Agnès Grey/1

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Traduction par Ch. Romey et A. Rolet.
Agnès GreyCh. Lahure et Cie (p. 193-203).


CHAPITRE PREMIER.

Le presbytère.


Toutes les histoires vraies portent avec elles une instruction, bien que dans quelques-unes le trésor soit difficile à trouver, et si mince en quantité, que le noyau sec et ridé ne vaut souvent pas la peine que l’on a eue de casser la noix. Qu’il en soit ainsi ou non de mon histoire, c’est ce dont je ne puis juger avec compétence. Je pense pourtant qu’elle peut être utile à quelques-uns, et intéressante pour d’autres ; mais le public jugera par lui-même. Protégée par ma propre obscurité, par le laps des ans et par des noms supposés, je ne crains point d’entreprendre ce récit, et de livrer au public ce que je ne découvrirais pas au plus intime ami.

Mon père, membre du clergé dans le nord de l’Angleterre, était justement respecté par tous ceux qui le connaissaient. Dans sa jeunesse, il vivait assez confortablement avec les revenus d’un petit bénéfice et d’une propriété à lui. Ma mère, qui l’épousa contre la volonté de ses amis, était la fille d’un squire et une femme de cœur. En vain on lui représenta que, si elle devenait la femme d’un pauvre ministre, il lui faudrait renoncer à sa voiture, à sa femme de chambre, au luxe et à l’élégance de la richesse, toutes choses qui pour elle n’étaient guère moins que les nécessités de la vie. Elle répondit qu’une voiture et une femme de chambre étaient, à la vérité, fort commodes ; mais que, grâce au ciel, elle avait des pieds pour la porter et des mains pour se servir. Une élégante maison et un spacieux domaine n’étaient point, selon elle, à mépriser ; mais elle eût mieux aimé vivre dans une chaumière avec Richard Grey, que dans un palais avec tout autre.

À bout d’arguments, le père, à la fin, dit aux amants qu’ils pouvaient se marier si tel était leur plaisir, mais que sa fille n’aurait pas la plus mince fraction de sa fortune. Il espérait ainsi refroidir leur ardeur, mais il se trompait. Mon père connaissait trop bien la valeur de ma mère pour ne pas penser qu’elle était par elle-même une précieuse fortune, et que, si elle voulait consentir à embellir son humble foyer, il serait heureux de la prendre, à quelques conditions que ce fût ; tandis que ma mère, de son côté, eût plutôt labouré la terre de ses propres mains que d’être séparée de l’homme qu’elle aimait, dont toute sa joie serait de faire le bonheur, et qui de cœur et d’âme ne faisait déjà qu’un avec elle. Ainsi, sa fortune alla grossir la bourse d’une sœur plus sage, qui avait épousé un riche nabab ; et elle, à l’étonnement et aux regrets de tous ceux qui la connaissaient, alla s’enterrer dans le presbytère d’un pauvre village, dans les montagnes de…. Et pourtant, malgré tout cela, malgré la fierté de ma mère et les bizarreries de mon père, je crois que vous n’auriez pas trouvé dans toute l’Angleterre un plus heureux couple.

De six enfants, ma sœur Mary et moi furent les seuls qui survécurent aux périls du premier âge. Étant la plus jeune de cinq ou six ans, j’étais toujours regardée comme l’enfant, et j’étais l’idole de la famille : père, mère et sœurs, tous s’accordaient pour me gâter ; non pas que leur folle indulgence me rendît méchante et ingouvernable ; mais, habituée à leurs soins incessants, je restais dépendante, incapable de me suffire, et peu propre à lutter contre les soucis et les troubles de la vie.

Mary et moi fûmes élevées dans la plus stricte retraite. Ma mère, à la fois fort instruite et aimant à s’occuper, prit sur elle tout le fardeau de notre éducation, à l’exception du latin, que mon père entreprit de nous enseigner, de sorte que nous n’allâmes jamais à l’école ; et, comme il n’y avait aucune société dans le voisinage, nos seuls rapports avec le monde se bornaient à prendre le thé avec les principaux fermiers et marchands des environs (afin que l’on ne nous accusât pas d’être trop fiers pour frayer avec nos voisins), et à faire une visite annuelle à notre grand-père paternel, chez lequel notre bonne grand’mère, une tante et deux ou trois ladies et gentlemen âgés, étaient les seules personnes que nous vissions. Quelquefois notre mère nous racontait des histoires et des anecdotes de ses jeunes années, qui, en nous amusant étonnamment, éveillaient souvent, chez moi du moins, un secret désir de voir un peu plus de monde.

