Adresse au peuple sur la mort de la Princesse Charlotte

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Adresse au peuple sur la mort de la Princesse Charlotte
Traduction par Albert Savine.
P.-V. Stock, éditeur (Bibliothèque cosmopolite, n° 7) (p. 163-182).

ADRESSE AU PEUPLE
SUR LA
MORT DE LA PRINCESSE CHARLOTTE[1]




« Nous regrettons le plumage de l’oiseau qui meurt, mais nous oublions sa mort. »


I


La princesse Charlotte est morte.

Elle n’a plus la faculté de se mouvoir, de penser ni de sentir.

Elle est aussi inerte que l’argile avec laquelle elle ne tardera pas à se mêler.

C’est une chose terrible de savoir qu’elle est un cadavre en décomposition, elle qui, peu de jours auparavant, était pleine de vie et d’espérance, jeune femme innocente et belle, arrachée au sein de la paix domestique, et laissant vide cette place individuelle que la mort oblige chacun à céder.


II


En cela, la mort de la princesse Charlotte ressemble à la mort de milliers de gens.

Que de femmes meurent en couches et laissent dans la vie leur famille d’enfants sans mère et leurs maris, navrés au souvenir de cette perte accablante ? Que de femmes aux vertus actives et énergiques, douces, affectueuses et sages, dont l’existence, chaîne de bonheur et d’union, une fois brisée, laisse périr ceux qu’elle unissait, sont mortes et ont été pleurées avec une amertume trop grande pour être exprimée par des mots ?

Il en fut qui périrent dans la pauvreté ou la honte, et leur petit enfant orphelin a survécu pour être en butte au dédain et à la négligence des étrangers.

Des hommes ont veillé près du lit de leurs épouses mourantes, et ont été affolés quand la mort a fait entendre dans la gorge ses hideuses cliquettes, sans se soucier de l’enfant au teint rose qui dormait sur les genoux de l’indifférente garde-malade. La physionomie du médecin était épiée par le regard fixe du mari terrifié, jusqu’à ce que le désespoir qu’il y lisait descendît au fond de son cœur.

Tout cela s’est passé et se passe encore.

Vous parcourez, le cœur léger, les rues de cette grande cité, sans songer que de telles scènes s’accomplissent autour de vous.

Vous ne faites pas mentalement le total des mères qui meurent en couches. C’est le désastre le plus horrible de tous.

Dans la maladie, la vieillesse, la bataille, la mort arrive comme chez elle ; mais dans la saison de la joie et de l’espoir, alors que la vie devrait succéder à la vie, et que la famille réunie attend un membre nouveau, le plus jeune et le mieux aimé, que l’épouse, la mère, celle par qui chaque membre de la famille était si cher à l’autre, qu’elle meure !

Pourtant des milliers parmi les pauvres les plus pauvres, dont la misère est aggravée par une cause dont on ne peut parler maintenant, souffrent cela. Et n’ont-ils pas d’affections ? N’ont-ils pas des cœurs qui battent dans leur poitrine, des larmes qui débordent de leurs yeux ? Ne sont-ils pas de la chair humaine, du sang ?

Pourtant nul ne les pleure, nul ne porte leur deuil, et quand leurs cercueils sont portés à la fosse, — lorsque toutefois la paroisse leur fournit un cercueil, — personne ne se retourne pour se livrer à des réflexions sur la tristesse qu’ils laissent derrière eux.


III


Les Athéniens avaient raison quand ils célébraient, par un deuil public, la mort de ceux qui avaient dirigé l’État par leur valeur et leur intelligence, ou l’avaient illustré par leur génie. Les hommes ont raison, quand ils portent le deuil des morts ; cela prouve que nous aimons d’autres êtres que nous-mêmes, et il doit avoir le cœur dur, celui qui peut voir son ami partir pour la corruption et la poussière, et qui sans émotion, le conduit sur la route vers « ce but d’où jamais ne revient aucun voyageur. »

Pleurer ceux qui ont rendu service à l’État, est une habitude pieuse qui développe encore davantage le culte de nos plus chères affections.

À la mort de Milton, il eût été bon que toute la nation anglaise se fût solennellement vêtue de noir, et que les cloches enveloppées d’étoffe eussent retenti de ville en ville.

La nation française eût dû ordonner un deuil public à la mort de Rousseau et de Voltaire.

