Adriani/9

La bibliothèque libre.
Adriani (1854)
Michel Lévy frères (p. 141-157).



IX


Il nous est bien permis de soulever le voile qui couvrait les sentiments intimes de notre héroïne. Mais, pour les faire bien comprendre, il faut retracer brièvement l’histoire de ces mêmes sentiments avant l’époque où Toinette raconta à d’Argères-Adriani les événements de la vie de sa maîtresse.

Quand nous disons notre héroïne, c’est pour rester classique dans cette très-simple histoire ; car Laure de Larnac n’était rien moins que ce qu’on entend, en général, par une nature d’héroïne de roman. Elle n’était nullement romanesque, et l’imagination, qui jette dans les aventures et dans la vie exceptionnelle, n’était pas le moteur de ses volontés ni de ses actions.

Elle était cependant poëte, en ce sens qu’elle était toute poésie, et Adriani avait trouvé le vrai mot pour la peindre : elle avait l’aspect tranquille et puissant d’une muse rêveuse. Mais sa rêverie perpétuelle, même dans le temps où elle vivait sans douleur, était une sorte d’extase d’amour, une absorption constante dans la plénitude du cœur. Il est des êtres ainsi faits, des êtres extraordinairement intelligents, qui ne sont intelligents que parce qu’ils sont aimants. Constatons-le, au risque de tomber dans l’esprit critique de notre siècle et de disséquer un peu trop l’être humain : le sentiment et la pensée, l’affection, la raison, l’imagination deviennent une seule et même faculté dans leur action sur une âme saine ; mais l’initiative appartient toujours à l’un de ces principes, et, pour parler tout simplement, les plus belles natures, selon nous, sont celles qui commencent par aimer, et qui mettent ensuite leur sagesse et leur poésie d’accord avec leur tendresse.

Laure, intelligente et forte, n’avait pas seulement besoin d’aimer. Enfant, elle avait pleuré sa mère avec un désespoir au-dessus de son âge. L’amitié de son cousin Octave, enfant comme elle, avait été son refuge.

Elle l’avait chéri comme si l’esprit de cette mère eût passé en lui. De là une habitude et une nécessité d’aimer Octave qui eurent quelque chose de fatal et auxquelles les forces de la puberté ne changèrent et n’ajoutèrent rien de sensible pour elle-même.

Qu’était-ce qu’Octave ? Toinette l’avait dit : un enfant beau et bon, qui aimait autant que cela lui était possible ; mais ce possible pouvait-il se comparer à la puissance de Laure ? Nullement. La vie physique jouait un rôle trop prononcé dans cette organisation de chasseur antique. La divinité pouvait s’éprendre de lui, il l’admirait sans la comprendre. Il était content d’être saisi et enlevé par elle ; mais il restait chasseur. Ce fut la légende d’Adonis, que la déesse ravissait la nuit dans ses sanctuaires, mais qui, au lever du jour, retournait aux bêtes des bois : « Et il y retourna si bien, comme disent les bonnes gens, qu’il y trouva la mort. »

L’obstination de la préférence dont il fut l’objet s’explique par l’absence. Laure, arrachée à son compagnon d’enfance, en fit un amant dans son âme, dès qu’elle eut compris l’impossibilité sociale de se consacrer à son frère, à moins qu’il ne devînt son époux. Elle n’hésita pas un instant, et, jusqu’au jour de l’hyménée, elle ignora que le rôle d’épouse ne fût pas identique à celui de sœur.

Les transports de la passion d’Octave, suivis d’invincibles accablements d’esprit, eussent dû jeter quelque soudaine clarté dans l’esprit de Laure. Elle ferma instinctivement les yeux, et son exquise chasteté ne comprit jamais que l’amour des sens n’est qu’une des faces de l’amour. Elle crut à une inégalité de caractère qu’elle accepta avec son inaltérable douceur, résultat d’un magnifique équilibre dans sa propre organisation. Mais, peu à peu, elle s’effraya mortellement de ces lacunes dans les soins de son mari. Octave était une espèce de sauvage inculte et incultivable. Les talents et l’intelligence de sa femme lui inspiraient un respect naïf, une vanité de paysan qui écarquille les yeux en voyant sa petite fille lire et écrire ; mais il eût vainement essayé de comprendre et de sentir ; il n’essaya point.

