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Adriani/15

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Adriani (1854)
Michel Lévy frères (p. 243-261).



XV


Adriani partit les yeux fermés, non pas qu’il songeât au précepte du baron, mais parce qu’il craignait de voir arriver Toinelte ou Mariotle par les vignes. Il trouva M. Bosquet atterré de la nouvelle de la faillite Descombes, dont le contre-coup lui causait un assez grave préjudice. C’était un homme impressionnable et encore inexpérimenté dans les affaires. Il était si troublé, qu’il comprit peu ce que lui disait son débiteur. Adriani n’eut donc pas de peine à le tranquilliser sur son propre compte. Bosquet connaissait la probité du baron ; il avait pris hypothèque, et, quand il aurait dû perdre une cinquantaine de mille francs sur la vente de Mauzères, il était de ceux qui croyaient aux grands succès, partant aux grands profits littéraires de M. de West. D’ailleurs, il venait de faire une perte beaucoup plus importante dans la famille Descombes, une perte certaine. Celle qu’il risquait avec Adriani était moindre et lui laissait de l’espoir. Elle ne l’émut pas comme elle l’eût fait la veille, et, bien que l’artiste ne lui donnât aucune garantie, il ne l’humilia par aucun doute blessant.

Le rapide voyage d’Adriani lui parut être un siècle d’angoisses et de douleurs. La certitude d’être forcé de renoncer à Laure constituait à elle seule une telle amertume, que le reste lui en paraissait amoindri. Du moins, tout ce qui pouvait faire échouer ses projets de travail et de réhabilitation ne se présenta pas trop à sa pensée. C’était bien assez de pleurer le passé, sans se préoccuper de l’avenir. Tout était flétri et désenchanté dans la vie morale et intellectuelle de l’artiste.

Il entra à Paris dans le brouillard gris du matin, comme un condamné qui se dirige vers l’échafaud et qui ne voit pas le chemin qu’on lui fait prendre. Il descendit chez Valérie. Descombes respirait encore, mais les sourds gémissements de l’agonie avaient commencé. Il se ranima en reconnaissant son ami et put lui dire à plusieurs reprises :

— Pardonne-moi ! pardonne-moi !

Adriani réussit à lui faire comprendre, à lui faire croire que la somme fatale n’avait pas été versée par Bosquet, et que sa ruine n’avait aucune des conséquences funestes qui, sur toutes choses, tourmentaient le moribond ; mais le malheureux Descombes, tout en exhalant ses derniers souffles, avait encore toute sa tête, toute sa mémoire. Il sentit bientôt qu’Adriani le trompait pour le consoler.

— Généreux ! lui dit-il avec un regard de douleur suprême.

Puis sa raison se perdit tout à coup ; il cria des mots d’argot de la Bourse, vit des chiffres formidables passer devant ses yeux, et s’efforça de les effacer avec ses mains convulsives ; puis il se prit à rire, disant :

— La misère !… l’art !… Je suis peintre !…

Ce furent ses dernières paroles. Ses dents craquèrent dans d’affreux grincements. Il expira.

Adriani demeura atterré auprès de ce lit de mort, qui était celui de sa propre destruction morale. Valérie l’emmena dans son salon.

— Adriani, lui dit-elle, je suis consternée et navrée. Pourtant ma douleur ne peut se comparer à la vôtre : Descombes ne m’a pas aimée. Excepté vous, le malheureux n’aimait plus rien ni personne. Il avait peut-être raison ! Il méprisait ses propres plaisirs et les payait magnifiquement, sans y attacher aucun prix. Ce que je possède me vient de lui. Eh bien, prenez tout ce qu’il y a ici. Je n’ai jamais su garder l’argent ; mais tout ce luxe, c’était à lui. Il ornait cette maison, non pour m’être agréable, mais pour y rassembler ses amis et y causer d’affaires en ayant l’air de s’y amuser. Bien que tout cela soit sous mon nom, je crois, je sens que c’est à vous : vous le seul dépouillé que j’estime et que je plaigne, car les autres le poussaient à sa perte, et, après avoir excité et partagé sa fièvre, ils l’ont tous maudit et abandonné. Vous, qui ne ressemblez à personne, restez ici, vous êtes chez vous.

Valérie ajouta en pâlissant :

— J’en sortirai si vous l’exigez.

