Alan Seeger (Jean Dornis)

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Alan Seeger (Jean Dornis)
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 42 (p. 445-456).


Alan Seeger


Parmi les poètes morts jeunes, aucun n’est mort plus aimé des dieux, ni pour un idéal plus haut, que le jeune Américain Alan Seeger, tombé en 1916 au champ d’honneur, sur nos tranchées reconquises de Belloy-en-Santerre.

Sa vie brève a enfermé, comme un flacon étroit un violent parfum, les frémissemens enthousiastes, les ravissemens d’âme juvénile, que l’expérience et le chagrin détruisent inévitablement dans l’âme de ceux qui vivent longuement : « Depuis l’enfance j’idolâtrais la vie… Mon séjour terrestre m’était une perpétuelle et tremblante occasion de joie[1]… » Alan Seeger acceptait la vie comme un don glorieux : tous les chants de ses Juvenilia entonnent des hymnes à la beauté du monde. Ils appellent les hommes à une fête divine ; ils versent dans leurs veines un sang rajeuni d’allégresse, leur font entendre le silence des forêts, la respiration de la mer ; admirer la félicité des flots, la diligence de la terre, la bienfaisance du soleil ; adorer la puissance de la volonté et l’attente de tous les prodiges.

Avec Gabriele d’Annunzio, le grand animateur latin, Seeger eût pu s’écrier : « Pan n’est pas mort ! Moi, je le chanterai. Vie ! ô don terrible du Dieu à ma soif, à ma faim d’un jour, ô vie, ne dirai-je pas toute ta beauté[2] ? »

La splendeur de l’univers avait, aux yeux d’Alan, une force de fascination telle que même l’existence du mal et de la douleur ne pouvait arriver à l’obscurcir ; il avait l’intuition, au contraire, que ce mal, cette douleur ont leur valeur de contraste, de fond de paysage, si l’on peut dire, à la joie.

Sensible à chaque souffle, attentif à chaque rayon, toujours aux écoutes, prêt à tout saisir, prêt à tout donner, le poète vit plus que mille autres hommes ; il voudrait que le pouvoir humain fût infini comme son désir ; il ambitionne tout, chaque art l’attire ; tout geste, harmonieux ou rude, le tente.

L’amour, réservoir de la poésie, jaillit en trois sources distinctes : le sentiment, le lyrisme religieux, le patriotisme. Le plus souvent, la belle nappe d’eau se divise. Alors elle se répand à droite et à gauche, ses forces s’éparpillent. Quand ces trois ruisseaux coulent réunis, ils forment le fleuve lumineux qui réfléchit toute la terre et tout le ciel : c’est Dante, c’est Shakspeare…

Notre jeune héros, Alan Seeger, aurait-il, à la fin, reflété dans son œuvre l’univers ? Il se peut. En tous les cas, il était de la lignée des meilleurs poètes modernes de langue anglaise. Byron, Keats, Shelley, Swinburne eussent applaudi à ses vers, l’eussent reconnu comme un des leurs pour sa dévotion à l’esprit de poésie tel qu’eux-mêmes ils l’entendaient, et pour son brûlant, pour son délicat amour du beau : « Mon esprit ne vit que pour contempler le visage du beau[3]. » Non pas du beau « étrange » de son compatriote Edgar Poë ou de notre Charles Baudelaire, mais du beau impalpable, du beau éthéré, du beau à la Shelley, et aussi du beau concret : beauté de la terre et beauté des héros, beauté du faste et beauté de la femme :

« Un bruit de vent d’été, qui monte dans les arbres éclairés par les étoiles ; un chant où le délire de l’amour sensuel s’élève et s’éteint : tels étaient les rites qui émouvaient mon unie autant que l’âme des dévots est émue lorsque, du chœur illuminé, sonne la cloche de l’autel… Je m’éveillai parmi la pourpre d’un palais orgueilleux. Gravés en arabesques coloriées, sur les murs surchargés de gemmes, étaient les noms des kalifes qui, jadis, tinrent là leur cour. J’allais habiter durant un jour parmi les bocages et les thermes royaux. Il m’appartenait de tirer de leurs corbeilles les joyaux lumineux, les brocards et les soieries brodées, la topaze et la tourmaline ; de tordre en fiers caprices sur ma tête les étoffes des turbans, d’y assujettir des plumes, des perles et des saphirs… Je me levai : une lointaine musique attirait mes pas dans une poursuite amoureuse parmi les parquets de marqueterie et sous les péristyles élevés. À travers la forêt des colonnades, de belles lampes étaient des fruits lumineux ; sur les mers de la mosaïque bleue, de doux tapis formaient des îles fleuries. Il y avait des cours vertes que surmontaient des arches enguirlandées et où des fontaines jaillissaient en des vasques de lapis-lazuli. À travers les portes énigmatiques, soupiraient de voluptueux accens. Et comme j’avais la jeunesse, je possédais le « Sésame, ouvre-toi[4] ! »