Laure n’eut point le sot amour-propre de s’en trouver blessée. Quand elle le voyait s’endormir auprès de son piano, elle continuait à le contempler et jouait comme sur du velours, ou chantait de la voix d’une mère qui berce son enfant. Si Toinette, qui était imprudemment épilogueuse dans ses jours de gaieté, lui disait : « Hélas ! madame, à quoi bon avoir appris tant de belles choses ? » elle lui répondait avec un sourire d’ange : « Cela sert peut-être à lui donner de jolis rêves ! » Mais elle voyait bien que l’inaction était le supplice de son jeune mari, et que, faute de pouvoir remplir, seulement une heure, une occupation intellectuelle quelconque, il lui fallait remplir toutes ses journées de mouvement et d’émotions physiques.

Soumis et dévoué d’intention. Octave eût sacrifié ses goûts à la société de sa femme. Il le tenta même dans les premiers jours de leur union, en la voyant étonnée jusqu’à la stupéfaction devant le besoin qu’il éprouvait de la quitter ; mais ce changement d’habitudes le rendait malade. Il devenait bleu quand il n’était pas au grand air, et il n’y en avait pas assez, même dans un jardin, pour nourrir ses vastes poumons. Il lui fallait le vent de la course et le sommet des montagnes.

Le jour où, en le voyant partir aux premiers rayons du soleil, elle lui dit le cœur serré : « Je ne te reverrai donc pas avant la nuit ? » il s’étonna de lui-même, et lui répondit :

— C’est vrai, au fait ! Viens avec moi. Nous ferons une petite chasse tranquille, et nous ne nous quitterons pas.

Pendant une semaine, Laure essaya de le suivre à cheval ; mais elle reconnut bientôt que, même en ne lui imposant pas la chasse tranquille, même en supportant de la fatigue et affrontant des dangers, elle le gênait sans qu’il s’en rendit compte. Le vrai chasseur aime à être seul. Ses plus doux moments sont ceux où il quitte ses compagnons et savoure ses périls, ses découvertes, ses ruses, son obstination, son adresse, sans en partager avec eux l’émotion. Le chasseur le plus positif goûte un charme particulier dans le mystère des bois, dans l’indépendance absolue de ses mouvements, de ses fantaisies, de ses haltes. C’est son art, c’est sa poésie, à lui.

Laure comprit cela et ne le suivit plus. Octave, que les cris étouffés de sa femme retenaient au bord des abîmes, se sentit soulagé d’un grand poids quand il put s’abandonner de nouveau à sa force, à son adresse et à sa témérité peu communes. Laure ne songea pas seulement à lui adresser un reproche : pourvu qu’il fût heureux, elle ne s’inquiétait pas d’elle-même ; mais elle sentit involontairement l’ennui et la tristesse de l’abandon. Elle combattit cette langueur. Elle cultiva ses talents, elle s’adonna aux soins de l’intérieur, elle s’initia même à ses affaires, qu’Octave n’eût jamais su gouverner. Elle remplit ses journées d’une activité qui eût préservé de la réflexion une tête plus vive, mais qui ne put remplir le vide de son cœur. Il lui eût fallu la présence assidue de l’être aimé. Elle avait passé avec courage loin de lui les années de l’adolescence, aspirant avec une foi naïve à l’avenir qui la réunirait à lui sans distraction, sans partage, sans défaillance de bonheur. Elle avait quitté Paris et le monde avec joie, à l’idée de s’absorber dans le calme des félicités infinies, et elle se trouvait vivre en tête-à-tête avec une belle-mère qui l’estimait sans la comprendre et qui l’honorait sans l’aimer. Madame de Monteluz, la mère, était un de ces êtres froids, convenables, honnêtes, qui, par esprit de justice, ne veulent pas troubler violemment le bonheur des autres, mais qui, par insensibilité de caractère, ne peuvent ni l’augmenter ni en adoucir la perte.