Adriani se savait aimé de Valérie. Il avait résisté à cette sorte d’entraînement qu’un sentiment énergique, quelque peu durable qu’il puisse être, exerce toujours sur un jeune homme. Il n’avait pas voulu tromper Descombes, Valérie le savait bien ; elle savait bien aussi qu’il n’accepterait pas ses sacrifices, bien qu’elle en fît l’offre avec une sincérité exaltée ; mais ce qu’elle ne savait pas, c’est que le cœur d’Adriani était mort pour les affections passagères.

— Vous ne pensez pas à ce que vous dites, ma pauvre enfant, lui répondit-il avec douceur. En tout cas, ce serait trop tôt pour le dire. N’attendrez-vous pas que ce malheureux, qui est là, soit sorti de votre maison pour l’offrir à un autre ?

— Ah ! vous ne me comprenez pas, dit-elle, humiliée, et se hâtant de faire, par amour-propre, encore plus qu’elle n’avait résolu d’abord ; vendons tout, prenez tout, et ne m’en sachez aucun gré ; je serai consolée si je vous sauve.

— Bien, Valérie ! ayez de tels élans de cœur, et rencontrez un honnête homme qui les accepte ! mais je ne puis être cet homme-là.

— Mais qu’allez-vous devenir ?

— Je m’engage à l’Opéra.

— Vous ?

— Oui, moi, et dès aujourd’hui. Il le faut.

— Ah ! je comprends ; vous devez la somme. Eh bien, hâtez-vous : on est en pourparlers avec Lélio. Attendez ! oui, à cinq heures, Courtet viendra ici. (Elle parlait d’un personnage des plus influents dans les destinées du théâtre.) Il ignore, comme tout le monde, que Descombes était ici. J’ai dû le cacher pour le soustraire aux poursuites et aux reproches. Eh bien, je saurai où en sont les affaires qui vous intéressent.

Valérie n’ajouta pas qu’elle avait sur Courtet une influence d’autant plus irrésistible qu’il la poursuivait depuis quelque temps et qu’elle ne lui avait encore rien promis. Elle sentait bien qu’Adriani rejetterait son assistance ; mais elle crut devoir lui donner un conseil qu’il reconnut très-sage.

— Gardez-vous de faire connaître votre position à ces gens-là, lui dit-elle. Si vous voulez un engagement de cinquante ou soixante mille francs, feignez de n’avoir pas le moindre besoin d’argent. Soyez réellement propriétaire d’un château dans le Midi ; que la faillite de Descombes ne vous ait pas atteint. Je dirai que vous avez un million ; autrement, on vous offrira vingt mille francs. Il n’y a que les riches qu’on paye cher, vous le savez bien.

Adriani promit de revenir à cinq heures. Il courut chez ses connaissances pour s’informer de son côté, et cacha son désastre avec d’autant moins de scrupule que c’était une tache de moins sur la mémoire du pauvre Descombes. Il apprit avec terreur, chez Meyerbeer, que l’Opéra avait fait choix de son premier ténor et que le traité devait être signé dans la journée.

Il le fut, en effet, mais à sept heures, chez Valérie, entre le directeur, que Courtet manda à cet effet, séance tenante, et Adriani, pour trois ans, et moyennant soixante-cinq mille francs par année. Ce que les influences les plus compétentes et les intérêts les plus déterminants eussent du débattre longtemps sans succès, comme de coutume, l’ascendant d’une femme l’emporta d’assaut.

Valérie retint les deux administrateurs à dîner. Adriani voulait s’enfuir.

— Restez, lui dit-elle. Demain, tout Paris saura que Descombes est mort, et qu’il est mort chez moi. Dès que son pauvre corps sera enlevé, j’avouerai la vérité. Jusque-là, je crains qu’on ne vienne me tourmenter. J’ai eu soin de recevoir comme de coutume. Sa chambre était assez isolée pour qu’on ne se doutât de rien ; mais, aujourd’hui, voyez-vous, la force me manque, j’ai froid, j’ai peur ; je crains de me trahir ; je sortirai après dîner, je ne rentrerai que demain. Laisser un mort tout seul pourtant ! Je suis bien sûre que mes gens n’oseront pas rester. S’il est seul, il faudra bien que je reste ! Mais j’en deviendrai folle… Ayez pitié de moi !

