Ailes ouvertes/07

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VII

SUR LES HOULES DE L’ATLANTIQUE,
À LA CONQUÊTE DU RUBAN BLEU SUD-AMÉRICAIN.


… J’y avais déjà songé, il y a cinq ans, avant d’entrer chez Potez… Alors, j’avais le désir de traverser l’Atlantique, un de ces désirs ardents, tenaces qui vous obsèdent comme la faim et la soif.

À ce moment-là, il y avait en Angleterre un avion équipé en grand raid. Un moment j’ai caressé l’espoir que je pourrais l’obtenir. Il coûtait soixante-cinq mille francs… On m’a gardé la priorité pendant trois jours. J’ai fait toutes les démarches nécessaires. Hélas ! je n’ai pu réunir les soixante-cinq mille francs… Et c’est Mollisson qui, plus chanceux que moi, en a fait l’acquisition et a effectué, avec cet appareil son voyage au Cap.

Cela fut une lourde déception… mais je n’y pouvais rien. La vie était là, avec d’autres exigences… Alors, j’ai enfermé mon rêve, avec mes espoirs et j’ai mis une pierre dessus.

Mais je n’avais pas dit mon dernier mot et je savais que la pierre, un jour, j’arriverais à la soulever…

En novembre 1935, grand émoi sur le monde : Joan Batten, la jeune Australienne, a traversé l’Atlantique sud. Naturellement, de tout mon cœur, j’applaudis à cette performance… Naturellement aussi, je sens remuer en moi ce vieux rêve, cet espoir obstiné que ma pierre n’avait pas réussi à étouffer… et je décide de reprendre le projet abandonné.

J’allai trouver Mermoz pour lui demander ce qu’il en pensait… Cher grand Mermoz, vous m’avez accueillie avec cette belle figure grave et profonde que vous aviez aux heures de décision… et dès mes premières paroles, je vous ai vu sourire…

Le sourire de Mermoz !… Tout de suite, il a été comme une lumière sur ma route, comme un fanal… Il m’a semblé que déjà, je tenais la victoire…

— Mais oui… C’est très faisable pour vous. Je vous aiderai par tous les moyens… Vous aurez mon appui et celui de tous les camarades d’Air France.

Ces propos, cet accueil ont été pour moi un tel encouragement que plus rien désormais ne pouvait me faire reculer.

J’exposai mon plan au colonel Davet, chef de cabinet militaire du général Denain, alors ministre de l’Air. Le colonel s’enthousiasma aussitôt pour mon projet. Il connaissait bien la ligne qu’il avait faite en passager et, spontanément, il me promit son appui.

Je vis ensuite M. Couhé, directeur de l’Aviation civile, qui approuva mon dessein, mais ne me cacha pas qu’il fallait que je fisse mieux que la petite Australienne.

— C’est bien mon intention, assurai-je, et je ferai la traversée en douze heures.

Si je me permettais une telle réponse, c’est que mon choix sur l’appareil était déjà fixé et c’était sur le Caudron-Renault que je m’étais arrêtée.

Cellule et moteur avaient fait leurs preuves sur Air Bleu et Genin et Robert venaient de les mettre à l’honneur sur France-Madagascar.

Je savais donc la vitesse moyenne sur laquelle je pouvais compter.

M. Couhé consulta le kilométrage et la vitesse moyenne, puis me dit :

— Oui, vous pouvez le faire, vous devez le faire !

Donc, j’avais trois précieux encouragements.

Le colonel Davet et M. Couhé plaidèrent chaudement ma cause auprès du général Denain et lui demandèrent de m’accorder une entrevue. Le général Denain, lui, fut moins enthousiaste. Il trouvait périlleux pour moi de partir sur un mono-moteur et, sans doute avec le secret espoir de me refroidir, il m’accorda, d’accord avec Air-France, l’autorisation de faire un voyage d’essai, aller et retour.

C’est alors que je partis, en décembre 35, de Dakar, pour Natal, avec Mermoz.

En m’accueillant à son bord, Mermoz me dit :

— Vous serez, mon petit, le troisième pilote…

Et c’est lui qui me fit les honneurs de cette route, où, quelques mois plus tard, la Croix du Sud devait sombrer pour donner à cet homme un tombeau infini… le seul qui fut à sa mesure.

Je passai la Noël à Natal. Le 1er  jour de l’an 1936, nous étions de retour à Dakar. Mais ces six mille kilomètres au-dessus de l’eau, malgré l’espoir du ministre ne m’avaient pas découragée. Au contraire… J’étais encore plus décidée qu’au départ à poursuivre la réalisation de mon projet.

Quand je l’exposai aux camarades de l’Atlantique, pas un n’esquissa un sourire… Tous avaient des visages graves où se lisait la confiance et l’amitié… On ne peut savoir de quelle aide morale cette amitié, cette confiance me furent, pour la lutte que j’allais avoir à soutenir !…

De retour à Paris, je commençai les démarches pour me procurer un avion. Hélas ! c’est alors que débuta la série des avatars ! La maison Renault n’avait pas d’avion à me confier. Au ministère, on m’en promet un pour la fin de l’année. Je me résigne à attendre la fin de l’année… mais c’est le ministère qui, lui, ne l’attend pas !… Il tombe, au plus mauvais moment pour moi… et me voilà obligée de recommencer mes démarches.

Me revoici chez M. Couhé… Tout est à refaire. Avec une bonne grâce charmante. M. Couhé se dévoue une deuxième fois et il recommence auprès de M. Bonnier le nouveau chef de cabinet, la démarche qui avait primitivement abouti auprès du général Denain. M. Bonnier m’obtient une audience du nouveau ministre de l’Air, M. Déat.

Celui-ci eut une attitude fort encourageante :

— J’ai confiance en vous, me dit-il. Vous aurez votre avion. Le premier Simoun sera pour vous.

Je respirai… Hélas ! j’avais compté sans les vicissitudes de la politique !…

Forte de la promesse du ministre, j’allais tous les jours, un peu fiévreuse mais rassurée, suivre chez Caudron-Renault la construction de mon avion… On ne voyait que moi dans les services… et je pense que je devais passablement harceler tous ces braves ouvriers qui travaillaient à faire de mon rêve une réalité.

Mais déjà, je l’aimais, mon avion… comme une chose vivante… Il portait en puissance tous mes espoirs et tous mes rêves et je voulais, dans sa carcasse de métal, glisser un peu de cette ardeur obstinée qui était en moi.