Laure était donc accablée d’un malaise moral dont elle ne se rendait pas bien compte à elle-même. Octave ne s’en doutait seulement pas. Il trouvait cette façon de vivre toute naturelle. Il avait été élevé par sa mère dans l’idée que les hommes ne doivent pas encombrer la maison, et que les femmes aiment à se livrer aux soins domestiques sans subir le contrôle de ces désœuvrés. Il faisait comme avait fait son père ; il vivait dehors pour ne pas gêner les femmes, et il ne pouvait se défendre de les trouver gênantes à la promenade. Quand il ne chassait pas avec la rage d’un Indien, il péchait avec la patience d’un Chinois. Il avait des chevaux à dresser, à panser, à contempler, de grands abatis d’arbres à surveiller, opérations dont le bruit et le désordre étaient pour lui un spectacle et une musique en harmonie avec la rudesse de ses organes. Au retour de ces agitations, il adorait sa femme, mais il n’avait pas une idée à échanger avec elle. Il fallait manger et dormir, deux grandes opérations dans l’existence d’un homme si robuste. Les courts élans de sa passion, qui était pourtant réelle, ne se traduisaient par aucune délicatesse. C’était de la passion physique dans l’amitié. La tendresse et l’enthousiasme lui étaient également inconnus.

Ces deux époux ne vécurent pas assez longtemps ensemble pour que la femme arrivât à se dire qu’elle était malheureuse. Peut-être ne se le fût-elle jamais dit : sa puissance d’abnégation, son instinct de fidélité lui eussent fait accepter l’éternel veuvage d’un époux vivant. Quand ce deuil devint celui d’un mort, elle ne se souvint pas de déceptions qu’elle ne s’était point encore avouées ; mais un fait subsista dans son passé : c’est qu’elle n’avait connu ni l’amour ni le bonheur, et qu’elle pleura naïvement des biens qu’elle n’avait jamais possédés.

L’amour d’Adriani lui apportait donc tout un monde de révélations qu’elle n’avait pas pressenties. Par lui, elle pouvait être initiée à sa propre énergie, qu’elle ignorait et qui avait toujours été refoulée en elle par la crainte de faire souffrir Octave. Quand Octave l’avait vue triste, il s’était affecté et effrayé jusqu’à en avoir des attaques de nerfs, mais sans comprendre comment il avait pu être la cause de sa tristesse. C’est Laure qui avait dû le rassurer, le consoler, l’égayer et le presser de retourner à ses forêts et à ses étangs.

Adriani ne s’était pas senti inquiet du passé de Laure. Quelques mots échappés à Toinette avaient suffi pour lui ôter tout sentiment de jalousie à propos de l’époux regretté. Il comprenait fort bien qu’il ne lui serait pas difficile d’aimer mieux et de donner plus de bonheur ; mais il fallait que Laure consentît à le mettre à l’épreuve, et là se rencontra une résistance qu’il n’avait pas prévue si énergique dans une âme si éprouvée et si fatiguée.

Nous croyons pouvoir aimer cependant que ce désespoir de veuve, si réel et si profond, que, par moments, il avait engourdi et menacé de détruire chez Laure la raison ou la vie, ne prenait pas sa source dans un regret des jours de son mariage. Ce qu’elle croyait regretter, c’était bien le beau et bon jeune homme à qui elle s’était dévouée ; mais ce qu’elle regrettait effectivement, c’était le temps de ses propres aspirations, de ses propres illusions. En perdant cet époux, elle avait vu disparaître le but de quinze années d’existence ; car, dès la première enfance, elle s’était consacrée à lui ; elle avait été séparée de lui ensuite pendant huit années (de douze à vingt ans) ; c’était donc toute une vie qu’elle avait vécu pour rien, et le coup qui l’accablait, au début d’une vie nouvelle, lui fit croire qu’elle ne s’en relèverait jamais. Elle se crut morte avec Octave ; elle désira mourir pour le rejoindre ; elle regretta de ne pas succomber à son épouvante devant l’avenir.