Je pensais que ma mère avait dû alors être fort heureuse ; mais elle ne paraissait jamais regretter le temps passé. Mon père, cependant, dont le caractère n’était ni tranquille ni gai par nature, souvent se chagrinait mal à propos en pensant aux sacrifices que sa chère femme avait faits à cause de lui, et se troublait la tête avec toutes sortes de plans destinés à augmenter sa petite fortune pour notre mère et pour nous. En vain ma mère lui donnait l’assurance qu’elle était entièrement satisfaite et que, s’il voulait épargner un peu pour les enfants, nous aurions toujours assez, tant pour le présent que pour l’avenir. Mais l’économie n’était pas son fort. Il ne se fût pas endetté (du moins ma mère prenait bon soin qu’il ne le fît pas) ; mais pendant qu’il avait de l’argent, il le dépensait ; il aimait à voir sa maison confortable, sa femme et ses filles bien vêtues et bien servies, et, en outre, il était fort charitable et aimait à donner aux pauvres suivant ses moyens, ou plutôt, comme pensaient quelques-uns, au delà de ses moyens.

Un jour, un de ses amis lui suggéra l’idée de doubler sa fortune personnelle d’un coup. Cet ami était un marchand, un homme d’un esprit entreprenant et d’un talent incontestable, qui était quelque peu gêné dans son négoce et avait besoin d’argent. Il proposa généreusement à mon père de lui donner une belle part de ses profits, s’il voulait lui confier seulement ce qu’il pourrait économiser. Il pensait pouvoir promettre avec certitude que toute somme que mon père placerait entre ses mains lui rapporterait cent pour cent. Le petit patrimoine fut promptement vendu et le prix déposé entre les mains du marchand, qui, aussi promptement, se mit à embarquer sa cargaison et à se préparer pour son voyage.

Mon père était heureux, et nous l’étions tous, avec nos brillantes espérances. Pour le présent, il est vrai, nous nous trouvions réduits au mince revenu de la cure ; mais mon père ne croyait pas qu’il y eût nécessité de réduire scrupuleusement nos dépenses à cela, et avec un crédit ouvert chez M. Jackson, un autre chez Smith, et un troisième chez Hobson, nous vécûmes même plus confortablement qu’auparavant, quoique ma mère affirmât qu’il eût mieux valu se renfermer dans les bornes ; qu’après tout nos espérances de richesse n’étaient que précaires, et que, si mon père voulait seulement tout confier à sa direction, il ne se sentirait jamais gêné. Mais il était incorrigible.

Quels heureux moments nous avons passés, Mary et moi, quand, assises à notre travail à côté du feu, ou errant sur les montagnes couvertes de bruyères, ou nous reposant sous le saule pleureur (le seul gros arbre du jardin), nous parlions de notre bonheur futur, sans autres fondations pour notre édifice que les richesses qu’allait accumuler sur nous le succès des opérations du digne marchand ! Notre père était presque aussi fou que nous ; seulement il affectait de n’être point aussi impatient, exprimant ses espérances par des mots et des saillies qui me frappaient toujours comme étant extrêmement spirituels et plaisants. Notre mère riait avec bonheur de le voir si confiant et si heureux ; mais cependant elle craignait qu’il ne fixât trop exclusivement son cœur sur ce sujet, et une fois je l’entendis murmurer en quittant la chambre : « Dieu veuille qu’il ne soit pas désappointé ! je ne sais comment il pourrait le supporter. »

Désappointé il fut ; et amèrement encore. La nouvelle éclata sur nous comme un coup de tonnerre : le vaisseau qui contenait notre fortune avait fait naufrage ; il avait coulé bas avec toute sa cargaison, une partie de l’équipage, et l’infortuné marchand lui-même. J’en fus affligée pour lui ; je fus affligée de voir nos châteaux en Espagne renversés ; mais, avec toute l’élasticité de la jeunesse, je fus bientôt remise de ce choc.

Quoique les richesses eussent des charmes, la pauvreté n’avait point de terreurs pour une jeune fille inexpérimentée comme moi. Et même, à dire vrai, il y avait quelque chose d’excitant dans l’idée que nous étions tombés dans la détresse et réduits à nos propres ressources. J’aurais seulement désiré que mon père, ma mère et Mary, eussent eu le même esprit que moi. Alors, au lieu de nous lamenter sur les calamités passées, nous nous serions mis joyeusement à l’œuvre pour les réparer, et, plus grandes eussent été les difficultés, plus dures nos présentes privations, plus grande aurait été notre résignation à endurer les secondes, et notre vigueur à lutter contre les premières.