Enfin, mon zinc est terminé !… Dans quelques jours, il va sortir de l’usine… Ça y est !… Plus rien ne peut m’arrêter. J’ai les autorisations… je vais partir… et…

Pan ! Le ministère tombe par terre, entraînant dans son écroulement mon beau projet si près de prendre corps. Et cette fois, j’apprends, avec terreur, que tous les avions prêtés aux civils seraient repris pour être mis à la disposition de l’aviation populaire…

Inquiète, mais nullement refroidie, je rassemble tout mon courage… et je retourne… au ministère. Cela devenait une habitude !…

M. Pierre Cot m’accorde une audience. Je lui fais part de mes malheurs et de mes craintes :

— Pour vous, rétorqua-t-il, ce n’est pas la même chose. Cet avion vous a été formellement promis et je tiendrai les promesses qu’on vous a faites.

Cette réponse, dans la bouche de M. Pierre Cot, prenait une singulière valeur. Je l’ai trouvée très crâne parce que en me donnant un tel encouragement, en un tel moment, après les tentatives malheureuses qui avaient été faites précédemment, surtout après la catastrophe qui nous privait de Jean Mermoz, le ministre encourait une grave responsabilité, et je lui en ai été très vivement reconnaissante.

Donc, j’étais à peu près rassurée au sujet de l’avion. C’est alors que commença pour moi la période la plus pénible, cette tâche toute matérielle d’organisation : la course aux accessoires… la préparation de l’équipement… les galopades effrénées d’un bout à l’autre de Paris…

Enfin, le 8 août, mon Simoun venait se poser sur le terrain de Guyancourt. C’était l’heure des essais : il fallait bien que je m’adapte à cet avion moderne qui présentait des caractères nouveaux ; hélice à pas variable, volets d’intrados, etc.

Restait ensuite la mise au point nécessaire au voyage que j’allais entreprendre. Je devais m’assurer du parfait fonctionnement de tous les organes de l’appareil, de mes consommations d’essence et d’huile.

Ma randonnée devant se passer sous l’Équateur, le meilleur champ d’expérience, à mon point de vue, c’était Dakar, ce premier voyage constituant la meilleur prise en main de l’avion : j’aurais à le poser dans toutes sortes de terrains, je connaîtrais la manière dont il se comportait dans tous les temps, et à Dakar, je ferais un tableau précis des consommations.

Je partis, emmenant à mon bord Mme Suzanne Tillier. À notre passage à Alger, le général Denain me manifestant une confiance dont je fus très touchée, me prêta un mécanicien pour nous accompagner.

Dakar me mit en contact avec les pilotes transatlantiques, de rudes hommes qui me firent tous confiance et me donnèrent d’inappréciables conseils. Il fut décidé que le navigateur Comet, le recordman des traversées, me tracerait ma route et me déterminerait les caps à suivre lors de mon futur bond.

Je ne dirai jamais assez combien, durant les huit jours que je passai à Dakar à cette occasion, j’ai senti intensément dans ce milieu d’Air France, en une période si grave pour moi, la fraternité, la camaraderie. On m’avait attendu avec joie, et l’enthousiasme de tous, si spontanément, si amicalement exprimé, me fit chaud au cœur.


Arrivée au Bourget de Maryse Bastié par l’avion d’Air-France, à son retour d’Amérique du Sud, après sa traversée de l’Atlantique.

Le retour en France eût été sans histoire si, à cinquante kilomètres du but, je n’avais été obligée de faire demi-tour dans la crasse et de me poser dans un champ, un terrain labouré, à peine long de trois cents mètres sur cinquante de large et bordé d’arbustes tout autour… Cet atterrissage imprévu me permit de me rendre compte que j’avais mon appareil parfaitement en mains.

J’avais parcouru treize mille kilomètres. Mon moteur avait maintenant soixante-dix heures de vol. L’appareil au point, il ne me restait plus qu’à faire mettre les réservoirs supplémentaires.

À partir de ce moment, je commence à maigrir parce que je m’énerve. Ce sont des piétinements quotidiens… des visites journalières à tous les services des usines Caudron-Renault… Enfin l’avion est prêt !…

Je vais le chercher à Guyancourt. Je le ramène tout équipé à Orly, la maison Renault met à ma disposition un mécanicien qui doit m’accompagner jusqu’à Dakar : c’est Lendroit.

Je n’attends plus que le temps favorable pour partir. Mon dernier « exeat », c’est M. Viaud qui me le donnera. M. Viaud dont j’ai déjà eu l’occasion de dire plus haut, au hasard de ces pages, qu’il était la « Providence » des pilotes de raid qui sont sûrs de toujours rencontrer chez lui la plus grande amabilité et des conseils précieux.



Le lundi 7 décembre, j’arrive à Orly à sept heures du matin.

Il fait froid. Dans le petit jour, de nombreux opérateurs de cinéma et des journalistes, soucieux de ne pas manquer le moment de mon décollage, battent la semelle, héroïquement.

Je dois avouer qu’à ce moment, je les envoyais mentalement… à tous les diables !… Mon départ était de Dakar et non de Paris. Et puis, je n’aime pas la publicité autour d’une chose qui n’est pas encore accomplie.

De fait, je ne pus partir ce matin-là. Une crasse qui dura toute la journée m’empêcha de décoller… et pendant toute la semaine, je dus subir cette impatiente contrainte d’attendre. Arrivée à Orly au lever du jour, je guettais jusqu’au soir dans le plafond gris, à travers les nuages bas, une déchirure, un coin bleu, une lueur annonciatrice du beau temps… En vain.

Au matin du samedi 12, j’étais à nouveau sur le terrain dans ma tenue de vol. À mon coup de téléphone anxieux, M. Viaud répond :

— Pas d’espoir encore aujourd’hui. Tout est bouché. Partout et notamment dans la vallée du Rhône, le temps est très mauvais. Mais téléphonez-moi quand même vers onze heures…

Vers dix heures et demie, j’aperçois, dans la crasse, un trou de bleu au-dessus d’Orly. Je bondis vers la cabine :

— Monsieur Viaud, il y a une éclaircie… Puis-je m’envoler ?

— Jusqu’à Lyon, c’est bouché, mais, si vous passez au-dessus du plafond, vous trouverez certainement un trou vers Marseille…

Je me précipite vers le hangar, j’alerte Lendroit, et, vingt minutes plus tard c’est le décollage, sans avoir prévenu personne, sans avoir même dit au revoir à ceux qui sont là. Seuls, quelques camarades qui entourent l’avion, savent que je m’envole…

… Et je me rends compte que les prévisions de M. Viaud sont exactes. Le trou bleu est en effet local et nous montons au-dessus de la mer moutonnante des nuages. On ne voit plus le sol… Après Lyon, nous sommes en plein dans la pluie… On ne voit plus rien…

C’est seulement à Avignon que nous revoyons le sol, mais le plafond est toujours bas. Enfin, nous atterrissons à Marseille.

