Affaires de Sicile - Médiation anglo-française

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Affaires de Sicile - Médiation anglo-française
Revue des Deux Mondes, période initialetome 24 (p. 341-349).


Affaires de Sicile — Médiation anglo-française

Les événemens dont la Sicile est le théâtre depuis un an se rattachent par un lien plus réel qu’apparent au mouvement général italien, dont nous nous sommes occupés à plusieurs reprises. L’insurrection de 1847, bien que provoquée (du moins le croyait-on) par des causes et des agens étrangers à la propagande réformiste qui gagnait à cette époque la Toscane et le Piémont, n’en a pas moins eu à son tour une action très directe sur le reste de l’Italie. La constitution proclamée à Palerme n’a pas tardé en effet à l’être à Naples, de là en Piémont, à Florence et à Rome. D’un autre côté, l’indépendance de l’île une fois décrétée, on a vu la nation sicilienne, avec un instinct véritablement politique, chercher à renouer, au profit d’une autre puissance italienne, le lien de nationalité qu’elle venait de rompre avec Naples, sentant bien qu’il y avait péril pour elle à rester dans l’isolement, et qu’elle devait obéir à la loi d’agrégation qui rapproche de plus en plus les fractions long-temps séparées de l’Italie.

L’unité de l’Italie, telle que la rêvent les républicains de l’école de M. Mazzini, nous a toujours semblé un projet irréalisable ; mais nous croyons fort à la possibilité, bien plus, à la nécessité d’une fédération qui conciliera à la fois les invincibles habitudes et les répugnances que plusieurs siècles n’ont pu effacer avec les besoins bien sentis de la civilisation moderne. Ce projet, que poursuivent tous les bons esprits en Italie, c’est le but que les divers peuples italiens doivent se proposer constamment, c’est, si nous pouvons nous exprimer ainsi, le phare qu’ils ne doivent jamais perdre de vue dans leurs efforts et dans leurs luttes pour l’indépendance et pour la liberté. Tout ce qui les en détournerait les conduirait à l’absorption de leur nationalité et à la ruine de leurs droits politiques ; c’est en resserrant entre eux cette solidarité protectrice qu’ils pourront résister aux empiétemens du dehors comme à la tyrannie du dedans. Tel est le point de vue duquel il ne faut pas se départir dans l’appréciation des affaires de Sicile.

La Sicile, traitée en pays de conquête par les Napolitains, a de tout temps, et à juste titre, revendiqué sur ses maîtres une supériorité intellectuelle et morale que ceux-ci voudraient en vain lui disputer. Tandis que Naples s’endormait dans une molle insouciance, la culture de l’esprit et les mœurs politiques se conservaient dans l’île, et la lutte indomptable que ses habitans ont soutenue pour leurs franchises contre les dynasties qui se sont succédé chez eux témoigne que le courage ne s’est, à aucune époque, éteint dans ces ames viriles. Ce sera une longue et brillante histoire à raconter un jour que celle de l’esprit public en Sicile. On y verra avec étonnement l’exercice des prérogatives constitutionnelles établi plusieurs siècles avant que l’Angleterre et la France les eussent formulées, et il ne sera pas sans intérêt de remonter jusqu’aux institutions du grand comte Roger pour retrouver dans le parlement à trois bras l’organisation d’une représentation nationale permanente servant de contre-poids à l’autorité des souverains. Depuis trente-cinq ans, c’est à la charte de 1812 que la Sicile a constamment rattaché ses traditions et ses prétentions politiques. C’est au nom de ce pacte, rompu presque aussitôt par la cour de Naples, qu’elle s’est révoltée en 1847 comme en 1820 et en 1836. La charte de 1812 maintenait l’union entre Naples et la Sicile ; dans l’ivresse de la victoire, cette union a été rompue, et la Sicile s’est déclarée indépendante. Les Siciliens ont montré en cette occasion une résolution et une intrépidité qui leur ont valu les sympathies de toute l’Europe ; toutefois nul ne s’est dissimulé que la question ne pouvait être entièrement vidée entre les deux pays par ce seul fait. Le roi de Naples s’est toujours naturellement considéré comme le souverain légitime de la Sicile, et n’a pas un seul instant renoncé à ressaisir cette portion de ses états. On devait s’attendre à ce qu’il tenterait pour cela plus d’un effort encore, et ne terminerait pas de si tôt la lutte.

