Adresse à l’Assemblée nationale, sur les conditions d’éligibilité

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Nicolas de Condorcet (1743-1794)
Œuvres de Condorcet
Didot (Tome 10p. 77-91).

ADRESSE


À


L’ASSEMBLÉE NATIONALE,


SUR LES CONDITIONS D’ÉLIGIBILITÉ.


5 JUIN 1790[1].

ADRESSE
À
L’ASSEMBLÉE NATIONAL,
SUR LES CONDITIONS D’ÉLIGIBILITÉ.

Les restaurateurs de la liberté française, ceux qui les premiers, en Europe, ont entrepris de donner à un grand empire une constitution fondée sur l’égalité naturelle, recevront sans doute avec indulgence de respectueuses réclamations en faveur de ce principe qu’ils ont consacré avec tant de gloire, comme l’unique base de toute bonne institution sociale.

Si nous nous permettons d’élever quelques doutes sur la justice, sur l’utilité de l’un de vos décrets ; si même nous osons vous solliciter de le soumettre à un nouvel examen, nous avons la consolation de puiser dans vos propres maximes les motifs sur lesquels ces réclamations sont appuyées ; et elles ne seront qu’un nouvel hommage rendu à vos lumières et à votre justice.

Vous avez fait dépendre de l’imposition directe le titre de citoyen actif, et par là vous avez lié les lois de finance aux lois constitutionnelles. Un changement dans les premières pourrait altérer la constitution, ce bienfait précieux que nous tenons de votre sagesse.

Mais vous saurez prendre des précautions pour assurer votre ouvrage : vous ne le rendrez pas dépendant des variations dans la forme et la quotité de l’impôt. La volonté des assemblées chargées de répartir les impositions ne pourra changer, à son gré, l’état des individus, leur accorder ou leur ôter le titre de citoyens. Vous ne laisserez point flotter, au gré des répartiteurs de l’impôt, le droit de ceux qui seuls peuvent l’imposer et en fixer la forme : vous ne souffrirez point qu’une conversion de quelques contributions directes en impôts indirects, puisse changer une constitution libre en aristocratie. Une taxe légère, à laquelle tous les Français seraient également assujettis, à l’exception de ceux qui demanderaient à ne pas être imposés, nous paraît être la seule dont l’on puisse, sans inconvénient, faire dépendre le titre de citoyen actif ; c’est le seul moyen d’affranchir de toute influence arbitraire la première loi de votre constitution.

Autrement, si l’on change la proportion entre les impôts directs sur les terres, et les impôts directs sur les facultés ; si l’on diminue, dans une proportion différente, les impôts et les droits sur les consommations ; si l’on fait différentes conversions, ou des impôts directs en droits, ou des droits en impôts directs, il faut ou accompagner chacun de ces changements d’une loi nouvelle sur le titre de citoyen actif, ou exposer ce titre à de continuelles vicissitudes. D’ailleurs, dans chaque paroisse, à chaque confection des rôles, ceux qui en seraient chargés pourraient arbitrairement exclure ou admettre un certain nombre de citoyens ; souvent les bases trop incertaines de l’impôt empêcheraient de réprimer ces manœuvres, et presque jamais il ne serait possible de les réprimer à temps.

C’est contre la condition d’éligibilité, qui exclut des places municipales ou des assemblées de département, ceux qui ne payent pas une contribution de dix journées de travail, et de l’assemblée nationale, ceux qui n’en payent pas une d’un marc d’argent, et ne jouissent pas d’une propriété, que nous croyons surtout devoir vous offrir des réflexions dictées par le sentiment de l’égalité, par le respect pour la qualité d’homme ; et nous vous conjurons de daigner les examiner avec d’autant plus de confiance, que notre vœu est, dans la France entière, celui de la pluralité des citoyens, et surtout le vœu de ceux que la fortune a le moins favorisés, et que vous avez si noblement cherché à consoler de ses rigueurs.

Non-seulement ce décret prive une partie des citoyens du droit égal que tous ont aux places ; non-seulement il attaque à la fois deux articles de votre déclaration, de ce boulevard sacré de la liberté que vous avez les premiers élevé en Europe ; mais il porte atteinte au droit qu’a chaque citoyen d’être libre dans sa confiance, de choisir, pour défendre les intérêts publics, celui qu’il croit réunir plus de zèle, de probité, de courage et de lumières. De telles restrictions peuvent-elles être justes, si elles ne sont pas nécessaires, si la nécessité n’en est pas fondée sur des raisons évidentes ? Et cependant nous croyons pouvoir montrer, au contraire, que celles qui ont été adoptées sont superflues, nuisibles même, et qu’ainsi elles n’ont pas en leur faveur ce motif d’utilité dont on a si souvent abusé contre les droits les plus naturels et les plus imprescriptibles.