Le lendemain, la mer étant mauvaise, on me conseille d’attendre à lundi pour partir.

J’avais l’intention de faire directement Marseille-Oran ; mais, me souvenant que je n’étais pas seule, je fus prise d’un scrupule. Je demandai à Lendroit, qui volait avec moi pour la première fois, s’il ne préférait pas que nous longions les côtes d’Espagne, par mesure de sécurité.

C’est alors que je reçus cette réponse qui se passe de tout commentaire :

— Vous avez confiance en moi pour la mécanique, il n’y a pas de raison que je n’aie pas confiance en vous pour le pilotage…

Nous avons donc foncé dans les Baléares et nous sommes arrivés pile sur Oran.

Quand j’aperçus la baie d’Oran, étirée au pied des rochers rouges de Santa Cruz, je dis à Lendroit, joyeusement :

— Si j’arrivais pile comme ça sur Natal, j’aurais un fameux sourire !…

D’Oran, je voulais atteindre Casa directement, mais j’avais compté sans le mauvais temps. La pluie, le vent, le manque absolu de visibilité m’obligèrent à faire demi-tour et à me poser à Meknès.

J’avais gardé une assez mauvaise impression de Meknès. En effet, lors de mon voyage de mise au point, j’avais dû m’y poser et je m’étais embourbée.

Cette fois je n’eus pas une meilleure chance. Le sol y était complètement détrempé et c’était un véritable marécage. Le lendemain matin, en allant prendre le terrain pour décoller, je m’enlise… et ce n’est qu’au bout de cinq heures d’efforts qu’on réussit à ramener l’avion au hangar dont il n’était séparé que par deux cents mètres à peine.

Ce jour-là, mon pauvre Simoun en a vu de dures… ma patience aussi !

L’après-midi, je repère une petite bande et je compte à pied deux cents soixante-dix mètres. C’est court, mais, coûte que coûte, il faut partir. Le temps presse maintenant.

Je vais me mettre au bout de cette petite bande. Je serre les dents car je me rends très bien compte combien ma tentative est difficile et je n’ai pas le droit de la rater, car si je n’ai pas décollé au hangar c’est le capotage inévitable et mon voyage s’arrêtera là.

On a placé un avion piquet pour me signaler où commence le marécage…

Allons-y !… Je ne perds pas un centimètre de terrain et arrivée devant le hangar je tire sur le manche à balais… Victoire !… Mon brave Simoun a répondu à ma sollicitation…

Lendroit me racontera, par la suite, que lorsque l’avion fut arraché, ce fut, de la part des militaires massés là pour assister au départ, une véritable explosion de joie qu’ils traduisirent par des cris frénétiques et de grands gestes d’enthousiasme.

En dépit de cet incident qui eût pu tourner au tragique, j’ai gardé de Meknès un bien joli souvenir…

Sur la table du restaurant où je déjeunais, un garçon est venu déposer une gerbe de roses : c’était l’hommage délicat et touchant des « Officiers célibataires du Ier R. T. M. »

Je les rencontrai, le soir, au même restaurant, et, après les avoir remerciés, je leur promis que leurs fleurs traverseraient avec moi… Elles ont traversé…

… De Casablanca, je décidai de faire Cisneros directement, ce qui représentait mille cinq cents kilomètres. Cette étape fut très dure à partir du Cap Juby. J’eus un vent de sable extrêmement violent et je fus fortement secouée. Je restai sur l’eau car je ne voulais pas que mon moteur avalât du sable… J’eus beaucoup de mal, — car les yeux de Lendroit n’étaient pas de trop pour découvrir le terrain de Cisneros.

Une fois repéré, je le reperdis presque aussitôt, et ce n’est qu’un bon moment après que je le retrouvai et m’y posai enfin.

La réception qu’on me fit à Villa-Cisneros fut à la fois pittoresque et sympathique. Un tam-tam fut organisé en mon honneur et aussi une partie de pêche qui pourrait compter dans les annales d’un pêcheur, car au cours de cette pêche quasi miraculeuse, on sortit de l’eau, sans arrêt, d’énormes poissons.

Entre Cisneros et Saint-Louis, je trouvai encore la brume de sable… mais je n’étais pas secouée. C’était toujours un avantage car être secouée avec un avion rapide est parfois bien pénible.

Et enfin voici Dakar et les visages illuminés de tous mes camarades d’Air-France qui me font un accueil chaleureux.

Maintenant, c’est au tour de Lendroit de travailler : pendant six jours, avec un soin minutieux, il vérifie l’avion, le scrute, le palpe et ajoute, à la place qu’il occupait, un réservoir supplémentaire de cent litres d’essence, ce qui en fera neuf cents litres à bord.

Le dimanche, l’appareil est prêt. Je puis faire un vol d’essai de quarante-cinq minutes. Puis, j’attends l’arrivée du courrier qui ramène Comet. C’est Comet qui, ainsi que je l’ai dit plus haut, doit préparer ma route, d’après les vents qu’il aura rencontrés sur l’Atlantique.

Là aussi, j’ai encore quelques heures fiévreuses à vivre… L’attente, si près du but, est terrible à supporter… et aussi les réflexions des gens, de ceux qui ne savent pas et qui s’étonnent :

— Partez-vous ?… Il fait beau… Pourquoi ne part-elle pas ?

On n’imagine pas l’effet que ces petites phrases-là font sur des nerfs déjà tendus à l’extrême !

De plus, il faut penser que j’arrivais là-bas en plein drame : il y avait vingt-trois jours que la houle funèbre de l’Atlantique s’était refermée sur la Croix-du-Sud et sur ses occupants. Les épouses des disparus étaient là, désespérées, accrochées peut-être à un vague espoir mais craintives pour moi, de tout leur cœur endolori par les angoisses qui les déchiraient… et elles me conjuraient de ne pas partir…

Enfin le mardi 29, l’avion transatlantique arrive. Comet en descend… Je me précipite :

— Puis-je partir ?

— Si vous êtes prête, il faut partir, répond-il sans hésiter.

Enfin !…

Alors, un grand calme descend en moi. Après toutes ces heures anxieuses, fébriles, où je m’étais sentie tantôt proche, tantôt éloignée du but, où je me voyais à la merci d’événements imprévus qui eussent pu m’empêcher ou retarder encore mon projet, la minute est venue où je sais que tout ne dépend plus que de moi. Et c’est, brusquement, la détente… l’apaisement des heures rares et décisives.

