Agnès Grey/21

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Traduction par Ch. Romey et A. Rolet.
Shirley et Shirley et Agnès GreyCh. Lahure et Cie (p. 340-345).
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CHAPITRE XXI

L’école.


Je quittai Horton-Lodge, et j’allai rejoindre ma mère dans notre nouvelle résidence, à A… Je la trouvai bien de santé, résignée d’esprit, quoique grave et un peu triste. Nous n’avions que trois pensionnaires et une demi-douzaine d’externes pour commencer ; mais, avec des soins et de la diligence, nous avions espoir d’accroître le nombre des unes et des autres avant peu.

Je me mis avec une salutaire énergie à l’accomplissement des devoirs de ce nouveau mode de vie. Je l’appelle nouveau, parce qu’il y avait certes une différence considérable entre enseigner avec ma mère, dans une école à nous, et être institutrice salariée au milieu d’étrangers, méprisée et bafouée par les jeunes et les vieux. Pendant les premières semaines, je me trouvai très-heureuse. « Il est possible que nous nous revoyions ; cela vous ferait-il ou non plaisir ? » Ces paroles me tintaient encore à l’oreille et reposaient dans mon cœur. Elles étaient mon soutien et ma secrète consolation. « Je le reverrai. Il viendra ou il écrira. » Il n’était point de promesse trop brillante ni trop extravagante pour l’espérance qui me parlait à l’oreille. Je ne croyais pas la moitié de ce qu’elle me disait ; je prétendais même rire de tout ; mais j’étais beaucoup plus crédule que je ne le supposais : car, pourquoi mon cœur tressaillait-il lorsque j’entendais frapper à la porte extérieure, et que la servante venait nous dire qu’un gentleman désirait me voir ? Et pourquoi étais-je de mauvaise humeur tout le reste de la journée, parce que ce visiteur n’était autre qu’un maître de musique qui venait nous offrir ses services ? Qu’est-ce qui suspendait pendant un moment ma respiration, lorsque le facteur ayant apporté une couple de lettres, ma mère me disait : « Tenez, Agnès, voilà pour vous, » et m’en jetait une ? Qu’est-ce qui me faisait refluer le sang au visage, quand je voyais que l’adresse était de la main d’un homme ? Et pourquoi ce sentiment de désespoir qui m’accablait quand, ayant déchiré l’enveloppe, je m’apercevais que ce n’était qu’une lettre de Mary, dont, pour une raison ou pour une autre, son mari avait écrit l’adresse ?

En étais-je donc arrivée à ce point, d’être désappointée en recevant une lettre de ma propre sœur, et parce que cette lettre n’était pas écrite par un homme que, jusqu’à un certain point, je ne pouvais regarder que comme un étranger ? Chère Mary ! elle l’avait écrite avec tant d’affection, pensant que je serais heureuse de la recevoir ! Je n’étais pas digne de la lire ! Et je crois que, dans mon indignation contre moi-même, je l’aurais mise de côté, jusqu’à ce que je fusse revenue à un meilleur état d’esprit et que je me sentisse plus digne de l’honneur et du privilège d’en connaître le contenu. Mais ma mère était là, qui me regardait et désirait savoir les nouvelles que cette lettre contenait. Je la lisais donc et la lui donnais, puis j’allais dans l’école m’occuper des élèves ; mais en m’occupant des copies et des devoirs, pendant que je corrigeais des erreurs par-ci, des manquements à la discipline par-là, je me réprimandais intérieurement moi-même avec beaucoup plus de sévérité. « Quelle folle vous êtes ! me disais-je. Comment avez-vous pu rêver qu’il devait vous écrire ? Sur quoi fondez-vous une telle espérance ? Comment pouvez-vous croire qu’il cherche à vous voir, qu’il s’occupe de vous, qu’il pense à vous ? » Puis l’Espérance me montrait encore cette dernière et courte entrevue, et me répétait les paroles que j’avais si fidèlement conservées dans ma mémoire. « Eh bien ! qu’est-ce que cela signifie, et a-t-on jamais suspendu son espoir à une branche aussi fragile ? Y a-t-il là autre chose que ce que deux personnes qui se connaissent à peine peuvent se dire ? Il peut se faire, d’ailleurs, que vous vous rencontriez encore. Il aurait pu vous parler ainsi quand même vous auriez été sur le point de vous embarquer pour la Nouvelle-Zélande ; mais cela n’impliquait nullement l’intention de vous revoir. Quant à la question qui a suivi, le premier venu aurait pu vous la faire. Et comment avez-vous répondu ? Par un stupide lieu commun, comme vous auriez répondu à M. Murray ou à tout autre qui eût été dans des termes de vulgaire politesse avec vous. — Mais, continuait l’Espérance, le ton et l’expression de sa parole ? — Oh ! cela ne signifie rien ! Il parle toujours avec expression ; et, d’ailleurs, les Green et miss Mathilde étaient immédiatement devant vous ; d’autres personnes passaient à vos côtés, et il était obligé de se tenir tout près de vous et de vous parler très-bas, à moins d’être entendu de tout le monde, ce que, quoiqu’il ne dît rien de bien particulier, il ne voulait certainement pas. — Mais alors, pourquoi cette cordiale et douce pression de main, qui semblait dire : Fiez-vous à moi, et mille autres choses encore, trop flatteuses pour qu’on les répète, même à soi ? — Folie insigne, trop absurde pour mériter contradiction ; pure invention de votre imagination, et dont vous devriez rougir ! Si vous vouliez seulement regarder votre extérieur peu attrayant, votre réserve peu aimable, votre timidité absurde, qui doivent vous faire paraître froide, triste, originale et peut-être d’un mauvais caractère ; si vous aviez réfléchi à tout cela depuis le commencement, vous n’auriez jamais donné accès à des pensées si présomptueuses. Puisque vous avez été si insensée, il vous faut vous repentir et vous amender, et ne plus penser à cela. »

