Alaric, ou Rome vaincue/Livre I

La bibliothèque libre.
Augustin Courbé (p. 53-90).

 
Je chante le vainqueur des vainqueurs de la terre,
Qui sur le Capitole osa porter la guerre,
Et qui sut renverser, par l’effort de ses mains,
Le throsne des Cesars, et l’orgueil des Romains.
L’invincible Alaric, ce guerrier heroïque ;
Qui s’esloignant du Nort, et de la mer Balthique,
Fit trembler l’Apennin, au bruit de ses exploits ;
Fit gemir sous ses fers, la maistresse des rois ;
Vangea de mille affronts les peuples et les princes ;
Fit servir à leur tour les tyrans des provinces ;

Et qui sur l’Aventin plantant ses estendarts,
Triompha glorieux au noble champ de Mars.
Toy qui luy fis dompter cette superbe ville,
Aussi bien qu’à son bras donne force à mon stile ;
Esgale, s’il se peut, autheur de tous les biens,
Ma plume à son espée, et mes lauriers aux siens.
Que je sçache ses faits, comme ceux qui les virent ;
O dieu revele moy, quels peuples le suivirent ;
Quels furent les combats, qu’il luy falut donner ;
Quelle fut la valeur, que je vay couronner ;
Quels assauts soustint Rome, avant qu’elle fust prise ;
Enfin tout le progrés, de sa haute entreprise ;
Esclaire mon esprit, du feu qui l’eschauffa ;
Et fais moy triompher, ainsi qu’il triompha.
Et toy belle amazone, à qui les destinées
Devroient avoir soumis cent testes couronnées ;
Toy de qui le renom volle de toutes parts,
Aussi haut, aussi loing, que celuy des Cezars ;
Toy nouvelle Minerve, aux arts si bien instruite ;
Toy nouvelle Pallas, qui remis l’aigle en fuite ;
Fille du grand Gustave, et qu’on voit aujourd’huy,
Par cent rares vertus, fille digne de luy.
Christine, l’ornement du grand siecle où nous sommes,
Reyne qu’on voit regner au cœur de tous les hommes ;
Princesse incomparable, escoute dans mes vers,
Comment tes devanciers, dompterent l’univers :
Je dis le monde entier ; je dis la terre et l’onde ;
Car vaincre les Romains, c’est vaincre tout le monde :

Puis qu’on leur vit porter leur aigle et leurs combats,
De leur Tibre fameux, jusqu’aux derniers climats.
Vois tirer de l’oubly, cette esclattante histoire :
Mais crois que mes labeurs, ont pour objet ta gloire :
Et qu’en tous mes escrits, comme en tous mes propos,
Je songe à l’heroine, aussi bien qu’au heros.
 
Rome degenerant de sa grandeur antique,
N’avoit plus la splendeur qu’avoit la republique ;
Ni le solide appuy des armes et des loyx,
Qui la fit redouter lors qu’elle avoit des roys.
Des premiers des Cesars la valeur indomptable,
Estoit mal imitée, ainsi qu’inimitable :
Jule, Auguste, et Trajan, en leurs nobles travaux,
Parmy leurs successeurs n’avoyent plus de rivaux.
Tous ces grands empereurs que l’histoire revere,
Tite, Vespasian, Alexandre Severe,
Le sçavant Marc Aurelle, et le sage Antonin,
Parmy leurs grands tombeaux, gardoient leur grand destin.
Aucun nouveau Phœnix ne sortoit de leur cendre :
Rome au lieu de monter, achevoit de descendre :
L’empire divisé, paroissoit affoibly,
Et perdoit tout l’esclat qui l’avoit ennobly.
Arcade en orient aqueroit peu d’estime ;
Son frere en occident estoit peu magnanime ;
Et ces maistres du monde, accablez sous le faix,
Achetoyent laschement une honteuse paix ;
Devenoyent à leur tour esclaves volontaires,
En payant des tributs, mesme à leurs tributaires ;

Et des bouts de la terre, où l’aigle avoit volé,
On venoit requerir son butin signalé.
Rome, de qui cent roys avoient porté les chaisnes,
A peine commandoit aux provinces prochaines :
Et toute sa puissance, en ses plus grands efforts,
A peine estoit encor l’ombre de ce grand corps.
La molle volupté de la Grece domptée
Surmontoit la valeur qui l’avoit surmontée :
Et regnant à son tour sur ces illustres cœurs,
Les vices des vaincus, triomphoyent des vainqueurs.
L’aigle qui fut long-temps plus craint que le tonnerre,
N’osoit plus s’eslever, et voloit terre à terre :
Et ce superbe oyseau, loing des essors premiers,
Se cachoit tout craintif dessous ses vieux lauriers.
Le foible Honorius confiné dans Ravenne,
N’estoit d’un empereur que la chimere vaine :
Et s’il vouloit agir pour le peuple romain,
Le sceptre trop pesant luy tomboit de la main.
Le senat n’avoit plus de sages ni de braves ;
Il estoit composé d’affranchis et d’esclaves,
Que la fortune aveugle eslevoit en ce rang,
Plutost que la vertu, ni que le noble sang.
La majesté des loix paroissoit mesprisée ;
Par cent divers tyrans Rome estoit maistrisée ;
Les puissans oprimoient le foible impunément ;
Et l’on ne vit jamais un tel desreglement.
Dans ce siecle de fer les muses desolées,
Comme Ovide autrefois se voyoient exilées,

Apres avoir souffert un indigne mespris,
Et l’ignorance crasse offusquoit les esprits.
Chacun s’abandonnoit aux passions brutales ;
La terre eust deub s’ouvrir pour toutes les vestales ;
La vertu recevoit cent outrages mortels,
Et le crime insolent alloit jusqu’aux autels.
La vanité, l’orgueil, la fourbe, l’impudence,
Le luxe, les plaisirs, la paix, et l’abondance,
Avoient si fort changé la reyne des citez ;
Avoient si fort changé ses bonnes qualitez ;
Là faisoient à tel poinct toute une autre paroistre,
Qu’on cherchoit Rome en Rome, et sans la reconnoistre :
Et dans ces facheux temps, si honteux aux humains,
On voyoit des Romains, qui n’estoient plus Romains.
Du haut de l’empirée, où Dieu regne en sa gloire ;
Où des faits des mortels il garde la memoire ;
Où de leurs actions il juge en equité ;
Il voit ce grand desordre, et le voit irrité.
« Quoy, dit-il, cette ville en vertus si feconde,
L’arbitre de la terre, et la reyne du monde,
Elle que je comblé de richesse et d’honneur,
Trouve son infortune en son propre bonheur ;
Abuse ingratement de l’excés de mes graces ;
De ses grands fondateurs suit mal les belles traces ;
S’abandonne à tout vice, et tombe en un moment,
Du faiste de la gloire en cét abaissement !
Son aigle perd les yeux dans sa propre lumiere ;
Il ne luy souvient plus de sa grandeur premiere ;