L’espérance est une loi de la vie, surtout dans la jeunesse. La perdre, c’est un état violent qui ne peut se prolonger sans amener la destruction de l’être ainsi privé du souffle régénérateur. C’était toute la maladie de Laure, mais elle était grave.

La nature luttait pourtant, et l’amour inassouvi, l’amour latent, sans but connu, sans désir formulé, couvait sous la cendre. Laure en était arrivée au point de redouter sa propre douleur, et de désirer s’y soustraire ; mais elle croyait trouver le remède dans l’oubli ; elle ne voulait pas croire et elle ne savait pas, inexpérimentée et candide qu’elle était, que l’amour est le seul bien qui remplace l’amour.

Elle s’efforçait donc d’anéantir en elle-même le sentiment de l’existence réelle, et de se perdre dans le rêve de l’inconnu. Elle regardait les nuages et les étoiles, plongée dans des aspirations religieuses et métaphysiques qui la soutinrent pendant quelque temps ; mais l’âme humaine ne peut suivre impunément ces routes sans limites et sans issue. Le catholicisme a écrit le mot mystère au fronton de son temple, sachant bien que, pour croire, il ne pas faut trop chercher. Le ciel ne se révèle pas. Il s’entr’ouvre à l’espérance, à l’enthousiasme, à la science, et se referme aussitôt, ou se peuple, à nos yeux éblouis et trompés, de fantaisies délirantes. Laure sentit que ces hallucinations la menaçaient. Épouvantée, elle en détourna ses regards et retomba brisée sur la terre, convaincue qu’elle ne pouvait embrasser l’infini, et que son organisation positive dans l’affection (c’est-à-dire essentiellement humaine et par là excellente) s’y refusait plus que toute autre.

Elle en était là quand elle vit Adriani. Son premier pas vers lui fut une attention plus marquée qu’elle n’avait encore pu en accorder à aucun homme depuis son malheur ; le second pas fut l’admiration envers une belle nature qui se révélait dans un talent sympathique ; le troisième fut la reconnaissance. Mais, quand elle vit l’amour face à face, elle en eut peur comme d’un spectre, et, pendant que l’artiste lui écrivait une lettre, qu’elle ne devait pas recevoir, elle lui écrivait celle qui suit :

« Noble cœur, adieu ! Soyez béni. Je pars ! il faut que je vous quitte. J’ai trop peur de prendre les consolations que je recevrais de vous pour celles que je vous donnerais. J’aurais encore bien des choses à vous dire de moi, ami ! Pourquoi ne vous les ai-je pas dites tout à l’heure quand vous étiez là ? pourquoi ne me sont-elles pas venues ? Voilà qu’elles m’apparaissent comme des lumières vives. C’est sans doute l’orgueil qui agissait en moi et m’empêchait de m’accuser tout à fait devant vous ! Oui, voilà le danger de ma situation : c’est de me laisser enivrer par le sentiment que vous m’exprimez, au point d’en être vaine et de vous cacher combien je le mérite peu. Eh bien, il faut que je me punisse du passé et du présent, il faut que je vous dise tout.

» Vous m’aimez sans me connaître. Ce ne peut pas être ma personne qui vous a charmé : vous avez pu aspirer sans doute aux plus belles, aux plus aimables femmes de l’univers, et je ne suis plus que le fantôme d’un être déjà très-ordinaire. Je n’ai eu qu’un motif d’estime envers moi-même : je me croyais capable d’un grand, d’un éternel amour. Là était mon erreur, là est aussi la vôtre. Vous vénérez en moi l’ombre d’une puissance qui n’exista jamais. J’ai été au-dessous de mon ambition, au-dessous de ma tâche. Ami, plaignez-moi, et ne n’admirez plus, vous qui m’admiriez pour avoir su aimer ! Je ne l’ai pas su, j’ai mal aimé !