Mary ne se lamentait pas, mais elle pensait continuellement à notre malheur, et elle tomba dans un état d’abattement dont aucun de mes efforts ne pouvait la tirer. Je ne pouvais l’amener à regarder la chose sous le même point de vue que moi ; et j’avais si peur d’être taxée de frivolité enfantine ou d’insensibilité stupide, que je gardais soigneusement pour moi la plupart de mes brillantes idées, sachant bien qu’elles ne pouvaient être appréciées.

Ma mère ne pensait qu’à consoler mon père, à payer nos dettes et à diminuer nos dépenses par tous les moyens possibles ; mais mon père était complètement écrasé par la calamité. Santé, force, esprit, il perdit tout sous le coup, et il ne les retrouva jamais entièrement. En vain ma mère s’efforçait de le ranimer en faisant appel à sa piété, à son courage, à son affection pour elle et pour nous. Cette affection même était son plus grand tourment. C’était pour nous qu’il avait si ardemment désiré accroître sa fortune ; c’était notre intérêt qui avait donné tant de vivacité à ses espérances, et qui donnait tant d’amertume à son malheur actuel. Il se reprochait d’avoir négligé les conseils de ma mère, qui l’eussent empêché au moins de contracter des dettes. La pensée qu’il l’avait enlevée à une existence aisée et au luxe de la richesse pour les soucis et les labeurs de la pauvreté lui était amère, et il souffrait de voir cette femme autrefois si admirée, si élégante, transformée en une active femme de ménage, de la tête et des mains continuellement occupée des soins de la maison et d’économie domestique. Le contentement même avec lequel elle accomplissait ses devoirs, la gaieté avec laquelle elle supportait ses revers, sa bonté inépuisable et le soin qu’elle prenait de ne jamais lui adresser le moindre blâme, tout cela était pour cet homme ingénieux à se tourmenter une aggravation de ses souffrances. Ainsi l’âme agit sur le corps ; le système nerveux souffrit et les troubles de l’esprit s’accrurent ; sa santé fut sérieusement atteinte, et aucune de nous ne pouvait le convaincre que l’aspect de nos affaires n’était pas aussi triste, aussi désespéré que son imagination malade se le figurait.

L’utile phaéton fut vendu, ainsi que le cheval, ce vieux favori gras et bien nourri que nous avions résolu de laisser finir ses jours en paix, et qui ne devait jamais sortir de nos mains ; la petite remise et l’écurie furent louées ; le domestique et la plus coûteuse des deux servantes furent congédiés. Nos vêtements furent raccommodés et retournés jusqu’au point où allait la plus stricte décence. Notre nourriture, déjà simple, fut encore simplifiée (à l’exception des plats favoris de mon père) ; le charbon et la chandelle furent économisés ; la paire de chandeliers réduite à un seul, employé dans la plus absolue nécessité ; le charbon soigneusement arrangé dans la grille à moitié vide, surtout lorsque mon père était dehors pour le service de la paroisse, ou retenu dans son lit par la maladie. Quant aux tapis, ils furent soumis aux mêmes reprises et raccommodages que nos habits. Pour supprimer la dépense d’un jardinier, Mary et moi entreprîmes de tenir en ordre le jardin ; et tout le travail de cuisine et de ménage, qui ne pouvait être aisément fait par une seule servante, fut accompli par ma mère et ma sœur, aidées un peu par moi à l’occasion ; je dis un peu, parce que, quoique je fusse une femme à mon avis, je n’étais encore pour elles qu’une enfant. D’ailleurs ma mère, comme toutes les femmes actives et bonnes ménagères, aimait à faire par elle-même ; et, quel que fût le travail qu’elle eût à faire, elle pensait que personne n’était plus apte à le faire qu’elle. Aussi, toutes les fois que j’offrais de l’aider, je recevais cette réponse : « Non, mon amour, vous ne pouvez ; il n’y a rien ici que vous puissiez faire. Allez aider votre sœur, ou faites-lui faire une petite promenade avec vous ; dites-lui qu’elle ne doit pas rester assise si longtemps, qu’elle ne doit pas rester à la maison aussi constamment qu’elle le fait, que sa santé en souffre. »

« Mary, maman dit que je dois vous aider, ou vous faire faire une petite promenade avec moi ; que votre santé s’altérera si vous demeurez aussi longtemps sans sortir.

