Agnès Grey/15

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Traduction par Ch. Romey et A. Rolet.
Shirley et Shirley et Agnès GreyCh. Lahure et Cie (p. 303-309).


CHAPITRE XV.

La promenade.


« Oh ! chère ! je voudrais qu’Hatfield n’eût pas été si pressé, dit Rosalie, le lendemain, à quatre heures de l’après-midi, avec un bâillement formidable, après avoir quitté sa tapisserie et avoir regardé nonchalamment par la fenêtre. Rien qui m’engage à sortir maintenant, et rien à espérer. Tous les jours seront aussi longs et aussi tristes que celui-ci, quand il n’y aura pas de parties pour les égayer, et il n’y en a aucune cette semaine, ni la semaine prochaine, que je sache.

— Quel malheur que vous ayez été si méchante pour lui ! dit Mathilde, à qui cette lamentation s’adressait. Il ne reviendra jamais ! et je soupçonne, après tout, que vous l’aimiez un peu. J’espérais que vous l’auriez pris pour votre galant, et que vous m’auriez laissé le cher Harry.

— Bah ! il faut que mon galant soit un Adonis, Mathilde, et admiré de tous, pour que je me contente de lui tout seul. Je suis fâchée de perdre Hatfield, je l’avoue, et le premier homme convenable, ou les premiers, qui viendront prendre sa place, seront plus que bienvenus. C’est demain dimanche ; il me tarde de voir la figure qu’il va faire, et comment il pourra s’acquitter du service. Il est très-probable qu’il va prétexter un rhume et laisser tout faire à M. Weston.

— Lui ! oh ! non, s’écria Mathilde avec dédain ; tout sot qu’il soit, il n’est pas aussi tendre que cela. »

Sa sœur fut légèrement offensée, mais l’événement prouva que Mathilde avait raison. L’amoureux désappointé accomplit ses devoirs pastoraux comme d’habitude. Rosalie, il est vrai, affirma qu’il paraissait très-pâle et très-abattu ; il pouvait être un peu plus pâle, mais la différence, s’il y en avait, était à peine perceptible. Quant à son abattement, certainement je n’entendis pas son rire retentir de la sacristie, comme d’habitude, ni sa voix haute éclater en joyeux propos ; mais je l’entendis apostropher le sacristain d’une façon qui fit trembler l’assemblée. Seulement, dans son trajet de la chaire à la table de communion, il y avait chez lui plus de pompe solennelle, et moins de cette arrogance satisfaite d’elle-même avec laquelle il passait, de cet air qui semblait dire : « Vous tous me révérez et m’adorez, je le sais ; mais, s’il en est un qui ne le fait pas, je le brave en face. » Un autre changement remarquable aussi, fut qu’il ne jeta pas une seule fois les yeux sur le banc de la famille Murray, et ne quitta pas l’église avant qu’ils fussent partis.

M. Hatfield avait sans aucun doute reçu un coup très-violent ; mais son orgueil le poussait à faire tous ses efforts pour cacher les effets que ce coup avait produits. Il avait été trompé dans ses espérances certaines d’obtenir une femme non-seulement belle et remplie d’attraits pour lui, mais dont le rang et la fortune auraient pu rehausser des charmes bien inférieurs. Il était aussi sans doute vivement mortifié du refus qu’il avait éprouvé, et profondément offensé de toute la conduite de miss Murray. Ce n’eût pas été une mince consolation pour lui de savoir combien elle était désappointée de le trouver si peu ému, et de voir qu’il pouvait s’empêcher de lui jeter un seul regard pendant tout le service. Elle déclarait pourtant que c’était une preuve qu’il pensait à elle pendant tout le temps, sans quoi ses yeux se fussent dirigés au moins une fois de son côté, ne fût-ce que par hasard ; mais, si Hatfield l’eût regardée, elle aurait bien certainement affirmé qu’il n’avait pu résister à l’attraction qu’elle exerçait sur lui. Il eût été content aussi, sans doute, de savoir combien elle avait été triste et ennuyée pendant la semaine, combien de fois elle avait regretté de l’avoir « usé si vite, » comme un enfant qui, ayant dévoré trop avidement un gâteau, lèche ses doigts et se lamente de n’en plus avoir.