Fidèle comme il l’était à la tradition de la littérature anglaise, le jeune Américain avait subi dans certains poèmes de ses Juvenilia l’influence des maîtres anciens. Mais, si la forme en demeurait classique et le tour d’esprit sans excentricités, l’inspiration en était neuve et bien sienne. L’âme prime-sautière, hardie du poète, amant de la vérité, n’aurait pu supporter aucune contrainte étrangère : son art est le beau fruit de sa vision et de son expérience personnelles.

Né à New-York d’une famille d’origine anglaise, Alan Seeger avait passé, dans les pays les plus pittoresques du monde, les années décisives de son enfance et de son adolescence. Il n’avait pas trois ans lorsque les siens s’installèrent au fond de la baie de New-York, sur les hauteurs de Staten Island. Des larges fenêtres de la maison familiale, les enfans, attentifs, voyaient les grands navires de tous les tonnages et de toutes les nationalités passer, en solennelle procession, à travers les méandres des détroits, des larges canaux, pour aborder dans l’animation de la rade, ou encore pour s’en aller, au milieu de l’incessant trafic, chargés des songes et des désirs du jeune Seeger, vers le vieux monde, pays de ses rêves.

Amoureux de la beauté et du rythme, l’enfant aimait à regarder se dessiner sur le fond fuligineux du ciel la noble silhouette de cette symbolique statue de la Liberté, qui domine le port de New-York. Il éprouvait un plaisir dont il ne se lassait point à suivre des yeux les voilures et les mâtures des vaisseaux auxquels la houle faisait décrire de mystérieux hiéroglyphes dans l’air, à voir le soleil, rayonnant ou morose, jaillir de l’Océan ou s’y replonger, et surtout à contempler les mouvantes constructions des nuages, la splendeur multiforme de la mer.

En cet état d’âme, lorsque vers 1908 la famille Seeger émigra au Mexique, le jeune Alan quittait New-York les yeux éblouis par le scintillement aveuglant des phares intermittens et des affiches lumineuses. Il avait l’esprit obsédé par l’animation fantastique du môle, du belvédère, par le fourmillement criard des quais, par le tintamarre formidable des machines, par l’inénarrable encombrement du pont colossal de Brooklyn ; la poitrine oppressée par la hauteur vertigineuse des bâtimens-tours surplombant, de toutes parts, la cité industrielle, par l’atmosphère de cette ville immense où les Affaires, Business, étaient devenues une religion, et non pas seulement au sens métaphorique du mot, mais une religion ayant ses prêtres, ses martyrs et ne laissant rien prospérer, sinon sous sa tutelle.

Le contraste d’un débarquement sur une des terres les plus fleuries, les plus silencieuses du monde devait avoir, sur le développement intellectuel d’Alan, une influence vive.

Avec une curiosité passionnée, il se mit à parcourir son nouveau domaine. Il profitait de tous ses jours de liberté pour visiter un coin du pays magnifique. Chaque saison, aux grandes vacances, revenant du collège de Harvard où il faisait ses études, l’adolescent se plaisait à pousser jusqu’aux Tropiques, à parcourir la Havane, à atteindre Vera-Cruz. Il s’emplissait l’âme de libres espaces, les yeux de lumière et de couleurs ; dans sa jeune ferveur, il se sentait possédé du désir « d’encercler la terre tout entière de son insatiable besoin de l’admirer, de l’adorer… » Louerait-il les forêts exubérantes, l’amphithéâtre majestueux des pics qui entourent Mexico, à la tropicale verdure, d’une couronne immaculée de neiges éternelles ? ou les plaines riches en végétations de toutes sortes, miraculeusement parfumées ? Louerait-il les nuages errans, fils floconneux de l’eau marine, ou cette mer chaude, à la force infatigable, au sourire inextinguible, aux baies multiples : jardins de la mer semés de forêts de coraux et d’algues frémissantes, gemmés de sables diamantés, animés de fuyans et étranges fruits vivans ? Quand aurait-il fini de s’émerveiller, de jouir de toutes ces harmonies ?