— M’aider, vous ne le pouvez, Agnès ; et je ne puis sortir avec vous, j’ai beaucoup trop à faire.

— En ce cas, laissez-moi vous aider.

— Vous ne pouvez vraiment, chère enfant. Allez travailler votre musique ou jouer avec le chat. »

Il y avait toujours beaucoup d’ouvrage de couture à faire ; mais on ne m’avait pas appris à couper un seul vêtement, et, à l’exception des grosses coutures et de l’ourlet, il y avait peu de chose que je pusse faire : car ma mère et ma sœur affirmaient toutes deux qu’il leur était plus facile de faire le travail elles-mêmes que de me le préparer. D’ailleurs, elles aimaient mieux me voir poursuivre mes études ou m’amuser ; il serait toujours assez tôt de me courber sur mon ouvrage, comme une grave matrone, quand mon favori petit minet serait devenu un fort et gros chat. Dans de telles circonstances, quoique je ne fusse guère plus utile que le petit chat, mon désœuvrement n’était pas tout à fait sans excuse.

Au milieu de tous nos embarras, je n’entendis qu’une seule fois ma mère se plaindre du manque d’argent. Comme l’été approchait, elle nous dit à Mary et à moi : « Combien il serait à désirer que votre papa pût passer quelques semaines aux bains de mer ! Je suis convaincue que l’air de la mer et le changement de scène lui feraient beaucoup de bien. Mais vous savez que nous n’avons pas d’argent, » ajouta-t-elle avec un soupir. Nous eussions fort désiré toutes deux que la chose pût se faire, et nous nous lamentions grandement qu’elle fût impossible. « Les plaintes ne sont bonnes à rien, nous dit ma mère ; peut-être, après tout, ce projet peut-il être exécuté. Mary, vous dessinez fort bien ; pourquoi ne feriez-vous pas quelques nouveaux dessins qui, encadrés avec les aquarelles que vous avez déjà, pourraient être vendus à quelque libéral marchand de tableaux qui saurait discerner leur mérite ?

— Maman, je serais fort heureuse de penser qu’ils puissent être vendus n’importe à quel prix.

— Cela vaut la peine d’essayer, au moins. Fournissez les dessins, et j’essayerai de trouver l’acheteur.

— Je voudrais bien pouvoir aussi faire quelque chose, dis-je.

— Vous, Agnès ! Eh bien, vous dessinez assez bien aussi. En choisissant un sujet simple, j’ose dire que vous êtes capable de produire une œuvre que nous serions tous fiers de montrer.

— Mais j’ai un autre projet dans la tête, maman, et je l’ai depuis longtemps ; seulement, je n’ai jamais osé vous en parler.

— Vraiment ! dites-nous ce que c’est.

— J’aimerais à être gouvernante. »

Ma mère poussa une exclamation de surprise et se mit à rire. Ma sœur laissa tomber son ouvrage dans son étonnement, et s’écria :

« Vous une gouvernante, Agnès ! Pouvez-vous bien rêver à cela ?

— Eh bien, je ne vois là rien de si extraordinaire. Je ne prétends pas être capable de donner de l’instruction à de grandes filles ; mais assurément je peux en instruire de petites. J’aimerais tant cela ! J’aime tant les enfants ! Maman, laissez-moi être gouvernante.

— Mais, mon amour, vous n’avez pas encore appris à avoir soin de vous-même ; et il faut plus de jugement et d’expérience pour gouverner de jeunes enfants que pour en gouverner de grands.

— Pourtant, maman, j’ai dix-huit ans passés, et je suis parfaitement capable de prendre soin de moi et des autres aussi. Vous ne connaissez pas la moitié de la sagesse et de la prudence que j’ai, car je n’ai jamais été mise à l’épreuve.

— Mais pensez donc, dit Mary, à ce que vous feriez dans une maison pleine d’étrangers, sans moi ou maman pour parler ou agir pour vous, ayant à prendre soin de plusieurs enfants et de vous-même, et n’ayant personne à qui demander conseil ! Vous ne sauriez pas seulement quels vêtements mettre.

— Vous pensez, parce que je ne fais que ce que vous me commandez, que je n’ai pas un jugement à moi ? mais mettez-moi à l’épreuve, et vous verrez ce que je peux faire. »

En ce moment mon père entra, et on lui expliqua le sujet de la discussion.

