Ailes ouvertes/02

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II

AILES QUI S’OUVRENT…
AILES QUI SE FERMENT…


Là-bas, tout de suite, je me sentis dans mon élément. Le camp de Mérignac devint mon domaine et j’y passai mes journées.

Encore que je n’eusse pas la joie de piloter, j’accompagnais mon mari sur le terrain… je montais en passagère chaque fois que je le pouvais, je surveillais le vol des « lâchers » et je savais tenir le volant avant même de l’avoir eu en main.

À cette époque — nous étions en 1925 — l’aviation féminine n’était guère encombrée. Certes, il y avait eu de belles aviatrices, aux temps héroïques de l’aviation… pour ne citer que Thérèse Pelletier qui était déjà en 1908 élève de Delagrange, la baronne de Laroche, Hélène Dutrieux, Marie Marvingt, Jeanne Herven, Marthe Richard, Mlle Pallier, toutes excellents pilotes.

Mais durant la période qui avait suivi immédiatement la guerre, à part Adrienne Bolland dont le magnifique exploit de 1921 par-dessus la Cordillère des Andes, avait émerveillé le monde, les femmes ne se passionnaient pas beaucoup pour l’aviation.

Moi, je rêvais d’obtenir mon brevet.

Mon mari ne pouvait diriger mon apprentissage car il était attaché à une école et n’avait pas d’avions à lui. Mais il y avait à Mérignac, Guy Bart qui venait d’acheter deux avions dans le but de faire une école de pilotage.

Guy Bart avait deviné mon ardent désir et compris toutes les possibilités qu’il y avait sous mon apparence frêle. Il m’avait vue en l’air et savait que je n’avais pas peur, même lorsque le pilote qui m’avait prise à son bord se livrait à de dangereuses acrobaties.

Ce fut lui qui me dit un jour :

— Vous devriez apprendre à piloter !

— Je ne pense qu’à ça !…

« Vous croyez que j’arriverai à quelque chose ?

— Je sais que vous avez du cran et je crois que sous votre aspect fragile vous pouvez montrer de l’endurance et de la ténacité.

— Alors, répliquai-je, pleine de flamme, je serai, si vous le voulez bien, votre première élève ?…

— D’accord.

— Et j’obtiendrai mon brevet de transports publics ?

— Je l’espère bien.

Pas plus…


Nous conclûmes, par une poignée de mains, comme si nous venions de décider l’achat d’une cuisinière ou la location d’un appartement.

Mon nouveau professeur était un jeune pilote d’apparence nerveuse, un peu taciturne. Il avait, sur le visage et dans les manières une politesse calme, une courtoisie dont il semblait ne devoir jamais se départir. Il s’exprimait lentement, posément. Bref, j’étais persuadée qu’il devait être un moniteur d’une douceur angélique.

Bientôt, je déchantais !… Je m’aperçus vite qu’il y avait en lui deux personnalités : celle qui ne disait rien à terre et celle qui, là-haut, se transformait en ouragan.

Moi, tout le monde sait ça, je ne suis guère patiente… et nous eûmes de ces collisions de caractères, de ces accrochages bien tassés qui sont restés dans ma mémoire.

Il me souvient qu’une fois j’avais réduit le moteur bien avant le terrain et il me suivait d’un œil inquiet. Il m’avait fait deux ou trois réflexions sarcastiques qui m’avaient mise en boule, et, rageusement, je fonçais.

— Où allez-vous ?… Où comptez-vous atterrir ?…

Naturellement, nous rentrions droit dans les arbres !…

Et moi, calme et candide :

— Où ?… Mais… sur les pins.

Lorsqu’on l’interrogeais sur mes projets, il répondait :

— Elle a un sale caractère, mais elle pourrait faire quelque chose d’épatant.

Je crois qu’il fut surtout impressionné par mon calme et par cette ténacité que je montrais. À cinq heures, le matin, j’étais déjà sur le terrain. Bart avait avec moi un autre élève, — de Béchade, — avec qui je rivalisais. Mais de nous deux, c’était moi la plus audacieuse et il me confia plus tard qu’il n’aurait jamais volé si l’on ne m’avait lâché la première.

… Naturellement, mon apprentissage n’allait pas tout seul. Je sentais autour de moi des jalousies, l’ironie, l’incrédulité… et parfois la malveillance. On n’est pas tendre pour une femme, surtout quand elle se mêle de sortir des sentiers battus… J’eus plusieurs fois — je le dis aujourd’hui sans amertume, — la sensation très nette que beaucoup autour de moi souhaitaient le coup dur.