Nous ne pouvons éprouver un vrai chagrin pour tous ceux qui meurent en dehors du cercle des êtres qui nous sont particulièrement chers ; pourtant lorsque s’éteignent les objets de l’amour, de l’admiration et de la reconnaissance de tous, il y a, pour ceux qui ont un cœur large, quelque chose de disparu, dans ce cercle.

Il serait bon aussi que les hommes portassent le deuil dans toute calamité qui fondrait sur leur pays ou l’univers, alors même que ce ne serait point la mort.

Cela concourt à maintenir ces rapports d’homme à homme, et entre tous les hommes pris dans leur ensemble, qui sont le lien de la vie sociale.

Il faudrait qu’il y eût un deuil public, quand surviennent ces événements qui mettent le deuil au cœur de tous les honnêtes gens, — le règne des tyrans étrangers ou domestiques, l’abus de la bonne foi publique, l’application forcée de vieilles et vénérables lois pour le meurtre des innocents, les mesures qui menacent la sécurité de tous ces hommes qui sont la fleur de la nation et qui brûlent d’un enthousiasme invincible pour le bien public.

Aussi, si Horne Toolle et Hardy avaient été condamnés pour trahison, il eût été bien qu’on eût vu non seulement le chagrin et l’indignation déborder dans tous les cœurs, mais encore qu’on eût vu les symboles extérieurs de l’affection.

Quand la République Française fut détruite, le monde aurait dû prendre le deuil.


IV


Mais cet appel aux sentiments des hommes ne devrait pas être fait à la légère, ou d’une manière qui tende en quoi que ce soit, à gaspiller sur des objets insuffisants, ces ruisseaux féconds de sympathie qu’un deuil public donnerait l’occasion de répandre.

Cette solennité ne devrait être usitée que pour le cas d’une calamité considérable, ressentie comme telle par ceux qui aiment leur pays et l’humanité ; le caractère devrait en être universel et non particulier.


V


La nouvelle de la mort de la princesse Charlotte, et celle de l’exécution de Brandreth, de Ludlam et de Turner[2], sont arrivées presque en même temps. Si la beauté, la jeunesse, l’innocence, l’amabilité des manières, et la pratique des vertus domestiques suffisaient pour justifier l’affliction publique au sujet de leur extinction éternelle, cette intéressante dame mériterait bien ce déploiement de douleur. Elle était la dernière et la meilleure de sa race.

Mais des milliers d’autres personnes aussi distinguées qu’elle par leurs qualités privées, ont été moissonnées dans leur jeunesse et leur espérance.

Le hasard de sa naissance n’a rien ajouté à la vertu de sa vie, ni fait de sa mort un sujet plus digne d’affliction.

Elle n’a rien fait de bien ni de mal pour le public, son éducation l’avait rendue également incapable de l’un et de l’autre dans un sens large et compréhensif. Elle était née princesse, et ceux qui sont destinés à gouverner les hommes sont dispensés d’acquérir cette sagesse et cette expérience nécessaires pour se gouverner soi-même. Elle n’était point, comme Lady Jane Grey ou la reine Élisabeth, une femme d’une érudition profonde et variée. Elle n’avait rien fait, elle n’avait aspiré à rien, et ne pouvait rien entendre à ces grandes questions politiques qui intéressent le bonheur de ceux qu’elle était destinée à gouverner. Mais cela doit être considéré comme une parole de pitié et non de blâme ; ne disons pas de mal des morts.

Telle est la misère, telle est l’impuissance de la royauté.

Dès le berceau, l’on s’oppose à ce que les princes deviennent capables de mériter la récompense la plus grande après une bonne conscience, l’admiration et le regret du public.


VI


L’exécution de Brandreth, de Ludlam et de Turner est un événement d’un caractère tout autre que celui de la mort de la princesse Charlotte.

Ces hommes furent pendant bien des mois enfermés dans une horrible prison, pendant qu’on les forçait à envisager la perspective d’une mort hideuse et de l’enfer éternel. À la fin, on les conduisit à l’échafaud et on les pendit.

Eux aussi, ils avaient des affections domestiques, et ils se distinguaient par l’exercice des vertus privées. Peut-être que la bassesse de leur condition permit à ces affections de se développer à un degré que ne comporte pas un rang plus élevé. Ils avaient des fils, des frères, des sœurs, des pères, qui les aimaient plus, à ce qu’il semble, que la princesse Charlotte ne pouvait être aimée de ceux que l’étiquette de son rang tenait continuellement éloignés d’elle. Son mari lui tenait lieu de père, de mère et de frères.