Il ne luy souvient plus que pour elle je fis
Du throsne des Cezars, le throsne de mon fils ;
Que glorieuse en paix, que glorieuse en guerre,
Je la rendis deux fois la reyne de la terre ;
Et que pour l’eslever, j’ay fait voir par deux fois,
A ses superbes pieds les couronnes des rois.
L’ingrate me refuse un tribut legitime ;
Elle prefere à moy, l’idole de son crime ;
Et Rome l’insensée en ses affections,
Se fait autant de dieux qu’elle a de passions.
Mais il la faut payer, et mesme avec usure :
Ma longue patience a comblé la mesure ;
Le temps du chastiment est tout prest d’arriver ;
Et je m’en vay la perdre, afin de la sauver.
Il faut que dans le mal que ma main luy destine,
Elle revienne à soy, l’insolente mutine :
Et que si ma bonté m’a fait perdre son cœur,
Je le retrouve enfin par ma juste rigueur.
Oüy, superbe cité que l’on voit si changée,
Tu vas estre punie, et ma gloire vangée :
J’ay desja pris la foudre, et tu la vas sentir ;
Je le jure, dit-il, et sans m’en repentir. »
A peine a-t-il formé ces terribles paroles,
Que la terre s’esmeut, et tremble sur ses poles ;
Que l’orgueil de la mer s’abaisse en un instant ;
Et que tout l’univers fremit en l’escoutant.
Là, repassant des yeux les celestes phalanges,
L’eternel va choisir dans les neuf chœurs des anges,
L’ange

à qui sont commis tous les peuples du Nord,
Et luy parle en ces mots d’un ton encor plus fort.
« Volle, volle, mais tost, sans que rien te retarde,
Vers ces climats glacez, que j’ay mis sous ta garde :
Va trouver Alaric, et dis luy de ma part,
Que la gloire l’apelle, et qu’il songe au départ.
Que c’est aux bords du Tibre où l’attend cette gloire ;
Et que Rome est enfin l’objet de sa victoire :
Qu’il y vange les Goths des outrages souffers ;
Qu’il la fasse gemir, et sous ses propres fers ;
Que de tous ses faux dieux, il renverse les temples ;
Et de l’ire du ciel laissant de grands exemples,
Qu’il renverse à la fois, malgré tous ses efforts,
Les palais des vivants, et les tombeaux des morts.
Qu’il l’accable en un mot, sous ses propres murailles,
Certain de triompher par le dieu des batailles :
C’est moy qui vois la fin des projects importans :
C’est moy qui fais le sort de tous les combatans :
Qu’il suive aveuglement l’ordonnance celeste :
Qu’il marche seulement, et je feray le reste :
Je connois ton amour, et j’en suis satisfait ;
Rends toy digne du mien, et du choix que j’ay fait ».
L’ange exterminateur de l’ingratte Italie,
Se prosterne à ces mots, s’abaisse, et s’humilie :
Comme si cét esprit aussi grand qu’esclairé,
Rentroit dans le neant, d’où sa main l’a tiré.
Il part, il sort d’un lieu qui seul est souhaitable ;
Que seul on doit aimer ; et qui seul est aimable ;

Mais son maistre l’ordonne, et ce luy sont des loix,
Que les moindres accens, de la divine voix.
Dans le plus pur de l’air, cét ange de lumiere,
Pour se faire un beau corps, prend sa belle matiere :
Et cét ouvrier adroit, qui tousjours reüssit,
L’assemble en un instant ; la presse ; et l’espaissit.
De l’or de la nuée, il fait sa chevelure ;
D’un azur pris au ciel, ses yeux ont la teinture ;
L’incarnat de l’aurore, esclatte dans son teint ;
Et de ces trois couleurs, tout son plumage est peint.
Du blanc de cette nuë, est sa tunique blanche ;
D’un pourpre ardent et vif, il est ceint sur la hanche ;
Son escharpe volante, est d’un jaune doré ;
Et rien n’est veu si beau que l’ange ainsi paré.
Tous ses traicts sont divins, et sa taille est divine ;
Son air majestueux, marque son origine ;
Et de l’esprit tout pur, l’immortelle clarté,
Brille sur ce beau corps, bien qu’il l’ait emprunté.
Alors trouvant dans l’air, une invisible voye,
Il fond en battant l’aisle, où son maistre l’envoye :
Et tel que le faucon, qui se des-robe aux yeux,
Ce divin messager semble tomber des cieux.
Au de là des confins de la mer germanique,
Birch, ville capitale, et noble comme antique,
Eslevoit ses hauts murs, artistement bastis,
Dans un froid marescage, et sur des pilotis.
Là se vit un palais, d’eternelle structure,
Qui bien qu’irregulier en son architecture,
Fut pourtant

magnifique, et d’un si grand aspect,
Que sans ordre et sans art, il donnoit du respect.
Des masses de rocher en colomnes changées,
Au front du bastiment superbement rangées,
Sur leurs gros chapiteaux, d’esclatante splendeur,
Soustenoient la corniche, enorme en sa grandeur.
L’ordre corinthien, le tuscan, le dorique,
Et tous les cinq enfin y cedoient au gothique ;
A peine y voyoit-on la regle et le niveau,
Cependant ce palais estoit grand, riche, et beau.
Il portoit dans le ciel des tours ambitieuses ;
Des escaliers voûtez ; des sales spacieuses ;
Et des lambris dorez, à grands compartimens,
Où des festons de fleurs pendoient comme ornemens :
Mais de telle grosseur qu’on ne pouvoit comprendre,
Veu leur nombre et leur poids, qui les pouvoit suspendre.
Là, demeuroit alors, le vaillant roy des Goths ;
L’ange le trouva seul, et luy tint ces propos.
« Prince chery du ciel, esleve ton courage,
Et prepare ton bras à son plus grand ouvrage :
Le dieu de tous les roys, ô jeune et vaillant roy,
Veut que tu prennes Rome, et te l’aprend par moy.
Marche sans differer, puis qu’il te le commande :
Tesmoigne tout le cœur, que ce dessein demande :
Et sans t’espouvanter d’un coup si hazardeux,
Fais triompher les Goths, où l’on triompha d’eux.
Là, de l’ire du ciel laissant de tristes marques,
Fais que temples des dieux, et tombeaux des monarques,
Trebuchent pesle mesle, et

par tes grands efforts,
Va renverser l’orgueil des vivants et des morts.
Obeïs promptement, à Dieu qui te l’ordonne :
Et de sa propre main attends une couronne :
Mais riche, mais superbe, et pour tout dire enfin,
Digne de tes exploits, et de ton grand destin. »
L’immortel messager avec ces mots acheve :
Le roy baisse les yeux, et puis il les releve :
Et d’un ton noble et fier, ce heros glorieux,
Respond à l’envoyé du monarque des cieux.
J’attaqueray, dit-il, la redoutable ville :
Où je voy de l’honneur, rien ne m’est difficile :
Et quand Cezar luy-mesme, avec tous les humains,
Deffendroit contre moy les hauts murs des Romains,
La frayeur sur mon front ne seroit jamais peinte :
Plus je verrois à craindre, et moins j’aurois de crainte :
Et devant obeïr à ce commandement,
A moy soit l’entreprise, à Dieu l’evenement.
L’ange estant satisfait de son obeïssance,
Disparoist, et retourne à l’eternelle essence :
Et ce corps lumineux, qu’il emprunta de l’air,
Se dissoud, et remonte, aussi prompt qu’un esclair.
Comme on voit quelquefois les corps mouvans des nuës,
Presenter à nos yeux cent formes inconnuës,
Et puis dans un moment, legerement passé,
Effacer aussi-tost ce qu’on y voit tracé :
Tel ce divin fantosme eut sa forme et son estre,
Il fut, il ne fut plus, et cessa de paroistre.