« Étoile du Sud qui, à travers le brouillard d’Orient, au tomber de la nuit, vers Tampico ou Belize, salues le marin, te levant des mers où, tout d’abord, est né en moi ce romantisme qui, par des rêves fabuleux, a chassé mes soucis utilitaires ; ô lampe qui guides l’amant mexicain a la peau de sombre couleur vers le rendez-vous d’amour, par-delà les étendues de la jungle, vaporeuse d’orangers en fleurs et de tubéreuses, parmi les palmiers où la beauté l’attend… toi, sois mon étoile, lumière des tropiques[5]. »

Au moment même où la nature enflamme ainsi les sens du jeune homme, les lectures allument tout autant son esprit, avide de connaissances. La bibliothèque célèbre de Boston le captive plus encore peut-être que les ardens paysages mexicains ne le séduisent. L’art du vieux monde, il le fait son art : il traduit l’Arioste, il traduit Dante ; il raffole des poètes anglais, des poètes français. Son désir est de visiter les lieux qu’ils visitèrent, de baiser, sur la terre ancienne, la trace jamais effacée de leurs pas. Et ce désir l’obsède, le poursuit.

Enfin, vers sa dix-neuvième année, comme sa famille se réinstallait à New-York, il la décida de le laisser partir pour la vieille Europe :

« Là, disait-il, est mon destin. »

Les premières années de Paris furent pour le jeune littérateur américain des années de joie débordante, des années « vécues selon son cœur. » Perché sur la Butte, au milieu des étudians et des artistes, en pleine vie de Bohème, il exultait en son âme romantique : « Il est doux de vivre parmi la foule des camarades et des amans ; partout ici règne une loi qui est saine, un amour qui est libre, et des hommes de toutes naissances, de tous les sangs y sont alliés en une grande fraternité d’art, de joie et de pauvreté[6]. » Avec « Julien et Louise, » Alan s’en va, les soirs de printemps, contempler du haut des « fortifs » les milliers d’étoiles qui étincellent sur Paris, la mystique et maternelle cité à laquelle le poète doit les heures les plus radieuses de sa jeunesse : « Auprès des eaux argentées coulant dans les plaines brille l’Ile-Cité, pareille à une constellation, avec ses portes dorées, ses clochers éblouissans et ses dômes brunis, à moitié visibles à travers la brume lumineuse. Oh ! avec quelle opportunité, ici, la terre crée ! Son ample beauté m’apparait telle une féerie !…[7] » Le jeune homme se plonge dans cette « féerie, » avec l’extase du voyageur, arrivant de plages lointaines et abordant dans un pays de songe.

Tout l’accueille, tout lui sourit. Rien encore ne l’étreint de ce qu’il nommera, un jour : « Cette sorte d’affliction qui seule peut développer les profondeurs de l’esprit humain. » En effet, alors seulement qu’il aura fait le choix entre cette vie dont il se hâte de reconnaître les mille et mille visages, comme s’il se sentait sans cesse sur le point de la quitter, et les risques terribles de la guerre, Seeger connaîtra la souffrance qui renouvelle, ennoblit l’art, ajoute à la lyre d’ivoire du poète une corde d’airain. Alors seulement, l’âme fervente d’Alan aura été visitée par la Douleur, déesse au noir péplum, mais ceinte d’astres éclatans, régénératrice, inspiratrice, mère des larmes, maîtresse du songe.

Seeger était à Londres à la fin de juillet 1914, en train de chercher un éditeur pour ses Juvenilia.

Comme un coup de foudre, la nouvelle funeste lui arriva : « Quoi ! La France serait menacée ? Des barbares voudraient attenter à la beauté du monde ? Voiler la lumière ? Paris, la ville de son cœur et de son choix, Paris serait en péril ? »

Serviteur de l’idéal héroïque et romantique, le jeune homme ne brûlait pas seulement de célébrer, dans ses livres, mais aussi de vivre ce romantisme et cet héroïsme. Une occasion magnifique de gloire se dressait devant lui : il la saisit avec délices.