Adriani resta, et, quand il fut seul avec le corps de son malheureux ami, il souffrit moins que pendant cet affreux dîner où il ne fut même pas question d’art, mais d’affaires, de projets et de nouvelles du monde. Il se jeta sur un divan et dormit pendant quelques heures. Il s’éveilla au milieu de la nuit. L’appartement était complètement désert et fermé. Des bougies brûlaient dans la chambre mortuaire, dont les portes restaient ouvertes sur une petite galerie sombre remplie de fleurs. Aucune cérémonie religieuse ne devait avoir lieu pour le suicidé. Il avait formellement défendu qu’on présentât sa dépouille à l’église, sachant qu’en pareil cas on nie le suicide pour fléchir les refus du clergé, et voulant que personne ne pût douter du châtiment qu’il s’était infligé à lui-même. Cependant Valérie, obéissant à ses impressions d’enfance, avait placé un crucifix sur le drap blanc qui dessinait les formes anguleuses du cadavre ; mais aucune de ces prières qui sont, à défaut de foi vive, le dernier adieu de la famille et de l’amitié, ne troublait le morne silence de cette veillée funèbre.

Adriani pria pour l’infortuné comme il savait prier. Il eut vers Dieu des élans de cœur véritables, des attendrissements profonds et des effusions d’espérance, qui font, en somme, le résumé de toute invocation sincère. Il avait cette superstition pieuse, et peut-être légitime, de penser qu’une âme, qui s’en va seule dans la sphère inconnue aux vivants, a besoin, pour rejoindre le foyer d’où elle est émanée, de l’assistance des âmes dont elle se sépare ici-bas. Les rites des religions ne sont pas de vains simulacres ; les chants, les pleurs, toute cérémonie qui accompagne la dépouille de l’homme d’une solennité extérieure est l’expression de cette assistance au-delà de la mort.

Adriani sut gré à Valérie de lui avoir confié le soin de remplacer tout ce qui manquait au suicidé. Une immense pitié, un pardon sans bornes s’étendirent sur lui, et le cœur d’Adriani s’offrit à Dieu comme la caution de la réhabilitation de l’infortuné dans un monde meilleur, ou dans une série de nouvelles épreuves. Ce pardon, il le lui avait exprimé à lui-même, mais ce n’était pas assez. Dans une nuit de recueillement et de méditation, Adriani put s’interroger, se dépouiller, pour l’avenir comme pour le passé, de tout levain d’amertume, et prononcer sur cette tombe l’absolution complète que le prêtre n’eût pas osé accorder.

Puis, ranimé et fortifié par la conscience de sa grandeur d’âme, Adriani se rattacha à sa propre destinée par le sentiment du devoir. Il se dit que l’homme est condamné au travail, non pas seulement à celui qui amuse et féconde l’esprit, mais encore à celui qui use et déchire l’âme. Il ne se dissimula pas que la société devait tendre à rendre le fardeau plus léger pour tous ; que l’état parfait serait celui qui établirait un équilibre entre le plaisir et la peine, entre le labeur et la jouissance ; mais, en face d’une société où trop de mal pèse sur les uns et trop peu sur les autres, il comprit que le choix de l’âme fière et courageuse devait être parmi les plus chargés et les plus exposés. Il vit en face, sur les traits contractés et déjà hideux du spéculateur, les traces du travail excessif, mais anormal, qui consiste à faire servir d’enjeu, dans une lutte ardente et folle, l’argent, signe matériel et produit irrécusable à son origine du travail de l’homme. Il entoura d’une compassion tendre la mémoire de son ami ; mais il condamna son œuvre, source d’illusions, d’orgueil et de démence, poursuite de réalités qui sont le fléau du vrai, le but diamétralement opposé à la destinée de l’homme sur la terre et aux fins de la Providence.

Et, quand il pensa à son amour, il se demanda s’il eût été digne d’en savourer sans remords l’éternelle douceur. Il lui sembla que, pour embrasser et retenir l’idéal, il fallait avoir souffert et travaillé plus qu’il n’avait fait.