Cependant Alaric medite en son esprit,
Sur l’ordre glorieux que le ciel luy prescrit :
Il se flatte en luy-mesme, et s’excite à la gloire ;
Il cherche le chemin qui meine à la victoire ;
Il prevoit sagement les obstacles divers,
Que son bras peut trouver à vaincre l’univers ;
Il songe à surmonter ces dangereux obstacles ;
Il prepare son cœur à faire des miracles ;
Il pense à des vaisseaux ; il pense à des soldats ;
Ce grand dessein l’occupe, et ne l’estonne pas ;
Les rochers et les vents ; le cordage et les voiles ;
Les escueils et le port ; les flots et les estoiles ;
Les armes, l’attirail, et les munitions ;
Les machines de guerre, et mille inventions ;
Tout est dans cét esprit ; tout y trouve sa place ;
Enfin il songe à tout, et rien ne l’embarrasse ;
Et prest d’executer l’ordre venu des cieux,
Le plaisir de son ame esclatte dans ses yeux.
Mais comme il voit le poinct jusqu’où sa gloire monte,
L’idole de son cœur, la belle Amalasonthe,
Revient dans sa pensée, et luy fait mediter,
Que pour aller à Rome, il la faudra quitter.
A ce triste penser, il fremit ; il soûpire ;
Pour calmer sa douleur, c’est trop peu que l’empire :
Et quel que soit l’honneur qu’on luy fait esperer,
Et quel que soit son cœur, il luy faut soûpirer.
« Quoy, dit-il, tu promets de quitter ce rivage !
Et crois-tu le pouvoir, prince ingrat et volage ?
T’es-

tu bien consulté, lors que tu l’as promis ?
Et le crois-tu possible, et le crois-tu permis ?
Tu veux quitter l’objet dont ton ame est ravie ;
Et le pourras-tu perdre, et conserver la vie ?
Et si tu peux, ingrat, y penser seulement,
Responds à ta raison, fus-tu jamais amant ?
Connois-tu ce que vaut cette illustre personne ?
La dois-tu balancer avec une couronne ?
Car si tu connois bien l’objet d’un si beau feu,
L’empire de la terre est encore trop peu.
Songe, songe aux plaisirs que l’on trouve aupres d’elle ;
Si son esprit est beau ; si son ame est fidelle ;
Et s’il faut preferer au supréme bonheur,
Une ombre, une fumée, un chimerique honneur.
Avec elle, sans rien, ton sort est desirable :
Sans elle avecques tout, tu seras miserable :
Et la fortune mesme, avec tous ses thresors,
Ne sçauroit te payer son esprit et son corps.
Cent fois lors que le sceptre et le soin des provinces,
T’avoient comme accablé sous le fardeau des princes ;
Fardeau qui lasseroit Alcide l’indompté ;
Fardeau qui n’est connu qu’apres l’avoir porté ;
Un seul de ses regards, par sa puissante amorce,
T’a rendu le courage, et restably ta force :
Un seul de ses regards, dans ton cœur desolé,
A fait cesser ta peine, ou t’en a consolé.
Tous tes maux sont les siens ; tes plaisirs sont sa joye ;
Son cœur est satisfait, pourveu qu’elle te voye ;

Le tien ne le peut estre, à moins que de la voir ;
Et l’inclination, l’amour, et le devoir,
La raison, la pitié, tout te veut aupres d’elle ;
Tout te nomme barbare, et t’apelle infidelle ;
Et tu la veux quitter, et causer son trespas !
Le sort en est jetté, dit-il, ne partons pas ».
Là, ce prince s’arreste, et repasse en luy-mesme,
Et les ordres du ciel ; et sa douleur extrême ;
Son ame est balancée entre plus d’un soucy ;
Il en soûpire encore, et parle apres ainsi.
« Quel orage s’esmeut en ma triste pensée ?
Quelle audace est la tienne, ô mon ame insensée ?
Contre l’ordre du ciel, j’ose deliberer,
Et contre mon devoir, on m’entend murmurer !
Le dieu de l’univers m’apelle au bord du Tibre,
Et je parle aujourd’huy, comme si j’estois libre !
Et je parle aujourd’huy, comme si tous les rois,
Pouvoient rien opposer à ses divines loix !
Quoy, j’entendray parler la sagesse eternelle,
Qui voit dans l’advenir, ce qui n’est veu que d’elle ;
Qui sçait ce que j’ignore, et de qui l’equité,
Me sçauroit bien punir de ma temerité ;
Et ma raison aveugle, et ma raison fautive,
Contre l’ordre du ciel, voudra que je la suive ;
Voudra que je m’esgare, en la pensant trouver ;
Et qu’enfin je me perde, en me croyant sauver !
Quoy, la gloire m’apelle, et mon ame y resiste !
Quoy, je voy le triomphe, et l’on me peut voir triste !

Quoy, je voy le danger, et mon cœur n’y court pas !
Ha ! S’il ne le fait point, il est foible ; il est bas.
Amalasonthe est sage ; Amalasonthe est belle ;
Mais il la faut quitter, pour estre digne d’elle :
L’amour, comme le ciel, veut que j’en use ainsi ;
Tout le dit ; tout le veut ; et je le veux aussi ».
Là son cœur s’affermit, comme il s’y determine :
Il suit aveuglement l’ordonnance divine :
Il la suit avec joye, et sans plus murmurer ;
Mais il ne la suit pas pourtant sans soûpirer.
Comme on voit quelquesfois, qu’apres un grand orage,
La mer paroist tranquile, et fait cesser sa rage ;
Mais non pas tellement, que l’œil des matelots,
Ne reconnoisse encor quelque fureur aux flots :
Tel paroist d’Alaric, l’incertaine pensée :
Et l’on y voit encor la tempeste passée :
Il partira sans doute, il fera son devoir ;
Mais partir sans douleur, n’est pas en son pouvoir.
A travers l’allegresse, on voit encor ses traces :
Ainsi que son bonheur, il prevoit ses disgraces :
Il sent qu’il est amant, voulant estre vainqueur,
Et l’honneur, et l’amour, tyrannisent son cœur.
Cependant, sans tarder, ce prince magnanime,
Resolu d’achever son dessein legitime,
Assemble le senat, afin que ses sujets
Puissent estre informez de ses hardis projets.
Comme il est assemblé dans sa superbe sale,
Où le grand amiral, et le prelat d’Upsale,