Je fais sortir l’avion pour vérifier une dernière fois, par un tour d’horizon, si mes compas n’ont pas bougé malgré les travaux qu’on a effectués dessus.

M. Vion avait mis aimablement à ma disposition deux de ses compas dont un tout nouveau, une merveille de précision qui a fait l’admiration des navigateurs. Entre parenthèses, j’étais très fière de cette marque d’estime qui m’était donnée par M. Vion, car le modèle qu’il me prêta n’existait qu’en double exemplaire ; l’autre exemplaire avait été confié au capitaine Rossi.

Ne disposant pas de radio, c’est sur lui seul que j’avais placé ma confiance ; lui seul allait me conduire au but : les temps de ma traversée sont plus éloquents que tous les éloges que je pourrais faire de lui.

Au bureau d’Air-France, Comet travaille à ma carte. Et maintenant, c’est une sorte de veille d’armes. Je dîne avec les camarades, puis, je vais me coucher.

Je dois me lever à quatre heures. Je m’éveille bien avant l’heure prévue. Mon calme ne m’a pas quittée… Je me sens en parfaite possession de tous mes moyens, prête pour la bataille que je vais livrer.

À quatre heures je me prépare et vers cinq heures je rejoins les camarades qui m’attendent. Vers Ouakam où se trouve le terrain roule une longue file de voitures. Chacun a tenu à m’accompagner.

L’avion est en piste. Lendroit, aidé de ses camarades d’Air-France, a tout préparé cette nuit. Les pleins sont faits : essence, huile… Tout est paré.

Moi, je suis grave. Le vent souffle en rafales. L’orientation de la piste m’oblige à décoller en l’ayant de côté ce qui, pour un avion chargé comme le mien, est assez scabreux. Mes camarades le savent et s’inquiètent, cachant leur inquiétude sous un air de blague.

Il fait très froid. Guillaumet claque des dents et me dit, en riant pour dissimuler son anxiété :

— Tu auras peut-être la chance de décoller entre deux rafales…

Gimié, qui cache son émotion lui aussi, ajoute :

— Tu sais, Maryse, dans l’après-midi, si tu as le soleil dans le dos, tu sais ce que cela voudra dire !

Pendant ce temps, Lendroit tourne inlassablement autour de l’appareil. Il s’agenouille, passe sous le ventre de mon Simoun, inspecte tout pour la mille et unième fois avec sa lampe portative. Puis, il monte dans l’avion, fait chauffer le moteur quelques minutes…

Il fait encore nuit… et le vent souffle toujours… À cause de cela, je suis obligée d’attendre le lever du jour afin de voir la piste.

À six heures et quart, l’horizon est toujours brumeux, mais toute la piste se devine… Voilà mon heure !…

Je serre les mains de tous… J’ai bien vu à leurs visages concentrés qu’ils étaient très émus… C’est certainement moi la plus tranquille.

Je monte dans l’avion. On met en route ; tout va bien à bord. Je fais signe d’enlever les cales.

Je verrai toujours, à côté du plan, Lendroit, ses yeux larges ouverts fixés sur moi avec cet effort des paupières qu’on fait pour retenir ses larmes… La seule parole gentille que j’ai prononcée ce matin-là, c’est à lui que je l’ai dite :

— Au revoir, mon vieux… À bientôt !

Aidé de Chabert, il me pousse un peu aux extrémités des plans pour faire démarrer ma machine qui est très lourde avec ses neuf cents litres d’essence.

Pendant une centaine de mètres, je suis obligée de me défendre pour tenir mon avion en ligne droite : il voudrait se mettre dans le vent. Heureusement, je connais bien la piste et l’avion prend rapidement de la vitesse… Je m’étais fixé pour décoller un maximum de huit cents mètres… Je maintiens l’appareil au sol malgré lui, et, en six cents mètres, il s’enlève avec une facilité qui m’étonne moi-même. Je prends deux cents mètres d’altitude avant d’amorcer un timide virage qui me mettra face à mon cap… et je n’ai plus qu’à foncer.

Au sol, tous mes amis s’inquiètent car la brume matinale les a empêchés de me voir repasser… Cependant, je suis déjà loin, enchantée de mon décollage qui n’a fait qu’augmenter ma confiance. Je sais que mille kilomètres plus loin, je vais rencontrer le Pot au Noir : quelques heures d’incertitude… Mais dans l’ensemble, tout va bien…

Pendant ces douzes heures de vol, je n’aurai pas, avec le matériel, une seconde d’inquiétude. Cet avion a de telles qualités que, dès le départ, malgré ma lourde charge, j’ai pu réduire le moteur à un régime normal. Si j’insiste sur la tenue parfaite du matériel, c’est qu’il fait honneur à la technique française et que, par la suite, partout où je suis passée, il a retenu la plus grande attention. Ceux qui l’ont conçu, réalisé, et mis au point ont bien le droit à ce qu’on leur rende cet hommage.

Après quatre heures de vol, je commence à aborder la zone de mille kilomètres d’incertitude qui existe toujours au milieu de l’Atlantique.

De gros nuages commencent à me cacher le soleil et je pourrai bientôt enlever mon casque. Ces nuages sont de plus en plus sombres, roulent de plus en plus bas, et finissent par m’entourer, menaçants…

Je vole depuis le départ, à deux cents mètres. Pour plus de sécurité, je monte à trois cents, afin de franchir ce que je devine être le commencement du « Pot au Noir ».

La période d’incertitude qui m’a été signalée va durer environ quatre heures, soit presque mille kilomètres, pendant lesquels je volerai 1 h. 10 en P. S. V. En dehors de ces 1 h. 10, ce sera une succession de grains dans lesquels je suis bien obligée de passer.

Il y a 7 h. 30 que je vole, quand, tout à coup, j’ai la joie de revoir l’eau !… À l’horizon, du bleu !…

Après la première épreuve que fut pour moi le décollage, j’ai triomphé de la seconde : le terrible « Pot au Noir ». Je suis sûre maintenant d’arriver à Natal !…

Pourtant, je n’étais pas encore tout à fait au bout de mes peines. Avant mon départ, le chef de la radio m’avait dit que le paquebot Campana se trouverait, au début de l’après-midi du mercredi, dans les parages du Rocher de Saint-Paul. Je l’aperçois tout à coup à ma droite, très près de moi… Cette vue m’exalte car elle m’apporte la certitude que je n’ai pas dévié de ma ligne. Forte de cette certitude et évitant d’aller survoler le bateau, ce qui m’aurait retardée, je continue.

