Agnès Grey/13

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Traduction par Ch. Romey et A. Rolet.
Shirley et Shirley et Agnès GreyCh. Lahure et Cie (p. 284-290).
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CHAPITRE XIII.

Les primevères.


Miss Murray allait maintenant toujours deux fois à l’église, car elle aimait tant l’admiration qu’elle ne pouvait négliger aucune occasion de l’obtenir, et elle était si sûre de l’attirer, que partout où elle se montrait (que M. Harry Meltham et M. Green y fussent ou non) il y avait toujours quelqu’un qui n’était pas insensible à ses charmes, sans compter le recteur, que ses fonctions obligeaient tout naturellement à s’y trouver. Ordinairement aussi, quand le temps le permettait, elle et sa sœur préféraient revenir à pied : Mathilde, parce qu’elle détestait d’être emprisonnée dans la voiture ; miss Murray, parce qu’elle aimait la compagnie, qui ordinairement égayait le premier mille de la route, de l’église aux portes du parc de M. Green, où commençait le chemin particulier conduisant à Horton-Lodge, situé dans une direction opposée, tandis que la grande route conduisait tout droit à la demeure plus éloignée de sir Hugues Meltham. Elle y avait ainsi toute chance d’être accompagnée jusque-là, soit par Harry Meltham, avec ou sans miss Meltham, soit par M. Green, avec une ou peut-être deux de ses sœurs, ou quelques gentlemen qui se trouvaient en visite chez eux.

Il dépendait absolument de leur capricieuse volonté que je fisse à pied le chemin avec elles, ou que j’allasse en voiture avec leurs parents. Si elles voulaient me prendre avec elles, j’allais ; si, pour des raisons mieux connues d’elles que de moi, elles préféraient être seules, je prenais ma place dans la voiture. J’aimais mieux marcher ; mais la pensée de gêner par ma présence quelqu’un qui ne la désirait pas, me faisait toujours adopter un rôle passif en cette circonstance comme en toute autre, et je ne m’enquis jamais de la cause de leurs caprices. Et vraiment, c’était la meilleure politique, car se soumettre et obliger était le rôle de la gouvernante ; ne consulter que leurs plaisirs était celui des élèves. Mais, quand je revenais à pied, la première moitié du chemin m’était toujours fort pénible. Comme aucun des gentlemen et des ladies que j’ai mentionnés ne faisait attention à moi, il m’était désagréable de marcher à côté de ces personnes comme si j’avais voulu entendre leur conversation ou faire croire que j’étais l’une d’elles ; et si, en parlant, leurs yeux venaient à tomber sur moi, il semblait qu’ils regardassent dans le vide, comme s’ils ne me voyaient pas ou étaient très-désireux de paraître ne pas me voir. Il était désagréable aussi de marcher derrière et de paraître ainsi reconnaître ma propre infériorité : car, à dire vrai, je me considérais comme aussi bonne que les meilleurs d’entre eux, et voulais le leur faire voir, afin qu’ils ne pussent s’imaginer que je me regardais comme une simple domestique qui connaissait trop bien sa place pour marcher à côté de belles ladies et de gentlemen comme eux, quoique ses jeunes élèves pussent condescendre à converser avec elle lorsqu’elles n’avaient pas meilleure compagnie sous la main. Ainsi, je suis presque honteuse de le confesser, je me donnais beaucoup de mal, si je marchais à côté d’eux, pour paraître ne me soucier nullement de leur présence, comme si j’eusse été entièrement absorbée dans mes pensées ou dans la contemplation des objets environnants ; ou, si je restais en arrière, c’était quelque oiseau ou quelque insecte, un arbre ou une fleur, qui attiraient mon attention, et, après les avoir examinés, je continuais seule ma promenade d’un pas lent, jusqu’à ce que mes élèves eussent dit adieu à leurs compagnons et eussent tourné par la route calme qui conduisait à la maison.