— Voilà pourquoi j’ai aimé Laure avec idolâtrie dès les premiers jours, se dit-il : c’est qu’elle avait bu le calice de la douleur et que je la sentais digne d’entrer dans le repos des félicités bien acquises ; et voilà aussi pourquoi elle ne m’a pas aimé de même ; voilà pourquoi elle a hésité, et pourquoi, malgré ses propres efforts, elle a été préservée de ma passion. Je ne la méritais pas, moi qui n’avais cueilli dans la vie d’artiste que des roses sans épines ; je n’avais pas reçu le baptême de l’esclavage ; je ne m’étais en fait immolé à rien et à personne. Elle sentait bien que je n’avais pas, comme elle, subi ma part de martyre et que je n’étais pas son égal.

Il lui écrivit sous l’impression de ces pensées, et l’informa de toute la vérité en lui disant un éternel adieu.

Là, son âme se brisa encore. Il ne reprit courage qu’en regardant encore le front dévasté de Descombes et sa bouche contractée par le désespoir jusque dans le calme de la mort.

— Allons, se dit-il, mieux vaut encore ma vie désolée pour moi seul, que cette mort désolante pour les autres.

Il suivit seul le convoi de cet homme dont tant de gens recherchaient naguère l’opulence, l’audace et le succès.

Puis il prit un jour de repos, et se prépara, par l’étude, à son prochain début. La place était vide depuis un mois. On lui donnait quinze jours pour être prêt à débuter dans Lucie.

Il dut pourtant s’occuper de régler sa position. Il était lié avec des gens de toute condition, et dans le nombre il pouvait choisir le capitaliste qui regarderait sa probité, son énergie et son talent réunis comme une caution infaillible. Il s’adressa à celui dont il était le mieux connu et le mieux apprécié, lui confia son embarras, et lui demanda trois cent mille francs escomptés sur trois années de sa vie. On refusa de saisir d’avance ses appointements ; on se contenta de prendre hypothèque sur Mauzères. La somme fut envoyée à M. Bosquet dans le délai de la promesse qui lui avait été faite, et Adriani reçut, en échange, ses titres de propriété sur la terre et châtellenie de Mauzères. Quand cette affaire fut réglée, Adriani respira un peu, et se dit naïvement qu’au milieu de son malheur son étoile ne l’abandonnait pas. Il ne songea pas à se dire que, pour inspirer tant de confiance, il fallait être, comme talent et comme caractère, aussi capable que lui de la justifier.

Le jour du début arriva. Adriani était tranquille et maître de lui-même, mais mortellement triste au fond du cœur. Il n’avait pas eu à organiser son succès. La direction même n’avait pas eu lieu de s’en préoccuper. Le monde entier, comme s’intitule la société parisienne, accourait de lui-même, prévenu d’avance en faveur de l’artiste, résolu à le soutenir en cas de lutte, curieux aussi de le voir sur les planches, et avide de pouvoir dire, en cas de succès : « C’est moi qui le protège. » La jeunesse dilettante qui envahit ce vaste parterre savait l’histoire d’Adriani, sa récente fortune, sa ruine, sa résignation, sa conduite envers Descombes ; car, en dépit de tous ses soins, la vérité s’était déjà fait jour. On connaissait donc son caractère, et l’on s’intéressait à l’homme avant d’aimer l’artiste.

La musique de Lucie est facile, mélodique, et porte d’elle-même le virtuose. Un grand attendrissement y tient lieu de profondeur. Cela se pleure plutôt que cela ne se chante, et, en fait de chant, le public aime beaucoup les larmes. Adriani, dont les moyens étaient immenses, ne redoutait point cette partition, et savait qu’il n’y avait pas à y chercher autre chose que l’interprétation de cœur trouvée par Rubini. Il savait aussi que le public de l’Opéra, français exige plus le jeu que le chant chez l’acteur, et ne comprend pas toujours que la douleur soit plus belle dans l’âme que dans les bras. Quand Rubini pleure Lucie, la main mollement posée sur sa poitrine, les gens qui écoutent avec les yeux le trouvent froid ; ceux qui entendent sont saisis jusqu’au fond du cœur par cet accent profond qui sort des entrailles, et qui, sans imitation puérile des sanglots de la réalité, sans contorsion et sans grimace, vous pénètre de son exquise sensibilité. C’est ainsi qu’Adriani l’entendait ; mais il était sur la scène du drame lyrique, il lui fallait trouver ce qu’on appelle, en argot de théâtre, des effets. Il le savait, et il en avait entrevu de très-simples, que son inspiration ou son émotion devaient faire réussir ou échouer. Ayant cherché dans le plus pur de sa conscience d’artiste, il se fiait à sa destinée.

