Agence matrimoniale

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Le Passe-Temps (p. 2-25).



LEVER DE RIDEAU
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Agence Matrimoniale
— PAR —
PAUL-É. PRÉVOST
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Publié pour l’auteur par
« LE PASSE-TEMPS »
MONTRÉAL.



PERSONNAGES

MARCUS, Agent d’annonces.

UN PHILOSOPHE, Ami de l’agent.

PAUL, Célibataire.

ROMÉO, Peintre-artiste.

ELVIRE et ELMIRE, Même grimage.

Jeunes filles et jeunes gens qui viennent annoncer.






Enregistré conformément à l’Acte du Parlement du Canada par Paul-É. Prévost, en l’an mil neuf cent sept, au Ministère de l’Agriculture, Ottawa.


AGENCE MATRIMONIALE


La scène se passe dans le bureau de l’agent d’annonces. Un bureau-salon. Une porte au fond.


Scène Ière

L’agent Marcus

L’agent Marcus (un numéro du journal le Lien des Cœurs avec un portrait de femme, est étalé sur le mur). — Ah ! la veine continue !… voyons les nouvelles annonces. (Il va à son secrétaire et dépouille son courrier.) Ah ! ah !… des mandats… bien… (continue de dépouiller)… 17 nouveaux abonnés, très bien (repassant chaque abonnement et comptant mentalement) 5 lignes… cinq, six… sept… six… cinq… cinq… en tout 98 lignes à une piastre la ligne, 98 $. — Pas un renouvellement !… Le premier qui renouvelera son abonnement, je lui adresserai une belle prime, ah ! mais une belle ! !… je ne l’ai pas promis, mais je le ferai quand même ; il faut encourager la pratique… Récapitulons :

98 lignes à 1,00 $ 
98,00 $
6 mandats pour inscription 
30,00 $
17 abonnements à 3,00 $ 
51,00 $

Total 
179,00 $
(satisfait)

La semaine n’est pas mauvaise… ah ! c’est pas tout, j’en oublie (riant, en se frottant les mains) : Ah ! c’est une bonne celle-là. Figurez-vous que deux personnes différentes — deux clientes — m’ont chargé, à huit jours d’intervalle, de publier leur photographie dans mon journal — le Lien des cœurs — ça ne coûte que dix piastres pour faire mettre son portrait !… mais j’ai trouvé que leur ressemblance était si frappante que j’ai utilisé le cliché de la première pour la deuxième, et qu’elles n’y verront que du feu ! (prenant un journal et le montrant) Tiens, le numéro du sept… (lisant au-dessous du portrait) L. M. 116… (montrant un autre numéro) et le numéro du 14… M. L. 100… Je ne suis pas comme mes concurrents, concurrents jaloux qui font tout dans le mystère, qui ne laissent jamais deux clients se rencontrer ; moi j’habite une maison de verre, tout le monde peut connaître mes affaires ; j’autorise tout, excepté qu’on mette le nez dans mes livres. À part ça, je suis pour mes clients, un ami, un père ; je leur donne des conseils, parfois même des bons : je ne déteste pas discuter avec eux sur les avantages et les désanvantages de la conjugalité, sur les chances de tirer un bon numéro à la loterie du mariage, sur les sources du bonheur en ménage ; pour les uns, c’est l’amour ; pour les autres, c’est l’argent ; pour les plus gourmands, c’est l’amour et l’argent ; pour… pour les sages, c’est la perfection intellectuelle… mais j’avoue que je n’ai pas beaucoup de clients de ce calibre là. (Un jeune homme entre) Ah ! un client… à quelle catégorie appartient celui-là ?


Scène II

L’Agent — Un jeune homme du peuple

Le jeune homme — Bonjour, monsieur (sortant un numéro du journal), on dit beaucoup de bien de votre journal…

L’agent — Il a son utilité… c’est un moyen facile de trouver une petite femme sans trop se déplacer…

Le jeune homme — Ah ! si je pouvais être aussi heureux qu’un de mes amis… il n’était pas riche, mais bon travailleur, et son ambition se bornait à épouser une bonne femme de ménage et honnête…

L’agent — Et une petite annonce la lui a fait trouver telle qu’il la désirait ?

Le jeune homme — Tout au contraire, monsieur (surprise de l’agent). Il a trouvé la femme, oui ; mais malheureusement elle avait de l’argent…

L’agent — Mais ça ne nuit pas !…

Le jeune homme — Ah ! non, pour sûr… et ça ne l’a pas découragé ; il l’a épousée quand même…

L’agent — Et ça va ?