Son désir ancien de « vivre dangereusement » remontait en lui. Brave, amant du péril et de la gloire, les risques des batailles l’avaient toujours attiré. En automne 1912, à propos des guerres balkaniques, il avait déjà écrit aux siens : « Qu’il est beau de voir les États balkaniques triompher ainsi ! J’ai été si exalté par la guerre qu’il s’en fallut d’une bien petite occasion pour m’amener à partir. » En l’automne 1914, il devait leur écrire :

« Pourquoi je me suis engagé ? Que puis-je répondre ? Lorsque le jour mémorable d’août est arrivé, soudain, les maisons se sont vidées, mes compagnons sont partis. Il était inconcevable de leur laisser le danger et d’accepter pour moi le plaisir. Comment continuer de jouir des douces choses de la vie pour la sauvegarde desquelles, à ce moment même, eux, peut-être, ils versaient leur sang ? Quelque jour, avec honneur ils reviendront ; pas tous, mais quelques-uns : tout sera changé, il y aura une camaraderie nouvelle fondée sur le danger couru en commun, sur la gloire gagnée en commun : « Où avez-vous été pendant ce temps ? Qu’avez-vous fait ? » La question même sonnerait comme un reproche sans qu’on le veuille. Qui pourrait supporter cela ? »

Alan savait qu’en se jetant dans la guerre mondiale qui éclatait, il allait jouer avec la mort un terrible jeu. Mais le sacrifice joyeux n’était-il pas l’essence même de son idéalisme ? Si la mort gagnait la partie, l’idéal du héros ne serait-il pas réalisé, son âme sauvée à jamais de faillir, son nom à jamais sauvé de périr ?


Une heure comblée de gloire vaut tout un âge sans renom[8].


Désormais, dans la mêlée de sang et de boue, l’art sera, pour Seeger, courageuse ardeur, don de soi, généreuse offrande. En une explosion lyrique, sa volonté de sacrifice demande à se révéler par des actes. Il tressaille de joie profonde au bruit des batailles contre les barbares, qui tentent de fausser l’harmonie des formes et des esprits, harmonie inventée par les races créatrices. Il voit le sang français jaillir des cloaques de boue, comme une lumière rayonnante. L’âme tendue vers la bataille sublime, il combat dès les premiers jours, aux côtés de la sœur latine.

Après cela, comment souffrirait-il que sa patrie, la magnanime Amérique, demeurât figée en dehors de la lutte, son visage taciturne tourné vers l’Océan, rouge de sang innocent répandu ? Les yeux voilés du beau pays d’outre-mer ne se rouvriraient-ils pas à la fin, assainis par le vent salutaire qui souffle du haut de tant de vaillance, de tant de vertu, de tant d’horreurs, de tant d’amour ?

Frémissant de remords et de pitié pour les siens, Alan les supplie de regarder avec fermeté le destin. Il leur adresse le « message » de colère et d’espoir, le message ivre de vengeance et d’esprit de sacrifice :

«… Pourquoi tournez-vous le dos à qui vous pousse vers les plus brillans idéals ?… Voulez-vous faire de notre patrie la risée des vieux peuples ? devenir serviles, méprisables et faibles ? être fils d’un pays qui tend l’autre joue ? d’un pays, auquel peu importe si son drapeau flotte bravement, et qui répond à une insulte par une note diplomatique ?… Depuis trop longtemps j’ai quitté nos rivages pour savoir quel état d’esprit est le vôtre, mais, pour moi-même, je sais bien que je me jetterais au milieu des obus et du feu, que je ferais face à des périls nouveaux, et dresserais mon lit en de nouvelles privations si notre Roosevelt commandait… Mais j’ai donné mon cœur et mon bras pour servir, dans un autre pays, des idéals demeurés lumineux, qui, pour vous, s’obscurcissent… Ici les hommes peuvent tressaillir aux accens de leur hymne national parce que la passion, qui monte dans leur Marseillaise, est la même que celle qui enflamme les Français d’aujourd’hui. Quand le drapeau qu’ils aiment passe, ils peuvent, le sein ému et les yeux humides, le regarder en face, car ils savent qu’il flotte encore par la force de leurs mains et la puissance de leur volonté. À travers des périls sans nombre et des épreuves inconnues, chaque homme a fait sien l’honneur de ce drapeau. »

Au moins, une troupe intrépide de volontaires américains aura marché vaillamment et sera obscurément tombée pour la bonne cause :

« …Ceux-ci moururent pour sauver la grandeur de leur pays ; par leur mort, quelque chose, que nous pouvons envisager avec fierté, a été accompli : les ricaneurs ne sont plus tout à fait sans réplique qui, triomphans, accusaient l’Amérique intimidée de demeurer à l’écart d’une guerre dont la liberté du monde est l’enjeu… »