Le voyage se poursuit, monotone… J’ai les yeux fixés sur le compas… Tout à coup, j’ai la sensation désagréable de rencontrer un chalutier qui suit la même direction que moi. Or, on m’avait assuré que je ne devais pas rencontrer d’autres bateaux allant sur ma ligne.

J’avoue que j’ai eu quelques secondes de perplexité. N’étais-je donc pas dans la bonne voie ?… Pourtant, mon compas indiquait bien exactement mon cap : aucune erreur de mes instruments n’était possible. Mais à certaines heures on douterait de tout, même de l’évidence !…

Pourtant, j’ai écouté la voix de la raison et cette certitude intérieure qui m’affirmait que mes instruments ne pouvaient pas se tromper : j’ai donc continué sans m’inquiéter davantage de la présence insolite du chalutier.

À 9 h. 50, je devais changer de cap à 15 degrés. À ce moment-là, j’aurais dû voir Fernando de Norogne. J’ai dû passer très près, mais je ne l’ai pas aperçu. Il est vrai que le réservoir supplémentaire que l’on avait posé sur mon appareil m’enlevait, à droite, toute visibilité.

J’allais plein ouest. Devant moi, le soleil m’éblouissait : je voyais seulement à la verticale et un peu de biais à gauche. Tout cela me fit paraître un peu longs les derniers cent kilomètres : la vue du Norogne m’aurait apporté un supplément de certitude…

Un vent sud-est assez fort me secouait assez désagréablement. Il faisait beau pourtant, malgré quelques cumulus qui se promenaient bas, à trois cents mètres.

Depuis un moment, il me semblait voir à l’horizon une ligne blanche. D’après mes temps de vol, je me doutais que j’étais près de la côte, et je ne fus pas trop étonnée de la découvrir. Ni trop étonnée, ni très joyeuse : mon but était Natal. Ce que je voulais, c’était arriver pile sur Natal.

La côte était de plus en plus proche. Très froidement, je calculai, si je restais en mer sans me rapprocher, en poursuivant toujours ma ligne, quel cap il faudrait que je prenne… et, tandis que je fouillais tout l’horizon des yeux, j’aperçus un grand rio qui me donna mon premier battement de cœur, car il me prouvait que j’avais dépasser Natal de quelques kilomètres…

Tout d’abord, je rusai avec moi-même et feignis de ne pas m’y intéresser… de peur d’une désillusion. Quelques minutes plus tard, je survolai Natal… Et là j’eus vraiment, une grande, une grisante sensation de victoire… lorsque je compris que j’arrivais pile !

Depuis un an, je m’étais dit :

— Je ferai le trajet en douze heures…

Or, je l’ai fait en 11 h. 50… On a dit : 12 h. 05. Voici pourquoi : le terrain était assez éloigné de la ville et le soleil, que j’avais dans les yeux et qui m’éblouissait, me fit perdre du temps. J’eus du mal à trouver l’aérodrome, mais après 12 heures 5 minutes de vol, mon moteur s’arrêtait devant les hangars…


Il y avait là pour me recevoir, en plus des autorités brésiliennes, tous mes camarades d’Air-France et les équipages du Sud.

À ma descente d’avion, ma première parole fut pour Guerrero. Avant son départ de Dakar, il m’avait dit :

— Si tu n’arrives pas à l’heure, si j’ai des cheveux blancs à cause de toi, je ne te le pardonnerai jamais…

— Donne-moi douze heures, lui avais-je répondu…

Avec quel sourire, je lui déclarai alors :

— Tu vois, je suis toujours exacte…

Il ne pouvait pas me répondre, tant il était ému… et il riait… Sur tous les visages, j’ai vu cette même émotion, cette joie intense et profonde. J’ai senti à cette minute combien ils avaient tremblé pour moi et de quel poids mon arrivée allégeait leur poitrine… et vraiment cela m’a payé de tout…

Naturellement, pour me fêter, ils avaient apporté des fleurs… Je dis « naturellement » et cela n’est pas si naturel après tout… quand on sait qu’à Natal, les fleurs sont très rares. Ayant appris mon départ, ils avaient couru partout pour m’offrir cette gerbe et chaque habitant de Natal y avait ajouté sa corolle.

Et puis on a sablé le champagne… à profusion… Ce champagne de France que tous les pilotes et les mécanos gardaient pour le Réveillon du Nouvel an, ils l’ont apporté pour fêter ce qui était pour eux, non seulement la victoire de Maryse, mais aussi la victoire française.

Cela, je l’ai si bien senti que j’en ai été toute remuée. Et c’est à cause de moi que, le soir du 31 décembre, il n’y a pas eu de champagne pour célébrer la nouvelle année…

Le lendemain, les télégrammes arrivaient… télégrammes qui bouleversent le calme de Natal. Pour moi, j’étais tout étonnée de voir que ce voyage, qui m’avait toujours semblé faisable, déchaînait une telle rafale d’admiration et de sympathies…

À Natal, je me reposai quelques jours dans un calme délicieux, en attendant les instructions du ministre pour continuer mon voyage sur Buenos-Ayres. Ce fut une période que je ne pourrai jamais oublier tant elle fut pour moi empreinte de quiétude, de bonne humeur, de camaraderie. Il n’y a pas d’hôtel à Natal, et j’ai été reçue à la popote d’Air-France, au milieu de cette grande famille fraternelle des pilotes qui s’ingéniaient à me gâter et à me faire plaisir.

Dès le premier jour, ils surent m’entourer d’allégresse, de gaieté, de constants témoignages délicats d’amitié. C’est Néry aux cinquante-six traversées, un des plus fameux radios-pilotes transatlantiques, qui a, le soir, de mon arrivée, alors qu’un de nous faisait remarquer que nous étions treize à table, eu ce très joli mot :

— Ça n’a pas d’importance, puisque Maryse est arrivée.

C’est Dedieu, un des plus vieux et meilleurs pilotes du Sud qui m’affirme, le jour de mon atterrissage :

— Maryse, j’étais sûr que vous arriveriez… j’avais mis une chaussette à l’envers ce matin !…

… Le lundi suivant, ayant reçu l’autorisation de continuer jusqu’à Buenos-Ayres, je décidai de repartir.

Auparavant, je baptisai mon avion le Jean-Mermoz. Une grande amie de l’aviation, Mlle Suzanne Deutch de la Meurthe qui a tant fait pour les Ailes Françaises et qui m’honore de son amitié, me l’avait déjà suggéré avant le départ…

À ce moment-là, j’avais hésité à le faire. Ni mon avion, ni moi, alors, nous n’étions dignes d’un si beau nom : il fallait vaincre pour le mériter.