Ludlam et Turner étaient des hommes d’âge mûr, et les affections avaient acquis en eux toute leur croissance, toute leur force.

Ce qu’ont éprouvé ces malheureux, on ne le dira pas. Mais on peut imaginer la longue et multiple souffrance de leur parenté, d’après ce que fit Edouard Turner, qui, voyant son frère traîné sur la claie, poussa un cri affreux, tomba dans un accès et fut emporté comme un cadavre par deux hommes.

Comme elle dut être terrible, leur souffrance lorsque, assis dans la solitude, ce jour-là, ils entendirent, comme une tempête, la voix de la foule terrifiée leur annoncer que la tête qui leur était si chère était séparée du corps ! — Oui, ils écoutaient les hurlements affolants qui montaient de la multitude, ils entendaient le piétinement de dix mille personnes frappées d’épouvante, les grognements et les sifflets qui leur apprenaient qu’à ce moment, on soulevait en l’air la tête mutilée et convulsée.

Les condamnés étaient morts.

Qu’est-ce que la mort ? Qui oserait dire ce qui se passera après le tombeau ?[3]

Brandreth était calme ; il croyait évidemment que les conséquences de nos erreurs s’arrêtent à cette borne redoutable. Ludlam et Turner étaient bourrelés de la crainte que Dieu ne les plongeât dans le feu éternel. M. Pickering, le clergyman, se préoccupait évidemment de ce qu’une assurance trompeuse ne fit point perdre à Brandreth l’unique chance de se réconcilier avec le Maître du monde futur.

Aucun d’eux ne savait ce que c’est que la mort, ni ne pouvait le savoir. Pourtant ces hommes furent lancés, sans hésitation, dans ce gouffre insondable, par d’autres hommes qui n’en savaient pas davantage, et qui ne se préoccupaient point des souffrances actuelles ou futures de leurs victimes.

Rien n’est plus horrible que ceci, qu’un homme verse, pour quelque cause que ce soit, le sang d’un autre homme.

Pour toutes les autres calamités, il existe un remède ou une consolation.

Quand cette faculté, grâce à laquelle nous vivons, cesse d’entretenir l’existence qu’elle a donnée, alors il y a souffrance, torture. C’est alors un poids qu’il faut supporter ; un tel chagrin rend le cœur meilleur. Mais lorsque l’homme verse le sang de l’homme, la vengeance, la haine, une longue série d’exécutions et d’assassinats, et de proscriptions se perpétue jusqu’à un avenir très reculé.


VII


Telles sont les réflexions particulières, jointes à quelques-unes des réflexions générales que suggère la mort de ces hommes. Mais si déplorable qu’elle soit, si elle était un sujet de chagrin privé ou accoutumé, le public, en tant que public, n’aurait point à s’en émouvoir.

Il y a quelque chose de plus que cela.

Les événements qui ont abouti à la mort de ces infortunés sont une calamité publique.

Je ne veux pas infliger un blâme au jury qui les a déclarés coupables de haute trahison ; peut-être la loi exige-t-elle qu’on qualifie ainsi leur faute. Sans doute il faut imposer quelque contrainte à ces gens irréfléchis qui croient pouvoir trouver dans la violence un remède contre la violence, alors même que leurs oppresseurs leur ont donné la tentation qui les a conduits à leur perte. Ils sont les instruments du mal, moins coupables que les mains qui les ont dirigés, mais ils sont sujets à justifier des précautions. Pourtant leur mort, par la pendaison et la décapitation, et les circonstances dont elle est l’indice et la suite, constituent une de ces calamités que la nation anglaise devrait déplorer avec une douleur inconsolable.


VIII


Les rois et les ministres se sont de tout temps distingués des autres hommes par la soif de la prodigalité et du sang versé.

Il existait dans ce pays, jusqu’à la guerre d’Amérique, un obstacle, bien faible et bien souple, à la vérité, contre ce penchant désolant. Jusqu’à l’époque où l’Amérique se proclama en république, l’Angleterre fut peut-être la nation la plus libre et la plus glorieuse qui existât à la surface de la terre. Elle n’était pas ce qu’il serait si grandement souhaitable que fut une nation, mais tout ce qu’elle peut être quand elle ne se gouverne pas elle-même.

Néanmoins les conséquences de cette lacune fatale ne tardèrent pas à se manifester.

Le gouvernement, que la constitution imparfaite de notre assemblée représentative avait jeté aux mains d’une poignée d’aristocrates, perfectionna le système de devancer les impôts par des emprunts, qu’avaient inventé les ministres de Guillaume III, si bien qu’enfin on créa une dette énorme.