Et le poète s’attendrit : ses compatriotes suivront l’élan héroïque. Ils n’auront pas la patience de supporter un seul jour encore d’attente. Leur virilité se réveillera aux fiers accens de sa lyre chantant les exploits de la France, ils écouteront la voix du suppliant :

« Ô amis ! si seulement vous vouliez voir comment une race peut s’élever, qui n’a ni l’amour, ni la crainte de la guerre ; comment chaque homme peut se détourner de sa tâche coutumière pour que tous agissent en un ensemble parfait ; comment une nation, jalouse de son bon renom, peut demeurer fidèle à son fier héritage ! Ô amis ! vous regarderiez par ici, et vous prendriez, de la France, l’enseignement. »

Au moment où Alan composait ces vers, les journaux d’Amérique annonçaient faussement sa mort sur le champ de bataille en Champagne : « Je suis navré, écrivait-il à sa mère, de penser que vous avez souffert ainsi. Je me serais arrangé pour vous télégraphier après l’engagement si j’avais su que des bruits aussi absurdes couraient. Ici nous n’avons besoin de faire aucun effort d’imagination pour concevoir que cela ne fait aucune différence pour rien ni pour personne, si l’un de nous disparait. Beaucoup d’hommes meilleurs sont morts, pourtant le monde tourne juste de même… »

En février de cette année 1916, le poète, atteint d’une bronchopneumonie aiguë, dut, pour la première fois depuis le commencement des hostilités, cesser de se battre : « Je suis à l’hôpital, non pour une blessure de guerre, malheureusement, mais pour maladie… » Il passa ses deux mois de congé de convalescence, partie à Paris, partie à Biarritz, avant de rejoindre son régiment. Alors, entre deux combats, une langueur d’amour visite sa jeunesse. Une ravissante image de femme passe dans ses « Sonnets. » Elle est drapée de beauté, illuminée de grâce mignonne, et le héros sourit, avec une indulgente et douloureuse gravité, aux caprices, aux petites mines, aux riants badinages, aux façons coquettes et moqueuses de l’aimée rebelle :

« Voyant que vous n’êtes pas venue, je suis sorti seul, et j’ai été content de faire de vous la maîtresse de ma pensée seulement. J’ai béni le destin qui a été assez bon pour nie donner, parmi les agitations de ma vie, ce repos d’un moment, où mes sens ont trouvé le rafraîchissement, et mon âme la béatitude. Oh ! consentez à être mon gentil amour pour un court instant ? Promenez-vous avec moi parfois. Laissez-moi vous voir sourire. Quelque nuit, veillant sous un ciel d’hiver avant l’assaut, ou sur un lit de douleur, ces souvenirs bénis revivront : ils auront la vertu de me réjouir et de me fortifier. »

Tant de noblesse, tant de douceur résignée, ne touchent point un cœur léger. Le poète ne s’attardera pas en d’amères supplications, le temps n’est plus où il eût tempêté et plaidé. Comme il a appris à sa chair à maîtriser la crainte, ainsi il enseignera à son cœur à maîtriser l’amour. Tant mieux si celle qui eût pu faire sa joie est décidée à le rendre misérable :

« Oui ! soyez fantasque, volontaire, n’ayez aucune crainte de me blesser par des méchancetés faites ou dites, de peur qu’une mutuelle dévotion ne rende trop heureuse ma vie, qui ne tient que par un fil si mince, et qu’un amour partagé ne m’énerve le cœur, avant les mois de printemps, où il me reste une suprême partie à jouer. »

Pour un homme d’une telle sensibilité les angoisses de l’amour restent les seules insupportables. Si le jeune héros a pu voir sans terreur les lieux où l’on fait bon marché de la vie humaine ; si les pires carnages n’ont pas ébranlé son âme ; s’il ne s’est jamais attendri sur ses propres misères ; s’il a dormi dans la boue entre les cadavres ; s’il a mangé du pain trempé de sang ; s’il a supporté sans verser de larmes tous les martyres de la chair, il ressent au contraire, jusqu’au tréfonds de son être, les insoutenables supplices que l’amour de la femme peut mettre au cœur de l’homme :

