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Alaric, ou Rome vaincue/Livre II

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Augustin Courbé (p. 93-130).

 
L’astre dont les rayons animent toutes choses,
Parmy les champs des Goths faisoit ouvrir les roses,
Et l’aymable printemps dans ces climats glacez,
Sortoit de ces glaçons l’un sur l’autre entassez.
Cependant Alaric qui songe à son voyage,
Sans tarder plus long-temps, met la main à l’ouvrage :
Et comme il doit voguer sur l’empire des eaux,
Il donne tous ses soins, à bastir des vaisseaux.
Assez pres de la ville, et parmy des montagnes,
De qui l’ombre s’estend dans les vastes campagnes,

Une sombre forest s’esleve jusqu’aux cieux,
Qu’elle semble morguer, d’un derrière audacieux.
Du pied jusqu’au sommet, ces montagnes sont vertes ;
De superbes sapins, leurs cimes sont couvertes ;
Et le chesne à cent bras, par ses rameaux si longs,
Y sauve du soleil la fraischeur des vallons.
Les ormes au bois dur ; les pins au bois qui fume ;
Et mille arbres encor, plus grands que de coustume,
Par l’extrême grosseur de tant de rameaux vers,
Font juger qu’ils sont nais avecques l’univers.
En cent et cent façons, leurs branches s’entre-lacent ;
Les lierres rampans, sur leurs troncs qu’ils embrassent,
D’un vert sombre et luisant, au jaspe tout pareil,
Ornent cette forest d’un pompeux apareil.
Aux clairs rayons du jour, elle est impenestrable ;
Sa fraischeur est charmante, et son ombre agreable ;
Et tant que l’esté dure, on entend les zephirs,
Pousser dans ce desert, leurs amoureux soûpirs.
Il semble que ces vents l’un l’autre s’y provoquent ;
La forest leur respond ; ses rameaux s’entre-choquent ;
Et cét aymable bruit, trouble seul quelquesfois,
Le silence profond, qui regne dans ces bois.
Que dis-je ! Il n’est pas seul ; un autre bien moins rude,
Esclate comme luy dans cette solitude :
Mais c’est un bruit si doux, qu’il y charme les sens,
De ceux qui vont resver dans ces lieux innocens.
Du chant de mille oyseaux, ces vallons retentissent ;
Sous ces arbres espais, mille animaux bondissent ;
Et l’herbe et

le gazon croissent abondamment,
En cét aymable lieu, si frais et si charmant.
Là le grand Alaric, qui pense à des empires,
Va prendre ce qu’il faut pour bastir des navires :
Et desja la coignée, en mille et mille lieux,
Fait tomber des sapins le sommet glorieux.
De grands coups redoublez, cette forest raisonne,
Qu’à bras haut eslevez, le bucheron y donne :
Les arbres esbranlez, tombent en un instant,
Et font tout retentir, par un bruit esclatant.
Comme dans la Sicile, à ce que dit la fable,
Le Ciclope nerveux, d’un bras infatigable,
Frape sur son enclume, et le jour, et la nuit,
A qui l’Aetna flambant, respond par un grand bruit.
Telle des bucherons, la main laborieuse,
Des arbres les plus durs, estant victorieuse,
Frape et refrape encore en ces lieux recullez,
Et fait gemir ces bois, sous ses coups redoublez.
Là trébuche un sapin ; icy le chesne tombe ;
Icy l’orme s’esbranle ; et là le pin succombe ;
La forest s’esclaircit ; et l’œil de l’univers,
Pour la premiere fois, voit ces lieux descouvers.
Mais pendant qu’Alaric fait avancer l’ouvrage,
Redoublant de ses gents la force et le courage,
Et que sa voix en donne, à ceux qui n’en ont pas,
L’invisible Rigilde, observe tous ses pas.
Il voit avec douleur, la forest esclaircie ;
Il entend l’aigre bruit, de la mordante scie,

Qui separe les troncs, de leurs plus gros rameaux,
Et ces objets pour luy, sont des tourments nouveaux.
Enfin il se resoud d’opposer sa science,
Et l’effort de l’enfer, à cette diligence :
Et pour mettre à l’instant la troupe en desarroy,
Il met la main à l’œuvre, aussi bien que le roy.
Au creux d’un grand rocher, et loin de la lumiere,
Un ours blanc comme neige, à sa sombre tanniere ;
Ou, lors que la clarté le chasse le matin,
Il emporte sa proye, et son sanglant butin.
Il est grand, mais sans forme en ses membres horribles ;
Ses yeux sont fort petits, mais ses regards terribles ;
Le feu semble en sortir, et briller à travers
Le long poil herissé, dont on les voit couvers.
Ses ongles sont tranchans ; et ses dents sont tranchantes ;
Son dos est eslevé ; ses oreilles panchantes ;
Cét animal paroist enorme en sa grandeur,
Et sa force en un mot esgale sa laideur.
Rigilde redoublant sa fierté naturelle,
Fait entrer dans son corps, un demon qu’il apelle :
Et la beste agitée, et pleine de fureur,
Sort, et meine avec soy, la mort et la terreur.
Comme un traict decoché d’une extrême vistesse,
Fendant l’air et sifflant, vole où l’archer l’adresse ;
Mais d’un vol si subit, et si prodigieux,
Qu’à peine il est suivy du mouvement des yeux.
Tel, et plus viste encor, cét animal s’eslance ;
Tout cede ; tout fait jour ; devant sa violence ;

Il heurte ; il fait tomber ; il estouffe en pressant ;
Il mord ; et de sa griffe il deschire en passant ;
Il lance des cailloux, et les jette en arriere ;
Mais avec tant d’effort ; mais de telle maniere ;
Qu’ils entrent dans un arbre aussi facilement,
Qu’on voit entrer la rame, au liquide element.
D’abord quelques seigneurs, s’opposent à la beste ;
D’abord quelques soldats, luy veulent faire teste ;
Luy presentent leurs dards, et font ferme un instant ;
Mais si cent l’osent faire, elle en renverse autant.
Elle marche debout ; elle saute ; elle crie ;
Elle brise ces dards, foibles pour sa furie ;
Tout s’escarte ; tout fuit ; et dans un tel effroy,
Tout songe à se sauver, et nul ne songe au roy.
Luy, dans ce grand peril, d’un courage intrepide,
Presente son espée, à la beste homicide ;
Puis eslevant son cœur, aussi bien que ses yeux,
J’espere tout de vous, dit-il, moteur des cieux.
O miracle estonnant ! Le ciel veut ce qu’il pense ;
Ce grand acte de foy, trouve sa recompense ;
Dieu suspend du demon, l’horrible cruauté ;
Et l’animal n’a plus que sa seule fierté.
Toute seule qu’elle est, elle est encore grande :
Mais de cette façon un heros la demande :
Plus un peril est grand, plus il plaist à son cœur,
Et ce n’est que par luy qu’il veut estre vainqueur.
Il s’avance à grands pas, vers la beste en colere ;
Elle s’avance aussi, faisant ce qu’il veut faire ;