Il arriva donc à sa loge sans aucun trouble, et attendit le signal sans vertige. L’homme qui a veillé avec toute sa capacité et toute sa volonté à l’armement de son navire, s’embarque paisible et se remet aux mains de la Providence, préparé à tout événement. Adriani était préservé par son caractère, par son expérience, par sa tristesse même, de la soif de plaire, de la rivalité de talent, de l’angoisse du triomphe, tourments inouïs chez la plupart des artistes. Il ne voyait, dans le combat qu’il allait livrer, que l’accomplissement d’un devoir inévitable, le sacrifice de sa personnalité, de ses goûts, l’abnégation de son juste orgueil et de sa chère indépendance. C’était bien assez de mal, sans y joindre les tortures de la vanité.

Costumé, fardé, assis dans sa loge, entouré de ses plus chauds partisans et de ses amis les plus dévoués, il était absorbé par une idée fixe.

— Adieu, Laure ! adieu, amour que je ne retrouverai jamais ! disait-il en lui-même. Dans cinq minutes, quand le rideau de fausse pourpre aura découvert mon visage, ma personne, mon savoir-faire, mon être tout entier aux yeux de l’assemblée, ton ami, ton serviteur, ton amant, ton époux ne sera plus pour toi qu’un rêve évanoui dont le souvenir te fera peut-être rougir. Ah ! puisse-t-il ne pas te faire pleurer ! Puisses-tu ne m’avoir pas aimé ! Voilà le dernier vœu que je suis réduit à former !

On lui demandait s’il était ému, s’il se sentait bien portant, si son costume ne le gênait pas, s’il n’avait pas quelque préoccupation dont on pût le délivrer dans ce moment suprême. Il remerciait et souriait machinalement ; mais les questions qui frappaient son oreille se transformaient dans sa rêverie. Il s’imaginait qu’on lui demandait : « Est-ce que vous l’aimez toujours ? Est-ce que vous ne vous en consolerez pas ? Est-ce que vous pouvez penser à elle dans un pareil moment ? « Et il répondait intérieurement : « Je suis sous l’empire d’une fatalité étrange ; je ne vois qu’elle, je ne pense qu’à elle, je n’aime qu’elle, et je ne crois pas pouvoir aimer jamais une autre qu’elle. »

On rappela. Le directeur le saisit dans l’escalier, lui toucha le cœur en riant et s’écria :

— Tranquille tout de bon ? C’est merveilleux ! c’est admirable !

— Je le crois bien, pensa l’artiste en continuant à descendre, c’est un cœur mort !

Cette idée remua et ranima tellement ce qu’il croyait être le dernier souffle de sa vie morale, qu’il entra en scène sans se rappeler un mot, une note de ce qu’il allait dire et chanter. Bien lui prit de savoir si bien son rôle et sa partie, que les sons et les paroles sortaient de lui comme d’un automate. Les premiers applaudissements le réveillèrent. Sa beauté, son timbre admirable, la grâce et la noblesse de toute sa personne, qui donnaient naturellement l’apparence de l’art consommé à tous ses mouvements, ravirent le public avant qu’il eût fait preuve de talent ou de volonté.

— Allons, se dit-il avec un amer sourire, mes amis sont là et souffrent de me voir si tiède ! Aidons-les à me soutenir. Et puis on me paye cher ; il faut être consciencieux.

Il fit de son mieux, et ce fut si bien, que, dès ses premières scènes, son succès fut incontestable et de bon aloi.

— C’est enlevé, mon petit ! lui dit gaiement quelqu’un du théâtre. Encore un acte comme ça et feu Nourrit est enfoncé !

— Ah ! tais-toi, malheureux ! s’écria Adriani, qui avait connu et aimé l’admirable et excellent Nourrit, et qui vit sa fin tragique et déchirante repasser devant ses yeux comme l’abîme de désespoir où s’engloutit parfois la vie des grands artistes.

Il trouva dans sa loge le baron de West, qui le serra dans ses bras en pleurant.

— Je comprends tout, s’écriait le digne homme. C’est à cause de moi, c’est pour moi que vous en êtes réduit là ! Je ne m’en consolerais jamais, si je n’étais sûr que c’est le dieu des arts qui l’a voulu, et que vous tourniez le dos à la gloire en vous enterrant à la campagne. Allons, vous chanterez mon opéra avant qu’il soit trois mois ! Où demeurez-vous, pour que j’aille vous exposer mon plan ?