« Vous gouvernante, ma petite Agnès ! s’écria-t-il ; et, en dépit de son mal, cette idée le fit rire.

— Oui, papa ; ne dites rien contre cet état ; je l’aimerais tant, et je crois que je pourrais l’exercer admirablement.

— Mais, ma chérie, nous ne pouvons nous passer de vous. » Et une larme brilla dans ses yeux quand il ajouta : « Non, non, quelque malheureux que nous soyons, nous n’en sommes sûrement pas encore réduits là.

— Oh ! non, dit ma mère. Il n’y a aucune nécessité de prendre un tel parti ; c’est purement un caprice à elle. Ainsi, retenez votre langue, méchante enfant : car, si vous êtes si disposée à nous quitter, vous savez bien que nous ne le sommes pas à nous séparer de vous. »

Je fus réduite au silence pour ce jour-là et pour plusieurs autres ; mais je ne renonçai pas à mon projet favori. Mary prit ses instruments de peinture et se mit ardemment à l’œuvre. Je pris les miens aussi ; mais, pendant que je dessinais, je pensais à autre chose. Quel délicieux état que celui de gouvernante ! Entrer dans le monde ; commencer une nouvelle vie ; agir pour moi-même ; exercer mes facultés jusque-là sans emploi ; essayer mes forces inconnues ; gagner ma vie, et même quelque chose de plus pour aider mon père, ma mère et ma sœur, en les exonérant de ma nourriture et de mon entretien ; montrer à papa ce que sa petite Agnès pouvait faire ; convaincre maman et Mary que je n’étais pas tout à fait l’être impuissant et insouciant qu’elles croyaient. En outre, quel charme de se voir chargée du soin et de l’éducation de jeunes enfants ! Quoi qu’en pussent dire les autres, je me sentais pleinement à la hauteur de la tâche. Les souvenirs de mes propres pensées pendant ma première enfance seraient un guide plus sûr que les instructions du plus mûr conseiller. Je n’aurais qu’à me remémorer ce que j’étais moi-même à l’âge de mes jeunes élèves, pour savoir aussitôt comment gagner leur confiance et leur affection ; comment faire naître chez eux le regret d’avoir mal fait ; comment encourager les timides, consoler les affligés ; comment leur rendre la Vertu praticable, l’Instruction désirable, la Religion aimable et intelligible. Quelle délicieuse tâche que d’aider les jeunes idées à éclore, de soigner ces tendres plantes et de voir leurs boutons éclore jour par jour !

Je persévérais donc dans mon projet, quoique la crainte de déplaire à ma mère et de tourmenter mon père m’empêchât de revenir sur ce sujet pendant plusieurs jours. Enfin, j’en parlai de nouveau à ma mère en particulier, et avec quelque difficulté j’obtins la promesse qu’elle m’aiderait de tout son pouvoir. Le consentement de mon père fut ensuite obtenu, et, quoique ma sœur Mary n’eût pas encore donné son approbation, ma bonne mère commença à s’occuper de me trouver une place. Elle écrivit à la famille de mon père, et consulta les annonces des journaux ; elle avait depuis longtemps cessé toute relation avec sa propre famille, et n’eût pas voulu avoir recours à elle dans un cas de cette nature. Mais ses parents avaient vécu depuis si longtemps séparés et oubliés du monde, que plusieurs semaines s’écoulèrent avant que l’on me pût procurer une place convenable. À la fin, à ma grande joie, il fut décidé que je prendrais charge de la jeune famille d’une certaine mistress Bloomfield, que ma bonne grand’tante Grey avait connue dans sa jeunesse, et assurait être une femme très-bien. Son mari était un négociant retiré, qui avait réalisé une fortune assez considérable, mais qui ne pouvait se décider à donner plus de vingt-cinq guinées par an à l’institutrice de ses enfants. Je fus pourtant heureuse d’accepter ce mince salaire, plutôt que de refuser la place, ce que mes parents semblaient croire préférable.