Prirent tous deux le rang qu’ils y tenoient tousjours,
Alaric monte au thrône, et leur fait ce discours.
« Vous de qui je connois la prudence et le zele,
Illustres senateurs, troupe sage et fidele,
Qui m’aydez à porter le fardeau de l’estat,
Avec assez de force, avec assez d’esclat.
Prestez à mes propos une oreille attentive :
Allumez dans vos cœurs une ardeur noble et vive :
Et preparez vos bras au plus hardy dessein,
Que l’amour de la gloire ayt mis dans vostre sein.
Ce que j’ay dans l’esprit, est au-dessus de l’homme :
Tout autre trembleroit, au seul penser de Rome :
Mais l’objet de sa crainte, est l’objet de mes vœux ;
Vous le diray-je enfin ? C’est Rome à qui j’en veux.
Rome de qui l’orgueil tyrannisa la terre ;
Rome qui sur nos bords osa porter la guerre ;
O honteux souvenir des outrages souffers !
Rome qui nous vainquit, et qui nous mit aux fers.
De la honte des Goths, allons tirer vengeance :
Oüy, faisons trébucher sa superbe puissance :
Et si nous aspirons à nous voir couronner,
Reportons luy ses fers, afin de l’enchaisner.
Oüy, sur le mesme char que nos peres suivirent,
Faisons porter ces fers à ceux qui les y mirent :
Des tyrans de la terre allons courber le front,
Et vanger l’univers, en vangeant nostre affront.
Les ramparts eternels, des Alpes qui les couvrent,
N’ont rien de si fermé, que les grands cœurs ne s’ouvrent :

Ce que fit Hanibal, Alaric le fera :
Et mesme plus que luy, car Rome servira.
Secondé de vos bras, rien ne m’est impossible :
Le sommet des rochers, par eux m’est accessible :
Et du sentier penible, enfin trouvant le bout,
Nous fondrons en torrent, et ravagerons tout.
L’aigle, l’aigle superbe, apres tant de rapines,
De nos cuisans malheurs, sentira les espines :
Et ce fameux oyseau, foible, las, et confus,
Tombera sous nos coups, et ne vollera plus.
Mais vous diray-je tout, et qui nous favorise ?
C’est Dieu seul qui m’engage, à ma haute entreprise :
Un ange m’est venu (j’en atteste les cieux)
Commander de partir, et de quitter ces lieux.
A la grandeur des Goths, ne mettons point d’obstacle :
Suivons, suivons la voix de ce divin oracle :
Allons en Italie, où l’honneur nous attend :
La gloire est le seul but où tout grand cœur pretend :
Et c’est aux bords du Tibre où l’on voit cette gloire :
C’est là que le triomphe acheve la victoire :
Oüy, c’est là que vos bras se pourront signaler :
C’est là qu’est le peril, c’est là qu’il faut aller. »
Il finit par ces mots, et toute l’assemblée,
Au grand nom des Romains, paroist assez troublée :
Et le voyant si ferme au dessein qu’il a pris,
L’importance du fait suspend tous les esprits.
Tout le senat observe un assez long silence :
Mais enfin le prelat se faisant violence,
Et du zele qu’il

a se formant une loy,
Adresse la parole en ces termes au roy.
« Je laisse à ces grands cœurs, ô prince magnanime,
A juger du dessein où leur roy les anime :
Et je laisse aux prudents à disputer entr’eux,
S’il est possible ou non, qu’il luy puisse estre heureux.
Cette vaste carriere est trop longue et trop large :
Je me restraints, seigneur, au devoir de ma charge :
Le reste, quoy que grand, ne m’arrestera point ;
Et de tout ce discours, je ne touche qu’un poinct.
Vous dites que le ciel authorise vos armes ;
Qu’il demande du sang ; qu’il demande des larmes ;
Qu’un ange vous a dit que Rome va perir ;
Et que c’est vostre bras qui la doit conquerir.
Prince, pensez à vous, en pensant à la gloire :
Craignez vostre deffaite, en cherchant la victoire :
Et malgré les conseils de cette vision,
Craignez d’estre trompé, par une illusion.
Connoissez du demon la malice premiere :
Cét ange de tenebre, en ange de lumiere,
S’est changé mille fois, pour perdre les mortels,
Et pour leur inspirer des desseins criminels.
Examinez-vous bien ; connoissez bien vostre ame ;
Voyez si pour le ciel elle est toute de flâme ;
Et si pour meriter une telle faveur,
Cette ame à son devoir esgale sa ferveur.
Mais pourquoy jugez-vous d’une pareille chose ?
Elle nous apartient ; tout roy fait mal qui l’ose :

Soumettez vostre esprit à nostre jugement,
Et ne prononcez plus si souverainement.
Le sceptre et l’encensoir, furent aux mains d’Auguste ;
Mais parmy les Chrestiens le partage est plus juste :
Craignez du Dieu vivant, le terrible courroux :
Regnez sur vos sujets, et qu’il regne sur vous. »
Le roy sans s’esmouvoir à cette aigre censure,
Loin d’abaisser son cœur, l’esleve et le r’assure :
Et jugeant que ce zele est un effet d’amour,
Fait signe à l’amiral qu’il luy parle à son tour.
« Seigneur pardonnez-moy (dit alors ce grand homme)
Si ma voix fait à Birch, ce qu’on fera dans Rome ;
Si j’ose vous combattre, et vous representer,
La grandeur du peril que vous allez tenter.
La distance des lieux me choque et m’espouvante :
Vous ne l’ignorez-pas, vostre ame en est sçavante ;
Il vous faut traverser des terres et des mers ;
Des fleuves et des bois ; des monts et des deserts ;
Et loin de tout secours, et sans resource aucune,
Donner tout au hazard, et tout à la fortune.
En menant peu de gents, Rome vous defera :
Avec un camp nombreux, la faim vous destruira :
Et si ce mal arrive, apres vostre deffaite,
Quel azile, seigneur, vous offre une retraite ?
Tout vous sera contraire, et les peuples soûmis,
Se feront voir alors vos plus grands ennemis.
Je sçay que les Romains sont venus sur nos terres,
Sans craindre les dangers, ni les travaux des guerres ;

Et que de Rome à nous, de nous au Quirinal,
La distance est esgale, et le peril esgal.
Mais le destin, seigneur, luy qui fait les obstacles,
Ne fait pas tous les jours de ces rares miracles :
Ils passent la nature, ainsi que la raison,
Et le sort des Romains est sans comparaison.
De plus, comment passer de la cavalerie,
Du rivage Balthique, aux bords de Ligurie ?
La distance des lieux ne vous le permet pas,
Et sans cavalerie où sont les grands combats ?
Mais supposons encor qu’on vainque les tempestes,
Comment pretendez-vous conserver vos conquestes ?
Et si tant de travaux doivent estre sans fruit,
N’achetez-vous pas trop ce qui n’est qu’un beau bruit ?
D’ailleurs, les empereurs, et de Rome, et de Grece,
S’uniront contre vous, si le peril les presse :
Et ces freres unis, à vaincre mal-aisez,
Seront plus forts que vous n’estans plus divisez.
Changez donc le dessein de ce cœur invincible ;
Il est grand, il est beau, mais il est impossible :
Et quelque grand qu’il soit, c’est par l’evenement,
Que l’univers douteux en juge absolument.
Que si l’ambition, et l’amour de la gloire,
Veulent que vous gagniez victoire sur victoire ;
Divers estats voisins, avec moins de danger,
Offrent ce que refuse un climat estranger.
Portons chez les Danois le bonheur de vos armes ;
Le triomphe en ce lieu coustera moins de larmes ;