Elle saute, il esquive ; il la presse, elle fuit ;
L’art enseigne le roy ; la nature l’instruit ;
La force est differente, et l’adresse est esgale ;
La valeur raisonnable, et la fierté brutale,
Disputent à l’envy, ce dangereux laurier,
Qui doit estre le prix, du monstre ou du guerrier.
Cét ours tout de nouveau, prend et jette des pierres,
Qui volent en bruyant, ainsi que des tonnerres ;
Le heros les esvite, et comme il est levé,
Le fer victorieux, dans son sang est lavé.
Il le choisit au ventre, où la peau n’est pas dure ;
La beste jette un cry, pour le mal qu’elle endure ;
Elle bondit en l’air, où perdant sa vigueur,
Elle retombe morte, aux pieds de son vainqueur.
Or comme il voit sa peine, et sa gloire accomplie,
Loin de s’enorgueillir, ce heros s’humilie :
Il croit que le ciel seul l’a sauvé du trespas ;
Il croit que son salut ne doit rien à son bras ;
Et sçachant qu’à Dieu seul, est l’honneur et la gloire,
Ce grand prince à luy seul, consacre sa victoire ;
Et reconnoist tenir de sa seule bonté,
L’avantage esclattant, de l’animal dompté.
Alors tout plein de joye, aussi bien que de zele,
Il marche dans le bois ; il fait bruit ; il apelle ;
La troupe se rassemble, au sombre pied d’un mont ;
Mais la honte en l’esprit, et la rougeur au front.
Ce prince genereux, qui connoist leur foiblesse,
Loin de les mal-traitter, les flatte, les carresse ;

Et pour haster la fin d’un dessein important,
Les anime au travail, qu’on reprend à l’instant.
De mille chariots, la campagne est couverte ;
La forest est peuplée, et la ville deserte ;
Et comme par son roy l’on s’entend exhorter,
Tout va, tout vient, tout porte, ou revient pour porter.
Comme au temps des moissons, les fourmis mesnageres,
Travaillent à l’envy, sous leurs charges legeres ;
Et d’escadrons nombreux, au soir comme au matin,
Couvrent le vaste champ, où se fait leur butin :
Tels mille et mille gents, fourmillent dans la plaine,
Emportant de ces bois, la despoüille hautaine :
Et du matin au soir, sont couverts les chemins,
De sapins et d’ormeaux, de chesnes et de pins.
Mais Rigilde enragé de voir que sa science
Pour la premiere fois, a manqué de puissance,
Loin de se rebuter, redouble ses efforts ;
Fait prendre à ses demons, la forme de corps morts ;
Et de spectres affreux, couvrant tout le passage,
Aux chevaux effrayez, fait perdre le courage.
Ces animaux craintifs, s’arrestent à l’instant ;
Recullent en desordre ; ont le cœur palpitant ;
Battent du pied la terre, et ronflent de colere ;
Ne reconnoissent plus la voix qui les modere ;
Prennent le frain aux dents ; se confondent entr’eux ;
Malgré le foüet sifflant, et le mords escumeux ;
Et touchez par l’objet que l’enfer leur expose,
Ils renversent leur charge, et rompent toute chose.
L’un traverse la plaine, avec un char brisé ;
L’autre sur les rochers, trouve un sentier

aisé ;
Il y monte, il y vole, en sa course subite,
Et puis du haut en bas, le char se precipite.
L’un tire ; l’autre tombe, et veut se relever ;
Plusieurs sont acrochez ; tous veulent se sauver ;
Pas-un d’eux ne le peut, si fort ils s’embarrassent ;
Les essieux sont rompus ; les arbres s’entre-lassent ;
Enfin tout boule-verse, et jamais le soleil,
N’esclaira dans son cours un desordre pareil.
Comme on voit des moutons la troupe espouvantée,
Fuïr du loup qu’elle craint, la dent ensanglantée ;
Et ne connoistre plus, en ce pressant danger,
Ny le secours des chiens, ny la voix du berger :
Telle de ces chevaux est la frayeur timide ;
Ils ne connoissent plus, ni la main, ni la bride ;
Ils ne connoissent plus, ni le foüet, ni la voix ;
Car tout est en desroute, et tout fuit à la fois.
L’invincible Alaric, qui voit ce grand tumulte,
Sans redouter l’enfer, que Rigilde consulte,
Dit aux siens, estonnez d’un accident si prompt,
Ce que ne font les chars, les hommes le feront.
Aussi-tost le premier, il commence l’ouvrage ;
Par son illustre exemple, il donne du courage ;
Et tant que la nuit dure, avec un grand effort,
Il porte et fait porter tout ce bois sur le port.
Luy-mesme à ce labeur preste ses mains royales ;
Elles sont à la fois, fortes et liberales ;
Et s’employant

à tout, comme il n’espargne rien,
Ce grand prince prodigue et sa peine et son bien.
Alors sans perdre temps, dans l’ardeur qui le presse,
De mille charpentiers, il fait agir l’adresse :
Le bois change de forme ; et le bruit, et les coups,
De maillets, de marteaux, de chevilles, de clouds,
De haches, de rabots, de cizeaux, et de scies,
Font bien loin retentir les forests esclaircies ;
Et dans les rochers creux, où reside la nuit,
De cent bruits differens, il se fait un grand bruit.
L’un arrondit les mats ; l’autre forme l’antene ;
L’un à faire un tillac, met son art et sa peine ;
L’autre esleve la hune, au plus haut du vaisseau ;
L’un fait courber la quille, où doit tournoyer l’eau ;
L’autre esleve la poupe, et l’orne avecques pompe ;
Celuy-cy fait la proüe, et cét autre la pompe ;
Et malgré le sorcier, et malgré le demon,
L’un place le fanal, et l’autre le timon.
Par l’adroit calfateur on voit mettre l’estoupe ;
La poix fume, et noircit de la prouë à la poupe ;
Et le spalme jaunastre, et qui resiste aux eaux,
Enduit esgalement le plus bas des vaisseaux.
Alors sur des rouleaux de grandeurs differentes,
Glissent jusques au lac, ces machines errantes,
Tout obstacle cedant à l’art qui les conduit ;
Et l’eau qui les reçoit, boüillonne, escume, et bruit.
A peine ces vaisseaux sont-ils hors du rivage,
Que l’adroit marinier, y met tout le cordage :
L’un

gros ; l’autre menu ; l’un courbé ; l’autre droit ;
Il y monte ; il y glisse ; il vole en chaque endroit.
Au plus haut des trois mats, il guinde les neuf voiles,
Et puis il les abaisse, en repliant ces toiles :
L’estandart sur la poupe ondoye au gré des vents,
Et meinte banderolle, à plis tousjours mouvans.
A l’entour des vaisseaux, regne la pavesade ;
Et pour les arrester sur l’estrangere rade,
Les anchres et leur chable, attachez à leur bord,
Sont aupres de l’esquif, qu’on a tiré du port.
La savorne pesante, est mise à fonds de cale :
Qui sert de contre-poids, et rend la charge esgale :
Et sans plus m’amuser d’inutiles discours,
Ils ont tout ce qu’il faut aux vaisseaux de long cours.
Des armes, du biscuit, et des feux d’artifice,
Cruelle invention de l’humaine malice :
Du charbon et de l’eau, des lampes, des flambeaux,
Et tout cét atirail qu’on met dans les vaisseaux.
Or Rigilde qui voit du plus haut d’une roche,
Le labeur achevé ; le despart qui s’aproche ;
Maudit esgalement ses demons et son art,
Et se resout encor, d’empescher ce despart.
Pendant la sombre nuit, il se coule invisible,
Au fond d’un grand navire, où le sommeil paisible
Avoit tout assoupy du jus de ses pavots,
Et vaincu sans combat, soldats et matelots.
Il y met aussi-tost une meche allumée ;
Il remonte, et reprend sa place accoustumée ;
Et sur