À la fin, je fus priée, un beau matin, de l’accompagner dans une promenade au village. Ostensiblement, elle allait assortir quelques laines de Berlin à une assez respectable boutique achalandée par les ladies des environs ; réellement, je crois qu’il n’y a aucun manque de charité à supposer qu’elle y allait avec l’idée de rencontrer le recteur lui-même, ou quelque autre admirateur, le long du chemin ; car, pendant la route, elle me disait : « Que ferait ou dirait Hatfield si nous le rencontrions ? » etc. ; et lorsque nous passâmes devant les portes du parc de M. Green, elle me dit : « Je voudrais bien savoir s’il est à la maison, ce grand et stupide nigaud ; » et, comme la voiture de lady Meltham passait près de nous, elle se demanda ce que pouvait faire Harry par une si belle journée ; puis elle commença à déblatérer sur le frère aîné de celui-ci, qui avait été assez fou pour se marier et pour aller habiter Londres.

« Pourtant, lui dis-je, je pensais que vous désiriez vivre à Londres vous-même ?

— Oui, parce que la vie est si triste ici ; mais il me l’a rendue plus triste encore en s’en allant, et, s’il ne s’était pas marié, j’aurais pu l’avoir à la place de cet odieux sir Thomas. »

Remarquant alors les empreintes des pieds d’un cheval sur la route, elle aurait voulu savoir, disait-elle, si c’était le cheval d’un gentleman ; et finalement elle conclut que c’était cela, car les empreintes étaient trop petites pour avoir été faites par un gros et lourd cheval de charretier. Elle se demandait ensuite quel pouvait être le cavalier, et si nous le rencontrerions à son retour, car elle était sûre qu’il n’avait passé que le matin même ; puis enfin, quand nous entrâmes dans le village et ne vîmes que quelques-uns de ses pauvres habitants allant deci delà, elle se demanda pourquoi ces stupides gens ne restaient pas dans leurs maisons ; que ce n’était pas pour leurs laides figures, leurs vêtements sales et grossiers, qu’elle était venue à Horton !

Au milieu de tout cela, je le confesse, je me demandais aussi, en secret, si nous ne rencontrerions ou n’apercevrions pas une autre personne ; et, comme nous passions près de sa demeure, j’allai même jusqu’à regarder s’il n’était pas à sa fenêtre. En entrant dans la boutique, miss Murray me pria de demeurer sur la porte pendant qu’elle ferait ses achats, et de lui dire si quelqu’un passait. Mais, hélas ! il n’y avait personne de visible que les villageois, à l’exception pourtant de Jane et Suzanne Green descendant l’unique rue, et revenant apparemment de la promenade.

« Stupides créatures ! murmura miss Murray en sortant, après avoir fait ses achats. Pourquoi n’ont-elles pas leur mannequin de frère avec elles ? Il vaudrait encore mieux que rien. »

Elle les salua pourtant avec un joyeux sourire, et des protestations de plaisir égales aux leurs sur cette heureuse rencontre. Elles se placèrent l’une à sa gauche, l’autre à sa droite, et toutes les trois s’en allèrent babillant et riant, comme font, lorsqu’elles se rencontrent, de jeunes ladies, si elles sont dans les termes d’une certaine intimité. Mais moi, sentant que j’étais de trop dans leur société, je les laissai à leurs rires, et restai derrière, ainsi que j’avais coutume de faire en semblable occasion. J’avais peu d’envie de marcher à côté de miss Green ou de miss Suzanne, comme une sourde-muette à qui l’on ne parle pas et qui ne peut parler.

Cette fois pourtant je ne fus pas longtemps seule. Je fus frappée d’abord, comme d’une chose fort étrange, que, juste au moment où je pensais à M. Weston, il s’offrît à moi et m’accostât. Mais dans la suite, après réflexion, je pensai qu’il n’y avait rien là d’extraordinaire, si ce n’est le fait qu’il m’eût adressé la parole : car, par une pareille matinée et si près de sa demeure, il était assez naturel qu’on le rencontrât. Quant à penser à lui, ainsi que je l’avais fait presque continuellement depuis notre départ le matin, il n’y avait rien là de remarquable.