Coustera moins de sang ; et vos braves guerriers,
Avec moins de travail, auront plus de lauriers.
Les roys, peres du peuple, aussi bien que monarques,
D’un amour paternel doivent donner des marques :
Et preferer tousjours, avec affection,
Le repos de ce peuple à leur ambition.
De plus, l’esloignement des roys et des grands princes,
A des soulevemens expose leurs provinces :
L’œil d’un maistre puissant, y tient tout en devoir ;
Mais pour le respecter, seigneur, il le faut voir.
Contentons-nous plutost du haut rang où nous sommes,
Sans espuyser l’estat, d’argent, d’armes, et d’hommes :
Regner sur soy, seigneur, c’est proprement regner :
Et gardons de tout perdre, en voulant tout gagner. »
Comme il en estoit là, le vaillant Radagaise,
Qui dans tout ce discours n’entend rien qui luy plaise,
D’une noble fierté se colore le front,
Et hardy comme il est, se leve, et l’interrompt.
« L’excès se peut trouver, dit-il, en la prudence :
La sagesse des Goths consiste en leur vaillance :
Et par cette valeur qui leur fait tout oser,
Ils forcent la fortune à les favoriser.
Oüy, cette noble audace est souvent couronnée,
Et tout cœur genereux, se fait sa destinée :
Rome nous a vaincus, nous la vaincrons aussi,
Et nous reüssirons, comme elle a reüssi.
La victoire dans Rome, est superbe, et hautaine :
S’il la faut chercher loin, elle en vaut bien la peine :

Et vaincre les Romains est un si grand honneur ;
Et les assujettir est un si grand bonheur ;
Qu’il n’est ni monts, ni mers, ni campagnes, ni fleuves,
Qui de nostre valeur doive empescher les preuves :
Et pour de vrais soldats, à qui l’honneur est cher,
Plus le peril est grand, plus on le doit chercher.
Non, non, ne craignons rien, en l’estat où nous sommes :
Toute terre à des fruits ; par tout vivent les hommes :
Si nous sommes vainqueurs, rien ne nous manquera :
Si nous sommes vaincus, la mort nous sauvera.
Mais le moyen, dit-on, que la cavalerie,
Puisse jamais aller aux bords de Ligurie ?
Passons-y sans chevaux, et bien-tost nos guerriers,
De pietons qu’ils estoient, deviendront cavaliers.
Il faut aller gagner, mais à grands coups d’espée,
De ces nobles coursiers que voit Parthenopée :
Et de nos bataillons fermes et bien dressez,
Faire des escadrons de lances herissez.
Pourquoy vient-on parler de faire une retraite ?
Pourquoy suppose-t-on nostre lasche deffaite ?
Quand on verroit le ciel contre nous conjuré,
Il faut songer à vaincre, et le croire asseuré.
Que si nous perdons Rome, apres l’avoir soûmise,
Nous ne perdrons jamais la gloire de sa prise :
Et le fruit des travaux, et le prix des grands cœurs,
Consiste en un seul poinct, c’est d’estre les Vainqueurs.
Deux empereurs, dit-on, assembleront leurs forces :
Tant mieux, c’est pour le roy de nouvelles amorces :
Quiconque en un combat

compte ses ennemis,
Est indigne de vaincre, et doit estre soûmis.
Mais on craint la revolte en l’absence du maistre :
Mais c’est luy faire outrage, et c’est mal le connoistre :
Car bien que son estat ne le puisse plus voir,
Le bruit de ses exploits tiendra tout en devoir.
Non, non, la renommée aura tousjours des aisles :
Tout prince conquerant, ne voit point de rebelles :
Et les succès heureux de ses hardis projets,
Redoublent le respect au cœur de ses sujets.
L’on nous propose en suite une conqueste aisée ;
Mais par là mesprisable, et par nous mesprisée :
Et sans borner si pres nos beaux et grands exploits,
En domptant l’univers, nous vaincrons les Danois.
O prince genereux, que cherit la victoire,
Allons, allons à Rome, où vous attend la gloire :
Car si je connois bien ce qui vous semble doux,
Les lauriers des Cezars sont seuls dignes de vous. »
Entre ces trois advis, le senat se partage :
Jusques-là tout dispute, et nul n’a l’avantage :
La chose est en balence, et la grande action,
Se trouve contestée avec esmotion.
Chacun à ses raisons, et chacun les croit bonnes :
L’un y voit des dangers, et l’autre des couronnes :
L’un blasme ce dessein, et l’autre le deffend :
Tous ont de la chaleur, et pas-un ne se rend.
Mais enfin Alaric fait pancher la balence :
Il se leve, et sa voix leur imposant silence,

Allons, allons à Rome, il nous est important,
Dit-il, et sur ce poinct ne contestons plus tant.
Vostre advis different, esgalement fidelle,
Par des chemins divers, me prouve vostre zele :
Mais la gloire l’emporte ; et la reyne des roys,
Faisant pancher mon cœur, il luy donne sa voix.
Comme on voit en esté les soigneuses abeilles,
Voler comme il leur plaist, sur les roses vermeilles ;
Et puis par un instinct, qui leur tient lieu de loy,
R’assembler tout l’essain à l’entour de leur roy.
Tels tous les senateurs alors se font paroistre :
Ils vont de leur advis, à l’advis de leur maistre :
Tout revient, tout se range à son opinion,
Et la diversité, se change en union.
Ces contestations estant donc achevées,
Il despesche par tout pour faire des levées :
Et ce grand conquerant, devant fendre les flots,
Ainsi qu’à des soldats, songe à des matelots.
Ses ordres sont donnez pour bastir des navires :
Et sçachant qu’il s’agit d’attaquer deux empires,
Ce prince prevoyant tasche à n’oublier rien,
Et jamais soin exact, ne fut esgal au sien.
Mais pendant qu’il travaille à former son armée,
Par tout de son dessein vole la renommée :
Tout en bruit ; tout en parle ; et dés le lendemain,
Amalasonthe aprend cét illustre dessein.
Que ne dit-elle point, sçachant cette nouvelle !
Elle accuse Alaric, et l’apelle infidelle ;