« Les sots disent que la guerre est atroce : pour moi, j’ai toujours reconnu que rien de ce qu’elle implique n’égale l’agonie des souffrances causées par l’amour pour celui qui aime sans être aimé. J’ai cherché le bonheur : cela n’a été qu’un arc-en-ciel charmant défiant toute poursuite. J’ai goûté au plaisir, cela n’a été qu’un fruit plus beau extérieurement que doux intérieurement. Renonçant à tous les deux, léger flocon dans le tourbillon des armées qui avancent ou reculent, dompté par la fatigue et le labeur, j’ai connu ce qui est le plus près du contentement, car là au moins ma chair était libre du désir qui la tourmentait comme un taon. Transporté par la guerre loin des déceptions, des discordes et de la meurtrière jalousie, parmi le fracas des armes, je fus en paix. »

Dans cette paix, il ne regrette plus rien :

« Camarades, vous ne pouvez croire combien petits *et falots semblent être ceux demeurés à l’arrière, à présent que la crème de l’humanité a été prélevée en vous. La guerre a ses horreurs, mais elle a cela de bon, que sa dureté fait le choix, unit les cœurs braves en une intrépide fraternité, et, dédaigne les poltrons et les imbéciles. À présent allons joyeusement vers les grands assauts ; non seulement parce que, sur un beau champ de bataille, nous ferons face à un vaillant ennemi et à ses engins meurtriers, mais aussi parce que nous tournerons des épaules méprisantes à ce pauvre monde que nous bafouons et pour lequel cependant nous mourons. Monde de lâches, d’hypocrites et de fous ! »

Alan Seeger a toujours courtisé la mort ; longtemps avant la guerre, il rêvait d’être : « allongé, mort, en un lieu désert, ou bien là où les vagues tumultueuses des batailles laissent derrière elles, sur les sables humides, des restes de vie agonisante, quand leur Ilot rouge se retire… » Cette pensée de la mort hante celui qui réclame « le rare privilège de mourir bien. » Aux nuits d’accalmie où le grand massacre cesse d’être proche, où les vociférations tombent, où les canons se taisent, il songe à l’au-delà :

« Avec les étoiles et ses hautes pensées pour compagnes. »

Il scrute son cœur, examine sa conscience :

« Je ne sais pas si, en risquant mes meilleurs jours, je laisse complètement derrière moi le rêve qui éclairait mes sentiers solitaires, rêve qu’aucun désappointement n’a rendu moins cher. Parfois, je pense que, derrière le sommet des collines embroussaillées de fil de fer, et derrière le brouillard, la mort pourra tout rendre clair. Au-delà de l’horreur et de la douleur je trouverai sans doute, comme une Brunehilde encerclée de flammes, ce qui pourra combler l’immense désir de mon cœur. Là les braves seuls passeront, là les forts seuls arriveront. »

Et voici ; Alan Seeger donne rendez-vous à la mort. Tête haute, cœur enflammé, baïonnette nue, il l’attendra galamment sur quelque parapet disputé, au printemps, alors que l’odeur des pommiers en fleurs embaume l’air :

« J’ai rendez-vous avec la mort à minuit en quelque ville en flamme… Il se peut qu’elle me prenne par la main et me mène dans son noir repaire, et ferme mes yeux, et arrête mon souffle. Il se peut que je passe encore à côté d’elle. Dieu sait qu’il serait plus doux de dormir sur un oreiller de satin, dans les parfums de l’amour… Mais, je ne manquerai pas b. la parole donnée : j’ai rendez-vous avec la mort. »

Ainsi, après avoir érigé son exemple comme un étendard, Alan Seeger a cédé son âme victorieuse, et scellé de son sang le pacte nouveau.

À présent, le silence même de l’aède d’outre-mer est un hymne sans voix ; sa croix est lumière : elle n’a pas d’ombre sur nos champs. Entre les invisibles palmes, le feu du pacte nouveau brûle, se révèle, se magnifie.

Vers ce feu qui flamboie sur la tombe du jeune héros américain, ses frères s’élancent à la rescousse. À travers l’antique Océan, sous les étoiles qui tremblent, ils naviguent et se pressent vers la douce terre de France, qui est devenue comme un peu de leur terre, par le sépulcre glorieux.


Jean Dornis.
  1. Alan Seeger, Poèmes, 1916.
  2. Gabriele d’Annunzio, Laus Virae (vol. 1).
  3. Alan Seeger, Poèmes, 1916.
  4. Alan Seeger, Poèmes, 1916.
  5. Alan Seeger, Poèmes, 1916.
  6. Alan Seeger, Poèmes, 1916.
  7. Id., ibid.
  8. Alan Seeger, Poèmes, 1916.