« Vous êtes encore seule, miss Grey ? me dit-il.

— Oui.

— Quelle espèces de gens sont ces ladies, les miss Green ?

— Je n’en sais vraiment rien.

— Voilà qui est étrange, vivant si près d’elles et les voyant si souvent.

— Je suppose que ce sont de bonnes et joyeuses filles ; mais j’imagine que vous devez les connaître vous-même mieux que moi, car je n’ai jamais échangé une parole avec l’une ou l’autre d’elles.

— Vraiment ! il ne me semble pas qu’elles soient fort réservées, pourtant.

— Très-probablement elles ne le sont pas autant pour les gens de leur classe ; mais elles se considèrent comme d’une tout autre sphère que la mienne. »

Il ne répondit rien à cela, mais, après une courte pause, il dit :

« Je suppose que ce sont ces choses, miss Grey, qui vous font penser que vous ne pourriez vivre sans une maison ?

— Non, pas précisément. Le fait est que je suis trop sociable pour pouvoir vivre contente sans un ami ; et comme les seuls amis que j’aie, et les seuls que j’aurai probablement jamais, sont à la maison, si je perdais cet ami, ou plutôt ces amis, je ne dis pas que je ne pourrais pas vivre, mais que j’aimerais mieux ne point vivre dans un monde si désolé.

— Mais pourquoi dites-vous les seuls amis que vous aurez probablement jamais ? Êtes-vous si peu sociable que vous ne puissiez vous faire des amis ?

— Non ; mais je n’en ai point encore fait un, et dans ma position présente il n’y a aucune possibilité non-seulement d’en faire un, mais même de former une connaissance vulgaire. La faute peut en être en partie à moi, mais pas entièrement, pourtant, je l’espère.

— La faute en est partie dans la société, et partie, je le pense, dans ceux qui vous entourent : partie aussi en vous-même, car beaucoup de ladies, dans votre position, se feraient remarquer et estimer : Mais vos élèves doivent en quelque sorte être des compagnes pour vous ; elles ne peuvent pas être de beaucoup d’années plus jeunes que vous ?

— Oh ! oui, c’est une bonne compagnie quelquefois ; mais je ne peux pas les appeler des amies, et elles ne pensent pas à m’appeler de ce nom ; elles ont d’autres compagnes plus appropriées à leurs goûts.

— Peut-être êtes-vous trop sage pour elles ? Comment vous amusez-vous quand vous êtes seule ? lisez-vous beaucoup ?

— La lecture est mon occupation favorite, quand j’ai du loisir et des livres à lire. »

Des livres en général, il passa à différents livres en particulier, et continua par de rapides transitions d’un sujet à l’autre, jusqu’à ce que plusieurs matières, tant de goût que d’opinions, eussent été discutées à fond, dans l’espace d’une demi-heure, non sans beaucoup d’observations de sa part : car il cherchait évidemment moins à me communiquer ses pensées et ses prédilections qu’à découvrir les miennes. Il n’avait pas le tact ou l’art d’arriver à ce but en tirant adroitement mes idées ou mes sentiments de l’exposition réelle ou apparente des siens, ni d’amener la conversation, par des gradations insensibles, sur les points qu’il voulait éclaircir ; mais il procédait avec une douce brusquerie et une franchise naïve qui ne pouvaient nullement m’offenser.

Et pourquoi s’intéressait-il à mes capacités morales et intellectuelles ? « Que peut lui faire ce que je pense ou ressens ? » me demandais-je. Et mon cœur battait en réponse à cette question.