Elle se prend au ciel de la rigueur du roy ;
Elle s’en prend à tout ; elle s’en prend à soy.
Son ame ingenieuse à redoubler ses peines,
Redoute les Romains, et les beautez Romaines :
Elle craint qu’Alaric ne soit vaincu deux fois,
Et que Mars et l’amour ne luy donnent des loix.
Elle craint (et sa crainte à beaucoup d’aparence)
L’inconstance des flots, et sa propre inconstance :
Elle craint pour sa vie, et plus pour son amour,
Et l’un et l’autre soin la travaille à son tour ;
Et l’un et l’autre soin la tourmentent ensemble ;
Enfin elle soûpire ; elle pleint ; elle tremble ;
Et souffrant les efforts de plus d’une rigueur,
L’amour et le despit luy deschirent le cœur.
Mais comme Amalasonthe est une beauté fiere,
Alaric n’entendra, ni soûpir, ni priere :
Du moins dans le malheur qui cause son soucy,
Ce cœur imperieux se l’imagine ainsi.
L’exemple de Didon luy desplaist, et la blesse :
Selon son sentiment, elle eut trop de foiblesse :
Et le mauvais succès des pleintes qu’elle fit,
Dans sa noble fierté confirme son esprit.
Elle veut qu’Alaric soit plus constant qu’Enée ;
Elle veut à son gré regler sa destinée ;
Et que ce grand captif rentre dans son devoir,
Non par de lasches pleurs, mais par son seul pouvoir.
Ce prince d’autre part, songeant à cette belle,
Brule de la revoir, et n’ose aprocher d’elle :

Il craint ce qu’il desire ; et retenant ses pas,
Il avance, et recule ; il veut, et ne veut pas.
Il prevoit sa douleur ; il prevoit sa colere ;
Il ne sçait que luy dire, et moins ce qu’il doit faire ;
Il balence ; il hesite ; et son cœur amoureux,
Ne fut jamais si grand, qu’il se croit malheureux.
Mais enfin son amour l’emporte où va son ame :
La crainte et ses glaçons le cedent à sa flâme :
Il entre où cette belle a desja murmuré ;
Sombre, triste, pensif, pasle, et desfiguré.
O puissance d’amour qui luy fais cette guerre,
Tu fais trembler un roy qui fait trembler la terre :
Tu le fais soûpirer ; tu luy retiens la voix ;
Et le vainqueur de Rome est vaincu cette fois.
Lors qu’il voit de plus pres cette illustre affligée,
Il la voit sans parure ; il la voit negligée ;
Mais pourtant tousjours belle, et tousjours en estat
De faire sur son cœur un nouvel attentat.
Un silence eloquent luy parle de son crime :
Sa bouche n’en dit rien, mais son regard l’exprime :
Je ne sçay quoy de fier, de triste, et d’amoureux,
Luy dit qu’il est coupable, autant que rigoureux.
Par trois fois cét amant voulut ouvrir la bouche,
Et trois fois on le vit muet comme une souche :
Il paroist en desordre, et le voyant transi,
Amalasonthe parle, et le querelle ainsi.
« Seigneur, j’ay desja sceu, mais non pas sans colere,
Le voyage fameux que vous pretendez faire :

Et le bruit de la cour, et le peuple indiscret,
Ont porté jusqu’à moy cét important secret.
Mais comme je connois vostre prudence grande,
Je crois assurément que les sorciers d’Islande,
(Eux qu’un art si puissant rend par tout renommez)
Vous ont vendu le calme, et les vents enfermez.
Vous avez trop d’esprit, pour commettre à l’orage
Le destin de l’estat, c’est un trop grand naufrage :
Et si vous ne teniez, et les flots, et les vents,
Vos desseins paroistroient plus hardis que prudents.
Sans doute que cét art qui fait tant de miracles,
Doit vous oster, seigneur, toute sorte d’obstacles :
Et malgré la nature, et malgré le destin,
Transporter vos soldats du couchant au matin.
Il vous fera voler sur les Alpes chenuës ;
Pour éviter ces monts, vous irez sur les nuës ;
Et l’aigle vous verra fondre comme elle fond,
Au haut du Capitole, ou sur quelque autre mont.
Les vivres ; l’atirail ; les machines de guerre ;
(Embarras qui si loin ne peut aller par terre)
Par ce chemin nouveau suivront facilement,
Et tout ne peut manquer d’aller heureusement.
Des superbes Romains les nombreuses armées,
Depuis tant de saisons à vaincre accoustumées,
Fuiront devant la vostre, et par son seul esclat,
Rome à qui tout ceda, cedera sans combat.
Rome succombera sous un sort pitoyable ;
Un ange vous l’a dit, et la chose est croyable ;
Un ange vous l’a

dit, il n’en faut pas douter ;
Le bonheur de l’estat n’a rien à redouter ;
Des guerres sans sujet, les fins sont tousjours bonnes ;
Il nous faut seulement preparer des couronnes,
Dignes de l’equité qui conduit ce grand cœur,
Car s’il plaist au hazard, vous reviendrez vainqueur.
Dans un si grand dessein, où la gloire est extrême,
C’est peu, seigneur, c’est peu, de quitter ce qu’on aime :
Ou pour parler plus juste, et pour mieux m’exprimer,
Ce que l’on n’ayme point, et ce qu’on feint d’aymer. »
« Ha cessez, luy dit-il, cruelle Amalasonthe,
D’adjouster à mes maux le reproche et la honte !
Dire que je mesprise un objet si charmant,
C’est me dire sans yeux, comme sans jugement ;
C’est me faire un outrage aussi grand que sensible ;
C’est me connoistre mal ; c’est croire l’impossible ;
C’est estre sans raison ; c’est me desesperer ;
Et mettre un triste cœur en estat d’expirer.
Si de vostre beauté mon ame n’est ravie ;
Si je ne vous cheris plus que ma propre vie ;
Puissent, par ces malheurs dont vous me menacez,
Les desseins que je fais, estre tous renversez ;
Puisse Rome me vaincre, et me voir son esclave ;
Qu’un maistre imperieux, me commande, et me brave ;
Et pour parler d’un sort plus terrible en ses coups,
Puissay-je en revenant, estre hay de vous.
Diray-je ma pensée, et la pourrez-vous croire ?
C’est pour vous seulement que je cherche la gloire ;

Si j’en veux aux Romains, c’est pour vous meriter ;
Et pour ce seul honneur, j’ose et veux vous quitter.
Le sceptre que je porte, adorable cruelle,
N’a pas assez d’esclat, pour une main si belle :
Et je veux en despit des fleuves et des mers,
Aporter à vos pieds celuy de l’univers.
Oüy, mon thrône est trop bas, pour oser vous y mettre :
Je le veux eslever, veüillez donc le permettre :
Et sans me faire voir cét injuste courroux,
Souffrez que j’aille vaincre, et par vous, et pour vous.
Non, non, ne soyez point à vous nuire obstinée :
De vos yeux tous puissans, faites ma destinée :
Le sort, assurément, vos volontez suivra :
Souhaittez que je vainque, et ma valeur vaincra :
Rome, la grande Rome, à qui tout rend hommage,
Si vos vœux innocens secondent mon courage,
Tombera sous le bras que vous animerez ;
Enfin j’iray combattre, et vous triompherez. »
« Ce discours, luy dit-elle, est digne de vostre ame :
Il fait voir vostre cœur, mais non pas vostre flâme :
Et de quelques couleurs que vous l’ayez orné ;
Et bien que mon esprit soit mesme assez borné ;
Vous paroissez tousjours à travers ce faux zele,
Hardy, brave, vaillant, mais amant peu fidele :
Et l’on voit aisément qu’en vostre passion,
Vous bruslez, non d’amour, mais bien d’ambition.
Ce grand cœur suit par tout sa grande et belle idole ;
Mesme avant que partir, il monte au Capitole ;

