Ainsi parlait Zarathoustra/Quatrième partie/En plein midi

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Traduction par Henri Albert.
Société du Mercure de France (Œuvres complètes de Frédéric Nietzsche, vol. 9p. 398-403).
EN PLEIN MIDI


— Et Zarathoustra se remit à courir et à courir encore, mais il ne trouva plus personne. Il demeurait seul, et il ne faisait toujours que se trouver lui-même. Alors il jouit de sa solitude, il savoura sa solitude et il pensa à de bonnes choses — pendant des heures entières. À l’heure de midi cependant, lorsque le soleil se trouva tout juste au-dessus de la tête de Zarathoustra, il passa devant un vieil arbre chenu et noueux qui était entièrement embrassé par le riche amour d’un cep de vigne, de telle sorte que l’on n’en voyait pas le tronc : de cet arbre pendaient des raisins jaunes, s’offrant au voyageur en abondance. Alors Zarathoustra eut envie d’étancher sa soif légère en détachant une grappe de raisin ; et comme il étendait déjà la main pour le faire, un autre désir, plus violent encore, s’empara de lui : le désir de se coucher au pied de l’arbre, à l’heure du plein midi, pour dormir.

C’est ce que fit Zarathoustra ; et aussitôt qu’il fut étendu par terre, dans le silence et le secret de l’herbe multicolore, sa légère soif était déjà oubliée et il s’endormit. Car, comme dit le proverbe de Zarathoustra : « Une chose est plus nécessaire que l’autre. » Ses yeux cependant restèrent ouverts : — car il ne se fatiguait point de regarder et de louer l’arbre et l’amour du cep de vigne. Mais, en s’endormant, Zarathoustra parla ainsi à son cœur :

Silence ! Silence ! Le monde ne vient-il pas de s’accomplir ? Que m’arrive-t-il donc ?

Comme un vent délicieux danse invisiblement sur les scintillantes paillettes de la mer, léger, léger comme une plume : ainsi — le sommeil danse sur moi.

Il ne me ferme pas les yeux, il laisse mon âme en éveil. Il est léger, en vérité, léger comme une plume.

Il me persuade, je ne sais comment ? il me touche intérieurement d’une main caressante, il me fait violence. Oui, il me fait violence, en sorte que mon âme s’élargit : —

— comme elle s’allonge fatiguée, mon âme singulière ! Le soir d’un septième jour est-il venu pour elle en plein midi ? A-t-elle erré trop longtemps déjà, bienheureuse, parmi les choses bonnes et mûres ?

Elle s’allonge, longuement, — dans toute sa longueur ! elle est couchée tranquille, mon âme singulière. Elle a goûté trop de bonnes choses déjà, cette tristesse dorée l’oppresse, elle fait la grimace.

— Comme une barque qui est entrée dans sa baie la plus calme : — elle s’adosse maintenant à la terre, fatiguée des longs voyages et des mers incertaines. La terre n’est-elle pas plus fidèle que la mer ?

Comme une barque s’allonge et se presse contre la terre : — car alors il suffit qu’une araignée tisse son fil de la terre jusqu’à elle, sans qu’il soit besoin de corde plus forte.

Comme une barque fatiguée, dans la baie la plus calme : ainsi, moi aussi, je repose maintenant près de la terre fidèle, plein de confiance et dans l’attente, attaché à la terre par les fils les plus légers.

Ô bonheur ! Ô bonheur ! Que ne chantes-tu pas, ô mon âme ? Tu es couchée dans l’herbe. Mais voici l’heure secrète et solennelle, où nul berger ne joue de la flûte.

Prends garde ! La chaleur du midi repose sur les prairies. Ne chante pas ! Garde le silence ! Le monde est accompli.

Ne chante pas, oiseau des prairies, ô mon âme ! Ne murmure même pas ! Regarde donc — silence ! Le vieux midi dort, il remue la bouche : ne boit-il pas en ce moment une goutte de bonheur —

— une vieille goutte brunie, de bonheur doré, de vin doré ? son riant bonheur se glisse furtivement vers lui. C’est ainsi — que rit un dieu. Silence ! —

— « Combien il faut peu de chose pour suffire au bonheur ! » Ainsi disais-je jadis, me croyant sage. Mais c’était là un blasphème : voilà ce que j’ai appris maintenant. Les fous sages parlent mieux que cela.

C’est ce qu’il y a de moindre, de plus silencieux, de plus léger, le bruissement d’un lézard dans l’herbe, un souffle, un chutt, un clin d’œil — c’est la petite quantité qui fait la qualité du meilleur bonheur. Silence !

— Que m’est-il arrivé : Écoute ! Le temps s’est-il donc enfui ? Ne suis-je pas en train de tomber ?… Ne suis-je pas tombé — écoute ! — dans le puits de l’éternité ?

— Que m’arrive-t-il ?… Silence ! Je suis frappé — hélas ! — au cœur ?… Au cœur ! Ô brise-toi, brise-toi, mon cœur, après un pareil bonheur, après un pareil coup !

— Comment ? Le monde ne vient-il pas de s’accomplir ? Rond et mûr ? Ô balle ronde et dorée — où va-t-elle s’envoler ? Est-ce que je lui cours après ! Chutt !

Silence — — » (et en cet endroit Zarathoustra s’étira et il sentit qu’il dormait.)

« Lève-toi, se dit-il à lui-même, dormeur ! Paresseux ! Allons, ouf, vieilles jambes ! Il est temps, il est grand temps ! Il vous reste encore une bonne partie du chemin à parcourir. —

Vous vous êtes livrées au sommeil. Pendant combien de temps ? Pendant une demi-éternité ! Allons, lève-toi maintenant, mon vieux cœur ! Combien te faudra-t-il de temps, après un pareil sommeil — pour te réveiller ? »

(Mais déjà il s’endormait de nouveau, et son âme lui résistait et se défendait et se recouchait tout de son long) — « Laisse-moi donc ! Silence ! Le monde ne vient-il pas de s’accomplir ? Ô cette balle ronde et dorée ! » —

« Lève-toi, dit Zarathoustra, petite voleuse, petite paresseuse ! Comment ? Toujours s’étirer, bâiller, soupirer, tomber au fond des puits profonds ?

Qui es-tu donc ? Ô mon âme ! » (et en ce moment, il s’effraya, car un rayon de soleil tombait du ciel sur son visage.)

« Ô ciel au-dessus de moi, dit-il avec un soupir, en se mettant sur son séant, tu me regardes ? Tu écoutes mon âme singulière ?

Quand boiras-tu cette goutte de rosée qui est tombée sur toutes les choses de ce monde, — quand boiras-tu cette âme singulière —

— quand cela, puits de l’éternité ! joyeux abîme de midi qui fait frémir ! quand absorberas-tu mon âme en toi ?

Ainsi parlait Zarathoustra et il se leva de sa couche au pied de l’arbre, comme d’une ivresse étrange, et voici le soleil était encore au-dessus de sa tête. On pourrait en conclure, avec raison, qu’en ce temps-là Zarathoustra n’avait pas dormi longtemps.