Les Siècles morts/Agnôstos Théos

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Les Siècles mortsAlphonse Lemerre éd.II. L’Orient grec (p. 191-196).

 
Le vent propice et doux, depuis Thessalonique,
Hâta le cours heureux du voyage accompli,
Et l’écume du port d’une blanche tunique
Revêt la poupe ronde au gouvernail poli.

Toi qui, longeant la côte aux anses incertaines,
De l’Euripe perfide oublias les dangers,
Vaisseau qu’un Dieu sans doute a guidé vers Athènes,
Quel Juif débarque ici parmi tes passagers ?

Des villes et des monts, d’Égypte et de Syrie
Jusqu’aux cités d’Hellas, son peuple détesté
Essaime, et sans amour, sans art et sans patrie,
Au prix de la matière estime la Beauté.


Celui-là cependant n’étale sur la terre
Ni vases ni tapis ainsi qu’un vil marchand,
Mais grave et dédaigneux, inquiet, solitaire,
Il s’assied à l’écart ou médite en marchant.

Il ne voit point surgir sous l’azur pacifique
Le peuple étincelant des marbres immortels,
Ni la Liberté sainte et la Fierté civique
Fleurir, près de Pallas, sur de nobles autels.

Ses yeux n’ont point cherché dans un bloc déjà fruste
L’orgueil d’un grand débris par le temps abattu ;
Et le haut Parthénon sur la Colline auguste
N’a pas à l’étranger révélé la Vertu.

Paul de Tarse est pareil au prisonnier de mine,
Qu’éblouit la lumière au seuil d’un noir caveau.
Il passe et ne voit rien ; un rêve le domine
Et son âme barbare enferme un Dieu nouveau :

Le Dieu par qui la nuit des siècles se dissipe
Et dont le jour céleste est à la fin venu ;
Celui que pressentait la main qui sur un cippe
Avait gravé naguère : Au DAIMÔN INCONNU.

Paul a couru soudain vers l’Agora sonore
Où lutte la parole aux lèvres des rhéteurs.
Ton zèle, ô Christ Jésus, l’enflamme et le dévore ;
L’apôtre s’est dressé contre les imposteurs.


Ici, niant les Dieux et leur culte éphémère
Que les siècles et l’homme ont à la fois miné,
Un sophiste moqueur, évoquant Evhémère,
Montre Zeus impudique et Bakkhos aviné.

Ici, délivrant l’âme, un nouvel Épicure
Consacre au seul plaisir des autels indulgents ;
Là, le sceptique au sein de la morale obscure
Ne voit qu’une ombre immense et des destins changeants.

Là-bas, contre les lois un cynique s’insurge,
Et plus loin, murmurant d’inexplicables mots,
A l’angle du Portique, un maigre thaumaturge
Plane à trois pieds du sol et guérit tous les maux.

Tels, de l’aurore au soir, cultes, mythes, systèmes,
Dernières fleurs du rêve et du génie humain,
Enivrent la cité de leurs parfums suprêmes
Qu’un souffle, oriental dispersera demain.

Et les subtiles voix tentaient la foule éparse,
Et les groupes erraient plus nombreux, et voilà
Que sans crainte, debout devant tous, Paul de Tarse,
A l’heure où le soleil décline et meurt, parla :

— Parmi les nations, aucune, Hommes d’Athènes,
N’ouvre un plus sûr asile à la Divinité ;
Et nul peuple, ébloui de visions lointaines,
Ne nourrit plus d’espoir en son cœur agité.


Vos pères, au foyer de la Sagesse attique,
De la chaîne immortelle ont forgé le chaînon.
J’ai vu vos dieux anciens et, sous un blanc portique,
Auprès de leurs autels celui d’un Dieu sans nom.

Ce Dieu que révérait sans le connaître encore
L’obscure piété des siècles ténébreux,
Moi, le veilleur fidèle annonçant son aurore,
Je le révèle aux temps marqués pour être heureux.

Il a créé la terre et le ciel et l’espace.
Quel temple, œuvre de l’homme, abrite la grandeur
De Celui qui seul est, préexiste et dépasse
La nature en puissance et le ciel en splendeur ?

Par Lui l’humanité, d’un seul être tirée,
Respire et toute race, humble ou forte aujourd’hui,
Sur la face du monde accomplit sa durée.
Le Temps obéissant s’immobilise en Lui.

C’est Lui qu’au fond de l’ombre invisible les hommes,
Aveugles et craintifs, vont cherchant à tâtons ;
C’est en Lui que se meut la Vie et que nous sommes,
Par la mort de la chair, les fils qui l’attestons.

Race divine, ô toi qui naguère as pu croire
Qu’une âme était figée en un airain terni,
Et qu’un morceau taillé d’or, d’argent ou d’ivoire,
Simulacre idolâtre, enfermait l’Infini !


Voici que le Seigneur prend pitié, parle et daigne
Verser un flot d’oubli sur les jours ignorants
Et distribue, à l’aube unique de son règne,
Ses pardons aux pécheurs et sa grâce aux souffrants.

Voici qu’il a fixé les temps de pénitence
Et l’heure irrévocable où le. vieil Univers,
De l’aube à la clarté mesurant la distance,
Verra Jésus monter dans les cieux entr’ouverts.

Homme divin, choisi dès l’aurore éternelle,
Universel sauveur et justicier futur,
Le Fils, arrachant l’âme à la prison charnelle,
Vers le Père et l’Esprit l’emporte dans l’azur.

Et l’Envoyé paraît, précédé par la preuve :
Car trois jours seulement le roc garda son corps
Et l’Ange fut témoin que dans la tombe neuve
Christ Jésus, le Seigneur, ressuscita des morts. —

Ainsi prophétisant une aube encor fragile,
L’apôtre, aux mêmes lieux qu’avait charmés Platon,
Faisait confusément luire son Évangile
Comme un reflet d’aurore errant sur un fronton.

Les vieillards dédaigneux s’écartaient sans rien dire ;
Les sages, pleins d’orgueil et de sérénité,
Insultaient en passant d’un vague et léger rire
L’adorateur d’un Juif et d’un ressuscité.


Mais inquiète et grave, au loin, la multitude,
Eteignant sa rumeur, rêvait et suivait Paul,
Et ne comprenant point, ouvrait son âme rude
Au gland qu’un vent d’espoir sème au hasard du sol.

Telle la vieille terre en sa profondeur sombre
Reçoit, sans le savoir, le germe inespéré ;
Et le chêne immortel couvre de sa grande ombre
La forêt tout entière et l’Univers sacré.