Je me souviens tout particulièrement d’une de ces occasions : c’était par une charmante après-midi, vers la fin de mars ; M. Green et ses sœurs avaient renvoyé leur voiture vide, afin de jouir du beau soleil, de l’air embaumé et d’une promenade agréable avec leurs visiteurs, le capitaine un tel et le lieutenant un tel (une paire de damoiseaux militaires), et les misses Murray, qui tout naturellement s’étaient jointes à eux. Une telle société était des plus agréables pour Rosalie ; mais, ne la trouvant pas autant de mon goût, je demeurai en arrière et me mis à herboriser et à pratiquer l’entomologie le long des verts talus et des haies bourgeonnantes, jusqu’à ce que la compagnie fût considérablement en avance sur moi. Je pus entendre la douce chanson de la joyeuse alouette ; alors ma misanthropie commença à se fondre à l’air pur et sous les rayons doux et bienfaisants du soleil ; mais de tristes pensées de ma première enfance, des aspirations à des joies passées, ou vers une future destinée meilleure, s’élevèrent en moi. Comme mes yeux erraient sur les talus escarpés couverts d’herbes naissantes, de plantes au vert feuillage, et surmontés de haies, je me mis à désirer vivement quelque fleur familière qui pût me rappeler les vallées boisées et les vertes collines du pays natal : les sombres marais, tout naturellement, étaient hors de question. Une telle découverte eût rempli mes yeux de larmes, sans doute ; mais c’était alors un de mes plus grands plaisirs. À la fin je découvris, à un endroit élevé, entre les racines tordues d’un chêne, trois belles primevères, sortant si doucement de leur cachette, que mes larmes coulèrent à leur vue ; mais elles étaient situées si haut, que j’essayai en vain d’en cueillir une ou deux pour rêver sur elles et les emporter : je ne pouvais les atteindre sans grimper sur le talus, ce que je fus empêchée de faire en entendant des pas derrière moi, et j’allais m’en aller, quand je tressaillis à ces mots : « Permettez-moi de les cueillir pour vous, miss Grey, » dits d’une voix grave bien connue. Aussitôt les fleurs furent cueillies et dans ma main. C’était M. Weston, tout naturellement ; quel autre se fût donné la peine d’en faire autant pour moi ?

Je le remerciai ; avec chaleur ou froidement, je ne pourrais le dire : mais je suis sûre que je n’exprimai pas la moitié de la gratitude que je ressentais. C’était folie, peut-être, de ressentir de la gratitude pour cela ; mais il me semblait alors que c’était un remarquable exemple de sa bonne nature, un acte de complaisance que je ne pouvais récompenser, mais que je n’oublierais jamais, tant j’étais peu accoutumée à recevoir de telles marques de politesse ! tant j’étais peu préparée à en attendre de qui que ce fût à Horton-Lodge et à cinquante milles à la ronde ! Pourtant cela ne m’empêcha pas d’éprouver un sentiment de contrainte en sa présence, et je me hâtai de presser le pas pour rejoindre mes élèves, quoique j’eusse été fâchée que M. Weston me laissât passer sans m’adresser d’autres paroles. Mais une marche rapide pour moi n’était qu’un pas ordinaire, pour lui.

« Vos jeunes ladies vous ont laissée seule ? dit-il.

— Oui ; elles sont occupées d’une plus agréable compagnie.

— Alors, ne vous donnez pas tant de peine pour les rattraper. »

Je ralentis le pas, mais un instant après je m’en repentis : mon compagnon ne parlait point ; je ne trouvais absolument rien à dire, et craignais qu’il ne fût comme moi. À la fin, pourtant, il rompit le silence en me demandant, avec une certaine brusquerie calme qui lui était particulière, si j’aimais les fleurs.

« Oui, beaucoup, répondis-je, et surtout les fleurs sauvages.

— J’aime aussi les fleurs sauvages, dit-il ; je me soucie peu des autres, parce que je n’ai aucune association particulière avec elles, excepté avec une ou deux. Quelles sont vos fleurs favorites ?