Je ne puis dire que j’obéissais à mes propres injonctions ; mais des raisonnements pareils devenaient de plus en plus efficaces à mesure que le temps s’écoulait et que je n’entendais point parler de M. Weston, et à la fin je cessai d’espérer, car mon cœur lui-même reconnut que c’était chose vaine. Cependant je continuais à penser à lui ; je chérissais son image dans mon esprit ; je me souvenais de ses paroles, de ses gestes, de ses regards ; je m’entretenais de ses qualités et de ses habitudes, en un mot de tout ce que j’avais vu, entendu ou imaginé de lui.

« Agnès, l’air de la mer et le changement de scène ne vous sont pas favorables, je pense ; jamais je ne vous ai vu si mauvaise mine. Vous restez sans doute trop assise et les soins de l’école vous absorbent trop. Il vous faut prendre les choses plus légèrement et vous montrer gaie et active. Il vous faut prendre de l’exercice toutes les fois que vous le pourrez, et me laisser les plus durs labeurs : ils ne serviront qu’à exercer ma patience et peut-être à éprouver un peu mon caractère. »

Ainsi parla un matin ma mère, pendant que nous étions toutes deux au travail durant les vacances de Pâques. Je l’assurai que mes occupations ne me faisaient aucun mal, que je me portais bien, et que si j’étais un peu pâle, c’était l’effet de l’hiver ; qu’il n’y paraîtrait plus aussitôt que les mois de printemps seraient passés ; que lorsque l’été serait venu, je serais aussi forte et aussi gaie qu’elle pourrait le désirer : mais son observation me frappa. Je savais que mes forces s’en allaient, que mon appétit avait disparu, et j’étais devenue insouciante et triste. S’il ne devait plus penser à moi, si je ne devais pas le revoir, s’il m’était interdit de faire son bonheur, si les joies de l’amour m’étaient refusées, si je ne pouvais aimer et être aimée, la vie serait pour moi un fardeau, me disais-je, et, si le Père céleste m’appelait à lui, je serais heureuse de trouver le repos. Mais que deviendrait ma mère ? Fille indigne et égoïste, pouvais-je l’oublier un moment ? Son bonheur n’était-il pas remis à ma garde ? Et nos jeunes élèves, ne me devais-je pas à leur bonheur aussi ? Devais-je reculer devant la tâche que Dieu m’avait confiée, parce qu’elle n’était pas conforme à mes goûts ? Ne savait-il pas mieux que moi ce que je devais faire et où je devais travailler ? Pouvais-je désirer de quitter son service avant que d’avoir accompli ma tâche, et espérer entrer dans son repos avant d’avoir travaillé pour le gagner ? « Non ; avec son aide je veux me relever et me mettre courageusement à l’œuvre qui m’a été confiée. Si le bonheur en ce monde n’est pas pour moi, je m’efforcerai du moins de faire celui des autres, et ma récompense sera dans l’éternité. » Ainsi parlai-je à mon cœur ; et depuis ce temps, je ne permis à mes pensées de se reporter sur Edward Weston que de loin en loin, et comme un régal pour de rares occasions. Aussi, soit que ce fût l’effet de l’été, ou de ces bonnes résolutions, ou du temps écoulé, soit toutes ces choses ensemble, ma tranquillité d’âme revint bientôt, et la santé et la vigueur commencèrent aussi à revenir lentement, mais sûrement.