À Natal, nous avions vaincu et il m’était permis d’attacher à notre victoire le nom du grand pilote qui m’avait soutenue dans mes projets et qui m’avait honorée de sa confiance….

De plus, le nom de Jean Mermoz vis-à-vis des populations brésiliennes est entouré d’un immense prestige : il faut voir avec quel respect, avec quelle ferveur il est prononcé…

… Pour aller de Natal au terrain, c’est une véritable expédition. Je m’y rendis avec l’équipage qui devait faire Natal-Dakar… Je le regardai décoller et fis route à mon tour vers Rio-de-Janeiro… Je couvrirai sans histoire, avec un temps merveilleux, une étape de mille quatre cents kilomètres, jusqu’à Caravellas où je passai la nuit à l’aéroport.

Malgré ma fatigue, occasionnée surtout par la chaleur, j’aurais sans doute dormi si, toute la nuit, une rate vagabonde n’avait promené
Vue générale de Rio de Janeiro et de sa baie.
ses rejetons autour de moi. Je les chassais à coups de « Pshh ! Pshh ! » énergiques, mais ils revenaient sans cesse et ils menèrent jusqu’au matin un charivari étourdissant.

Après cet intermède peu reposant, je reprenais mon zinc et m’envolai vers Rio… Le voyage fut un enchantement. Du haut de mon avion, j’ai survolé un inoubliable panorama, dont j’ai été émerveillée. Rio n’est certes pas au-dessous de sa réputation !…

Rien ne peut dire l’incomparable beauté de cette baie, unique au monde… Dans une débauche de lumière bleutée apparaît, dans le lointain, formant une toile de fond, la chaîne des Orgues dont les montagnes élégantes sont en plans successifs qui se dégradent… Plus près, les collines forment un écrin magnifique à la baie, égayée de ses îles, de ses îlots innombrables, aux formes curieuses — ceux-ci évoquant des monstres marins, celles-là des nefs étranges, à l’ancre, éternellement…

Ici, voici, charmantes, parfumées comme des bouquets déposés sur la mer, les îles douces : Enxadas, Pombébé… Là, Governador, majestueuse… Et, montant la garde, le Pain de Sucre, sauvage et stérile, jaillissant du bleu profond des eaux et pointant sa cime lumineuse et cruelle vers l’azur plus pâle…

Dominant la baie entière, voici sur le Corcovado, le Christ immense qui, les bras larges bénit, vouloir presser toute l’humanité sur son cœur.

J’aime que ce Christ soit l’œuvre d’un Français — de Landowski — comme j’aime me souvenir que les premières Brésiliennes furent des Françaises envoyées là pour coloniser, pour apporter notre sang sur cette terre bénie.

La baie de Rio ne ressemble à aucune autre et, quand on l’aperçoit, on ne peut s’empêcher de répéter, après Améric Vespuce à qui on l’attribue, ce mot célèbre :

« S’il y a, de par le monde, un paradis terrestre, il n’est certainement pas loin de ces lieux. »

Lorsqu’on survole Rio, on est tellement émerveillé qu’on ne sait plus sur quoi fixer sa vue, tant il s’offre de féeries aux regards. Sur la mer lumineuse ?… Sur le sable des conches nacrées qui étincellent ?… Sur le port, où se balancent les innombrables vaisseaux de guerre et les paquebots massifs ?… Sur les îles qui doublent leur image dans le flot vibrant ?… Sur les jardins aux fleurs gigantesques, ou sur les forêts, lourdes, profondes, farouches, qui font à la Tijuca un diadème d’émeraude ?…

On voudrait, sur sa rétine, fixer toutes ces images ; on voudrait, dans son cœur, les graver avec toute leur grâce…

À terre, le charme n’est pas moindre. Rio, avec son large quai de Botafogo dont l’arc régulier limite le flot, avec son avenue de Beira-Mar qui contourne la baie, l’Avenida centrale, plus large et plus longue que nos Champs-Elysées, toutes ses voies spacieuses, est une admirable cité. Et dans le vieux Rio, au cœur des étroites rues, fourmillantes de mouvement, on retrouve tout le pittoresque brésilien.

J’ai aimé la flore luxuriante du Jardin botanique où se rencontrent les arbres les plus extraordinaires et, bien que je n’aie pas bu l’eau magique de Rio, celle que dispense la fontaine de Carioca, je me suis senti prise, dès la première minute, au sortilège de cette « perle du monde ».

Au surplus, l’accueil qui m’y attendait ne pouvait que rendre plus fort cet enchantement.

À l’atterrissage, j’avais été reçue par les autorités brésiliennes, l’ambassadeur de France, M. d’Ormesson, le Consul français, les aviateurs civils et militaires.

Tout le monde m’avait chaleureusement fait fête et les camarades d’Air-France, là aussi, m’avaient adoptée. Durant quelques jours se déroula une série de réceptions, aussi enthousiastes que magnifiques, car ces gens-là ne font rien à moitié.

Chaque jour, j’allais visiter mon avion… et chaque jour l’avion avait des visiteurs. Tous les techniciens de l’endroit sont venus et j’ai dû donner de nombreuses explications.

… Cependant la chaleur était torride. On pouvait à peine bouger. Le moindre mouvement vous mettait le corps en moiteur et vous procurait une profonde lassitude. Cette température est l’avant-garde des orages ; ils ne tardèrent pas à éclater et s’accompagnèrent de pluies diluviennes qui durèrent six jours !… Après ces pluies, la terre resta inondée et il me fut impossible de continuer ma route.

Enfin, le soleil revint. Au bout de deux journées de beau temps, je voulus tenter de repartir.

M. Vacher, directeur d’Air-France, me prêta sa voiture pour me permettre de rechercher, sur l’aérodrome, une bande de terrain assez solide pour décoller.

Hélas !… Après quelques tours de roue, l’auto s’enfonce dans la boue… Nous sommes à trente mètres du hangar.

Je ne me décourage pas : on sort une autre voiture. Après avoir parcouru trois cents mètres, à son tour, elle s’arrête, et la voilà enlisée. Nous sommes entourés d’une affreuse boue noire et collante : il faut pourtant sortir de là.

Comme toujours, mes camarades sont héroïques… Ils se déchaussent, relèvent le bas de leur pantalon et enfoncent stoïquement jusqu’aux mollets dans ce limon gluant. Un d’entre eux s’offre à me porter, pour parcourir les trois cents mètres qui nous séparent du sol ferme, car, pour la voiture, il faudra des bœufs si l’on veut arriver à la désembourber.