En effet, quand on conviendrait qu’il est utile d’écarter des places ceux qui n’ont point une fortune indépendante, de réserver les fonctions publiques pour ceux qu’on est moins tenté de corrompre, parce que leur richesse met leur corruption à un trop haut prix, l’impôt que vous exigez est loin d’atteindre à ce but. De même, s’il ne faut placer au rang des citoyens éligibles que les hommes à qui on peut supposer une éducation soignée, l’imposition exigée est encore beaucoup trop faible. Pour la fixer d’une manière qui pût remplir réellement l’une ou l’autre de ces deux intentions, il aurait fallu porter ce terme beaucoup plus haut. Mais alors l’exclusion eût embrassé la très-grande pluralité de ceux qui, sans avoir l’avantage d’être riches, ont de la probité, des lumières et de l’éducation : car tel est, sous ce point de vue, l’inconvénient de cette manière de restreindre l’éligibilité, qu’elle ne peut atteindre son but sans le passer, et qu’il est impossible de rendre ces lois efficaces, sans les rendre avilissantes pour le peuple et dangereuses pour la liberté.

D’ailleurs, toutes les lois de ce genre sont facilement éludées. Tout homme qui a une famille, des amis ou des protecteurs, ne trouvera-t-il pas aisément les moyens d’avoir une propriété apparente, de montrer une fortune qui le rende susceptible de l’imposition exigée ? Dès lors la loi ne servirait plus qu’à faire contracter aux citoyens l’habitude de se jouer de la vérité dans les actes publics, et de les forcer à se préparer aux fonctions augustes de représentants de la nation par des mensonges juridiques.

Vous avez senti ces inconvénients, Messieurs, et votre décret n'a pu vous être dicté que par la crainte de voir des places importantes confiées à des hommes que le défaut absolu d’éducation rendrait incapables de les remplir ; mais nous osons assurer que ce danger n’est pas à redouter. Toutes les fois que le peuple sera libre dans son choix, toutes les fois qu’il ne sera point blessé par des distinctions humiliantes, il saura rendre justice aux lumières et aux talents ; il ne confiera point ses intérêts à des hommes incapables de les défendre ; il ne croira point, au fond d’une province, qu’un homme sans instruction, uniquement occupé de travaux champêtres, d’un métier, ou d’un commerce de détail, soit propre à balancer, dans l’assemblée de la nation, les intérêts d’un grand peuple, et peut-être ceux de l’Europe ; il ne croira pas, dans une grande ville, qu’un artisan honnête, un négociant économe et fidèle à ses engagements, ni même un défenseur fougueux de la liberté, soit plus digne de s’asseoir parmi des législateurs, ou d’exercer des fonctions administratives, qu’un homme distingué par ses lumières, ou célèbre par l’usage utile qu’il a fait de ses talents. L’on aurait peut-être a craindre l’influence de cette facilité de parler, de cette éloquence violente et verbeuse, souvent compagne de l’ignorance, si les élections étaient immédiates, si même les assemblées des électeurs étaient chargées d’autres fonctions publiques. Mais vous avez établi, Messieurs, et que les élections ne seraient pas immédiates, et que les assemblées d’électeurs ne s’occuperaient que d’élire ; et ces sages décrets ont rendu inutile la précaution que la crainte des choix, faits en tumulte, vous avait sans doute inspirée. Nous ajouterons à ces motifs une preuve de fait bien frappante, que la vérité peut mettre sous vos yeux, sans craindre de paraître avoir emprunté le langage de la flatterie.

Lors de la convocation de votre assemblée, les députés des communes ont été nommés par des électeurs, mais dans des assemblées où la confection des cahiers pouvait faire naître des partis, et donner à l’éloquence populaire une influence dangereuse. A cette même époque, deux grandes corporations, la noblesse et le clergé, ont été presque partout séparées de la généralité des citoyens. Ces corporations étaient très-peu nombreuses, si on les compare à la totalité des habitants du royaume ; mais elles l’étaient beaucoup, si on les compare seulement au nombre des hommes que leur instruction rend réellement éligibles.

Enfin, on n’avait exigé aucune condition pécuniaire. Cependant, Messieurs, ce sont ces mêmes élections qui ont donné au peuple français les créateurs de sa liberté, les restaurateurs de ses droits, qui ont appelé dans l’assemblée des représentants de la nation tant d’hommes distingués par leurs lumières ou par leur éloquence, qui même ont laissé échapper un si petit nombre de ceux que l’opinion publique avait pu désigner. Pourquoi ce même peuple se tromperait-il davantage, lorsque les élections se feront dans des assemblées mieux ordonnées et plus paisibles ; lorsque moins d’intérêts le porteront à la défiance contre les hommes éclairés, mais liés aux classes supérieures ; lorsqu’il pourra étendre son choix sur la généralité des citoyens ; lorsque son vœu, jusqu’ici livré au hasard, aura pour se guider l’observation de la conduite et des opinions de ceux qui ont exercé des fonctions publiques, soit dans les municipalités provisoires, soit dans l’assemblée nationale elle-même ? Non, Messieurs, vous ne devez rien craindre pour les législatures suivantes : affranchies de toutes ces conditions pécuniaires qui semblent dégrader la dignité de l’homme, elles seront encore ce qu’est aujourd’hui votre assemblée : l’élite de la nation.