Durant la guerre contre la République Française, on reprit ce système, de sorte qu’actuellement le seul intérêt de la dette publique se monte à plus du double de la somme qu’on puise sans compter dans le trésor public pour entretenir l’armée permanente, et la famille royale, et les pensionnés, et les gens en place.

Le résultat de cette dette est de répartir inégalement les moyens d’existence au point de saper les fondements de l’union sociale et de la vie civilisée. Elle crée une double aristocratie, au lieu d’une seule dont le poids était déjà assez lourd ; elle donne à deux fois autant de gens la liberté de vivre dans le luxe et l’oisiveté sur ce que produisent les travailleurs et les pauvres.

Et elle ne leur donne pas cela parce qu’ils sont plus sages et plus dignes que les autres, ni parce qu’ils consacrent leur loisir à faire des projets pour le bien public, ou l’emploient à ces exercices de l’intelligence et de l’imagination dont les créations sont la gloire et l’ornement d’un pays.

Ils ne sont point, comme l’ancienne aristocratie, des hommes pleins d’orgueil et d’honneur, sans peur et sans tache[4] ; non ; ce sont de pitoyables et intrigants esclaves, qui ont gagné le droit de s’appeler les créanciers de l’État, soit en jouant au hasard sur les fonds, soit en s’abaissant aux pieds du gouvernement, soit par quelque autre commerce infâme.

Ils ne sont point « le chapiteau corinthien de la société polie », mais les plantes viles et rampantes qui déshonorent le riche dessin de sa sculpture.

Le résultat de ce système est que le journalier ne gagne pas davantage en travaillant seize heures par jour, qu’il ne gagnait jadis en travaillant huit heures. Je présente le fait sous sa forme la plus simple et la plus intelligible. Le travailleur, celui qui pousse la charrue, qui fabrique l’étoffe, voilà l’homme qui doit prélever sur ce qu’il rapporte à la maison de quoi entretenir le luxe et le confort de ceux dont les prétentions se traduisent par une annuité de quarante-quatre millions, levée sur la nation anglaise. Jadis il entretenait l’armée et les pensionnés, et la famille royale et les possesseurs du sol ; et c’est là une nécessité bien dure, à laquelle il lui convenait de se résigner.

Si nombreux et variés que soient les maux causés par l’oppression, ils se résument tous en celui-ci, savoir : qu’un homme est forcé de travailler pour un autre, autant qu’il le faut d’abord pour soutenir les distinctions qui existent parmi les hommes, et de plus, au point qu’une excessive injustice attaque par la base même tout ce qui donne quelque valeur à l’ordre social, au point qu’il en résulte cette anarchie qui est en même temps l’adversaire de la liberté, et l’enfant et le châtiment du désordre.

La nation, chancelant entre les bords de deux abîmes, commençait à se lasser de la prolongation de tant de dangers, de tant de dégradations, et des misères qui en sont la conséquence ; la voix publique réclamait bruyamment une libre représentation du peuple.

On commençait à sentir que nul autre corps constitué d’hommes ne pouvait tenir tête aux difficultés pressantes. La nation, elle seule, ose toucher à la question de savoir s’il y a ou s’il n’y a pas de remède à la nécessité de payer à jamais quarante-quatre millions par an, en plus de ce qu’exigent les dépenses de l’État. En même temps, un esprit plus noble se manifesta, et l’amour de la liberté, et le patriotisme, et le respect de soi-même, qui est inséparable de ces glorieux sentiments, reprirent vie dans les cœurs des hommes.

Le gouvernement avait à jouer une partie désespérée.


IX


Dans les districts manufacturiers de l’Angleterre régnaient depuis bien des années le mécontentement et la désaffection ; cela était dû à ce système de double aristocratie qu’ont produit les causes déjà mentionnées. Les ouvriers des manufactures, ces ilotes du luxe, sont réduits, par ce système à la famine, privés d’affections, de santé, de tout loisir, de tout moyen d’acquérir l’instruction qui servirait à combattre les habitudes de turbulence et de dissipation que fait naître l’avenir précaire et incertain de la pauvreté.

C’était là un champ tout prêt pour tout aventurier qui voudrait, dans un but quelconque, exciter une poignée d’ignorants à commettre des violences illégales.