Quant à mon camarade, il a une peine inouïe à me ramener sur la terre ferme :

— Enfin, Maryse, soupire-t-il, essoufflé, vous ne me ferez jamais croire que vous ne pesez que quarante-neuf kilos !…

… Encore une journée d’attente, et, le quatrième jour, je réussis à décoller dans un terrain toujours mou et détrempé, et je m’envole vers Pelotas.

Ce fut l’étape la plus rude de mon voyage. Tous m’avaient dit :

— S’il fait mauvais temps, faites demi-tour, vous ne passerez pas…

Mais mon avion est rapide et j’ai une telle confiance en lui et en mes instruments de bord impeccables, que je m’aventure dans le mauvais temps, perpétuel en ces parages.

Un moment j’ai eu envie de faire demi-tour. Je sentais venir le péril. Mais tout était bouché, de tous les côtés ; il fallait poursuivre.

Je continue donc. Il n’y a plus de plafond : il touche les vagues. Il pleut, comme jamais je n’ai vu pleuvoir. Les bords d’attaque de mon avion en sont déchiquetés, et jamais ne s’est si pleinement justifiée l’expression : tomber des hallebardes !…

Aveuglée par l’eau, j’ai dépassé Porto Allegre sans le voir. Je n’ai même pas aperçu sa lagune qui a pourtant quarante kilomètres de large. S’il faisait clair, je pourrais la traverser et, en coupant ainsi, gagner quarante minutes de vol. Mais je suis obligée d’aller faire le tour par Rio-Grande pour gagner Pelotas qui est à soixante-dix kilomètres, à l’intérieur.

Maintenant, je suis à cheval sur une voie ferrée que parfois je ne distingue même pas. En ce moment, les radios de Pelotas passent des messages alarmés et que naturellement j’ignore :

« Maryse Bastié pas arrivée… visibilité nulle… plafond trente mètres. Pluies torrentielles… »

C’est le seul moment de mon voyage où j’ai eu l’angoisse de penser que, peut-être, je ne ramènerais pas mon avion intact.

Je sais exactement comment est orienté le terrain. La voie ferrée me conduit jusqu’à Pelotas, mais pour trouver le terrain, il faut que je quitte cette voie et la ville. Sinon, je vais accrocher quelque chose et mon voyage se terminera là.

Cette idée me galvanise et je poursuis, dans la pluie, à la recherche de ce terrain qui me semble loin… loin !… Je crois l’avoir manqué lorsque je l’aperçois, ainsi que les hangars… Quel allègement !… Ma joie est aussi vive que lorsque j’ai été sûre d’être à Natal…

… Cette fois, mes ennuis sont terminés. Le consul de France m’attendait, inquiet, et le chef mécanicien et le radio qui venaient de lancer leur message anxieux ne cachent pas leur soulagement. Moi non plus, du reste : malgré la pluie, j’avais eu chaud !…

Quelques instants plus tard, je me reposais dans la maison des pilotes, à l’aéroport.

… Le lendemain, obéissant à un de ces contrastes qui sont la caractéristique de ces pays, un soleil splendide se montrait. J’ai pu partir sans encombre jusqu’à Buenos-Ayres.

Cette avant-dernière étape a laissé dans mon esprit un ineffable souvenir. J’ai rarement vu enthousiasme aussi délirant, allégresse aussi bruyamment manifestée. Un moment, j’ai craint pour mon avion qu’assaillirent, dès que j’eus atterri, de véritables grappes humaines.

L’ambassadeur de France, M. Peyrouton, le consul de France, toute l’aviation de la République argentine m’attendaient…

On m’entoure, on me presse, on m’acclame et c’est à grand’peine que j’ai pu me rendre jusqu’aux hangars. Une grande joie m’est donnée : je retrouve un de mes chers et vieux camarades, Marcel Reine…

Buenos-Ayres est une ville extrêmement vivante et animée. Vue du haut du ciel, ses rues qui se coupent en angle droit font penser aux nouvelles cités américaines. Quand on circule par la ville, on est saisi par des impressions assez diverses.

L’Avenida de Mayo rappelle, par son mouvement, nos grands boulevards. Les rues commerçantes, celles où se traitent les affaires, je présume, évoquent Londres et son encombrement aux abords de la Bank.

Les rues sont interminables. On m’a cité l’une d’entre elles, Rivadavia, qui n’aurait pas moins de neuf mille immeubles !… Il doit être assez incommode de s’y retrouver lorsqu’on a, d’aventure, oublié le numéro de la maison où l’on se rend !…

Pareille mésaventure ne m’est point arrivée et mon séjour à Buenos-Ayres se termina dans l’enchantement…

Entre temps, le gouvernement urugayen m’avait invitée.

Le jeudi, je me rendis à Montevideo, distant seulement de Buenos-Ayres de deux cent cinquante kilomètres. C’est une ville toute blanche, érigée sur un cap, au pied de la colline charmante et verte du Cerro.

On dirait une ville espagnole avec ses maisons à patios et ses larges promenades où de beaux arbres versent leur ombre. À tous les coins de rue, on entend des airs de banjos et des chansons tendres…

Ce pays est vraiment l’un des plus francophiles du monde. Déjà, pour me recevoir, tous ont abordé des cocardes tricolores… Je ne peux pas exprimer toute l’émotion mêlée de fierté, que j’ai éprouvée en constatant cet enthousiasme qui, à travers moi, s’adressait à la France que ce jour-là, j’avais un peu l’impression de représenter.

Je fus accueillie par le Président de la République, M. Terrace, qui me reçut comme l’hôte d’honneur de l’Uruguay et eut pour moi ce mot charmant :

— Madame, si en France, on n’est pas gentil avec vous, souvenez-vous que, moi, je vous adopte !…

Moi aussi, je les ai adoptés dans mon cœur… car vraiment ils furent tous si cordiaux, si chaleureux !…

…J’aurais aimé aller jusqu’à Santiago… terminer jusqu’au bout cette ligne, la plus belle du monde… Mais mon temps était mesuré et il fallait que je rentre à Buenos-Ayres car je venais d’obtenir du Ministre de revenir en passagère, sur la ligne transatlantique.

Nulle faveur ne pouvait m’être plus précieuse ; nulle ne fut accueillie avec plus d’allégresse. C’est que, pendant l’inoubliable période que je viens de vivre, j’ai pu apprécier, mieux encore que je ne l’avais déjà fait, ce qu’est cette ligne transatlantique que nos pilotes ont créée et qu’ils continuent, tous les jours, à servir obscurément, intensément.