Il ne voit que des chars ; des thrônes renversez ;
Et des arcs de triomphe, à sa gloire dressez.
Il ne voit que lauriers ; il ne voit que couronnes ;
Il laisse la constance aux vulguaires personnes ;
Pour les cœurs eslevez, ce sentiment est bas ;
Ils n’ayment que le feu, le sang, et les combats ;
Le meurtre, le carnage, et les villes forcées ;
Et ces cœurs, ces grands cœurs, n’ont point d’autres pensées.
Mais voulez-vous, seigneur, sçavoir quel est le mien ?
Ce fier, cét orgueilleux, se croit un si grand bien,
Qu’il est persuadé (mais peut-estre qu’il erre)
Qu’on doit perdre pour luy, l’empire de la terre :
Et qu’enfin pour luy seul un roy doit tout quitter,
S’il veut, tout roy qu’il est, le pouvoir meriter. »
« Ha, respond Alaric, je croy ce que vous dites !
L’univers, quoy que grand, à pourtant des limites ;
Mais dans ce noble cœur les vertus n’en ont point,
Et pres de ces vertus, la terre n’est qu’un poinct.
Aussi je vous proteste (et je suis veritable)
Que l’empire absolu de la terre habitable,
Quoy que l’ambition ait des charmes fort doux,
Seroit encor trop peu pour m’esloigner de vous. »
« Mais le ciel... mais le ciel, interrompt cette belle,
Est le pretexte faux que prend un infidelle :
Son crime desguisé de ce nom specieux,
Avec peu de raison croit abuser mes yeux.
Non, non, le juste ciel n’est point l’autheur des crimes :
A peine souffre-t-il les guerres legitimes :

Et loin de vous porter à ces extremitez,
Il vous en punira si vous y persistez.
Ha ne commettez point une faute si grande !
Si vous estes amant, ma voix vous le commande :
Si vous estes mon roy, j’ose vous en prier :
Mais un aspic est sourd, et j’aurois beau crier.
Ce mot m’est eschappé, mais mon cœur le revoque :
Il ne veut point prier un ingrat qui s’en moque :
Il est trop glorieux pour cette lascheté,
Et par-là son repos seroit trop achepté.
Partez, partez, seigneur, faites hausser les voiles,
Sans consulter les flots, les vents, ni les estoiles ;
Et contre un banc de sable, ou bien contre un escueil,
Allez-vous en trouver un illustre cercueil.
Il vaut mieux que le sceptre, et mieux qu’Amalasonthe :
Des fers qu’il a portez vostre grand cœur à honte :
Puisse donc le destin en descharger vos mains,
Et vous les eschanger aux chaisnes des romains. »
Là, pleine de despit, cette belle le quitte,
Et le laisse interdit, comme elle est interditte :
Il veut la retenir, mais inutilement,
Et ce prince affligé l’apelle vainement.
Comme le voyageur souffre d’extrêmes peines,
Lors que de deux sentiers les traces incertaines,
Font balencer son cœur sur ce qu’il resoudra,
Ne sçachant que choisir, ni lequel il prendra :
Tel paroist Alaric, en sa triste avanture :
Son amour le retient, et le nomme parjure ;

Mais son devoir le pousse, et les ordres des cieux,
Le font determiner à partir de ces lieux.
L’honneur et le devoir, par leurs forces unies,
Combattent de l’amour les forces infinies :
Ils triomphent enfin, et ce grand conquerant,
Ne leur resiste plus, et cede en soûpirant.
Luy-mesme sur luy-mesme emporte la victoire :
Du chemin des plaisirs, de celuy de la gloire,
Il prend le difficile, et d’un choix de heros,
Il prefere à la fin le travail au repos.
Mais pendant qu’il resout cette grande matiere,
La belle Amalasonthe aussi triste que fiere,
Souffrant de tous les maux la derniere rigueur,
S’abandonne au despit qui deschire son cœur.
« Quoy, dit-elle en pleurant, trop foible Amalasonthe,
L’on t’ose resister ! Tu souffres cette honte !
Et l’on vient de t’entendre, en ce lasche moment,
Non seulement prier, mais prier vainement.
O cœur, indigne cœur, qu’est alors devenuë,
Cette noble fierté si belle et si connuë ;
Ce noble et bel orgueil, qui t’a fait mille fois,
Regarder à tes pieds les sceptres et les rois ?
Puis que tu n’es pas mort, tu merites ta peine :
Tu n’es pas comparable à la grandeur romaine :
Alaric à raison de l’aimer plus que toy,
Et tu n’as pas sujet de le croire sans foy.
Non, ne nous flattons point, cœur foible, cur timide ;
Il faloit, ou mourir, ou haïr ce perfide :

Il faloit, il faloit la haine ou le trespas :
Et cependant tu vis, et tu ne le haïs pas.
Mais quelle est mon erreur ? Mais que dis-je insensée ?
Je change de discours ; je change de pensée ;
Non, je ne l’ayme plus, puis qu’il me peut trahir :
Je le haïs, je le haïs, ou je le crois hair.
Mais soit l’un, ou soit l’autre, estant sans allegeance,
Ne nous refusons pas celle de la vangeance :
Combattons son destin ; troublons tous ses desseins ;
Liguons tout l’univers avecques les Romains ;
Suscitons contre luy tous les peuples du monde ;
L’amour ingenieux, que le despit seconde,
Est capable de tout, dans un cœur genereux ;
Dans un cœur outragé ; dans un cœur amoureux. »
Mais comme elle se pleint, Rigilde la demande :
Rigilde le plus grand des grands sorciers d’Islande :
Rigilde qui cent fois, avec estonnement,
A fait trembler l’enfer, sous son commandement.
Il entre, et le voyant, vostre science est vaine,
Dit-elle, et je n’ay point ce haut titre de reyne,
Que vostre art abusif m’a tant de fois promis,
Art aussi peu certain, comme il est peu permis.
Enfin le roy me quitte, et ma haute esperance,
Se trouve sans effet, comme sans aparence :
Et toute mon adresse, et tout vostre sçavoir,
N’ont plus, helas ! N’ont plus, ni force, ni pouvoir.
Mais si ce grand sçavoir n’est point imaginaire ;
Si Rigilde en un mot sçait plus que l’ordinaire ;