» Oui, voilà mon histoire en deux mots. Je n’ai pas été pour l’homme qui m’avait remis le soin de son bonheur la sainte, l’ange que je me flattais d’être. Je n’ai pas su l’absorber en moi, parce que j’ai trop souhaité de l’absorber. Ce n’est pas ainsi qu’on doit aimer ; vous me le prouvez bien, vous qui ne me demandez rien que de me laisser chérir ! Moi, j’aurais voulu qu’il m’aimât au point de s’ennuyer loin de moi. Ses distractions, ses amusements n’étaient pas les miens. Si je l’avais osé, j’aurais haï ses plaisirs que je ne partageais pas. Je ne le lui ai jamais dit, je ne l’ai jamais dit à personne ; mais où est le mérite du silence ? La soumission n’est là qu’un calcul d’intérêt personnel qui consent à souffrir beaucoup pour ne pas risquer de souffrir davantage. J’aurais craint que la plainte n’éloignât tout à fait de moi celui que mon égoïsme eût voulu détacher de lui-même et anéantir à mon profit. Mon cœur était lâche, il était mécontent c’est-à-dire coupable. La docilité extérieure n’est qu’un masque transparent : on n’est pas habile, on n’est pas fort quand on n’est pas sincère. Faute de pouvoir ou de savoir accepter les goûts d’Octave, je lui en gâtais la jouissance par une tristesse mal déguisée parce qu’elle était mal combattue et jamais vaincue. Deux ou trois fois j’ai inquiété son repos, effrayé la conscience de son affection et fait couler ses larmes. Trois fois ! oui, en six mois d’union qui nous étaient comptés et dont j’aurais dû lui faire un siècle, une éternité de joie sans mélange, je l’ai troublé et affligé trois fois ! Et le jour même… Il faut que j’aie le courage de remuer ces souvenirs affreux, vous m’y forcez ! Le jour même qui devait nous séparer pour jamais, je le vis quitter mes côtés et s’habiller pour sortir, sans avoir la force de lui dire un mot. Il faisait un temps affreux. J’étais sottement offensée de ce qu’il affrontait les rigueurs de l’hiver pour un but qui n’était pas moi. J’ai pris ensuite le chagrin violent que j’avais ressenti dans ce moment-là pour un pressentiment. C’en était un peut-être ? C’est une dernière faveur du ciel, une dernière bonté de Dieu envers nous, ces mystérieux avertissements qu’il nous donne ! Nous devrions les deviner et les suivre ! Je ne pus démêler ce qui se passait en moi. Je n’eusse rien empêché, je ne savais pas combattre les désirs d’Octave ; mais, au moins, je l’eusse embrassé une dernière fois ; il fût parti avec la conscience de mon amour.

» Je restai immobile, absorbée dans mon égoïste effroi de l’abandon. Il se pencha vers moi pour m’embrasser : je fermai les yeux pour retenir mes larmes, je feignis de dormir ; je ne lui rendis pas sa dernière caresse. On me l’a rapporté sanglant et déchiré, mort ! mort sans que je lui aie donné seulement l’adieu de chaque matin ! mort sans que j’aie pu lui pardonner le soir, dans un sourire, les angoisses journalières de mon faible cœur ! mort le jour même où, pour la première fois, mon âme jalouse exhalait ce cri impie : « Il ne m’aime pas ! » Ah ! c’est là ce qui l’a tué ! Le doute est une malédiction, et la malédiction de l’amour ouvre l’abîme des fatales destinées.

» L’infortuné ! Ce n’était pas lui qui n’aimait pas, puisque sa conscience était si tranquille. C’est moi, je vous l’ai dit, je vous le répète, qui ai mal aimé !

» Vous le voyez, ma vie est un remords plus encore qu’un regret, et j’ai si mal profité de mon bonheur, je l’ai tellement empoisonné par mes muettes exigences, que ce n’est pas le passé que je pleure, c’est l’avenir, que j’aurais pu consacrer à la tranquille félicité d’Octave, et dont je lui avais déjà gâté les prémices.

» Je ne mérite donc pas d’être consolée ; je ne le serais peut-être pas. Je subis, dans l’horreur de ma solitude, une expiation inévitable. Elle n’a pas duré assez longtemps ; je ne suis point encore pardonnée, puisque le bienfait de l’amour qui s’offre à moi, au lieu de me faire tressaillir de joie, me fait reculer d’épouvante.