Quelques semaines me restaient pour me préparer. Combien ces semaines me parurent longues et ennuyeuses ! Et pourtant, à tout prendre, elles étaient heureuses, pleines de brillantes espérances. Avec quel plaisir je vis préparer mes nouveaux vêtements et aidai à faire mes malles ! Mais un sentiment d’amertume se mêla aussi à cette dernière occupation, et, lorsqu’elle fut terminée, que tout fut prêt pour mon départ le lendemain, et que la dernière nuit que j’allais passer à la maison approcha, une soudaine angoisse me gonfla le cœur. Mes chers amis paraissaient si tristes, ils me parlaient avec tant de bonté, que je pouvais à peine retenir mes larmes ; pourtant, j’affectais de paraître gaie. J’avais fait ma dernière excursion avec Mary sur les marais, ma dernière promenade dans le jardin et autour de la maison ; j’avais donné à manger avec elle, pour la dernière fois, à nos pigeons favoris, que nous avions accoutumés à venir prendre leur nourriture dans notre main ; j’avais caressé leur dos soyeux pendant qu’ils se pressaient devant moi ; j’avais tendrement baisé mes favoris particuliers, une paire de pigeons blancs comme la neige, à la queue en éventail ; j’avais joué mon dernier air sur le vieux piano de la famille, et chanté ma dernière chanson à papa ; non la dernière, j’espérais, mais la dernière au moins pour un longtemps. « Et peut-être, pensais-je, quand je pourrai de nouveau faire toutes ces choses, ce sera avec d’autres sentiments : les circonstances peuvent être changées et cette maison n’être plus jamais mon foyer. » Ma chère petite amie, la jeune chatte, ne serait certainement plus la même ; déjà, elle commençait à devenir une jolie chatte, et lorsque je reviendrais faire à la hâte une visite à Noël, elle aurait très-probablement oublié sa compagne de jeux et ses jolis tours. J’avais joué avec elle pour la dernière fois, et, lorsque je caressai sa douce et soyeuse fourrure, pendant qu’elle dormait sur mes genoux, j’éprouvai un sentiment de tristesse que je ne pus déguiser. Puis, quand vint le moment de se coucher, quand je me retirai avec Mary dans notre tranquille petite chambre, où déjà mes tiroirs et le casier destiné à mes livres étaient vides, et où ma sœur allait dormir seule, dans une triste solitude, ainsi qu’elle disait, mon cœur se fendit plus que jamais. Il me sembla que j’avais été égoïste et méchante en persistant à vouloir la quitter ; et, quand je m’agenouillai devant notre petit lit, j’appelai sur elle et sur mes parents la bénédiction de Dieu avec plus de ferveur que je ne l’avais jamais fait. Pour ne pas laisser voir mon émotion, je cachai mon visage dans mes mains, qui furent à l’instant baignées de pleurs. Je m’aperçus, en me relevant, qu’elle avait pleuré aussi ; mais nous ne parlâmes ni l’une ni l’autre, et nous nous couchâmes en silence, nous serrant plus étroitement l’une contre l’autre, à l’idée que nous allions sitôt nous séparer.

Mais le matin ramena l’espérance et le courage. Je devais partir de bonne heure, afin que la voiture qui devait me conduire (le cabriolet de M. Smith, drapier, épicier et marchand de thé de notre village) pût revenir le même jour. Je me levai, m’habillai, pris à la hâte mon déjeuner, reçus les tendres embrassements de mon père, de ma mère et de ma sœur, baisai la chatte, et, au grand scandale de Sally, la servante, lui donnai une cordiale poignée de main, montai dans le cabriolet, tirai mon voile sur ma figure, et alors, mais seulement alors, je fondis en larmes. La voiture roula ; je regardai derrière moi : ma mère et ma sœur étaient toujours debout sur la porte, me regardant et me faisant des signes d’adieu. Je les leur rendis, et priai Dieu pour leur bonheur du fond de mon âme. Nous descendîmes la colline, et je ne pus plus voir.

« Il fait bien froid pour vous ce matin, miss Agnès, me dit Smith, et le temps est bien sombre aussi. Mais j’espère que vous serez arrivée à destination avant que la pluie ne tombe.

— Oui, je l’espère, » répondis-je avec autant de calme que je le pus.

Là se borna notre colloque. Nous traversâmes la vallée et commençâmes à monter la colline opposée. Je regardai de nouveau derrière moi. Je vis le clocher du village et, derrière, la vieille maison du presbytère éclairée par un rayon de soleil ; ce rayon était le seul, car tout le village et les collines environnantes étaient dans l’ombre formée par les nuages. Je saluai ce rayon de soleil comme un heureux présage pour ma maison. J’implorai avec ferveur la bénédiction du ciel pour ses habitants et me détournai vivement, car je voyais les rayons du soleil disparaître. J’évitai avec soin de reporter mes yeux sur le presbytère, craignant de le voir dans l’ombre comme le reste du paysage.