— Parlez-moi d’elle ! s’écria Adriani. Où est-elle ? Que savez-vous d’elle ? L’avez-vous aperçue ? Savez-vous… ?

— Quoi ? qui, elle ? Ah ! oui… Mais non. Je ne sais rien, sinon qu’elle n’a rien fait d’excentrique à propos de votre départ. On l’a vue dans son jardin comme à l’ordinaire. Elle ne paraissait pas plus malade ni plus dérangée d’esprit qu’auparavant. Attendez ! oui, on m’a dit qu’elle partait, qu’on faisait des emballages chez elle.

Elle doit être retournée à son rocher de Vaucluse. Le diable soit de cette veuve ! Comment ! vous y pensez tant que ça !

— Quand avez-vous quitté Mauzères ? reprit Adriani.

— Il y a trois jours. J’arrive il y a une heure, je vois votre nom sur l’affiche, je crois rêver ; je m’informe ; je remets à demain le soin de dîner, et me voilà, non sans peine ; il y a un monde !…

— On ne vous a rien remis pour moi ?

— Qui ? où ? Ah ! là-bas ? Mais non ; je vous l’aurais dit tout de suite. Est-ce qu’elle ne vous écrit pas ?

Adriani quitta le baron. Laure n’avait pas répondu à sa lettre, et elle retournait à Larnac.

— Que la volonté de Dieu soit faite ! se dit-il. Elle ne m’aimait pas ; tant mieux.

Et cette heureuse solution lui arracha des larmes brûlantes.

— Monsieur a bien mal aux nerfs ! lui dit Comtois, qui ne s’abaissait pas au métier d’habilleur d’un comédien, mais qui, resté à son service par attachement quand même, assistait à la représentation et venait le féliciter. Ça ne m’étonne pas que monsieur soit fatigué ; il est obligé de tant crier ! Tout le monde est très-content de monsieur. On dit que monsieur a de l’ut dans la poitrine ; j’espère que ça n’est pas dangereux pour la santé de monsieur ? Mais, si j’étais de monsieur, au lieu de boire comme ça une goutte d’eau dans l’entr’acte, je me mettrais dans l’estomac un bon gigot de mouton et une ou deux bonnes bouteilles de bordeaux pour me donner des forces.

L’air final fut chanté par Adriani d’une manière vraiment sublime. C’était là qu’on l’attendait. Il y fut chanteur complet et acteur charmant ; sa douleur fut dans l’âme plus qu’au dehors ; mais ses poses étaient naturellement si belles et si heureuses, qu’on le dispensa de l’épilepsie. Il ne cria pas, malgré l’expression dont se servait Comtois ; il chanta jusqu’au bout, et l’émotion produite fut si vraie, que ses amis laissèrent presque tomber le rideau sans songer à l’applaudir : ils pleuraient.

Aussitôt des cris enthousiastes le rappelèrent. Il y eut des dissidents, sans nul doute ; mais ceux-là ne comptent pas et se taisent quand la majorité se prononce. Adriani fit un grand effort sur lui-même pour revenir, de sa personne, recevoir l’ovation d’usage.

Il lui semblait que, jusque-là, il avait été incognito sur le théâtre, et qu’en cessant d’être le personnage de la pièce pour saluer et remercier la foule, il recevait d’elle le collier et le sceau de l’esclavage.

Aux premiers pas qu’il fit sur la scène pour subir son triomphe, une couronne tomba à ses pieds. En même temps, une femme vêtue de rose et couronnée de fleurs rentra précipitamment dans la baignoire d’avant-scène, où, cachée jusque-là, elle n’avait pas été aperçue par Adriani. Il ne fit que l’entrevoir en ce moment, et elle disparut comme une vision.

— Je suis fou, pensa-t-il ; je la vois partout ! Une robe rose ! des fleurs ! Elle ici ! Allons donc, malheureux ! Rentre en toi-même et ramasse ce tribut de la première femme venue !

Il s’avança pourtant jusqu’à la rampe, au milieu d’une pluie de bouquets, tenant machinalement la couronne, et plongeant du regard dans la loge où ce fantôme lui était apparu ; la loge était vide et la porte ouverte.