Mais Jane et Susanne Green eurent bientôt atteint leur maison. Pendant qu’elles parlementaient à la porte du parc, essayant de persuader à miss Murray d’entrer, je désirais que M. Weston partît, afin qu’elle ne le vît pas avec moi en se retournant ; mais, malheureusement, il était sorti pour aller rendre encore une visite au pauvre Marc Wood, et il avait à suivre le même chemin que nous. Quand pourtant il vit que Rosalie avait pris congé de ses amies et que j’étais près de la rejoindre, il me quitta et se mit à marcher d’un pas plus pressé ; mais lorsqu’il ôta civilement son chapeau en passant auprès d’elle, à ma grande surprise, au lieu de lui rendre son salut avec une révérence roide et peu gracieuse, elle l’accosta avec son plus aimable sourire, et, marchant à côté de lui, commença à lui parler avec toute la gaieté et l’affabilité imaginables, et ainsi nous continuâmes le chemin tous les trois ensemble.

Après une courte pause dans la conversation, M. Weston fit une remarque adressée particulièrement à moi, et se référant à quelque chose dont nous avions parlé auparavant ; mais, avant que je pusse répondre, miss Murray prit la parole et répondit pour moi. Il répliqua, et de ce moment jusqu’à la fin du voyage elle l’accapara entièrement pour elle seule. Cela pouvait être dû en partie à ma propre stupidité, à mon manque de tact et d’assurance ; mais je me sentais mortifiée ; je tremblais d’appréhension, et j’écoutais avec envie sa conversation aisée et rapide, et voyais avec anxiété le radieux sourire avec lequel elle le regardait de temps en temps ; car elle marchait un peu en avant, afin (pensais-je) d’être vue aussi bien qu’entendue. Si sa parole était légère et triviale, elle était amusante, et elle n’était jamais embarrassée pour trouver quelque chose à dire, ou pour trouver les mots propres à rendre sa pensée. Il n’y avait maintenant rien dans sa manière d’impertinent et de babillard, comme lorsqu’elle se promenait avec M. Hatfield ; c’était seulement une douce et aimable vivacité, que je croyais devoir plaire particulièrement à un homme de la disposition et du tempérament de M. Weston.

Quand il fut parti, elle se mit à rire et à se murmurer à elle-même : « Je pensais que je pourrais faire cela !

— Faire quoi ? demandais-je.

— Fixer cet homme.

— Que voulez-vous donc dire ?

— Je veux dire qu’il va rentrer chez lui et rêver de moi. Je l’ai blessé au cœur.

— Comment le savez-vous ?

— Par beaucoup de preuves infaillibles, et spécialement par le regard qu’il m’a adressé lorsqu’il est parti. Ce n’était pas un regard impudent, je ne l’accuse pas de cela, c’était un regard de respectueuse et tendre adoration. Ah ! ah ! ce n’est point le stupide lourdaud que j’avais pensé ! »

Je ne répondis rien, car mon cœur était dans mon gosier, ou quelque chose comme cela, et je ne pouvais parler. « Oh ! que Dieu éloigne de lui ce malheur ! m’écriai-je intérieurement, pour l’amour de lui, non pour moi. »

En traversant le parc, miss Murray fit plusieurs observations triviales, auxquelles, malgré ma répugnance à faire voir mes sentiments, je ne pus répondre que par des monosyllabes. Avait-elle l’intention de me torturer, ou simplement de s’amuser, c’est ce que je ne pourrais dire, et cela m’importait peu ; mais je pensai au pauvre homme qui n’avait qu’un agneau, et au riche qui avait des milliers de troupeaux ; et je redoutai je ne sais quoi pour M. Weston, indépendamment de mes espérances ruinées.

Je fus très-contente de rentrer à la maison, et de me retrouver encore une fois seule dans ma chambre. Mon premier mouvement fut de me laisser tomber sur une chaise à côté de mon lit, de reposer ma tête sur l’oreiller et de chercher du soulagement dans d’abondantes larmes ; mais, hélas ! il me fallut encore réprimer ma douleur et refouler mes sentiments : la cloche, l’odieuse cloche sonnait le dîner, et il me fallut descendre avec un visage calme, et sourire, et rire, et dire des frivolités, oui, et manger aussi, si je le pouvais, comme si tout était bien, et comme si je revenais d’une agréable promenade.