— Les primevères, les campanules et la fleur de bruyère.

— Et les violettes ?

— Non, parce que, comme vous le dites, je n’ai aucune association particulière avec elles ; car il n’y a point de douces violettes sur les collines et dans les vallées qui environnent la maison de mon père.

— Ce doit être une grande consolation pour vous d’avoir une maison paternelle, miss Grey, dit mon compagnon après un court silence. Si éloignée qu’elle soit, et si rarement qu’on y retourne, c’est quelque chose de pouvoir y penser.

— C’est si précieux, que je crois que je ne pourrais pas vivre sans cela, répondis-je avec un enthousiasme dont je me repentis aussitôt ; car je craignis de m’être montrée essentiellement extravagante.

— Oh ! vous le pourriez, dit-il avec un sourire mélancolique. Les liens qui nous attachent à la vie sont plus forts que vous ne l’imaginez. Qui n’a pas senti combien rudement ils peuvent être tirés sans se rompre ? Vous seriez malheureuse sans famille, mais vous pourriez vivre, et pas aussi misérablement que vous le supposez. Le cœur humain est comme le caoutchouc : un faible effort l’allonge, un grand ne le rompt pas. Si un peu plus que rien peut le troubler, il ne faut guère moins que tout pour le briser. Comme les membres extérieurs de notre corps, il a un pouvoir vital inhérent à lui, qui le fortifie contre la violence externe ; Chaque coup qui le frappe sert à l’endurcir contre un coup futur. De même qu’un travail constant épaissit la peau de la main et fortifie ses muscles, ainsi un labeur qui pourrait excorier la main d’une lady ne produit aucun effet sur celle d’un rude laboureur. Je parle par expérience, expérience en partie personnelle ; il y eut un temps où je pensais comme vous ; au moins étais-je pleinement persuadé que la famille et ses affections étaient les seules choses qui pussent rendre l’existence tolérable ; que si l’on s’en trouvait privé, la vie deviendrait un fardeau lourd à porter. Maintenant je n’ai pas de maison, à moins que vous n’appeliez de ce nom les deux chambres que je loue à Horton ; et il n’y a pas un an que j’ai perdu mon dernier et mon plus ancien ami ; et pourtant non-seulement je vis, mais je ne suis pas totalement dénué d’espoir et de bonheur, même pour cette vie, quoique je reconnaisse que je n’entre jamais dans une humble chaumière, à la chute du jour, lorsque ses paisibles habitants sont réunis autour du foyer, sans éprouver un sentiment d’envie de leur bonheur.

— Vous ne savez pas encore quel bonheur vous attend, dis-je ; vous n’êtes qu’au début de votre voyage.

— Le plus grand des bonheurs m’appartient déjà, répondit-il : le pouvoir et la volonté d’être utile. »

Nous arrivions près d’une barrière communiquant avec un sentier qui conduisait à une ferme, où je supposai que M. Weston avait dessein de se rendre utile ; car il prit congé de moi, passa la barrière, et suivit le sentier de ce pas ferme et léger qui lui était habituel, me laissant réfléchir sur ses paroles en continuant seule ma route. J’avais entendu dire qu’il avait perdu sa mère quelques mois avant son arrivée à Horton. C’était donc elle qui était « ce dernier et plus cher de ses amis, » et il n’avait plus de famille. Je le plaignis du fond de mon cœur ; je pleurai presque de sympathie. Cela expliquait, selon moi, cet air soucieux qui obscurcissait si souvent son front, et qui lui avait valu auprès de la charitable miss Murray la réputation d’avoir un caractère morose et sévère. « Mais, pensai-je, il n’est pas aussi malheureux que je le serais après une telle perte : il mène une vie active ; il a devant lui un vaste champ pour se rendre utile ; il peut se faire des amis, et il peut se donner une famille s’il le veut, et sans doute il le voudra un jour. Que Dieu lui accorde une compagne digne de son choix, et que le bonheur habite sa maison ! Oh ! quelle joie ce serait pour… »

Mais peu importe à quoi je pensai.

