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Ah ! ne nous plaignons pas !

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Ah ! ne nous plaignons pas !
Dernières poésies du comte Jules de RességuierImprimerie de A. Chauvin (p. 204-207).


AH ! NE NOUS PLAIGNONS PAS !


Sitôt que vient sur nous la souffrance avec l’âge,
Au pays, mot charmant qui promet la santé,
Dans le petit vallon, près du petit village,
Si l’on peut voir fleurir l’arbre qu’on a planté ;
Si l’on peut moissonner sans en compter le nombre,
Des fleurs à chaque pas tout le long du chemin ;
Si l’on peut à midi goûter le frais, sous l’ombre
D’un bois qu’on sema de sa main ;

Si l’on voit s’élever à la taille des hommes,
Des enfants adorés qui font tout notre orgueil,
Et qui bien loin encor d’être au terme où nous sommes,
Cependant de la vie ont dépassé le seuil ;

Si d’une robe blanche et de fleurs nuancée,
L’existence pour eux se pare chaque jour,
Et se montre à leurs yeux comme une fiancée
Toute rayonnante d’amour ;

Si des bruits de la gloire un écho nous remue,
Si les absents toujours sont chers et regrettés,
Si l’on parie d’amour avec la voix émue,
Si les noms qu’on aima sont encor répétés,
Si pensant aux écueils de l’Océan, on pleure
Sur son vaisseau brisé de ne plus s’élancer,
Si pour offrir à Dieu sa vie heure par heure,
On voudrait la recommencer ;

Ah ! ne nous plaignons pas, quand de la jeune fête
Tous les élans joyeux sont pour d’autres que nous ;
Ah ! ne nous plaignons pas, quand ils lèvent la tête,
Tandis que notre front penche vers nos genoux ;
Car celui-là dont l’œil dans le fond des cœurs sonde,
Ah ! celui-là sait bien qu’ici, là-bas, ailleurs,
Tous ceux qu’on a nommés les heureux de ce monde,
N’ont pas eu des destins meilleurs.


Ce n’est plus le printemps ni la terre émaillée
De toutes les couleurs de la jeune saison ;
C’est l’automne, et la terre à demi dépouillée,
Ouvrant à nos regards un plus vaste horizon.
Lorsque novembre vient, et de son souffle cueille
Les branches et les fleurs, les parfums et le miel,
À travers les rameaux de l’arbre qui s’effeuille,
On voit mieux les rayons du ciel.

Ce ne sont plus les jours des entreprises folles,
Où chaque obstacle était rempli d’un seul élan,
Où le cœur s’enivrait au doux miel des paroles,
Et se prenait aux nœuds d’un voile ou d’un ruban.
C’est l’heure où de la vie on comprend la chimère,
Où l’on sent qu’ici-bas tout n’est que vanité,
Et ce dernier moment, ce moment éphémère,
Sera demain l’éternité.

On voit comme un présage une feuille qui tombe,
Un astre se voiler, une fleur se flétrir ;
La nature qui meurt nous prépare à la tombe :
On se sent jour à jour plus doucement mourir,

On a quand du soir vient la brise salutaire,
Les doux parfums avant le coucher du soleil,
Le tapis de gazon avant le lit de terre,
Le repos avant le sommeil.

Il est doux, voyageur à la fin de sa course,
Quand l’air lourd qu’on respire est un poids étouffant.
D’aller se rafraîchir à l’eau de cette source,
Où l’on s’est enivré lorsqu’on était enfant.
Et quand chaque bonheur loin de nous se retire,
Pour adoucir le choc de ce suprême adieu,
De porter ses regards vers le ciel, et de dire :
« Ayez pitié de moi, mon Dieu ! »


FIN.