Le jeune homme — Mais très bien, il me disait hier comme il est heureux de ne pas s’être marié tout-à-fait selon son cœur… ah ! la lune de miel, me disait il, c’est bien trompeur, mon vieux, et il faut voir ça à son déclin.

L’agent (interrompant) — Eh ! oui… tout passe.

Le jeune homme (continuant) — Seule, la femme reste… ça va encore si elle a des qualités… mais si elle n’en a pas, il faut que cela (signifiant l’argent) y supplée…

L’agent — Voyons vos goûts, mon garçon… Vous n’êtes pas trop mal, avez vous votre portrait ?

Le jeune homme (sortant son portrait) — Ah ! oui, et un peu flatté ; j’espère qu’il me portera bonheur le passe à l’agent).

L’agent (examinant) — Oui… oui, oui, je crois qu’on peut faire quelque chose avec cela ; vous faites un bon profil et surtout on n’y voit pas votre verrue (il a une verrue sur le côté droit du nez).

Le jeune homme (souriant) — J’ai tenu à cacher mes petites bosses, ça ne porte pas chance.

L’agent — Non, ça manque d’esthétique… mais tant mieux, vous exposez le bon côté de la médaille…

Le jeune homme — J’ai fait mes preuves, monsieur ; et je saurai bien faire apprécier le revers…

L’agent — Coquin !… (allant à sa table et rédigeant) Voyons si cette formule vous convient…

Le jeune homme — Il faut vous dire d’abord que je ne suis ni étudiant en droit ni étudiant en médecine, et que je veux une femme aussi parfaite que possible, mais de mon monde… on n’est pas si bête, après tout, dans le peuple…

L’agent — Oh ! non !… les plus fins ne sont pas toujours dans le grand monde. Que faites-vous, monsieur ?

Le jeune homme — Je suis dans la confection.

L’agent — Votre âge ?

Le jeune homme — Vingt-deux ans.

L’agent — Bien, voyons, ceci vous convient-il, Monsieur, (il rédige) 22 ans, brun, quelle est votre taille ?

Le jeune homme — 5 pieds, 5 pouces.

L’agent (répétant) — 5 pieds 5 pouces, faisant dans la confection, désireux de se marier avec jeune fille gaie, affectueuse, jolie, économe, sans fortune, mais l’argent ne serait pas un obstacle… est-ce cela ?

Le jeune homme — Oui, ça peut faire ; ajoutez : Pas enclin à la jalousie, mais aimant une femme d’intérieur, car voyez-vous, à défaut d’amour et d’argent, que ma femme m’apporte au moins la fidélité ; il y en a assez qui se marient pour les autres.

L’agent (ajoutant) — Bien, Monsieur… lisant en écrivant, femme de principes…

Le jeune homme — Merci, monsieur l’agent, ça paraîtra dans le prochain numéro ?

L’agent — Oui, dans le numéro de samedi, en première page, avec votre portrait de profil…

Le jeune homme (sortant de l’argent) — C’est ?…

L’agent — Portrait et 5 lignes… 15 piastres…

Le jeune homme (répétant) — 15 piastres !… j’espère en avoir pour mon argent… Bonjour, monsieur. (Il sort.)

L’agent — Au revoir, au revoir… (il tire un tiroir et y dépose l’argent.) (On frappe.) Entrez !…


Scène III

L’agent, — une fille du demi-monde

L’agent — Entrez, mademoiselle, entrez (il offre une chaise mais elle ne s’assied pas).

Jeune fille (en se tortillant, déposant de l’argent sur la table) — Annoncez que je veux me marier, que je suis jolie, 20 ans, avec toutes les qualités du cœur, du corps et de l’esprit… sans position et sans argent, mais capable au besoin de tout faire pour aider l’homme de mon choix… Il faut que ce soit un bel homme… je ne tiens pas absolument qu’il soit sobre, mais il devra me conduire au bal, au concert, au bazar, aux courses, à la crosse et au théâtre, au moins une fois toutes les semaines… Je serai gentille et aimante à mes heures, pourvu qu’il soit galant et qu’il paye mes toilettes. — Je sais bien que l’homme préfère toutes les autres femmes à la sienne, quand la sienne ne sait pas se l’attacher ; alors sa générosité se manifeste au dehors. Moi, je me charge, à moi seule, de lui procurer tous les plaisirs et toutes les satisfactions d’amour-propre et autres qu’il pourra rechercher, mais je veux, par compensation, qu’il laisse ses dollars à la maison.