ce haut rocher, il attend en suspends,
Ce que dans les vaisseaux, feront les feux rampans.
L’air souffle cependant ; la meche se consume ;
Elle eschauffe la poix ; la fait fondre ; l’allume ;
Le feu gagne l’estoupe, et s’y prend à l’instant ;
Il petille desja par un bruit craquetant ;
La fumée à flots noirs, à la flâme meslée,
S’esleve à gros boüillons, vers la voûte estoilée ;
Et dans l’obscurité de cette sombre nuit,
Esclate horriblement, et la flâme et le bruit :
Comme on voit un torrent qui ravage la plaine,
Couvrir en un moment, dans sa course hautaine,
La campagne exposée à sa vaste fureur,
Et perdre en la noyant, l’espoir du laboureur.
Tel ce torrent de feu (mais plus espouvantable)
Passe de planche en planche, et va de chable en chable ;
Vole de poupe en prouë ; et jusqu’au bout des mats,
Monte, serpente, rampe, et puis retombe en bas.
Par lambeaux enflâmez, tombent toutes les voiles ;
L’air ainsi que le ciel, a mille et mille estoiles ;
Et l’horrible clarté, qui de la flâme sort,
Donne un aspect affreux, au grand lac comme au port.
A ce bruit esclattant, le nocher se resveille :
Il escoute effrayé, la peur qui le conseille :
Et voyant tout brusler, il se jette dans l’eau,
Pour esviter la mort, qu’il voit sur le vaisseau.
Les cris dans chaque bord, montent jusqu’à la nuë :
La flâme croist plutost, qu’elle ne diminuë ;
Et le vent qui la pousse, et

qui paroist fecond,
De ce premier vaisseau, la porte en un second :
De ce second apres, au troisiesme elle passe :
La flotte entiere craint une mesme disgrace :
Ou plutost elle croit qu’elle s’en va perir,
Et que tout l’art humain, ne la peut secourir.
A ce bruit effroyable, Alaric qui repose,
S’esveille, ouvre un balcon, et voit quelle est la chose :
En sent une douleur, qu’on ne peut concevoir ;
Et sa foy toutesfois se fait encore voir.
Maistre des elemens, arreste cette flâme,
(Dit-il en eslevant et ses yeux et son ame)
Il y va de ta gloire, ô Dieu bon ; ô Dieu fort ;
A ces mots il descend, et vole vers le port.
O merveille estonnante, et difficile à croire !
Mais que nous raportons sur la foy de l’histoire ;
Le vent cesse à l’instant, et l’air est obscurcy :
On le voit tout couvert, d’un nuage espaissy :
Qui s’enfle ; qui grossit ; qui noircit ; et qui creve ;
Par un deluge d’eau, dont la terre s’abreve.
Elle tombe à grands flots, sur cét embrasement,
Et son humidité, l’estouffe en un moment :
De sorte qu’Alaric, que fait voler la crainte,
Arivant sur le port, trouve la flâme esteinte :
Et n’a plus rien à faire, apres cette faveur,
Q’à rendre avec respect, ses vœux au Dieu sauveur.
Il le fait avec joye ; il le fait avec zele ;
Il rassure la flotte, où son devoir l’apelle ;

Il va de bord en bord, de l’un à l’autre bout ;
Et remet l’assurance, et le calme par tout.
Mais Rigilde qui voit son entreprise vaine,
Lors que le feu s’esteint, sent r’allumer sa haine ;
Accuse ses demons ; s’accuse le premier ;
Et pour perdre Alaric, perdroit le monde entier.
Il deteste son art, comme un art inutile ;
Son ame luy paroist peu forte et peu subtile ;
Il voit en soûpirant, cette forest de mats ;
Enfin il doute ; il craint ; mais il ne se rend pas.
Cependant de par tout, viennent les gents de guerre ;
Desja d’un camp nombreux, ils ont couvert la terre ;
Et les beaux champs de Birch, et les bords du marais,
Sont desja tous remplis, de bataillons espais.
O muse que j’escoute, et que le ciel inspire,
Instruits toy de leur nombre, afin de me le dire :
Et redis moy les noms, de ces peuples du Nord,
Qu’un beau desir de gloire, amena sur ce port.
Trente mille soldats, de la fiere Gothie,
Qui se disent sortis de l’antique Scythie,
Paroissent les premiers, avec l’arc à la main,
Conduits par Radagaise, au courage hautain.
Ils ont tous sur l’espaule, un carquois fait d’escorce,
Remply de traicts aigus, qui volent avec force :
De plumes de vautour, leur front est ombragé,
Et d’une large espée, ils ont le flanc chargé.
Les sauvages voisins du froid golphe Bothnique,
Dans leurs robustes mains, tenans tous une pique,
Arrivent les seconds,

aupres de ces premiers,
Et grossissent le camp, de vingt mille guerriers.
De longs et blonds cheveux, leur espaule est couverte ;
Leurs yeux brillent d’un feu dont la couleur est verte ;
Mais d’un feu petillant, qui marque leur vigueur ;
Et leur corps est fort grand, aussi bien que leur cœur.
Athalaric les meine, et paroist à leur teste :
Sur son luisant armet, un dragon sert de creste :
Mais au superbe pas, dont il marche aujourd’huy,
Un si fier animal, ne l’est pas tant que luy.
Ceux qu’on voit habiter la fertile Finlande,
Font bien voir leur richesse, en leur superbe bande :
Ils paroissent armez, et vestus richement,
Et l’or parmy le fer, brille confusément.
Ils portent de longs dards, qu’ils lancent à la guerre ;
A des chaisnes d’argent, pend leur beau cimeterre ;
Et leur bras est chargé, d’un bouclier esclatant,
Rond comme le soleil, et qui luit presque autant.
Hildegrand les commande, ou plutost les anime ;
Hildegrand, un guerrier, et sage, et magnanime ;
Dont le cœur eslevé, dans ses nobles desirs,
S’expose à cent travaux, et quitte cent plaisirs.
De vingt mille soldats, leur troupe est composée :
La conqueste du monde, à leur cœur semble aisée :
Ils mesprisent pour elle, et richesse, et repos ;
Et n’ont pour leur objet, que la gloire des Goths.
Ceux qu’on voit demeurer dans les isles Alandes,
Qui portent pour pavois, des escailles si grandes,