» Dans la première jeunesse, on croit pouvoir donner autant qu’on reçoit ; on ne s’inquiète pas du peu que l’on est et du peu que l’on vaut. Quand on est vieilli et flétri comme moi par un châtiment céleste, on frémit à l’idée de faire souffrir ce qu’on a souffert. Plus grand et meilleur que moi, vous souffririez encore davantage. Plus attentif et plus réfléchi qu’Octave, vous vous désabuseriez de moi, et, enchaîné peut-être par la générosité, par le respect de vous-même, vous seriez le plus à plaindre de nous deux.

» Tenez, le divin amour n’est fait que pour les belles âmes. La mienne n’est pas un sanctuaire digne de le recevoir. Adieu, adieu ! ne voyez dans ma fuite qu’un hommage rendu à la grandeur de votre caractère et à la noblesse de votre affection.

» Laure. »


Le vieux paysan qui combattait faiblement les envahissements de l’ortie et du liseron dans le jardin du Temple, remit cette lettre à Adriani au moment où il se levait, désespéré, pour fuir à jamais la maison abandonnée. Avant de lire, Adriani interrogea le bonhomme ; le message lui avait été remis, sans aucune explication, par madame de Monteluz elle-même, au moment où elle l’avait renvoyé du plus prochain relais de poste. C’est lui qui l’y avait menée, ainsi que Toinette, avec ses mulets. Il avait été appelé vers deux heures du matin par Toinette elle-même, sa chaumière étant à une très-petite distance du Temple. Il avait trouvé les malles faites, il les avait chargées sur la calèche, et n’avait vu madame de Monteluz qu’au moment où elle y montait, et à celui où elle en était descendue. Tout cela s’était passé sans que le rude sommeil de Mariotte en fut troublé. Toinette avait chargé ce paysan de garder la maison. Un arrangement antérieur avait confié à son fils la régie du petit domaine. On ne savait pas quand on reviendrait, on ne savait pas encore où l’on allait directement. Cela dépendrait des lettres d’affaires que madame recevrait à Tournon. On descendrait peut-être le Rhône en bateau, on remonterait peut-être par la route de Lyon. Bref, cet homme ne savait rien, sinon, comme Mariotte, que madame était partie. Il la regrettait ; il disait que la bonne jeune dame était bien un peu détraquée dans ses esprits, mais que jamais maîtresse plus douce et plus généreuse n’avait parlé au pauvre monde.

Ce fut comme une oraison funèbre, car il ajouta :

— Je crois bien que nous ne la reverrons plus et qu’elle n’est pas pour faire de vieux os. Elle a trop de mal dans son idée !

Adriani retourna au petit salon. Il se jeta sur le fauteuil où Laure s’était assise la veille et dévora sa lettre. Il la commença avec abattement ; il la termina en la baisant avec transport. Quel plus doux aveu pouvait-il recevoir que cette confession ? De quel plus grand charme Laure pouvait-elle se revêtir à ses yeux que de lui avouer, dans son repentir naïf, et sans savoir ce qu’elle avouait, que sa conscience plus que son cœur était fidèle à la mémoire d’Octave, et que ce cœur était vierge d’un amour partagé, par conséquent d’un amour complet ?

Adriani avait déjà pressenti qu’il n’avait pas à lutter contre un mort. Il ne se trompa pas sur la véritable portée de cette lettre ingénue. Il reconnut que l’urne pouvait être couronnée de fleurs et inaugurée par lui, sans amertume, au seuil de son avenir. Laure perdrait ses remords et se relèverait vis-à-vis d’elle-même le jour où elle saurait ce que c’est que le véritable amour, et combien peu elle avait offensé Dieu en le rêvant sur le cœur impuissant d’Octave.

Ainsi, en croyant décourager Adriani et l’éloigner d’elle, Laure avait resserré le lien qu’elle voulait rompre. L’extrême candeur agit souvent comme ferait l’extrême habileté. Elle obéit à la loi du vrai d’une manière toute fatale. Si la ruse prend le masque de la loyauté, c’est parce qu’elle sait bien que la loyauté est le seul pouvoir infaillible sur les bons esprits.