À peine eut-on reconnu clairement qu’il fallait écouter le peuple demandant une libre représentation, l’on ne faisait pas appel à l’intimidation et au préjugé, qu’il s’organise une conspiration de la plus horrible atrocité. Il est impossible de savoir jusqu’à quel point les principaux membres du gouvernement sont enveloppés dans le crime de leurs diaboliques agents, il est impossible de dire quelle a été leur activité, quel a été leur nombre, ou par quelles fausses espérances ils échauffent encore la multitude sans guide, pour qu’elle mette son cou sous la hache et dans le nœud coulant.

Mais on sait tout au moins que, dès les premiers cris de la nation entière pour demander la réforme parlementaire, des espions furent envoyés. Ils étaient choisis parmi les hommes les plus indignes et les plus infâmes, et dispersés dans la multitude des travailleurs illettrés et affamés. Leur rôle était de trouver des victimes, à tort et à travers, peu importait. Leur rôle était de produire sur le public l’impression qu’en cas de succès de toute tentative pour établir la liberté nationale, et pour diminuer le poids de la dette et de l’impôt qui nous accablent, la multitude affamée se lancerait en désordre, et confondrait dans une ruine commune tous les rangs, toutes les distinctions, toutes les institutions, toutes les lois.

La conclusion, dont on leur demandait d’armer les ministres, était que le pouvoir despotique devait être éternel.

Pour produire cette impression salutaire, ils mirent perfidement, dans la tête de quelques paysans naïfs et sans défiance, de commettre un crime dont le châtiment est une mort affreuse.

Les ouvriers d’usine affamés et ignorants, séduits par les magnifiques promesses de ces conspirateurs sanguinaires et sans remords, se groupèrent en ce qu’on nomme une rébellion contre l’État. Tout était préparé, et les dix-huit dragons réunis sans doute à l’avance conduisirent leurs victimes stupéfaites dans cette prison d’où ils ne sortirent que pour être dépecés par la main du bourreau.

Les cruels instigateurs de leur ruine se retirèrent pour jouir des grands revenus qu’ils avaient gagnés par une vie d’infamie. La voix publique fut étouffée par celle des timides et des égoïstes, qui jetèrent le poids de la peur dans les balances de l’opinion publique, et le Parlement confia de nouveau au pouvoir exécutif ces droits extraordinaires que peut-être il ne déposera jamais, à moins que l’assemblée régulièrement constituée de la nation ne les lui arrache des mains.

Pour nous, l’alternative est celle d’un despotisme, d’une révolution ou d’une réforme.


X


Le 7 novembre, Brandreth, Turner et Ludlam montèrent sur l’échafaud.

Le sort de Brandreth qui nous touche le moins, car, à ce qu’il paraît, il avait tué un homme. Mais il faut se rappeler de qui il avait reçu les insinuations qui le portèrent à agir et à commettre un meurtre. Avec la franchise d’un homme qui va mourir, Brandreth nous apprend que « c’est Olivier qui l’a poussé à cela, » que « sans Olivier, il ne se serait pas trouvé là. »

Voyez aussi Ludlam et Turner, avec leurs fils, leurs frères, et leurs sœurs, s’agenouiller ensemble pour la solennelle et terrible prière ! L’enfer est devant leurs yeux. Ils frissonnent et défaillent d’épouvante, craignant qu’un péché dont ils ne se seraient pas repentis, ou qu’ils auraient commis volontairement ne scelle leur condamnation au feu éternel.

Avec ce terrible châtiment sous les yeux, avec cette redoutable sanction de la vérité de tout ce qu’il disait, Turner s’écria à haute et intelligible voix, pendant que le bourreau lui passait la corde au cou : « Tout cela vient d’Olivier et du gouvernement ! » Aurait-il pu dire quelque chose de plus ? nous l’ignorons, parce que le chapelain s’opposa à toute autre déclaration.

Des troupes de la cavalerie, les épées tirées et brillantes, tenaient en respect la foule amassée pour assister à cet abominable spectacle.

« Quand on entendit le bruit que faisait le coup de hache, il y eut une explosion d’horreur dans la foule[5]. Au moment où on lui montra la tête, un cri formidable se fit entendre, et la multitude se mit à courir éperdument de tous côtés, comme sous l’impulsion d’une soudaine folie. Ceux qui reprirent leur place, grogneront et poussèrent des hou ! hou ! »

C’est une calamité nationale que nous nous laissions gouverner par des hommes qui encouragent dans un but, quel qu’il soit, une conspiration qui ne saurait atteindre son objet qu’à travers une horrible effusion de sang et de souffrances.