Que lors qu’il faut camper, le soldat qui s’en sert,
En fait comme une hutte, et s’y met à couvert,
Arrivent des premiers, où l’honneur les apelle ;
Leur front est couronné, d’une algue verte et belle ;
Et la ligne à la main, et la tortuë au bras,
On les voit à la fois, et pescheurs, et soldats.
Dix mille, pour le moins, forment cette brigade,
Qui souloit aux poissons dresser une embusquade ;
Et qui vient maintenant, par un desir plus beau,
Combattre sur la terre, ayant vaincu sur l’eau.
C’est Haldan qui les meine, homme de grand courage,
Qui souvent sans paslir, s’est veu parmy l’orage :
Et qui dans sa nacelle, ennemy du repos,
S’est moqué mille fois, de la fureur des flots.
Ceux qui boivent les eaux de la Polme escumante,
Veulent avoir leur part, à l’affaire importante :
Et du fer que leur terre a produit dans son sein,
Ils s’arment à la fois, et la teste, et la main.
Ils sont en pareil nombre, et leur troupe aguerrie,
Observe bien ses rangs, et marche avec furie :
Theodat les conduit, Theodat, qui vaillant,
Sçait joindre la prudence, au courage boüillant.
Ceux qui dans les rochers de l’aspre Livonie,
Receurent en naissant, la lumiere et la vie,
Chasseurs déterminez, qu’ils furent autrefois,
Ont les mesmes espieux, qu’ils portoient dans les bois.
Leur nombre est innombrable, et leur valeur extrême :
Le travail les deslasse, et cette troupe l’aime :

Le plus affreux peril, par elle est mesprisé,
Car rien ne l’espouvante, et tout luy semble aysé.
Wermond qui les commande, est un chasseur insigne,
Que d’un si grand employ, la troupe a jugé digne :
Hardy, laborieux, adroit, plein de vigueur,
Qui du chaud et du froid, mesprise la rigueur.
Ceux qui gelent au bord de la mer glaciale,
Se sentans eschauffez d’une ardeur martiale,
Sortant des longues nuits qu’on voit en leurs climasts,
Au desir de l’honneur laissent guider leurs pas.
Ils arrivent au camp, pleins d’espoir et d’audace,
Et la fronde à la main, par un bruit qui menace,
Ils font tout retentir, de ce bruit esclatant,
Et le lac est troublé, par ce qu’ils vont jettant.
Leur nombre est de vingt mille, et Sigar qui les meine,
Paroist esgalement, soldat et capitaine :
Il est brave et prudent, et parmy le danger,
Encore qu’il s’expose, il sçait se mesnager.
Des feroces Lapons, d’où le jour se recule,
Et des bords herissez, du grand marais de Lule,
Viennent tous glorieux des travaux qu’ils ont eûs,
Trente mille guerriers, estrangement vestus.
L’un de la peau d’un ours, fait toute sa parure ;
L’autre d’un grand sanglier, sur sa teste à la hure ;
L’un sous la peau d’un loup, paroist bizarrement ;
L’autre d’un grand vautour, fait tout son ornement ;
Un autre plus galant, est tout couvert d’hermines ;
Blanches comme la neige, et rares comme finnes ;

Et la masse à la main, et d’un superbe pas,
Il fait voir que son cœur respire les combats.
Jameric les conduit, un vieillard à qui l’âge
Laisse encore la force, et l’ardeur du courage :
Jameric, vaillant chef, qui sous le poil grison,
Conserve la vigueur de la verte saison.
Les gents de Midelphar, et ceux d’Angermanie ;
Les habitans d’Upsale, et ceux de Nicopie ;
De Narve, de Castrolme, et de mille autres lieux,
Viennent tous pour servir leur prince glorieux.
Pres d’un camp si nombreux, les rivieres tarissent :
Jusques au pied des monts, les troupes s’eslargissent :
Tout campe, tout se loge, et de tous les costez,
Les chefs sont sous la tente, et les soldats huttez.
Comme on voit au printemps, les vistes herondelles,
Arriver en grand nombre, et planer sur leurs aisles ;
Ainsi de toutes parts, viennent les bataillons,
Qui de ces vastes champs, couvrent tous les sillons.
D’Alaric qui les voit, l’allegresse est extrême :
Il observe les rangs ; il les compte luy-mesme ;
Il parle à tous les chefs ; il flatte les soldats ;
Et leur dit que son cœur, attend tout de leurs bras.
Par des cris redoublez, le camp respond au prince :
Il luy dit qu’il est prest de quitter sa province :
Et frappant les boucliers de la pointe des dards,
Il dit tacitement, qu’il cherche les hazards.
Mais entre ces guerriers, il voit une guerriere,
Qui paroist à ses yeux aussi belle que fiere :

Ses cheveux ondoyans, à grosses boucles d’or,
Tombant negligemment, l’embellissent encor.
Son front paroist orné d’un grand bonnet d’hermine,
Dont l’extrême blancheur, sert à sa bonne mine :
Une masse d’heron, d’un noir asprement noir,
Augmente encor le blanc, que l’hermine fait voir.
Elle a de peau de tigre, une robe volante,
Qui bien que fort sauvage, est pourtant fort galante,
L’agraphe la retrousse, et fait qu’on voit au jour,
Ses brodequins doublez de la peau d’un vautour.
Son carquois est fait d’herbe, et son arc de baleine ;
Une escharpe de jonc, jusqu’à terre luy traisne,
Qui suspend son espée, et qui mesle un beau vert,
A ce blanc moucheté, dont son corps est couvert.
La blancheur de ses bras, à l’hermine opposée,
Y trouve un nouveau lustre, et s’en rend plus prisée :
Et celle de son teint, malgré son incarnat,
Pourroit noircir un cygne, aupres de son esclat.
Tous ses traits sont fort beaux, et sa taille est fort belle :
Elle marche d’un pas, digne d’une immortelle :
Et l’on voit dans son air, superbe comme il est,
Je ne sçay quoy de fier, qui fait craindre et qui plaist.
La belle est à costé d’un Lapon de son âge,
Mais Lapon de l’habit, et non pas du visage :
Car bien loin d’estre blanc, et d’estre fait ainsi,
Son teint est assez brun, et ses cheveux aussi.
Sa mine est haute et noble, et ses yeux pleins de flâme,
Faisant voir clairement la grandeur de son ame,

Alaric les admire, et leur fait ce discours.
Quels anges lumineux viennent à mon secours ?
Si le Tibre peut voir vos beautez souveraines,
Nous vaincrons les Romains, et les beautez romaines.
Il sous-rit à ces mots, et demande aux Lapons,
Qui sont ces deux amants, en attraits sans seconds ?
Seigneur (luy dit leur chef, ce vieillard venerable)
De ces jeunes amants, l’histoire est memorable :
Et quand vostre loisir pourra me l’endurer,
Je vous y feray voir, dequoy les admirer.
Il faut, respond le roy, sans tarder davantage,
Puis que ce haut sapin, nous preste son ombrage,
Et qu’assez de loisir, nous demeure aujourd’huy,
Que vous me parliez d’elle, aussi bien que de luy.
Alors pour escouter un peu plus à son aise,
Il se panche à demy, sur le fier Radagaise :
Et chacun par respect, voulant se reculer,
Il fait signe au vieillard, qu’il commence à parler.
Seigneur, dit Jameric, parmy nous dure encore,
La feste qu’on celebre en l’honneur du dieu Thore :
Thore que nous tenons pour le plus grand des dieux,
Et qui vit comme Frigge, avec Othon aux cieux.
Or un jour qu’on chommoit cette feste celebre,
(Jour malheureux pour nous, aussi bien que funebre)
Nos femmes en fureur, d’un esprit irrité,
Violerent le droit de l’hospitalité :
Et sans aucun sujet, leur brutale manie,
Fit que d’un estranger la trame fut finie :