(Paul est entré pendant ces quelques phrases et
  se tient en arrière, écoutant sans être vu.)

L’agent — Bien, très bien, mademoiselle… Mettrai-je ce que vous faites ?

La jeune fille — Rien !… (se ravisant) Je fais peut-être une bêtise (elle se mire dans un miroir pendu au mur). M’est avis que les charmes valent bien une dot.

L’agent — En effet, mademoiselle, et vous valez bien toute une fortune (il l’examine avec convoitise).

La jeune fille — Vieux renard !… va !… (en se tortillant) c’est dit, n’est-ce pas ? que votre annonce soit alléchante… Au revoir, monsieur l’agent (elle sort en se trémoussant. L’agent la reconduit).


Scène IV

L’agent, — Paul

L’agent (apercevant Paul) — Vous étiez là, vous ?… avez-vous vu le bel oiseau qui vient de sortir ?

Paul (avec indifférence) — Oui, un beau plumage… un oiseau de nuit…

L’agent — Elle est belle… un peu exigeante, mais bien disposée à rendre son homme heureux.

Paul — Oui, pourvu qu’il soit aveugle et bonhomme.

L’agent — Vous êtes prévenu, monsieur !…

Paul — Oui, monsieur, je suis prévenu contre ces femmes qui font leur éducation dans la rue…

L’agent — Il y en a pourtant de belles, de riches même, qui font envie à plus d’un homme.

Paul — Oui, elles font envie pour un moment, comme pâture à la brute !… Pas un de ces hommes, s’ils ont conscience de l’avenir, n’épouserait une de ces femmes qui sont en toilette du matin au soir, et arpentent les rues comme si c’était une vocation…

L’agent — Elles valent bien les autres, allez…

Paul — Non, monsieur, elles ne valent pas les autres ; elles ne valent pas celles qui s’appliquent aux soins du ménage, qui apprennent avec intelligence à faire la cuisine, qui reçoivent une éducation honnête sous la direction de leurs mères de qui elles apprennent l’ordre, l’économie et les devoirs nombreux que doit accomplir une femme, si elle veut être une bonne épouse.

L’agent — Vous aimez différemment des autres, et à vous entendre vous êtes peu soucieux de rechercher une femme pour son argent ou pour ses charmes…

Paul — Mon Dieu, je ne suis pas insensible à tous ces avantages, mais au risque de passer pour un naïf, je vous avouerai ma préférence pour une femme intelligente, compagne dévouée et sage, à une autre qui n’aurait que l’argent et la beauté, ces choses si tapageuses…

L’agent — Je vois que vous voulez mêler la raison à l’amour… Mais, monsieur, on dit que l’amour est une chose éphémère, souvent problématique ; ne croyez-vous pas qu’alors l’argent est une belle compensation ?

Paul — Oui, pour ceux qui ne vivent que pour les sens… Mais quand il s’agit d’une liaison pour toute l’existence, la raison aidant le cœur, nous fait préférer une femme réfléchie, à une femme légère qui n’a d’appétit que pour les plaisirs.

L’agent — Mais l’argent, monsieur, ! la beauté… ça met de la poésie dans la vie…

Paul — Je ne l’entends pas de cette manière, et l’expérience prouve le contraire… La beauté ?… mais elle ne dure qu’un temps, et que laisse-t-elle après elle ? une ruine !… l’argent ?… mais il n’assure pas le bonheur ; demandez à tous ceux qui ont fait des mariages d’argent…

L’agent — Mais alors, monsieur, vous ne voulez pas faire un mariage moderne, vous ne rencontrerez pas une seule femme comme vous la désirez…

Paul — Pardon, il y en a, mais il faut les chercher ; elles ne sont pas bruyantes, voyez vous, et vous ne les trouverez pas dans la rue…

(Roméo est entré et a entendu ; il riposte).

Scène V

Roméo, — Paul, — L’agent

Roméo — Vous radotez, Paul, comment des femmes, mais il n’y en a plus ?…

Paul — Tiens, bonjour (lui donne la main), tu es un célibataire endurci, toi ; mais tu te feras pincer quelqu’un de ces jours…

Roméo — Jamais de la vie… il n’y en a pas de femmes !…

L’agent — Comment, pas de femmes, mais il y en a six contre un homme.