Mais quand ce but est de fouler aux pieds pour toujours nos droits et nos libertés, de nous présenter l’alternative entre l’anarchie et l’oppression, de triompher quand la nation frappée de stupeur accepte de leurs mains la dernière alternative, de maintenir une nombreuse armée permanente, d’accroître d’année en année une dette publique, qu’ils savent déjà impossible à payer, et qui, dès l’effondrement de l’illusion qui la soutient, produira dans toutes les classes de la société autant de misère et de désordre qu’elle a produit incessamment de privations et de dégradation dans la classe pauvre et sans défense ; d’emprisonner et de calomnier à plaisir ceux qui peuvent lui déplaire, quand tout cela, est sinon le but, du moins le résultat de cette conspiration, alors ne devrions pas porter le deuil ?


XI


Porte donc le deuil, peuple d’Angleterre. Prends de solennels vêtements noirs, qu’on fasse sonner les cloches ! Réfléchis aux choses mortelles et changeantes. Enveloppe-toi de la solitude et des ténèbres d’une douleur sacrée. N’oublie aucun symbole d’une affliction universelle. Pleure, — porte le deuil — lamente-toi. Remplis la grande cité, — remplis l’immensité des campagnes de tes lamentations et de l’écho de tes plaintes.

Une belle princesse est morte, — celle qui eût pu être reine de son peuple aimé, et dont la postérité eût régné éternellement sur lui. Elle aimait les affections domestiques, et chérissait les arts qui embellissent, et la valeur qui défend. Elle était aimable et fût devenue sage, mais elle était jeune, mais dans la fleur de la jeunesse elle fut victime de la destruction.

La liberté est morte.

Esclave ! je t’en conjure, ne trouble point la profondeur et la solennité de notre affliction par une affliction plus basse.

S’il est mort une créature semblable à elle et destinée à régner sur le pays, et comme la Liberté, jeune, innocente et aimable, sache que la puissance qui a décidé sa mort, c’était Dieu, et que c’était une affliction particulière. Mais c’est l’homme qui a assassiné la Liberté, et pendant que la vie s’enfuyait par sa blessure, alors descendit sur la tête et le cœur de tous les hommes la sympathie que cause un fléau, une catastrophe universelle.

Des chaînes plus lourdes que du fer pèsent sur nous, parce qu’elles lient nos âmes. Nous allons et venons dans une prison plus infecte qu’une enceinte humide et étroite, parce qu’elle a pour sol la terre, et pour toit le ciel.

Suivons avec lenteur et respect jusqu’à sa tombe le cadavre de la liberté anglaise, et s’il venait à apparaître quelque glorieux fantôme, s’il se faisait un trône d’épées brisées, de sceptres et de couronnes royales traînés dans la poussière, disons que l’âme de la liberté s’est levée de sa tombe, en y laissant tout ce qui était mortel et grossier. Prosternons-nous devant elle, et adorons-la comme notre Reine.

  1. Édition de Londres, 1817. — Née à Carlton House, le 7 janvier 1796, la princesse Charlotte mourut de suites de couches en novembre 1817. Fille de Georges, prince de Galles (Georges IV) et de Caroline de Brunswick, elle fut élevée par Lady Elgin, puis loin de la cour par suite du dissentiment de ses parents. En 1813, elle avait été fiancée à Guillaume, prince héritier d’Orange, ce projet de mariage rompu en 1814 la fit persécuter par son père. En 1816, elle épousa Léopold de Saxe-Cobourg et vécu à Claremont et à Marlborough House où elle devait mourir. Elle fut universellement regrettée.
  2. Jérémiah Brandreth ou Coke, Ludlam et William Turner, condamnés à Derby par une commission spéciale en octobre 1817, furent exécutés dans cette ville de Nuns Green le 7 novembre. Tous trois avaient dirigé l’insurrection des carriers de Derbyshire, poussés à la prise d’armes par un agent provocateur du nom d’Olivier qui affirmait à Brandreth que tous les ouvriers de l’Angleterre répondraient à son appel. Ils prirent les armes, le 8 juin, et furent mis en déroute par les dragons, comme ils allaient à Nottingham où, d’après Olivier, un Parlement révolutionnaire siégeait dans la forêt.
  3. Votre mort a des yeux dans sa tête, — la mienne n’est point peinte ainsi (Cymbeline).
  4. En français dans le texte.
  5. Ces expressions sont empruntées à L’Examiner du dimanche 9 novembre (Note de l’auteur).