Cette lutte vient de recommencer avec un acharnement sans exemple. La France et l’Angleterre se sont interposées pour arrêter l’effusion du sang ; mais leur tâche doit-elle se borner là ? Ces deux puissances paraissent décidées à intervenir directement pour régler d’une façon définitive les prétentions respectives des deux parties : en ont-elles le droit ? Jusqu’à quel point cette prétention peut-elle être justifiée ? Quelles sont les bases sur lesquelles devra s’appuyer leur médiation ? C’est ce qu’il convient d’examiner, après avoir sommairement rappelé les faits qui ont nécessité la démarche accomplie sur les lieux par les représentans des deux gouvernemens.

C’est le 29 août que l’expédition napolitaine a mis à la voile ; elle se composait de deux frégates et de vingt bâtimens à vapeur, portant ensemble quatorze mille hommes. Le 31, elle était à l’ancre à Reggio, au sud de Messine, et la nouvelle en arrivait le même jour à Palerme. Cette annonce a-t-elle pris au dépourvu le gouvernement sicilien ? Il serait difficile de le décider. Les préparatifs faits depuis plusieurs mois par le roi de Naples ne pouvaient être un mystère pour personne ; on ne pouvait les ignorer à une si petite distance que celle qui sépare les deux capitales. Toutefois il semblerait que les Siciliens se soient trop complètement endormis sur l’assurance que les escadres française et anglaise ne laisseraient en aucun cas les forces napolitaines sortir de la baie de Naples ; mais c’était supposer un blocus qui n’existait pas. On avait fini par croire dans l’île que le roi de Naples ajournait au moins pour quelque temps ses projets contre la Sicile, et les ministres eux-mêmes en avaient donné l’assurance en plein parlement cinq ou six jours auparavant. Cette sécurité était probablement partagée par l’amiral Parker, car cet officier annonçait, le 23 août, au commandant du Gladiator, en station devant Messine, qu’avant deux ou trois semaines il pourrait rallier l’escadre, l’intervention diplomatique de la France et de l’Angleterre en Italie rendant désormais inutile la présence de forces navales dans ces parages. Il y a lieu de s’étonner de cet excès de confiance, au moins de la part des légations étrangères.

L’arrivée inopinée de l’escadre napolitaine devant Messine, au lieu d’abattre les Siciliens, fit au contraire sur eux l’effet d’une commotion électrique et surexcita au plus haut point leur ardeur et leur haine contre le nom napolitain. Tout se fait à grand bruit et avec exagération en Sicile, comme dans le reste de l’Italie. Le ministre des affaires étrangères, apportant ses dépêches, dit au parlement assemblé : Nous venons, messieurs, vous annoncer une heureuse nouvelle… Des cris de guerre, des applaudissemens et des hourras partirent aussitôt de tous les bancs et de toutes les tribunes ; puis la chambre, avec une majesté digne du sénat de Rome, passa dédaigneusement à l’ordre du jour. Le soir, Palerme se couvrait d’illuminations, comme en un jour de fête ; le peuple, répandu dans les rues et sur le port, célébrait l’heureuse nouvelle par des hymnes guerriers et des chants patriotiques mêlés d’imprécations contre le roi Bomba : c’est le surnom qu’ils ont donné, comme on sait, à Ferdinand. Ils lui en ont donné bien d’autres. Le riche dialecte de Sicile et le vocabulaire emphatique des publicistes de ce pays ont, depuis un an, épuisé tous leurs diminutifs et toutes leurs formules à l’endroit du Borbone, Borbonaccio, Borboncino, de ce « tyran féroce « comme Néron, fou comme Caligula, lazzarone couronné, oppresseur des peuples, traître aux princes italiens, ennemi de toute civilisation, de tout progrès, et race abhorrée et maudite…, issue d’un lion et d’un tigre…, qui se repaît d’or et de sang… » Nous citons au hasard. Mille autres proclamations dans le même style s’étalaient sur les murs de Palerme, dans les colonnes des journaux et jusque dans celles de la gazette officielle. Le gouvernement faisait appel au courage et à l’énergie de la population en des termes non moins exaltés ; mais, la part faite à la jactance méridionale, il faut reconnaître qu’il s’occupa sur-le-champ et avec activité des mesures les plus urgentes pour mettre le pays en état de défense. La garde nationale avait été organisée dans le courant de l’été et armée en partie. On décréta qu’elle serait mobilisée, que les enrôlemens seraient ouverts pour les volontaires et que sept camps seraient formés à Milazzo, Taormina, Catane, Syracuse, Girgenti, Trapani et Palerme. Le ministre de la guerre fut nommé généralissime, une commission extraordinaire instituée pour aller dans les provinces appeler le peuple aux armes, tous les chevaux et mulets mis en réquisition, et, en attendant, un emprunt sur l’argenterie des églises et des couvens devait fournir les premières ressources.