Roméo — Oui, mais ces six femmes ne font pas mon affaire, j’attends la septième…

Paul (incrédule) — Une idéale, celle-là ?…

Roméo — Peut-être, mais une femmen qui n’aura aucun des défauts que je connais aux femmes de mes amis…

Paul — C’est entendu, il y a des malheureux ; des mariages mal assortis…

Roméo — Ils le sont presque tous, sapristi ; j’en connais quelque chose, je passe ma vie à recevoir leurs confidences : c’est une lamentation continuelle…

Paul — Nous réfléchirons, voilà tout, et nous verrons à ce que le cœur ne soit pas seul à choisir.

Roméo — La raison peut nous servir avec avantage, c’est sûr, mais à nous rendre moins malheureux !… À bas le mariage, moi je reste célibataire, c’est un malheur mais j’y suis habitué.

L’agent — Vous payerez la taxe, alors, car on doit promulguer prochainement une loi contre le célibat… Pas de milieu, Monsieur, vous marier ou payer…

Paul — Et cette autre loi inspirée par M. Hervieux, d’exiger l’amour avant le mariage…

Roméo — En voilà une bonne, par exemple, qui joue un vilain tour au décret de la comtesse de Champagne, alléguant que l’amour ne peut étendre ses droits sur les gens mariés. On ferait mieux d’exiger de tout candidat au mariage une assurance sur la vie, de telle sorte qu’il n’y ait que les sujets sains qui se marient… si l’on veut améliorer la race humaine.

L’agent — Encouragez mon industrie en attendant, ça ne fait dommage à aucun sexe…

Paul — Oui, oui, tenez… (Il donne de l’argent.)

Roméo — C’est cela, flattez-nous dans une bonne petite annonce. (Il donne de l’argent.)

L’agent — Bien, très bien, dans le numéro de samedi…

(Paul et Roméo se prenant par-dessous le bras et partant.)

Paul (sérieux) — La chose est sérieuse.

Roméo (riant) — Ah !… oui… quelle bonne blague…

(Ils sortent).

Scène VI

L’agent Marcus

L’agent — C’est étonnant comme les avis sont partagés. Parlez à cent hommes du mariage, vous avez cent opinions différentes. Eh ! bien, moi je présente le phénomène le plus recherché, parce que je suis toujours de l’avis de tout le monde ; la preuve c’est que je suis au besoin de l’avis de M. Hervieux qui dit que l’amour est encore la meilleure garantie du bonheur…

(Le Philosophe qui est entré a entendu ces dernières paroles.)

Scène VII

Marcus — Le Philosophe

Le Philosophe — Ah ! si l’amour était perpétuel, oui, mais, mon vieux, pour ce qu’il dure !

L’agent — Ah ! te voilà, vieux célibataire, vieux jongleur de paradoxes, le tant pis de tous les tant mieux. Tu as de la chance d’être mon ami et un aussi brave homme, sans ça je te ferais passer par la fenêtre. Avec tes balivernes, tu ruinerais mon entreprise.

Le Philosophe — Ta, ta, ta, ne coupe pas le fil… Tu disais, quand je suis entré, que l’amour est la meilleure garantie du bonheur…

L’agent (l’interrompant) — Pardon, ce n’est pas moi, c’est…

Le Philosophe — J’en conviendrais s’il était perpétuel, mais il dure si peu qu’il ne compte pas dans le mariage. On peut obtenir d’un célibataire curieux ou ennuyé qu’il se marie ; il n’a pas besoin d’un talent particulier pour ça ; mais lui imposer l’amour durable ? (fendant l’air de sa main) Psitt ! Page:Prévost - Agence matrimoniale, 1907.djvu/14 Page:Prévost - Agence matrimoniale, 1907.djvu/15 Page:Prévost - Agence matrimoniale, 1907.djvu/16 Page:Prévost - Agence matrimoniale, 1907.djvu/17 Page:Prévost - Agence matrimoniale, 1907.djvu/18 Page:Prévost - Agence matrimoniale, 1907.djvu/19 Page:Prévost - Agence matrimoniale, 1907.djvu/20 Page:Prévost - Agence matrimoniale, 1907.djvu/21 Page:Prévost - Agence matrimoniale, 1907.djvu/22 Page:Prévost - Agence matrimoniale, 1907.djvu/23 Page:Prévost - Agence matrimoniale, 1907.djvu/24 Page:Prévost - Agence matrimoniale, 1907.djvu/25