Et que de mille dards, son triste cœur percé,
Cria vengeance au ciel, par tout son sang versé.
O fascheux souvenir, qui nous couvre de honte !
Si le crime fut prompt, la vengeance fut prompte :
Et nous sentismes bien, que les dieux irritez,
Ont en horreur le meurtre, et les impietez.
A quelque temps de là, l’impitoyable peste,
D’un invisible traict, donna le coup funeste :
Et d’un venin subtil, empoisonnant tout l’air,
La mort vola par tout, plus viste qu’un esclair.
Un esprit tout de feu, serpente dans les veines ;
Une noire vapeur, de cent chimeres vaines,
Offusque le cerveau ; vient troubler la raison ;
Et fait qu’un si grand mal, n’a point de guerison.
Ce mal se communique, et tout l’air qu’on respire,
Bien loin de l’apaiser, le redouble et l’empire :
Les hommes seulement n’en sont pas attaquez,
Les oyseaux en volant, en tombent suffoquez ;
Et tous les animaux, ont la mesme avanture,
Par l’horrible poison, qui destruit la nature.
On fuit pour l’esviter, mais on fuit vainement :
L’amy quitte l’amy, mais inutilement :
La terre pour les corps, en tous lieux est ouverte,
Et chacun porte en soy, la cause de sa perte.
Le fils servant le pere, en est assassiné ;
Le pere aydant le fils, voit son sort terminé ;
A l’enfant par la mere, est la clarté ravie ;
Elle cause sa mort, ayant causé sa vie ;

Le laict empoisonné, l’empoisonne à l’instant ;
Elle expire, il expire, et meurt en sanglotant.
La femme et le mary, qu’un nœud si saint assemble,
Ainsi qu’ils ont vescu, meurent enfin ensemble :
Mesme terre les couvre, esteignant leur flambeau,
Et n’ayant eu qu’un lict, n’ont aussi qu’un tombeau.
Les freres et les sœurs, en s’assistant se nuisent :
Les champs en sont deserts ; les villes s’en destruisent ;
Tout n’est qu’un cimetiere ; et nostre terre alors,
A peine peut suffire, à mettre tant de corps.
Ceux qu’un devoir pieux occupe à cét office,
Avant qu’avoir rendu ce funebre service,
Ont besoin que quelque autre, avec mesme bonté,
Les jette avec ce mort, qu’ils avoient aporté.
Mais bien-tost la foiblesse estant trop generale,
Aucun n’est plus jetté sous la tombe fatale :
Les morts et les mourans, pesle-mesle estendus,
Y sont horriblement en tous lieux confondus.
Icy l’un tout livide, espouvante la veuë ;
Icy l’autre tout pasle, est un mort qui remuë ;
Et lors qu’on voit tomber tous ces spectres mouvans,
On ne discerne plus les morts et les vivans.
Leurs regards sont affreux ; leur bouche est entre-ouverte ;
Ils n’ont plus sur les os, qu’une peau toute verte ;
Et dans ces pauvres corps, à demy descouvers,
Parmy la pourriture, on voit groüiller les vers.
Des cadavres hideux, en tous endroits s’exhale,
L’invisible poison, dont l’atteinte est fatale :

Et l’odeur mortifere, où là conduit le sort,
Fait entrer avec elle, et la peste, et la mort.
Tout l’art des medecins, en vain luy fait la guerre :
Et n’esperant plus rien du costé de la terre ;
Et tout nostre secours devant venir des cieux ;
Nous y portons ensemble, et le cœur, et les yeux.
On consulte l’oracle, et l’oracle en colere,
Nous rend une response, aussi rude que claire ;
Qui porte que le mal ne cessera jamais,
Si pour punition des crimes qu’on a fais,
L’on n’immole une fille, à chaque fin d’année,
Aux manes de ce mort, victime couronnée.
Permettant toutesfois, lors que le sort jetté,
L’aura mise en estat de perdre la clarté,
Si quelque autre, l’aymant, vouloit mourir pour elle,
De donner de ses feux, cette marque fidelle ;
De fermer son tombeau ; d’en destourner ses pas ;
Et d’empescher sa mort, par son propre trespas.
Mais le ciel veut son sexe, et ne veut point le nostre :
Car le crime de l’un, n’avoit pas noircy l’autre :
Et si par ce grand mal, nostre sort estoit joint,
C’estoit par un secret, que l’homme n’entend point.
Cette loy, bien que dure, enfin est acceptée :
La premiere victime, alors est presentée :
Et de son sang tout chaud, une utile vapeur,
Monte jusques au ciel, qui n’est jamais trompeur.
Le venin s’affoiblit ; le cœur se fortifie ;
Le vent agite l’air, et puis le purifie ;
Et d’un

tourment si long voyant ainsi le bout,
L’agreable santé se restablit par tout.
Depuis des justes dieux la funeste ordonnance,
Recommence entre nous lors que l’an recommence :
Et desja quatre fois l’autel ensanglanté,
Avoit receu les vœux faits pour cette santé ;
Lors qu’un jour qu’on devoit choisir cette victime,
Ma fille en concevant une horreur legitime,
Abandonna la ville, et fut au bord de l’eau,
Qu’elle aperceut couvert des debris d’un vaisseau.
Icy l’on voit des mats, et des planches rompuës ;
Là parmy les cailloux, des voiles estenduës ;
Des coffres renversez ; des armes en un tas ;
Et pesle-mesle morts, mariniers et soldats.
Comme ce triste objet occupe sa pensée,
De dessous les debris de la nef fracassée,
Elle aperçoit sortir ce brave lusitain,
Qui dans ce triste estat paroist encor hautain.
O merveilleux pouvoir de l’amour sur une ame !
Tout degoutant qu’il est, il conçoit de la flâme :
Et son cœur foible alors, autant qu’il estoit fort,
Passe aux mains de l’amour, de celles de la mort.
D’autre part la pitié que sa fortune donne,
S’introduit dans le cœur d’une jeune personne :
Et la compassion ayant touché ce cœur,
Un sentiment plus tendre en est bien-tost vainqueur.
Il parle, elle l’entend ; elle parle, il l’escoute ;
Et le plaisir esgal, que l’un et l’autre gouste,