Sur ces entrefaites, le télégraphe signala l’attaque de Messine par les troupes royales. Les détails du bombardement et du sac de cette ville ont été quelque peu exagérés. Des renseignemens exacts constatent que les Messinois ne se sont pas tout-à-fait comportés en cannibales, et n’ont point fait sauter leur ville et avec elle toute l’armée ennemie, comme le bruit en avait été répandu. L’attaque acharnée des Napolitains et la résistance désespérée des habitans n’en ont pas moins donné lieu à des scènes déplorables. Repoussés avec une perte considérable dans une première tentative de débarquement à Mare-Grosso, les Napolitains ont, pendant quatre jours, dirigé un feu nourri, non sur les forts occupés par les Messinois, mais sur la ville elle-même. De son côté, la citadelle, seul point qui fût resté au pouvoir du roi de Naples, n’a cessé de jeter des bombes qui ont incendié et ruiné de fond en comble les magnifiques quartiers de cette ville opulente. Messine est ouverte du côté de la mer ; elle n’avait qu’une faible garnison. L’armée napolitaine, quatre fois plus nombreuse, pouvait, avec un vigoureux effort, s’en emparer. Ce bombardement, prolongé pendant quatre jours, dénote, de la part des assaillans, l’intention de châtier plutôt que celle de soumettre ; leur succès a été complet. Lorsque les chaloupes napolitaines ont débarqué à la plage de la Contessa, le faubourg de ce nom, toutes les maisons qui bordent la route de la mer aux portes de Messine et une partie de la ville avaient cessé d’exister ; un petit nombre de Messinois vendaient chèrement leur vie derrière les décombres fumans de leurs demeures ; cinq mille familles s’étaient sauvées dans les montagnes, et des milliers de blessés, de femmes et d’enfans se pressaient à bord de l’Hercule, du Bull-Dog et du Panama, mouillés en rade, et sous la protection de notre pavillon au consulat de France. Que l’exaspération des Siciliens ainsi écrasés sans pouvoir riposter avec avantage soit montée à son comble et les ait rendus cruels pour les prisonniers qui sont tombés entre leurs mains, il n’y a pas lieu de s’en étonner. Les représailles ne se sont d’ailleurs pas fait attendre. Le massacre, le viol et le pillage ont marqué l’entrée des Napolitains dans la ville, et les ordres sévères du général Filangieri n’ont rien empêché dans les premiers momens.