Puis que mon mauvais sort ne sçauroit se changer,
Qu’il m’ayde, pour le moins, qu’il m’ayde à me vanger :
Qu’il rompe, s’il se peut, cette injuste entreprise,
Ou qu’il fasse perir celuy qui me mesprise.
Oüy, soyons sans douceur, puis qu’il est sans pitié :
Mais Rigilde, c’est trop, c’est trop de la moitié :
Ne suivons qu’à demy cette fatale envie :
Destruisons ses desseins, mais espargnons sa vie :
Et puis qu’esgalement il me nuit et me plaist,
Qu’il vive, tout volage, et tout ingrat qu’il est.
Madame (luy respond ce grand faiseur de charmes)
Tout l’enfer impuissant pour moy n’aura plus d’armes,
Et tout mon art enfin manquera de credit,
Ou le roy n’ira pas au lieu qu’il vous a dit.
Je mettray tant d’obstacle au dessein qu’il rumine ;
Je le traverseray d’une adresse si fine ;
Que Rome n’aura rien à craindre de ses coups,
Pourveu que le destin ne soit pas contre nous.
Ha ! Je vous en conjure, adjouste cette belle ;
Empeschons la revolte, et sauvons le rebelle :
Mais si mon mauvais sort en dispose autrement,
Perdons le, perdons-nous, tel est mon sentiment.
Sans tarder plus long-temps Rigilde se retire :
Et dans la sombre nuict, faisant ce qu’on desire,
Sans pilote, sans vent, sans rame, et sans timon,
Il traverse la mer, porté par un demon.
Du costé d’occident, au froid climast d’Islande,
Est la superbe Hecla, montagne affreuse et grande,

Qui dans toute saison a le sommet neigeux,
Et le pied tout couvert de flâmes et de feux.
De par tout sort le feu meslé dans la fumée :
Des pierres qu’il eslance est la terre semée :
Un tonnerre eternel y bruit horriblement,
Et se mesle en ce lieu, si l’histoire ne ment,
Aux pleintes des damnez qu’on entend dans ce gouffre,
Qui petille par tout de bithume et de souffre,
Confondant en tout temps, en cent et cent façons,
Le froid avec le chaud, la braise et les glaçons.
Dans les flancs caverneux de la triste montagne,
Qu’envelope la nuit ; que l’horreur accompagne ;
Une large spelonque, horrible en son aspect,
Donne de la terreur, en un lieu si suspect.
Sur le dome eslevé, dont la grote s’enfonce,
Pend, comme à gros festons, la seche pierre ponce :
Et le souffre jaunastre y mesle sa couleur,
Petrifié qu’il est, et privé de chaleur.
Cent congelations sortent de cette voûte,
Au milieu du cristal, dont elle est presques toute :
Car l’eau qui du rocher va par tout degoutant,
Par le froid excessif, se fixe en un instant :
Et le combat du feu, contre l’aspre froidure,
Transforme l’eau qui tombe, et la rend ainsi dure :
Tant ces vieux ennemis, qui sont si mal d’accord,
S’opposent l’un à l’autre au froid climast du Nord.
Dans les creux recullez de l’antre espouvantable,
Le nocturne hibou de son cry lamentable,

Fait retentir la roche, et d’un ton gemissant,
Imprime la frayeur en l’ame du passant.
Or Rigilde tenoit dans ces lieux solitaires,
Tout ce qui luy servoit aux magiques mistheres :
Ses livres, ses parfums, ses pierres, ses metaux ;
Les poudres et les sucs de mille vegetaux ;
Des images de cire ; un horrible squelette ;
Des anneaux enchantez ; sa fatale baguette ;
Des flambeaux de resine, et divers instrumens ;
Des vases destinez aux noirs enchantemens ;
Des venins, des poisons, et mille horribles choses,
Par qui tous les sorciers font leurs metamorphoses,
Lors qu’ils changent leurs corps en des corps estrangers,
Pour perdre les troupeaux, sans craindre les bergers.
A peine est-il entré, qu’aussi-tost il allume
Un grand et noir flambeau qui luit moins qu’il ne fume :
Et dont le sombre esclat augmente la terreur,
Que donne un lieu si triste, et si remply d’horreur.
Il prend et sa baguette, et son livre magique,
Dont l’infernal pouvoir est si souvent tragique :
Et sur un sable noir, dans la grote semé,
Maint carractere affreux par sa main est formé.
Ce qu’à de plus puissant la cabale infernale,
Le cercle, le carré, le triangle, et l’ovale,
S’y meslent l’un dans l’autre, et sont si confondus,
Qu’à peine par luy-mesme ils sont bien entendus.
Il prononce des mots inconnus et terribles,
Capables d’esmouvoir les choses insensibles :

Il se tourne au levant ; et puis à l’occident ;
Vers le septentrion ; vers le midy bruslant ;
Ses regards sont affreux ; sa teste herissée ;
Sa bouche est escumante, et sa voix opressée ;
Ses pas sont chancelans, d’un et d’autre costé ;
Son ame est agitée, et son corps agité ;
Enfin d’un ton de maistre, et d’une voix qui tonne,
Il prononce ces mots, dont la grote raisonne.
Esprits ingenieux, qui mille et mille fois,
Avez executé ce qu’a prescrit ma voix,
Icy tout de nouveau j’ay besoin de l’adresse
Qui vous rend si puissans, mais tost, la chose presse :
Et si mes volontez vous tiennent lieu de loy,
Empeschez, s’il se peut, les desseins d’un grand roy.
Empeschez qu’Alaric n’aborde en Italie :
Mon art vous le commande, et mon cœur vous en prie :
Enfin je vous evoque à cette intention :
Opposons-nous ensemble à son ambition :
Et puis que le demon est au-dessus de l’homme,
Que jamais ses drapeaux ne soient veus devant Rome :
C’est tout ce que je veux de l’enfer aujourd’huy :
Obeïssez demons, si je puis tout sur luy.
Alors sous cette grote on entend le tonnerre,
Qui semble s’eslever du centre de la terre :
Il gronde horriblement, et parmy ce grand bruit,
Mille esclairs sont meslez aux ombres de la nuit.
De longs gemissemens ces rochers retentissent :
Mille soûpirs font voir que les demons patissent :

Et Rigilde observant un silence profond,
Une voix souterraine en ces mots luy respond.
Pour plus d’une raison le tenebreux monarque,
Du pouvoir de ton art t’accorde cette marque :
Et certains interests que tu ne comprens pas,
Font qu’avec toy l’enfer marche d’un mesme pas.
Pour destruire Alaric, il n’est rien qu’il ne tente :
Travaille de ta part à l’affaire importante :
Certain que des esprits l’invisible secours,
En cette occasion t’assistera tousjours.
Mais pour te descouvrir ce que ton cœur ignore,
Celuy que haït l’enfer, et que le ciel adore,
Enfle encore l’orgueil de cét ambitieux,
Et si l’enfer combat, il combattra les cieux.
Il n’importe pourtant ; et pour un grand courage,
De la difficulté, vient l’honneur de l’ouvrage :
Ose tout ; tente tout ; incapable d’effroy,
Mille esprits immortels vont combattre pour toy.
Là recommence encor ce tonnerre qui gronde :
Là de nouveaux esclairs, de la grote profonde
Chassent l’obscurité durant quelques momens :
Là de nouveaux soûpirs ; de longs gemissemens ;
Une seconde fois font retentir la roche :
Mais comme du soleil la lumiere s’aproche,
Rigilde se servant des restes de la nuit,
Par le mesme chemin, loin du monde et du bruit,
Porté par son demon, sans nulle violence,
Aussi viste qu’un traict, vole avec le silence :

Et devant que le jour monte sur l’horison,
Invisible qu’il est, il revoit sa maison.