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Ainsi parlait Zarathoustra/Deuxième partie/Des vertueux

La bibliothèque libre.
Traduction par Henri Albert.
Société du Mercure de France (Œuvres complètes de Frédéric Nietzsche, vol. 9p. 129-134).
DES VERTUEUX


C’est à coups de tonnerre et de feux d’artifice célestes qu’il faut parler aux sens flasques et endormis.

Mais la voix de la beauté parle bas : elle ne s’insinue que dans les âmes les plus éveillées.

Aujourd’hui mon bouclier s’est mis à vibrer doucement et à rire, c’était le frisson et le rire sacré de la beauté !

C’est de vous, ô vertueux, que ma beauté riait aujourd’hui ! Et ainsi m’arrivait sa voix : « Ils veulent encore être — payés ! »

Vous voulez encore être payés, ô vertueux ! Vous voulez être récompensés de votre vertu, avoir le ciel en place de la terre, et l’éternité en place de votre aujourd’hui ?

Et maintenant vous m’en voulez de ce que j’enseigne qu’il n’y a ni rétributeur ni comptable ? Et, en vérité, je n’enseigne même pas que la vertu soit sa propre récompense.

Hélas ! c’est là mon chagrin : astucieusement on a introduit au fond des choses la récompense et le châtiment — et même encore au fond de vos âmes, ô vertueux !

Mais, pareille au boutoir de sanglier, ma parole doit déchirer le fond de vos âmes ; je veux être pour vous un soc de charrue.

Que tous les secrets de votre âme paraissent à la lumière ; et quand vous serez étendus au soleil, dépouillés et brisés, votre mensonge aussi sera séparé de votre vérité.

Car ceci est votre vérité : vous êtes trop propres pour la souillure de ces mots : vengeance, punition, récompense, représailles.

Vous aimez votre vertu, comme la mère aime son enfant ; mais quand donc entendit-on qu’une mère voulût être payée de son amour ?

Votre vertu, c’est votre « moi » qui vous est le plus cher. Vous avez en vous le désir de l’anneau : c’est pour revenir sur lui-même que tout anneau s’annelle et se tord.

Et toute œuvre de votre vertu est semblable à une étoile qui s’éteint : sa lumière est encore en route, parcourant sa voie stellaire, — et quand ne sera-t-elle plus en route ?

Ainsi la lumière de votre vertu est encore en route, même quand l’œuvre est accomplie. Que l’œuvre soit donc oubliée et morte : son rayon de lumière persiste toujours.

Que votre vertu soit identique à votre « moi » et non pas quelque chose d’étranger, un épiderme et un manteau : voilà la vérité sur le fond de votre âme, ô vertueux ! —

Mais il y en a certains aussi pour qui la vertu s’appelle un spasme sous le coup de fouet : et vous avez trop écouté les cris de ceux-là !

Et il en est d’autres qui appellent vertu la paresse de leur vice ; et quand une fois leur haine et leur jalousie s’étirent les membres, leur « justice » se réveille et se frotte les yeux pleins de sommeil.

Et il en est d’autres qui sont attirés vers en bas : leurs démons les attirent. Mais plus ils enfoncent, plus ils ont l’œil brillant et plus leur désir convoite leur Dieu.

Hélas ! le cri de ceux-là parvint aussi à votre oreille, ô vertueux, le cri de ceux qui disent : « Tout ce que je ne suis pas, est pour moi Dieu et vertu ! »

Et il en est d’autres qui s’avancent lourdement et en grinçant comme des chariots qui portent des pierres vers la vallée : ils parlent beaucoup de dignité et de vertu, — c’est leur frein qu’ils appellent vertu.

Et il en est d’autres qui sont semblables à des pendules que l’on remonte ; ils font leur tic-tac et veulent que l’on appelle tic-tac — vertu.

En vérité, ceux-ci m’amusent : partout où je rencontrerai de ces pendules, je leur en remontrerai avec mon ironie ; et il faudra bien qu’elles se mettent à dodiner.

Et d’autres sont fiers d’une parcelle de justice, et à cause de cette parcelle, ils blasphèment toutes choses : de sorte que le monde se noie dans leur injustice.

Hélas, quelle nausée, quand le mot vertu leur coule de la bouche ! Et quand ils disent : « Je suis juste », cela sonne toujours comme : « Je suis vengé ! »

Ils veulent crever les yeux de leurs ennemis avec leur vertu ; et ils ne s’élèvent que pour abaisser les autres.

Et il en est d’autres encore qui croupissent dans leur marécage et qui, tapis parmi les roseaux, se mettent à dire : « Vertu — c’est se tenir tranquille dans le marécage. »

Nous ne mordons personne et nous évitons celui qui veut mordre ; et en toutes choses nous sommes de l’avis que l’on nous donne. »

Et il en est d’autres encore qui aiment les gestes et qui pensent : la vertu est une sorte de geste.

Leurs genoux sont toujours prosternés et leurs mains se joignent à la louange de la vertu, mais leur cœur ne sait rien de cela.

Et il en est d’autres de nouveau qui croient qu’il est vertueux de dire : « La vertu est nécessaire » ; mais au fond ils ne croient qu’une seule chose, c’est que la police est nécessaire.

Et quelques-uns, qui ne savent voir ce qu’il y a d’élevé dans l’homme, parlent de vertu quand ils voient de trop près la bassesse de l’homme : ainsi ils appellent « vertu » leur mauvais œil.

Les uns veulent être édifiés et redressés et appellent cela de la vertu et les autres veulent être renversés — et cela aussi ils l’appellent de la vertu.

Et ainsi presque tous croient avoir quelque part à la vertu ; et tous veulent pour le moins s’y connaître en « bien » et en « mal ».

Mais Zarathoustra n’est pas venu pour dire à tous ces menteurs et à ces insensés : « Que savez-vous de la vertu ? Que pourriez-vous savoir de la vertu ? » —

Il est venu, mes amis, pour que vous vous fatiguiez des vieilles paroles que vous avez apprises des menteurs et des insensés :

pour que vous vous fatiguiez des mots « récompense », « représailles », « punition », « vengeance dans la justice » —

pour que vous vous fatiguiez de dire « une action est bonne, parce qu’elle est désintéressée ».

Hélas, mes amis ! Que votre « moi » soit dans l’action, ce que la mère est dans l’enfant : que ceci soit votre parole de vertu !

Vraiment, je vous ai bien arraché cent paroles et les plus chers hochets de votre vertu ; et maintenant vous me boudez comme boudent des enfants.

Ils jouaient près de la mer, — et la vague est venue, emportant leurs jouets dans les profondeurs. Les voilà qui se mettent à pleurer.

Mais la même vague doit leur apporter de nouveaux jouets et répandre devant eux de nouveaux coquillages bariolés.

Ainsi ils seront consolés ; et comme eux, vous aussi, mes amis, vous aurez vos consolations — et de nouveaux coquillages bariolés ! —

Ainsi parlait Zarathoustra.