Un succès si chèrement acheté donnait au général Filangieri la mesure de la résistance qu’il allait rencontrer dans la suite de son expédition ; aussi s’est-il empressé de publier une proclamation annonçant un pardon général, la suspension de l’impôt sur la mouture et la franchise du port de Messine. Ces concessions devaient précéder sa marche sur Catane et Syracuse ; mais une explosion de fureur avait accueilli dans toute la Sicile la nouvelle des calamités de Messine. A Syracuse, le peuple soulevé s’était porté tumultueusement chez le commandant de la place, M. Lanzerotti, qu’on croyait disposé à un acte de faiblesse ou de trahison. La foule, peu satisfaite de ses explications, le traîne en prison, et, chemin faisant, le déchire en morceaux. Un sort semblable eût immanquablement attendu quiconque se serait prononcé pour la soumission. A Palerme, l’attitude menaçante du peuple n’eût pas permis au gouvernement de montrer la moindre hésitation, quand bien même celui-ci n’aurait vu de salut que dans un accommodement. Le mot de trahison, une seule fois prononcé, eût été l’arrêt de mort des chefs les plus populaires. Il fallait proclamer bien haut la guerre à outrance et continuer avec plus d’ardeur que jamais les apprêts d’une résistance désespérée. Le gouvernement, à court d’argent, suspendit provisoirement le paiement des billets appelés polices de banque, mesure qui atteignait un grand nombre de petites gens, et qui, en d’autres temps, aurait eu le plus mauvais effet. Le ministre de l’intérieur, Vito-d’Ondes-Reggio, partit pour organiser dans l’est une ligne de défense ; vingt mille piques furent fabriquées pour suppléer au défaut de fusils et armer les campagnards accourus de toutes parts à Palerme. Les âpres habitans des montagnes d’Alcamo et de Corleone descendaient, la carabine sur l’épaule, et venaient étaler, dans la rue de Tolède, leurs pittoresques costumes et leurs figures basanées sous lesquelles coule le sang maure. Il y en eut bientôt plus de huit mille ; ces bandes farouches, mêlées à la populace, étaient littéralement maîtresses de la ville, et, à défaut des Napolitains, elles auraient pu en faire quelque peu le sac pour leur propre compte.

Sous cette attitude fière et belliqueuse se cachaient pourtant bien des inquiétudes. Le gouvernement, tout en déclarant que la nation sicilienne succomberait jusqu’au dernier homme plutôt que de se rendre ou d’accepter un compromis avec Naples, ne se dissimulait pas que la ruine de tous les ports de l’île devenait inévitable, et que ce n’était qu’en sacrifiant tout le littoral et en se retirant dans les montagnes qu’on pouvait espérer de résister à l’oppression. Dans la population, qui avait compté trop exclusivement, comme nous l’avons dit, sur la protection de la France et de l’Angleterre, on murmurait hautement contre ces deux puissances et l’on portait contre elles des accusations amères. Certains agens fomentaient ces dispositions vis-à-vis de la France et donnaient à entendre que, si l’Angleterre n’intervenait pas en faveur des Siciliens, c’était pour ne point se mettre en hostilité trop directe avec nous ; livrée à ses seules inspirations, la politique britannique eût, sans nul doute, prévenu une aussi fâcheuse situation. La presse se faisait l’écho de ces bruits absurdes que fit tomber heureusement l’arrivée du paquebot l’Hellespont, chargé de deux mille fusils et de quatre cents barils de poudre. En même temps, on apprenait, par la corvette anglaise Sidon, qu’un armistice venait d’être obtenu du roi de Naples.

C’est M. l’amiral Baudin qui, à la nouvelle des désastres de Messine, avait pris l’initiative d’une démarche dont le premier objet devait être d’arrêter court la marche des Napolitains et de préserver les autres villes du littoral. D’Ischia, où le retenait le soin de sa santé, l’amiral écrivit immédiatement au gouvernement napolitain pour l’inviter, au nom de l’humanité, à souscrire un armistice et à rappeler l’expédition en route pour Catane. M. Baudin donna communication de sa démarche au commandant de la flotte anglaise, l’engageant à s’y associer. L’amiral Parker envoya son adhésion en témoignant d’un égal désir de mettre fin aux calamités de la guerre. Trois jours après, le 11 septembre, par l’entremise des capitaines Nonay de l’Hercule et Robb du Gladiator, une convention provisoire était signée, et le général Filangieri suspendait les hostilités jusqu’à l’arrivée de nouvelles instructions. C’est cette convention que la corvette Sidon apportait à Palerme pour la soumettre au parlement sicilien.