Mais je suis combative par nature et cela aiguisait mon désir de réussir…

— Enfin, quand me lâchez-vous ? demandais-je tous les jours, impatiente, à Bart.

Je comprenais qu’il n’osait pas. Il avait sur son avion un moteur, très délicat à régler — un Caudron, du type G-3 — et il sentait une terrible responsabilité peser sur ses épaules.

Voulant avoir un avis autorisé, il me fit « essayer » par notre camarade Faure, qui monta avec moi.

— Qu’est-ce que tu attends pour la lâcher ? dit-il quand nous fûmes au sol.

— C’est bon ! dit Bart. Elle partira.

Et je partis… Il paraît que j’étonnai ceux qui assistèrent à ce premier décollage : c’est du moins ce qu’on me dit alors. D’ordinaire, lorsqu’un élève est lâché, il décolle et, une fois en l’air, l’avion l’emmène… Moi, je fis un tour parfaitement symétrique… et je vins me poser.

Entre parenthèses, j’eus une belle peur !… Car, enthousiasmé, Bart fonça sur moi à grandes enjambées. Mais j’étais si peu accoutumée à ce qu’il me fît des compliments que je me trompai sur les motifs de sa précipitation. Je crus qu’il n’était pas content de mon atterrissage, parce que je m’étais posée un peu sur les roues et, pour éviter une mercuriale, — et lui donner le temps de se calmer, — je remis les gaz et repartis à toute vitesse… Tête de mon professeur qui suivait d’un œil ahuri cet écolière indisciplinée qui désormais pouvait échapper à sa férule !… Je fis encore un tour et je me posai comme une fleur…

Désormais, je pouvais « voler de mes propres ailes »… Je n’avais jamais mieux mesuré toute l’ivresse qui tenait dans cette phrase, si banale pour d’autres. Je ne peux exprimer toute la joie profonde et grisante qu’a contenu cette inoubliable minute où, pour la première fois, je me trouvai seule à bord… et où je tenais les commandes !… Allégresse d’avoir triomphé et de voir aboutir ses efforts, orgueil aussi de se prouver à soi-même et aux autres qu’on n’avait pas eu tort de vouloir

Nous étions le 8 septembre 1925 ; j’avais commencé en fin juillet. C’était donc un peu plus d’un mois qu’il m’avait fallu pour préparer ce premier vol.

L’épreuve du brevet était plus difficile. Elle consistait, à l’époque, à exécuter cinq huit à une hauteur de deux cents mètres et à voler une heure au-dessus de deux mille mètres.

Je subis ces épreuves le 29 septembre 1925. Il faisait un froid terrible. Bart qui me suivait attentivement, devait avoir une bien vive inquiétude, lorsque j’arrivai au sol.

En effet, le pilote Sahuc qui disputait, à ce même instant, la coupe Zénith, décollait, après avoir fait son plein d’essence, juste au moment où je me préparais à atterrir. Or Sahuc, pour ne pas perdre de temps, décollait de l’endroit où il se trouvait. Mon moniteur put croire une minute qu’il allait y avoir « coup dur », mais nous passâmes très près l’un de l’autre, et l’atterrissage se fit sans dommage. Je m’étais tirée à l’honneur de la plus difficile épreuve, — celle de la hauteur, — qui devait contribuer à rehausser l’estime dont on commençait à m’entourer par la régularité du palier, enregistrée sur barographe, et qui était une ligne droite impeccable à deux mille trois cents mètres.

…Me voilà donc brevetée. On m’aurait donné un trône d’impératrice ou une baguette de fée que je n’eusse pas été plus enivrée, plus fière et plus joyeuse. J’étais animée de l’enthousiasme ardent des néophytes et je ne rêvais que prouesses.

Malheureusement, nos moyens ne me permettaient pas l’achat d’un avion — encore moins son entretien. Et je rageais de voir mon zèle rester sans emploi.

— Si on me laissait au moins courir ma chance ! disais-je, dépitée, à mon entourage. Si on me confiait un appareil !… Il faudrait évidemment que je fisse quelque chose qui attirât sur moi l’attention du public… et des constructeurs…

Bart écoutait mes doléances d’un air méditatif, mais il avait déjà quelque chose en tête, et ne savait comment me le dire. Un jour, il lâcha, négligemment : — J’ai idée que si quelqu’un passait sous le pont Transbordeur, cela ferait un beau tapage…

Le pont transbordeur… Tout le monde à Bordeaux le connaît. C’était un pont en construction qui se composait de deux piliers d’une hauteur de cinquante mètres, disposés de part et d’autre des rives de la Garonne, distantes à cet endroit d’environ trois cents mètres. Ces deux piliers se trouvaient réunis entre eux par deux câbles incurvés passant à une dizaine de mètres au-dessus de l’eau.