D’un invisible traict blessant leurs deux esprits,
Chacun croit ce qu’il ayme, et sans pair et sans prix :
Et l’amour triomphant sur ce triste rivage,
S’esleve un beau trophée au milieu d’un naufrage.
Mais durant qu’ils parloient, le sort estant jetté,
Ma fille est condamnée à perdre la clarté :
On la cherche ; on la trouve ; on la prend ; on l’emmene ;
Du guerrier desarmé, la resistance est vaine ;
Et dés le lendemain, sur le sanglant autel,
Son sein doit recevoir le triste coup mortel.
Il la suit, mais de loin ; il la voit, mais perduë ;
Et dans son desespoir courant de ruë en ruë,
Il aprend de quelqu’un qu’elle avoit un amant :
Il le cherche, il l’aborde, il luy parle un moment :
Et voicy son discours, si j’ay bonne memoire :
Si vous sçavez aymer, et la belle, et la gloire ;
Si vous avez un cœur digne de la servir ;
Opposez-vous au sort qui vous la veut ravir.
Assemblez vos amis ; mourons pour cette belle :
En empeschant sa mort, monstrez-vous digne d’elle :
Et soyez asseuré qu’au milieu des combats,
Vous aurez un second qui ne recule pas.
L’autre moins genereux, paroist froid et s’estonne :
Rejette le conseil que son rival luy donne :
Dit qu’il est impossible ; et que choquant les cieux,
Il auroit contre luy les hommes et les dieux.
Il luy dit qu’il y va de la santé publique ;
Il luy recite apres l’oracle qu’il explique ;

Luy fait voir le danger ; et conclud à la fin,
Qu’il faloit que ma fille achevast son destin.
O trop bon citoyen, mais amant peu fidele !
(Luy respond l’estranger plein d’ardeur et de zele)
Je t’offrois un honneur trop esclatant pour toy,
Foible et trop sage amant, sans courage et sans foy.
A ces mots il le quitte ; et dans ce mal extrême,
Ne cherchant ny secours, ny conseil qu’en soy-mesme,
Il rumine ; il medite ; et dans sa passion,
Il imagine enfin une grande action.
Il avoit un amy, qui de Lusitanie,
Estoit venu chez nous, fuyant la tyrannie :
Cét amant s’abandonne à sa fidelité ;
Et va le conjurer par l’hospitalité ;
Par les beaux sentimens d’un cœur plein de franchise ;
De le vouloir servir dans sa haute entreprise.
Cét amy genereux luy promet son appuy ;
Luy demande aussi-tost ce qu’il pretend de luy ?
Et jure par le ciel de faire toute chose,
Pour avancer l’effet de ce qu’il se propose.
Alors d’un air moins triste, et tout plein de chaleur,
Cét amant esperant de vaincre son malheur ;
Vous voyez, luy dit-il, que la suite de l’âge,
N’a point encor changé les traits de mon visage :
Si bien qu’en me donnant un feint habillement,
Je puis passer pour fille assez facilement.
C’est tout ce que je veux d’un amy que j’honnore :
Ce n’est que pour cela que mon ame l’implore :

Enfin il me peut rendre en cette occasion,
Un tesmoignage aysé de son affection.
Il sçait, sans doute, il sçait, que j’ayme assez la gloire,
Pour ne m’en pas servir dans une action noire :
Et sa propre vertu ne le portant qu’au bien,
Qu’il juge, s’il luy plaist, de mon cœur par le sien.
L’autre sans s’informer à quoy tend cét office,
Ne luy refuse pas un si leger service :
Et luy qui donneroit, et sa vie, et ses biens,
Luy trouve des habits ; luy fait quitter les siens ;
Et redoublant par la sa grace sans seconde,
Il le met en estat de tromper tout le monde :
Tant ces nouveaux habits, et sa propre beauté,
Firent changer son air par cette nouveauté.
O merveilleux effet, d’une amitié fidelle !
Comme il ayme ma fille, il veut mourir pour elle :
Et son impatience attend le nouveau jour,
Comme un jour de triomphe aquis à son amour.
A peine le soleil, qui tout le monde esclaire,
De ses premiers rayons dora nostre emisphere,
Que tout le peuple court vers ces funestes lieux,
Où l’on doit appaiser la colere des cieux.
Dans le temple aussi-tost, ma fille est amenée :
De branches de cypres on la voit couronnée ;
Et ses cheveux espars, tous couvers de rubans,
A grosses boucles d’or, volent au gré des vents.
La frayeur sur son front, ne parut jamais peinte :
Et faisant voir un cœur incapable de crainte,

Elle marcha d’un pas, qui superbement fier,
L’aprochant de la mort, sembloit la défier.
Le sacrificateur attendry par ses charmes,
Loin de verser du sang, versoit plutost des larmes :
Et l’on eust dit à voir l’un et l’autre en ce lieu,
Qu’il estoit la victime, et qu’elle estoit le dieu.
Pour moy je la suivois avec plus de foiblesse :
Et son prudent amant, caché parmy la presse,
Sans songer à se perdre, et sans la secourir,
Lasche autant que cruel, alloit la voir mourir.
Mais admirez, seigneur, une amour sans exemple :
L’autre la devançant l’attendit dans le temple :
Et comme elle arrivoit, il s’avance à l’instant,
Le visage enflâmé ; le cœur tout palpitant ;
Et cherchant par sa mort une gloire immortelle,
Je viens, dit-il alors, je viens mourir pour elle :
C’est le plus grand honneur que je sçaurois trouver,
Aussi je me veux perdre, afin de la sauver.
A ces mots surprenans, dans toute l’assistance,
Il se fait un fort long, et fort profond silence :
Et puis par de grands cris, jusques au ciel poussez,
On semble demander si ce n’est point assez ?
Tout le monde le voit ; tout le monde l’admire ;
Chacun en veut parler, mais on voit trop à dire :
Et la belle inconnuë, au cœur si genereux,
En blesse bien plus d’un par un traict amoureux.
On se presse ; on s’aproche ; on la pleint ; on s’estonne ;
L’un admire son ame ; et l’autre sa personne ;
Et tous

esgalement, voyant son amitié,
Sont comblez de merveille, et touchez de pitié.
Mais bien que sa beauté presques toute autre efface,
L’oracle a prononcé, ce qu’il faut que l’on face :
Si bien que le grand prestre en faisant son devoir,
Changea lors de victime, et me rendit l’espoir.
Ma fille cependant, au milieu du tumulte,
S’examine en secret ; se parle ; se consulte ;
La voit ; la considere ; et reconnoist enfin,
Le genereux amant, qui change son destin.
Dieux (dit-elle en parlant à la feinte estrangere)
Quelle injuste fureur ce dessein vous suggere ?
Et pourquoy voulez-vous, par un zele indecent,
Sauvant un cœur coupable, en perdre un innocent ?
Le sort qui m’a choisie, a decidé la chose :
Si l’on s’oppose à luy, c’est au ciel qu’on s’oppose :
Ainsi ne venez point troubler l’ordre du sort,
Qui vous laisse la vie, et demande ma mort.
Non (luy respond l’amant, de qui l’ame est ravie)
Les dieux ne veulent point une si belle vie :
Leur justice y repugne, ainsi que leur bonté ;
Et suivant mes desirs, je suy leur volonté.
L’oracle nous l’explique, et je crois cet oracle :
A nostre commun bien, ne mettez point d’obstacle :
Si vous me regretez, mon destin est trop doux :
Et puis qu’il faut mourir, je veux mourir pour vous.
Mais je ne le veux pas, luy respond cette amante :
Loin d’amoindrir mon mal, vostre dessein l’augmente :
Oüy vous l’encherissez, sur la rigueur du sort,

