyre,
Comme un écho des temps heureux.

Lieux de repos et de tristesse
Où j’espérais bientôt mourir,
De vous laisser qui donc me presse ?
Quelle voix me parle sans cesse
Et de lutter et de souffrir ?

C’est qu’on n’a pas pour tout partage
De soupirer et de rêver ;
Que sur l’Océan sans rivage
Il faut poursuivre son voyage,
Dût-on ne jamais arriver.


Qu’importe que pour ma nacelle
Ne batte aucun cœur virginal ?
Qu’aucune main chère et fidèle
Au haut du phare qui m’appelle
N’attache en tremblant le fanal ?

Qu’un soir, où ma voile attendue
N’aura point blanchi sur les flots,
Jamais une amante éperdue,
Près de mon cadavre étendue,
Ne le soulève avec sanglots ;

Et puis de sa tête baissée
Tirant son long voile de deuil,
N’en couvre ma tête glacée,
Et longtemps baisée et pressée
Ne la pose dans le cercueil ?

Qu’importe ? il faut rompre le câble ;
Il faut voguer, voguer toujours,
Ramer d’un bras infatigable,
Comme vers un port secourable,
Vers le gouffre où tombent nos jours ;

Où s’abîment tristesse et joie,
Amer et riant souvenir ;
Où, paré de crêpe et de soie,
Notre mât s’agite, tournoie
Et s’engloutit sans revenir.

Adieu donc, ô grève chérie !
Un instant encore, et je pars ;
Adieu plage toujours meurtrie
Des flots et des vents en furie,
Désert si doux à mes regards !


Adieu douleur longue et profonde ;
Adieu tant de jours écoulés
À contempler l’écume et l’onde,
À méditer le vent qui gronde,
À pleurer les biens envolés !

Souvent, quand la brume abaissée
Obscurcira le ciel couvert,
Tu brilleras à ma pensée,
Étoile dans ma nuit placée,
Ô souvenir du mal souffert ;

Et durant sa course nouvelle,
Mon âme, prête à s’épuiser,
Vers le passé tournant son aile,
Comme une colombe fidèle,
Sur toi viendra se reposer.