L’idée de Bart me parut lumineuse.

Je le regardai en-dessous :

— J’ai compris…

Nous n’échangeâmes pas d’autres paroles, ce jour-là.

Le mardi suivant, 6 octobre, — j’avais été brevetée huit jours auparavant, — j’allai le trouver :

— C’est pour aujourd’hui. Pour la forme, il s’étonna :

— Quoi ?… Qu’est-ce…

Je suis bien sûre qu’il n’avait pensé qu’à cela depuis notre entretien !…

— Eh bien, oui, c’est aujourd’hui que je passe sous le pont transbordeur… Puisque vous voulez de la publicité pour votre élève, c’est le moment de convoquer journalistes et photographes…

Là-dessus, je monte au terrain, tandis que Bart allait alerter la presse.

Naturellement, mon projet avait transpiré parmi les camarades.

Dès que Bart arriva sur le terrain, le regretté pilote Bayle qui devait, hélas ! par la suite mourir carbonisé, bondit sur lui :

— Dis donc, tu ne vas pas lui laisser faire ça ?… C’est criminel !

— Je n’y peux rien. Elle veut y aller. Si tu crois que c’est facile de l’empêcher de faire quelque chose !

Et chacun de s’alarmer :

— C’est fou !… Elle se tuera !…

En dépit de ces fâcheux pronostics, je franchissais les câbles vers quatre heures de l’après-midi, sous les yeux d’une foule dense et étonnée.

J’eus beaucoup de mal ensuite à retrouver le terrain à cause de la brume. Mais à l’arrivée, j’avais la joie de voir mon professeur triompher et l’emballement des camarades, — au moins de ceux qui me voulaient du bien :

— Et tu sais, tu es arrivée en rase-flotte… la façon dont l’avion s’est présenté… épatant !

De fait tous les journaux relatèrent « mon exploit » et j’eus, pendant quelques jours, les honneurs de l’actualité.

Joie précaire !… Réussite sans aucune conséquence matérielle. Une semaine après, tout le monde l’avait oubliée… même moi qui ne rêvais que d’accomplir une nouvelle prouesse dans laquelle je mettais toutes mes forces d’espoir…

Mais l’occasion ne m’en fut pas donnée de si tôt… J’avais cru, naïve que j’étais, qu’après ces brillants débuts — au moins, chacun s’accordait à les trouver tels, — on ne pourrait décemment me refuser le prêt d’un appareil… Je fus bientôt obligée de me rendre à l’évidence et de sourire de mon ingénuité, pour ne pas pleurer : dans la carrière hasardeuse que j’avais choisie, je n’avais à compter que sur moi-même…

Trois années passèrent durant lesquelles je dus, piétinant de ma passagère impuissance et le cœur lourd de ces premières déceptions, regarder les autres voler… Trois années qui devaient apporter à nouveau le drame dans ma vie et le deuil sur moi : en 1926, mon mari se tuait dans un accident d’avion.

…Un accident d’avion !… Terrible petite phrase, mots minuscules et tragiques, dans leur quotidienne simplicité, auxquels on ne pense jamais lorsqu’on a adopté une fois pour toutes ce métier terrible et divin qui consiste à se battre avec les éléments insoumis.

Souvent, au temps où je ne volais pas encore, et même après, j’avais tremblé pour mon pilote lorsqu’un retard me semblait suspect… ou anormal. Et puis… sa confiance, — cette sœur miséricordieuse des aviateurs, — avait fini par me gagner. N’y avait-il pas pour m’envelopper de certitude, la voix sereine, le regard victorieux, le beau sourire téméraire et insouciant :

« — Depuis douze ans que je pilote… tu penses !… »

Oui… mais… un jour… voilà !…

…Un moment, j’ai cru voir devant moi se fermer l’horizon tandis que pour la première fois je regardais le ciel d’un œil ennemi.

Pourtant, je me suis reprise et l’énergie m’est revenue. La « crasse » qui m’enlisait l’âme s’est dissipée en même temps que se levait en moi comme un soleil dans un ciel déblayé, l’éclatante vérité :

« Rien ne meurt qui porte des ailes !… »

…Non… les ailes blessées ne meurent pas tout entières, tant qu’il est d’autres ailes pour reprendre et continuer leur essor victorieux vers l’espace…

Désormais, j’avais une raison de plus de m’accrocher, de toutes mes forces, à cette tâche où se concrétisait maintenant non seulement mes propres espérances, mes encore celles du compagnon qui n’était plus là pour m’encourager et qui avait su, si bravement, me tracer ma route…