Désormais, nul ne pourra plus passer au large du Cap Vert sans voir se profiler sur l’abîme l’ombre ailée de la Croix-du-Sud… sans évoquer la grande figure de Celui dont le nom est à jamais associé à la ligne : Jean Mermoz… sans accorder une pensée émue à la courageuse mémoire des quatre compagnons, qui suivirent le pilote dans son glorieux destin…

Devant de tels hommes, je me suis souvent sentie bien petite… Eh ! bien, ceux qui restent là-bas, sont pareillement trempés.

J’ai eu la joie, à toutes mes escales, de vivre parmi eux, de mesurer leur abnégation et cette somme d’héroïsme quotidien qu’ils dépensent sans compter…

Ils sont à leur poste… loin de tout… voués passionnément à leur tâche… Pour eux, une chose existe : la Ligne, et tous les jours, ils risquent leur vie pour elle… sans histoire, sans tam-tam, je dirais presque sans renom, et cela, d’un cœur joyeux, parce qu’ils savent que c’est la cause de la France qu’ils servent ainsi…

C’est pourquoi à l’heure où, — non sans un intime et grave attendrissement, — j’écris ces pages, je les charge d’un chaleureux message pour tous ceux qui me liront. Je voudrais qu’ils pensent, avec moi, que cette ligne que les autres peuples nous envient, cette ligne cent pour cent française, pour laquelle des hommes sont morts, pour laquelle d’autres se dévouent chaque jour avec une magnifique et poignante simplicité, nous n’avons pas le droit de nous désintéresser d’elle, car elle reste pour le pays, pour son rayonnement à travers le monde, un titre prestigieux !… On doit l’encourager… on doit la défendre… on doit l’aider à vivre !…



Ainsi a sonné le moment du retour… Je dois prendre l’avion régulier de dimanche. C’est l’heure de mon premier chagrin : je vais quitter mon Jean-Mermoz.

Quand j’arrive sur le terrain, accompagnée de mes camarades d’Air-France, je vois qu’on l’a sorti de son hangar. Je m’approche… et les mécaniciens qui sont là lisent clairement sur ma figure chavirée la peine que j’éprouve — et qu’ils comprennent. — Alors, délicatement, ils s’éloignent…

Ils savent qu’entre lui qui m’a portée bravement jusqu’ici, contre vents et tempêtes, et moi qui lui avais confié tant d’espoirs qu’il n’a pas déçus, il y a un mystérieux attachement et que je ne me sépare pas de lui sans être déchirée…

J’ai le cœur lourd et je retiens difficilement mes larmes.

— N’ayez aucune crainte !… On le soignera, votre avion… murmure, près de moi, la voix compatissante d’un mécanicien.

Et je souris, un peu consolée…

Maintenant, voici l’avion transatlantique qui va m’emporter loin de ce pays dont j’ai senti, pendant des minutes inoubliables, battre le grand cœur chaleureux.

Des fleurs encombrent la carlingue. Il y en a tant que j’ai peur de me faire attraper parce que le poids est limité. Je ne dois pas oublier que je voyage moi-même en « colis volant ».

On décolle. En route pour Porto Allegre, où nous faisons escale… Dans l’après-midi du lendemain dimanche, nous changeons d’avion à Rio. Là encore, je retrouve mes chers camarades d’Air-France et leurs attentions touchantes : l’un m’apporte un matelas léger pour que je puisse m’allonger… d’autres arrivent avec des vivres…

La pluie nous accompagne jusqu’à Natal. L’avion transatlantique est en piste. Tous les pilotes sont là pour me dire au revoir. Pour la quatrième fois, je vais traverser l’Atlantique… Voilà deux nuits et un jour que je ne quitte pas l’avion… deux nuits que je ne dors pas… Aussi, après le décollage, je vais m’étendre sur l’une des couchettes du bord.

Dans la matinée, je m’assieds à la place du deuxième pilote et je passe ma journée à faire les « quarts » successifs…

De ce voyage de retour, j’ai emporté d’exquises impressions. Vers une heure, je dis à Delaunay :

— J’ai faim !…

Aussitôt, il se précipite… Sur des valises, il installe mon couvert… Assiettes, serviette, rien ne manque, pas même deux roses qu’il a prises parmi les gerbes que je ramène de l’autre côté de l’Océan et dont il fleurit ma table improvisée… Et pendant que je mange, installée comme une princesse, lui, assis sur une
Réception de Maryse Bastié à Orly par le Commandant du Port Aérien et ses camarades, à son retour de l’Amérique du Sud.
caisse, mal à l’aise et radieux, ouvre des boîtes, coupe du pain, me verse à boire… et mord vigoureusement dans une cuisse de poulet…

Je ne peux me rappeler cela sans avoir à la fois envie de sourire et de pleurer…

… Cette traversée s’effectua par un temps splendide. Nous eûmes la joie de rencontrer un bateau dont les passagers s’étaient réunis sur le pont pour nous voir passer… Ils agitaient leurs mouchoirs… et nous tous, à bord, pilotes, navigateur, mécaniciens, nous nous nous sommes penchés pour leur faire signe… joyeusement. Les passagers d’un bateau ne se doutent pas, je suis sûre, de toute la joie que procurent à l’équipage d’un avion, de telles rencontres… C’est comme un signe mystérieux qui nous vient d’en-bas, d’un encouragement, un heureux présage…

Après les avoir dépassés, nos visages avaient repris leur gravité et les heures continuèrent à s’écouler, lentes et monotones. Il y a dix-sept heures bientôt, que nous volons… et nos regards fouillent l’horizon… Enfin, nos yeux se fixent sur les lumières de la ville… Les heures paraissent plus longues près du but…

À minuit, nous atterrissons…

Air-France est là, encore et toujours !… Et aussi, quelques marins de l’escadre, en train de faire les manœuvres à Dakar…

Il y avait exactement deux jours et trois nuits que je ne m’étais pas déshabillée… J’avais vraiment besoin de repos.

Quelques jours de détente à Dakar… au milieu des nombreux amis qui ne me pardonneraient pas de les quitter si vite, et qui, jusqu’au bout, ont été pour moi prodigues de gentillesses, de prévenances… et c’est, le lundi suivant, l’envol vers Paris…

Mais auparavant s’était déroulée pour moi une cérémonie qui comptera parmi l’une des plus émouvantes auxquelles il m’ait été donné d’assister… et de participer…

Le commandant Lafargue et son équipage me reçurent à leur bord, sur le navire porte-avion Béarn. Officiers, sous-officiers, équipages, en grande tenue, dans l’éclair des clairons qui sonnaient, me rendirent les honneurs et il me fut décerné le glorieux titre de : matelot d’honneur…

Quand on connaît la valeur de ces hommes et le courage qu’ils dépensent tous les jours dans l’exercice de leur beau métier, on peut être fière d’une telle récompense…