L’armistice n’a pas été imposé, si l’on veut, au gouvernement napolitain, ainsi que le ministre de l’intérieur de Sicile l’a affirmé dans la communication qu’il a faite au parlement ; mais il a été réclamé d’une manière très pressante, et de façon à n’admettre pas de refus. L’énergie bien connue du commandant de notre escadre permet de croire que, dans le cas où les Napolitains auraient voulu passer outre, il eût appuyé sa requête d’argumens très persuasifs ; mais la précaution était superflue : le gouvernement napolitain s’est exécuté très promptement, car la nouvelle des démarches de l’amiral n’était pas encore arrivée au commandant de l’Hercule, que déjà le général Filangieri avait reçu ordre de rebrousser chemin, et la convention du 11 septembre était en cours d’exécution avant d’être signée. Il convient de rendre justice à la prudence aussi bien qu’à la fermeté avec laquelle M. l’amiral Baudin a abordé et conduit cette affaire. Il est, nous le savons, chez nous, une école qui, prétendant appliquer aux questions étrangères le même sans-façon arbitraire qui forme son programme politique à l’intérieur, semble ne pas se douter des difficultés que présente dans presque tous les cas une intervention, et particulièrement combien la question était délicate pour M. Baudin à l’endroit de la Sicile. A leurs yeux, le droit de s’immiscer dans les différends de peuple à peuple et de nation à souverain ne souffre pas de contestation, et, quant à l’emploi des moyens, leur diplomatie, renouvelée de la grande époque de nos pères, ne connaît qu’un procédé fort élémentaire. A la façon de Scipion, elle porte toujours la guerre dans un coin de sa toge. C’est expéditif, mais encore faudrait-il se demander ce qui suivra. La conduite de M. l’amiral Baudin n’a pas échappé à la censure de ces grands politiques, car elle est entachée à leurs yeux de cette hypocrisie habituelle de la diplomatie. Il faudrait pourtant remarquer que le commandant de notre escadre, avec le plus vif désir et l’intention de sauver la Sicile, ne pouvait, sans manquer à la neutralité et au droit des nations, justifier une intervention, si l’on peut s’exprimer ainsi, préventive. Nul traité n’a encore reconnu l’indépendance de la Sicile ; en droit, sinon en fait, cette île est encore une province du royaume de Naples. C’est pourquoi M. de Rayneval, chargé d’affaires de la république, au moment du départ de l’expédition, le 29 août, n’avait pu adresser au gouvernement napolitain que des remontrances, des avis, et appeler son attention sur les conséquences probables de la démarche qu’il tentait. Il avait dû ne s’appuyer que sur des motifs de pure bienveillance et invoquer les liens de confraternité qui unissaient les deux gouvernemens. De son côté, le ministre des affaires étrangères, prince Cariati, était fondé à répondre que le gouvernement napolitain ne reconnaissait à personne le droit de s’immiscer dans l’administration intérieure de ses états. Pour que M. l’amiral Baudin, de son chef et sous sa seule responsabilité, pût motiver vis-à-vis de Naples et justifier aux yeux de son gouvernement une détermination semblable à celle qu’il a prise, il fallait qu’il s’appuyât sur un droit supérieur aux traités, sur le droit de l’humanité, et malheureusement ce droit ne pouvait être invoqué qu’après que l’expédition napolitaine aurait eu un commencement d’exécution. A moins d’un blocus déclaré, comme nous l’avons déjà dit, il était impossible d’empêcher une escadre napolitaine d’embarquer des troupes et de se diriger sur un point quelconque du littoral. Les Napolitains expliquaient d’ailleurs ce mouvement par la nécessité de ravitailler Reggio et la garnison de la citadelle de Messine. Enfin il fallait, en cette occasion, forcer la coopération de l’Angleterre par des motifs que cette puissance n’eût aucun prétexte de récuser, car c’est un fait avéré que la mauvaise volonté marquée par l’Angleterre dans cette affaire de Sicile, sur laquelle l’opposition, par l’organe de lord Stanley, et une grande partie de l’opinion publique, se sont prononcées avec une certaine violence.