Dans les premiers jours de juin, je reçus une lettre de lady Ashby, autrefois miss Murray. Elle m’avait écrit déjà deux ou trois fois, des différents endroits qu’elle avait visités ; elle était toujours gaie et se disait fort heureuse. Je m’étonnais chaque fois qu’elle ne m’eût pas oubliée, au milieu de tant de gaieté et de changements de scène. Il y eut pourtant une interruption, et elle semblait ne plus penser à moi, car plus de six mois s’étaient écoulés sans que je reçusse une de ses lettres. Naturellement, je ne m’en affligeais guère, quoique je n’eusse pas été fâchée de savoir comment elle allait ; et, quand sa dernière lettre très-inattendue m’arriva, je fus assez contente de la recevoir. Elle était datée d’Ashby-Park, où elle était venue enfin se fixer, après avoir partagé son temps entre le continent et la métropole. Elle me faisait mille excuses pour m’avoir si longtemps négligée, m’assurant qu’elle ne m’avait pas oubliée, qu’elle avait souvent eu l’intention de m’écrire, etc., etc., mais qu’elle en avait toujours été empêchée par quelque chose. Elle reconnaissait qu’elle avait mené une vie très-dissipée, et que je pourrais la croire très-méchante et très-oublieuse ; que cependant elle pensait beaucoup à moi, et désirait surtout fort me revoir. « Il y a déjà plusieurs jours que nous sommes ici, m’écrivait-elle. Nous n’avons aucun ami auprès de nous et nous sommes menacés d’une vie fort triste. Vous savez que je n’ai jamais eu beaucoup de goût pour vivre avec mon mari comme deux tourterelles dans un nid, fût-il la plus délicieuse créature qui eût jamais porté un habit ; ayez donc pitié de moi et venez. Je suppose que vos vacances d’été commencent en juin, comme celles de tout le monde ; vous ne pouvez donc prétexter le défaut de temps. Vous devez venir et vous viendrez, car je mourrai si vous ne venez pas. Je veux que vous me visitiez en amie et que vous demeuriez longtemps. Il n’y a personne avec moi, ainsi que je vous l’ai déjà dit, que sir Thomas et la vieille lady Ashby ; mais vous ne devez pas vous occuper d’eux : ils ne vous troubleront guère avec leur compagnie. Vous aurez une chambre à vous, où vous pourrez vous retirer, et beaucoup de livres à lire, quand ma société ne vous semblera pas suffisamment amusante. J’ai oublié si vous aimez les enfants ; si vous les aimez, vous aurez le plaisir de voir le mien, le plus charmant du monde, assurément ; et d’autant plus charmant que je n’ai pas l’ennui de le nourrir, car je n’aurais pu me résoudre à cela. Malheureusement c’est une fille, et sir Thomas ne me l’a jamais pardonné ; mais, pourtant, si vous voulez venir, je vous promets que vous serez sa gouvernante aussitôt qu’elle pourra parler : vous pourrez l’élever comme elle doit l’être et faire d’elle une meilleure femme que ne l’est sa mère. Vous verrez les deux tableaux que j’ai rapportés d’Italie, tableaux de grande valeur ; j’ai oublié le nom de l’artiste. Vous leur découvrirez sans doute de grandes beautés que vous me ferez remarquer, et que je n’admire que d’après ouï-dire ; vous verrez en outre beaucoup d’élégantes curiosités que j’ai achetées à Rome et ailleurs, et enfin vous verrez ma nouvelle maison, le splendide manoir et le parc que je convoitais tant. Hélas ! combien l’espoir de posséder l’emporte quelquefois sur le plaisir de la possession ! Voilà un beau sentiment ! Je vous assure que je suis tout à fait devenue une grave matrone ; je vous en prie, venez, ne fût-ce que pour être témoin de ce merveilleux changement. Écrivez-moi par le retour du courrier, dites-moi quand vos vacances commencent ; vous vous mettrez en route le jour suivant et demeurerez ici jusqu’à la veille du jour où elles finiront, prenant pitié de

Votre affectionnée,
Rosalie Ashby


Je montrai cette étrange épître à ma mère et la consultai sur ce que je devais faire. Elle me conseilla d’aller, et je partis assez désireuse de voir Lady Ashby et aussi son enfant, et de faire pour elle tout ce que je pourrais, en manière de consolation ou d’avis ; j’imaginais qu’elle ne devait pas être heureuse, car elle ne se fût pas adressée à moi ainsi. En acceptant son invitation, on le comprendra aisément, je faisais un grand sacrifice pour elle ; je faisais violence à mes sentiments de plus d’une façon, au lieu de me réjouir de l’honorable distinction que croyait me faire la femme du baronnet en m’invitant à l’aller voir, en qualité d’amie. Je résolus de ne pas faire durer ma visite plus de quelques jours, et je ne nierai pas que je tirais quelque consolation de l’idée qu’Ashby-Park n’étant pas très-éloigné d’Horton, je pourrais peut-être voir M. Weston, ou au moins apprendre de ses nouvelles.