Des peuples éclairés ont établi des conditions pécuniaires ; mais en Angleterre elles sont habituellement éludées, et elles n’y ont jamais empêché la corruption. Dans les États-Unis d’Amérique, elles n’excluent réellement personne, parce qu’il y est très facile d’acquérir les propriétés exigées par la loi ; que les hommes y manquent à la terre, et non la terre aux hommes ; et que le désir de se rendre indépendants par l’acquisition d’une possession territoriale, précède, dans ceux qui n’en ont pas encore, celui d’occuper des emplois. D’ailleurs, ces conditions ont, dans ces États, moins d’inconvénients qu’elles n’en auraient parmi nous. Il n’y existe point de ces assemblées intermédiaires d’administration, si utiles pour la liberté et pour le maintien de la paix, et qui sont le meilleur garant d’une constitution libre. Ainsi l’inégalité que ces conditions pécuniaires établissent entre les citoyens ne peut être sensible, en Angleterre ou en Amérique, que dans les courts instants destinés aux élections. Parmi nous, au contraire, tous les corps municipaux, toutes les assemblées de district, de département, seraient divisés en deux classes, l’une des éligibles, l’autre des non-éligibles pour l’assemblée nationale ; et cette distinction les partagerait bientôt en partis, y détruirait cette égalité précieuse, cette base si noble de notre heureuse constitution. D’un autre côté, en Angleterre, comme dans les États-Unis, les électeurs n’ont aucun moyen de diriger leurs choix d’après la conduite publique des candidats. Nos assemblées intermédiaires seront à la fois pour les nôtres, une épreuve et une école. Ainsi l’existence de ces assemblées rend les conditions pécuniaires et moins utiles et plus dangereuses.

Nous osons croire que la condition exigée pour les assemblées administratives et municipales n’est pas plus nécessaire : les mêmes raisons en prouvent l’inutilité. La séparation établie par vos décrets entre les assemblées d’élection et les autres assemblées formées des mêmes individus, détruit presque tous les inconvénients des élections immédiates ; et nous pourrions encore prouver combien peu on a besoin de ces précautions, par l’exemple des électeurs de Paris et des deux assemblées qui les ont remplacés, puisque, formées sans que les citoyens actifs aient été assujettis dans leur vœu à aucune restriction, et au milieu des circonstances qui pouvaient en faire paraître l’absence plus dangereuse, la composition de ces assemblées en a montré, sur près de mille choix, l’inutilité absolue.

Le citoyen que la pauvreté de ses parents a privé d’une éducation soignée, à qui la nécessité de s’occuper de sa subsistance et de celle de sa famille, a ôté le loisir nécessaire pour s’instruire, ne demande point à être appelé à des places dont il ne connaîtrait ni ne pourrait exercer les devoirs, mais il demande à n’en pas être légalement exclu ; il ne demande pas à obtenir le suffrage de ses concitoyens, mais il demande à être jugé par eux d’après son mérite, et non d’après sa fortune. Il verrait avec douleur la loi ajouter des avantages d’opinion aux avantages réels que donne naturellement la richesse.

Nous pourrions observer encore que ces exclusions frapperaient, d’une manière inégale, les habitants des diverses provinces, jusqu’au moment d’une réforme totale de l’impôt, peut-être encore éloignée, et de l’unité de la législation civile, qui ne peut être aussi que l’ouvrage du temps.

Le rapport de l’impôt direct à l’impôt indirect n’est pas le même en Auvergne ou en Picardie ; l’état des fils de famille n’est pas le même dans les pays coutumiers et dans les pays de droit écrit.

D’ailleurs ces conditions lient de toutes parts la constitution à l’administration des finances, à la répartition de l’impôt, et même à la comptabilité. Un décret qui supprimerait un impôt direct, priverait de l’éligibilité des milliers de citoyens. Le directoire d’un département ou d’un district exclurait à son gré, des municipalités, des assemblées de département, ou de l’assemblée nationale, ceux dont une partie des membres de ce directoire craindraient les opinions ou la concurrence. Il serait impossible de trouver des moyens de parer à cette exclusion, sans accorder aux déclarations des contribuables une confiance qui rendrait nul l’effet des exclusions prononcées ; et il faut, ou que ces exclusions deviennent illusoires, ou qu’elles restent arbitraires. Pour changer l’état de deux cent mille citoyens, il suffirait de diminuer les appointements civils, ecclésiastiques ou militaires, en supprimant l’opération inutile des retenues.