Le droit de nos agens de la sorte établi, dans quelles limites l’ont-ils exercé, et dans quelle situation les puissances médiatrices et les parties intéressées se trouvent-elles placées pour la conclusion d’un arrangement définitif ?

L’armistice signifié au parlement sicilien, l’observation en devait être garantie par les deux escadres jusqu’au moment où les gouvernemens de France et d’Angleterre se seraient entendus avec celui de Naples sur la médiation. L’amiral Baudin a donc échelonné les bâtimens français sur les côtes, et particulièrement vers la partie orientale de l’île. Les ordres les plus positifs étaient donnés au contre-amiral Tréhouart et aux autres commandans français pour qu’ils veillassent à ce que la suspension des hostilités fût également respectée par les deux parties belligérantes. Ils avaient ordre de faire entendre aux Siciliens que la rupture du statu quo était à leurs risques et périls et qu’elle aurait replacé les choses dans l’état où elles se trouvaient après la prise de Messine ; mais les Siciliens n’ont eu garde d’enfreindre la convention du 11 septembre. Le gouvernement de Palerme, en l’acceptant, a déclaré à l’amiral Tréhouart que cette acceptation ne pouvait être soumise à aucune autre condition que celle de la suspension pure et simple des hostilités, et qu’elle ne préjugeait rien sur la question d’indépendance et de séparation absolue votée par le peuple sicilien assemblé. Dans son langage officiel, il a continué à se prononcer d’une façon non moins décidée, et il a déclaré inacceptable tout arrangement qui remettrait directement ou indirectement la dynastie de Bourbon en possession de la Sicile. Ces déclarations à l’adresse de la foule ne doivent pas néanmoins donner le change sur les dispositions réelles des chefs du gouvernement, qui comprennent très bien qu’en remettant leur salut entre les mains de la France et de l’Angleterre, et en acceptant l’arbitrage de ces deux puissances, ils ne peuvent prétendre sérieusement à mettre toutes les concessions du côté de Naples. La question, nous n’hésitons pas à le reconnaître, est rendue pour eux extrêmement difficile, par suite de l’irritation que les événemens accomplis depuis un an et les récens malheurs de Messine ont excitée dans le peuple. Placés en face d’une multitude passionnée, il leur faudra biaiser, prendre des attermoiemens, et laisser au temps le soin d’assoupir ce feu, toujours plus violent que durable chez les peuples méridionaux. Déjà même, en ce moment, la population éclairée des villes et du littoral commence à comprendre la nécessité d’une transaction. Il n’en est pas de même des montagnards que le gouvernement a, dans les premiers jours, fait descendre de leurs sauvages retraites, et qui, sous prétexte de défendre la capitale, en sont aujourd’hui les maîtres. Ces volontaires au chapeau pointu et au sayon de poil de chèvre reçoivent deux francs par jour ; ils épuisent le trésor et tiennent le gouvernement en échec. L’orgueil de la race et la soif de la domination, qui sont les traits principaux de leur caractère, ferment chez eux tout accès aux idées de conciliation. La pression qu’ils exercent sur le cabinet, de concert avec la populace, fait le vrai danger de la situation. C’est probablement à leur influence qu’il faut attribuer le revirement qui s’est produit dans le gouvernement de Palerme, lequel, après avoir atténué la vivacité de ses premières déclarations, semble reprendre une attitude plus obstinée. N’y aurait-il pas par hasard été poussé secrètement par quelque main intéressée à amener une nouvelle rupture, tout en ayant l’air de se prononcer ostensiblement pour un arrangement amiable ?