Et vous m’assassinez, en empeschant ma mort.
Dieux ! Par quel sentiment, empeschez vous ma gloire ?
Je veux vivre, dit-il, mais dans vostre memoire :
Et si je puis finir, par un destin si beau,
Le thrône a moins d’éclat que n’aura mon tombeau.
L’amitié vous aveugle, ou vous rend peu sincere,
(Dit-elle en soupirant dans sa douleur amere)
Et si vous perissiez, comme vous le tentez,
Mes jours, assurément, seroient trop acheptez.
Ha, dit-il, vostre perte, ô beauté sans seconde,
Se devroit empescher par la perte du monde :
Et pour vous conserver, ô chef-d’œuvre des cieux,
C’est trop peu que le sang que j’aporte en ces lieux.
En le voulant donner, vostre amour est insigne,
Mais si je le souffrois, je n’en serois pas digne,
Dit-elle, et disputant vos jours et mon trespas,
Vous combatez long-temps, mais vous ne vaincrez pas.
A ces mots se tournant vers toute l’assemblée,
Qui d’un si beau combat, est ravie, et troublée ;
Elle luy fait sçavoir que l’habit la deçoit ;
Et que c’est en ce jour un homme qu’elle voit.
Ayant fait ce discours d’une voix haute et claire,
L’estonnement redouble ; on ne sçait plus que faire ;
On ne sçait plus s’il faut laisser vivre l’un d’eux ;
Ou sur le mesme autel, les immoler tous deux.
L’advis est partagé ; la chose est en balence ;
Mais l’oracle parlant, nous impose silence :
Et nous

oyons enfin, que les dieux en courroux,
Sans verser plus de sang, sont satisfaits de nous.
Qu’une haute vertu, leur fait tomber les armes ;
Qu’ils ne demandent plus, ny de sang, ny de larmes ;
Et qu’ils veulent encore, apres nos maux finis,
Qu’on ne separe point, deux cœurs si bien unis.
Alors jusques au ciel, montent les cris de joye ;
Et le ciel appaisé, prend les vœux qu’on envoye ;
Et nos soûpirs meslez à l’odeur de l’encens,
Sont l’innocent tribut de nos cœurs innocens.
L’on chante à son honneur ; l’on pleure d’allegresse ;
Tout le monde veut voir l’amant et la maistresse ;
Tout le monde les loüe ; et jusqu’au lasche amant,
Tout semble conspirer à leur contentement.
J’aprouve leur amour ; tous deux je les embrasse ;
Et pour faire cesser la commune disgrace,
Le prestre de nos dieux, n’ayant plus de rigueur,
De ces deux nobles cœurs, fait alors un seul cœur.
Depuis cela, seigneur, une ame à l’autre unie,
N’a jamais veu troubler cette belle harmonie :
Leur estime est esgale, et leur amour esgal ;
Et leur souverain bien n’est meslé d’aucun mal.
Mais devant obeïr à vos ordres suprêmes,
Ils n’ont pû me quitter, ny se quitter eux-mesmes :
Et nous venons tous trois, poussez d’un beau desir,
Si nous mourons pour vous, mourir avec plaisir.
Ha, luy respond ce prince, une si belle vie,
Par les mains de la mort ne sera point ravie !
Et le dieu

que je sers, plus puissant que vos dieux,
A ces nobles amants decillera les yeux.
Cependant soyez seur, qu’estant dans mon armée,
Cette haute vertu de mon ame estimée,
Ne demandera rien de ma protection,
Que mon cœur ne luy donne avec affection.
Cette belle amazone, à ces mots luy rend grace ;
L’amant en fait de mesme, et ce grand prince passe :
Et revoyant le camp de l’un à l’autre bout,
Ce heros immortel donne l’ordre par tout.
Mais pendant qu’Alaric songe à vaincre la terre,
Au cœur d’Amalasonthe il fait desja la guerre :
Et bien que le despit soustienne ce grand cœur,
Elle suit malgré soy, le char de ce vainqueur.
Elle veut n’aymer plus ; elle croit estre libre ;
Mais un moment apres elle revoit le Tibre :
Ses pleurs sur ses cheveux, sont des perles sur l’or,
Et ce cœur affligé sent bien qu’il ayme encor.
Rigilde d’autre part, tousjours plus en colere,
Veut adoucir son mal par le mal qu’il veut faire :
Et changeant les demons par ses magiques vers,
Il en fait des soldats de ces peuples divers.
Durant la sombre nuit, où les feux de l’armée,
A son obscurité meslent tant de fumée,
Le sorcier les disperse ; et l’on ne connoist pas,
Ces demons travestis parmy tous les soldats.
Aucun ne les discerne ; aucun ne les regarde ;
Et dans l’oysiveté des feux des corps-de-garde,

Ces subtils artisans de la confusion,
Pour frapper ce grand coup, cherchent l’occasion.
Celuy qu’on voit meslé dans les troupes gothiques,
Apres plusieurs discours des affaires publiques ;
Du voyage entrepris ; et du dessein du roy ;
Comme insensiblement leur donne de l’effroy.
O mes chers compagnons, leur dit-il, que nos fléches
Auront peu de pouvoir, et feront peu de brèches !
Et quel heureux succès nous peut-il arriver,
Contre un peuple de fer, que nous allons trouver ?
Les Romains sont couverts d’armes impenetrables :
Leurs corps à tous nos traits, seront invulnerables :
Au lieu que desarmez, comme nous sommes tous,
Voulant compter nos morts, il faut compter leurs coups.
Celuy qui veut tromper les habitans bothniques,
Leur demande à quoy sert la longueur de leurs piques,
Et l’extrême valeur de leurs cœurs indomptez,
Contre des bancs de sable, et des flots irritez ?
Nous allons, leur dit-il, sur des mers inconnuës,
D’où jamais en nos bords les nefs ne sont venuës :
Et vous sçavez fort bien, que nos plus vieux nochers,
N’en ont jamais connu les vents ny les rochers.
Nous allons, chers amis, errer de plage en plage,
Et rencontrer enfin, un funeste naufrage :
Si bien qu’errant sur l’onde, et perissant sur l’eau,
Nous serons sans patrie, et mesme sans tombeau.
Celuy qui se feint estre un soldat de Finlande,
Peuple, comme on l’a dit, dont la richesse est grande,

Regrette en soûpirant, le lieu qu’il a quitté ;
Semble se repentir de sa temerité ;
Leur remet en l’esprit leurs campagnes fertiles ;
Et leur oppose apres les Alpes si steriles :
Dit qu’ils mourront de faim sur ce bord estranger,
Et que la guerre enfin, est leur moindre danger.
Apres, jettant les yeux sur l’esclat de leurs armes,
Et feignant finement de cacher quelques larmes,
O mes chers compagnons, leur dit-il, quel butin,
Allons nous adjouster à l’empire latin !
Nous quittons le certain, pour la gloire incertaine :
L’un est un corps solide, et l’autre une ombre vaine :
Et l’or de nostre armure, et qui brille en nos mains,
N’est qu’un riche tribut que l’on porte aux Romains.
Celuy qui des pescheurs qui sont venus des isles,
Veut esbranler l’esprit par ses ruses subtiles,
Sans employer son art en discours superflus,
Les pique par l’endroit qui les touche le plus.
O compagnons, dit-il, quelle fureur nous mene ?
Quoy ! N’avez-vous point sceu quelle est la mer Thyrrene ?
Et pourquoy portons nous la ligne et l’hameçon,
Allant sur cette mer qui n’a pas un poisson ?
Celuy qui des voisins de la polme rapide,
Tache de rendre alors le courage timide,
Leur dit, en desguisant le crime de l’enfer,
Helas ! à quoy nous sert nostre mine de fer ?
Du plus haut de ces monts qui bornent l’Italie,
Pour punir nostre audace, ou bien nostre folie,