Enfin, les conditions peuvent devenir un obstacle à la destruction des abus de la finance, qu’il serait impossible de réformer sans altérer l’essence même de la constitution. Par exemple, la suppression ou même une très-grande diminution des impôts directs sur les facultés, dont cependant une répartition proportionnelle et juste est presque impossible, exclurait des assemblées tous ceux qui n’ont pas une propriété foncière de quelques centaines de livres de revenu ; la suppression de la taille d’exploitation exclurait les fermiers ; enfin, votre décret sur les impositions de Paris exclurait tous ceux qui payent au-dessous de 700 livres de loyer ; et, pour éviter ces inconvénients, il faudrait faire une loi constitutionnelle toutes les fois qu’on ferait une opération de finance.

Vous regardez vos décrets comme ne pouvant être révoqués par vous-mêmes ; et, sans doute, tout décret doit être irrévocable, sans quoi toutes les affaires flotteraient dans une incertitude effrayante. Tout décret dont l’exécution est commencée, est encore plus sacré, et un changement deviendrait alors une injustice. Tout principe constitutionnel décrété est irrévocable ; car autrement la constitution serait livrée sans cesse aux mouvements des opinions diverses qui pourraient triompher tour à tour ; mais cette irrévocabiiité doit-elle s’étendre à tous les articles d’un système de constitution, lorsque ces articles, liés entre eux par leur objet, ont été successivement décrétés, lorsque par conséquent chacun d’eux l’a été avant de savoir quel serait sur les autres le vœu de l’assemblée ? En effet, n’est-il pas possible alors qu’un grand nombre de membres aient voté pour un article parce qu’ils le jugeaient utile, dans l’incertitude si un autre serait adopté ; et ces mêmes députés ne peuvent-ils pas ensuite le regarder comme inutile, après l’adoption des articles qui vont au même but d’une manière plus juste ou plus directe ? L’utilité leur avait paru l’emporter sur les inconvénients ; elle cesse : les inconvénients restent seuls ; et continuer de voter pour l’article, serait alors changer d’opinion, et non conserver la sienne. L’irrévocabilité suppose nécessairement qu’une assemblée, composée des mêmes personnes, ne puisse adopter un avis contraire au premier, à moins qu’une partie de ses membres ne change d’opinion.

C’est d’après ce principe que dans le droit commun on a fixé les cas dans lesquels on pouvait revenir sur les choses jugées, même suivant une forme regardée comme irrévocable. Or, les articles sur lesquels nous sollicitons un nouvel examen peuvent être placés dans cette classe. Celui qui exige un marc d’argent a été décrété avant celui qui établissait les degrés d’élection pour l’assemblée nationale ; il a donc pu paraître nécessaire à ceux qui craignaient que cette élection ne fût immédiate, et il peut leur paraître inutile aujourd’hui. L’article qui a pour objet l’obligation d’une imposition de dix journées de travail pour être membre des municipalités et des assemblées de département, a précédé de même les décrets qui règlent la forme des élections, et qui, par la sagesse de leurs dispositions, peuvent faire regarder ce premier décret comme inutile à ceux même qui, avant de connaître quelles formes seraient établies, l’auraient jugé le plus nécessaire.

L’irrévocabilité d’articles qui forment entre eux un système lié, et que cependant l’on adopte l’un après l’autre, pourrait avoir les inconvénients les plus graves, si elle était regardée comme absolue, parce qu’elle pourrait consacrer jusqu’à de véritables contradictions ; et s’il est des décisions qu’on doive excepter de cette irrévocabilité, d’ailleurs si nécessaire, ce sont sans doute celles que des articles subséquents rendent superflues, qui paraissent en opposition avec les articles de la première, de la plus sacrée de toutes les lois, la déclaration des droits de l’homme ; ce sont enfin des décisions contre lesquelles s’élèvent presque universellement les réclamations des citoyens moins ambitieux d’obtenir des places, qu’humiliés d’en être exclus par la loi, et blessés de voir, au moment même où la richesse a cessé de pouvoir conduire à la noblesse, qui n’était qu’une simple distinction, cette même richesse conférer le droit bien plus précieux, bien plus cher à leur cœur, de servir leur province ou leur ville, et de défendre la liberté et les intérêts de la patrie dans les assemblées augustes où réside la majesté du peuple.


  1. No 1. Journal de la Société de 1789. Ce journal annonce qu’elle a été présentée le 20 avril 1790, au nom de la commune de Paris, et rédigée par Condorcet, un de ses représentants.