Quant au gouvernement de Naples, tout en suspendant les hostilités, il a protesté dès les premiers jours contre la violence qu’il prétendait subir. Il en a fait une question de dignité, bien que son honneur fût sauf et son droit respecté par l’amiral Baudin, lequel déclarait expressément n’intervenir qu’au nom de l’humanité. Nonobstant ses déclarations officielles, et peut-être même à cause de la forme assez vive qu’elles ont affectée, il est permis de croire pourtant que le gouvernement napolitain n’est point absolument éloigné de s’en rapporter à l’arbitrage de la France et de l’Angleterre. Il n’ignore pas que la continuation des hostilités, en exaspérant les Siciliens, rendrait plus que jamais problématique le rétablissement de l’autorité royale dans l’île. Des flots de sang répandus de part et d’autre ne serviraient qu’à raviver l’antipathie des deux races, et c’est au contraire en s’efforçant de les calmer qu’on peut espérer de conserver la Sicile au royaume de Naples. Ces observations ont été présentées avec beaucoup de force par M. de Rayneval dans ses notes au prince Cariati, et elles avaient d’autant plus de poids que, dans cette question de Sicile, la France, tout en couvrant de sa protection la liberté des Siciliens qui implorent un secours, doit cependant tenir compte de considérations de plus d’un genre. Le gouvernement napolitain le sait ; il sait qui de la France ou de l’Angleterre peut, en cette circonstance, donner, tant à Naples qu’à la Sicile, le conseil le plus désintéressé.

Ce conseil, à notre avis, ne saurait être douteux : larges concessions et garanties solides aux Siciliens, à la condition que la Sicile ne rompe pas le lien qui l’unit à la péninsule, tel est le seul parti praticable, le seul avantageux pour Naples à la fois et pour la Sicile. La Sicile, monarchie ou république, livrée à elle-même, serait toujours trop faible pour pouvoir se passer de protectorat, et la situation qu’elle occupe est trop précieuse pour que ce protectorat ne soit pas convoité par plus d’une puissance. Or, ce protectorat, il vaut encore mieux qu’il soit exercé par un état italien que par des étrangers. Un instant, on a pu croire que la maison de Savoie était appelée à recueillir l’héritage des Bourbons de Naples ; mais le roi de Piémont a jugé prudent de ne pas se mettre une nouvelle difficulté sur les bras. Il n’est donc plus question de cette combinaison, qui, entre autres difficultés, présentait, assure-t-on, celle de provoquer un casus belli de la part de la Russie. Il n’est pas probable qu’aucun autre prince italien veuille courir les mêmes chances : ce n’est pas le grand-duc de Toscane qui y pourrait songer. Si donc les Siciliens veulent rester Italiens, c’est encore avec Naples qu’il leur faut s’entendre. Dans cette hypothèse, à laquelle conduit forcément l’examen impartial des faits, plus d’un moyen est présenté : on a parlé de constituer la Sicile en royaume séparé, sous le sceptre du second fils du roi. Cette concession à la dynastie, qui laisserait subsister pour les deux pays tous les inconvéniens de la séparation, a été déclarée inacceptable par le roi de Naples, et, à vrai dire, il est difficile de comprendre comment les Siciliens, avec la haine furieuse qu’ils disent avoir vouée au père, pourraient s’accommoder du fils. Le mieux est peut-être de ne pas trop s’arrêter à l’expression exagérée de ces sentimens extrêmes, qui donnent souvent le change sur les dispositions réelles des Italiens du midi comme de ceux du nord. Puisque l’indépendance absolue de la Sicile est, de l’aveu de tout le monde, une dangereuse chimère, qu’on recherche les moyens d’abriter sous la couronne de Naples les libertés et l’existence politique que les Siciliens ont conquises par trop d’efforts héroïques pour qu’on puisse les leur contester désormais. La constitution de 1812 offre assez de garanties pour assurer la sécurité des Siciliens, surtout si la loyale observation de ce pacte est placée sous la sauvegarde des puissances médiatrices. En négociant sur cette base, la France maintiendrait le principe si important de l’union italienne, et rendrait aux Siciliens un service que ceux-ci reconnaîtraient, à coup sûr, plus tard.

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