Des rochers destachez rouleront dessus nous ;
Eh qui pourra souffrir la gresle des cailloux ?
En des lieux si scabreux, et dans un tel passage,
Tout l’art des bataillons n’est plus de nul usage :
Et cent hommes logez sur ces rochers affreux,
Arresteroient un camp plus fier et plus nombreux.
En vain nous porterons des dards et des espées,
Ayant à surmonter des roches escarpées ;
Des precipices hauts ; des torrents enfoncez ;
Où par le moindre effort nous serons renversez :
Et loin de nos amis, et loin de nos rivages,
Nous allons tous perir en des lieux si sauvages :
Pas-un ne reviendra de ces monts escartez,
Où la neige eternelle est aux plus chauds estez.
Celuy qui des chasseurs de l’aspre Livonie,
Tasche par la frayeur d’exciter la manie,
Regardant les espieux que tiennent les soldats,
Leur dit, helas en vain nous en chargeons nos bras !
Ayant veu l’Italie, en revenant d’Afrique,
J’ay veu que tous les bords de la mer Ligustique,
Ne sont que hauts rochers steriles et sans bois,
Où jamais cerf lassé ne fut mis aux abois.
Jamais rien de vivant ne bondit sur ces roches ;
Il faut chercher bien loin les forests les plus proches ;
Et tous les animaux, ainsi que je le dis,
Esvitent sagement ces rivages maudits.
Nostre art est inutile en ces tristes montagnes :
Il ne l’est gueres moins aux prochaines campagnes :
Et nous allons perir

en ces horribles lieux,
Où l’on voit en tout temps la colere des cieux.
Celuy qui veut tromper par sa ruse fatale,
Ceux qui viennent des bords de la mer glaciale,
Leur dit qu’en Italie un eternel esté,
Brusle tout, par le feu qui du ciel est jetté.
Helas ! Mes compagnons, leur dit-il, la nature
Nous a mis dans la glace, et parmy la froidure ;
Et cette ambition qui porte là nos pas,
Nous met parmy la flâme, où nous ne vivrons pas.
Celuy qui des Lapons veut irriter la troupe,
Leur monstrant des vaisseaux, et la proüe et la poupe,
Et fier comme ils sont fiers, d’un ton imperieux,
Essayant d’esmouvoir leur esprit furieux ;
O peuples agissans, leur dit-il, ces navires,
Si je ne me deçoy, seront tous nos empires :
Et nous allons vieillir en errant sur les flots,
Pirates sans honneur, et chetifs matelots.
Par un calme profond la flotte retenuë,
Ne pourra s’esloigner d’une plage inconnuë :
Tous les vents enfermez dormiront sous les eaux,
Et nous mourrons d’ennuy sur ces maudits vaisseaux.
Enfin ces noirs demons du tenebreux empire,
Par l’oculte fureur que leur malice inspire,
Esmeuvent tout le camp, et par d’autres moyens,
Mettent une autre crainte au cœur des citoyens.
Des plus vieux habitans ils prennent la figure ;
Et dans le mesme temps que le soldat murmure,

Ils sement dans le peuple un certain bruit confus,
Que le roy qui les hait ne les reverra plus.
Ils disent qu’Alaric mesprise sa patrie ;
Que son amour pour Rome est une idolatrie ;
Qu’il ne peut plus souffrir le froid de leurs climats ;
Et qu’ils sont assurez qu’il ne reviendra pas.
Tous ces bruits differens passent de bouche en bouche ;
Chacun à son amy dit la peur qui le touche ;
Luy la dit à quelque autre ; et cét autre à son tour,
Va chercher à la dire aux troupes d’alentour.
D’abord on parle bas de ces diverses craintes,
Dont le camp et la ville ont senty les atteintes :
Mais la terreur panique esbranlant leurs esprits,
Et la ville et le camp, retentissent de cris.
Comme on oit quelquesfois, estant sur un rivage,
Gronder confusément la tempeste et l’orage ;
Et puis dans un instant tous les vents dechaisnez,
Souffler horriblement, et bruire forcenez :
Tel du soldat craintif, et du peuple timide,
Paroist foible d’abord le courroux qui le guide :
Mais en moins d’un moment, ce courroux furieux,
Leur fait pousser des cris qui percent jusqu’aux cieux.
L’un menace le prince, et l’autre prend ses armes ;
L’un veut verser du sang ; l’autre verse des larmes ;
L’un court, l’autre s’arreste, et ne sçait ce qu’il veut ;
L’un pousse, l’autre choque, et marche tant qu’il peut ;
L’un tombe, et fait tomber un autre qu’il entraisne ;
Les bataillons confus couvrent desja la plaine ;

Et l’on voit les soldats, armez et desarmez,
Se placer en desordre en leurs rangs mal formez.
En vain la voix des chefs, incapables de crainte,
S’oppose à la terreur dont l’armée est atteinte :
Le soldat effrayé ne les reconnoist plus,
Et leurs sages discours, sont discours superflus.
Le peuple, d’autre part, dresse une barricade ;
Menace le palais ; et songe à l’escalade :
Tous parlent sans s’entendre en cette occasion ;
Et par tout est la crainte et la confusion.
Alaric entendant cét horrible tumulte,
Suit le noble transport du grand cœur qu’il consulte :
Court se mettre au milieu de son camp furieux,
La colere meslée à l’esclat de ses yeux :
Et par son assurance à vaincre accoustumée,
Il l’oste aux plus mutins qui soulevent l’armée.
Quel demon, leur dit-il, agiste vos esprits ?
Quelle est cette frayeur dont vous estes surpris ?
Quel est ce foible cœur qui s’oppose à ma gloire,
Et qui veut m’arracher l’honneur de la victoire ?
Que ce lasche qui craint une si belle mort,
Vive dans sa bassesse, il est encor au port.
O merveilleux effet d’un cœur si magnanime !
Le soldat en l’oyant est honteux de son crime :
Il en baisse les yeux ; se retire sans bruit ;
Et se revoit vaillant, par son roy qui l’instruit.
Sur le peuple en fureur il gagne mesme Palme :
La ville est en repos ; le camp redevient calme ;
Et l’immortel heros qui triomphe

par tout,
Remet l’ordre et la paix de l’un à l’autre bout.
Comme l’airain sonnant, les abeilles modere,
Lors que leur camp volant bourdonne de colere :
Ainsi la voix du roy par sa noble fierté,
Appaise du soldat le courage irrité.