J’ai commencé ce livre avec l’intention de ne rien cacher, afin que ceux qui le voudraient pussent lire dans le cœur d’une de leurs semblables ; mais nous avons des pensées que nous ne voudrions laisser voir qu’aux anges du ciel, et non à nos frères les hommes, pas même aux meilleurs et aux plus bienveillants d’entre eux.

Pendant ce temps, les Green s’étaient dirigés vers leur demeure, et les Murray avaient tourné par le chemin privé, où je me hâtai de les suivre. Je trouvai les deux jeunes filles échauffées par une discussion animée touchant les mérites respectifs des deux jeunes officiers ; mais en me voyant, Rosalie s’arrêta au milieu d’une phrase pour s’écrier avec une joie malicieuse :

« Oh ! oh ! miss Grey, vous êtes enfin venue ? Il n’est pas étonnant que vous restiez si longtemps en arrière, ni que vous souteniez si vigoureusement M. Weston quand je parle mal de lui. Ah ! ah ! je vois tout maintenant.

— Allons, miss Murray, ne dites pas d’extravagances, dis-je en essayant de rire de bon cœur ; vous savez que de semblables non-sens ne font aucune impression sur moi. »

Mais elle continua à dire de si intolérables balivernes, sa sœur l’aidant avec des mensonges inventés pour la circonstance, que je crus devoir dire quelque chose pour ma justification.

« Quelle folie que tout cela ! m’écriai-je. Si la route de M. Weston est la même que la mienne, et s’il juge à propos de m’adresser quelques paroles en passant, qu’y a-t-il là de si extraordinaire ? Je vous assure que je ne lui avais jamais parlé auparavant, excepté une seule fois.

— Où ? où, et quand ? demandèrent-elles vivement.

— Dans la chaumière de Nancy.

— Ah ! ah ! vous l’avez rencontré là, vrai ? s’écria Rosalie d’un air de triomphe. Maintenant, Mathilde, nous savons pourquoi elle aime tant à aller chez Nancy Brown. Elle y va pour coqueter avec M. Weston.

— Vraiment, cela ne mérite pas qu’on y réponde. Je ne l’ai vu là qu’une fois ; et comment aurais-je su qu’il devait y venir ? »

Irritée que j’étais de leur folle gaieté et de leurs blessantes imputations, la conversation ne put continuer longtemps sur ce sujet. Quand elles eurent fini de rire, elles retournèrent au capitaine et au lieutenant ; et, pendant qu’elles discutaient et commentaient sur eux, mon indignation se refroidit promptement ; la cause en fut bientôt oubliée, et je donnai à mes pensées un cours plus agréable. Nous traversâmes ainsi le parc et entrâmes à la maison. En montant à ma chambre, je n’avais en moi qu’une pensée ; mon cœur débordait d’un seul désir. Lorsque je fus entrée et que j’eus fermé la porte, je tombai à genoux et offris à Dieu une fervente prière : « Que votre volonté soit faite, mon Père. Mais toutes choses vous sont possibles : faites que ma volonté soit aussi la vôtre. Ce vœu, cette prière, les hommes et les femmes se moqueraient de moi s’ils m’entendaient les faire. Mais, mon Père, vous ne me mépriserez pas, » dis-je ; et je sentis que c’était vrai. Il me semblait que le bonheur d’un autre était au moins aussi ardemment imploré que le mien ; bien plus, que c’était le principal vœu de mon cœur. Je pouvais me tromper, mais cette idée m’encouragea à demander, et me donna la puissance d’espérer que je ne demandais pas en vain. Quant aux primevères, j’en conservai deux dans un verre jusqu’à ce qu’elles fussent complètement desséchées, et la femme de service les jeta. Je plaçai les pétales de l’autre entre les feuillets de ma Bible, où ils sont encore, et où j’ai l’intention de les conserver toujours.