Alaric, ou Rome vaincue/Livre III

La bibliothèque libre.
Augustin Courbé (p. 133-169).

 
Or durant qu’Alaric restablit toutes choses,
L’aurore peint le ciel de la couleur des roses ;
Et l’astre qui la suit, par un nouvel esclat,
Vient mesler son bel or à ce bel incarnat.
Mais si le ciel rougit, la triste Amalasonthe
Rougit ainsi que luy, de despit et de honte :
Son chagrin la devore, et parmy ce grand bruit,
Incertaine et tremblante, elle a passé la nuit.
Son ame de douleur mortellement atteinte,
A tantost de l’espoir, et tantost de la crainte :
Et ces deux passions, d’une esgale rigueur,
Font mourir et revivre, et remourir son cœur.

Ce superbe orgueilleux enflé de tant de gloire,
A qui rien n’a jamais disputé la victoire ;
Qui s’est moqué du sceptre, et qui plus d’une fois
A mesprisé le thrône, et regné sur les rois ;
Ne sçauroit concevoir qu’Alaric luy resiste ;
Il est encore ensemble, et glorieux et triste ;
Et ce noble tyran que Rigilde a trompé,
Deffend jusques au bout un empire usurpé.
Mais comme il le deffend ce grand sorcier arrive ;
La belle en le voyant est plus morte que vive ;
Car on voit dans ses yeux la fureur esclatter,
Et nul espoir enfin ne la sçauroit flatter.
Madame, luy dit-il, tout l’enfer rend les armes :
Pour charmer Alaric, il faut vos propres charmes :
Et s’ils sont impuissans comme les miens le sont,
Souffrez avec l’enfer un si sensible affront.
Comme lors qu’en esté le carreau du tonnerre,
A longs serpents de feu tombe dessus la terre,
On voit le voyageur demeurer interdit,
Au milieu du fracas, du coup qui l’estourdit :
Telle, et plus estonnée, Amalasonthe est veuë :
Sa douleur la surprend, bien qu’elle l’eust preveuë :
Et par un si grand coup son grand cœur estonné,
S’abandonne aux regrets estant abandonné.
Quoy, dit-elle, le sort m’est donc tousjours contraire !
Alaric veut partir ; rien ne l’en peut distraire ;
Et l’enfer impuissant cede à ce mauvais sort,
Et le ciel qui peut tout a resolu ma mort !

Et bien, cedons Rigilde, au ciel à qui tout cede :
Pour un mal incurable il n’est aucun remede :
Et lors qu’un si grand mal est au suprême point,
Le mieux qu’on puisse faire est de n’en chercher point.
Non, puis que le despit ne guerit pas mon ame,
Toute l’eau de la mer n’esteindroit pas sa flâme :
Elle est flâme elle mesme, et mon cœur consumé
Ne vit plus, et n’est plus que dans l’objet aymé.
Ne cherchons ni douceur, ni pitié, ni constance ;
Ni soin, ni repentir ; mais cherchons la vangeance :
C’est elle seulement qui nous peut soulager :
Et pour mourir en paix vivons pour nous vanger.
L’orgueilleuse beauté que la douleur suffoque,
Voudroit cacher ses pleurs au roy qui les provoque :
Mais comme elle travaille à chercher ce milieu,
Elle voit Alaric qui vient luy dire adieu.
Ce prince à dans les yeux la tristesse dépeinte ;
De la confusion ; de l’amour ; de la crainte ;
Du respect ; du chagrin ; des regards languissans ;
Sombres ; foibles ; soumis ; mais pourtant fort puissans.
La belle à dans les yeux, du feu ; de la colere ;
Du despit ; de l’orgueil ; de la douleur amere ;
De la honte qui vient du sentiment qu’elle a ;
Et pourtant de l’amour plus que de tout cela.
Par un triste regard dont la douceur le touche,
Elle l’apelle ingrat sans qu’elle ouvre la bouche :
Par un triste regard cét amant à son tour,
La nomme sans parler injuste à son amour.

Leurs cœurs accoustumez à ce muet langage,
Souffrent esgalement ce reciproque outrage :
Soupirent à la fois ; et ces cœurs esperdus,
Sentent et font sentir qu’ils sont bien entendus.
Comme on voit un torrent qu’une digue repousse,
Suspendre pour un temps son flot qui se courrousse ;
Et puis d’une fureur qui se gonfle et qui boult,
Abattre cét obstacle, et ravager par tout :
De mesme les transports de ces ames fidelles,
S’arrestent à l’abord, et ne sont veus que d’elles :
Mais enfin leur grandeur s’espanche en un moment,
Et l’amante en ces mots, entend pleindre l’amant.
Je viens, helas ! Je viens commencer mon suplice :
Ou plutost le finir si le ciel m’est propice :
Car si mes vœux ardents le trouvent sans courroux,
En vous disant adieu, je mourray devant vous.
Je viens me separer moy-mesme de moy-mesme,
Si l’on peut sans mourir quitter ce que l’on aime :
Car si pres du départ que m’ordonne le sort,
Je ne crois point encor le pouvoir sans la mort.
J’obeïs au destin ; mais avec l’esperance,
Que bien-tost mon trespas finira mon absence :
Ou qu’un triomphe prompt autant que glorieux,
Me fera revoler en ces aimables lieux.
C’est par ce seul espoir, divine Amalasonthe,
Que je puis m’esloigner de l’objet qui me dompte :
Et si je ne l’avois comme j’ay de l’ardeur,
Rome pour m’attirer manqueroit de grandeur.
Laissez-moy donc l’espoir

qui me mene à la gloire :
Pour haster mon retour souhaittez ma victoire :
Et puis qu’il faut que j’aille en ces lieux escartez,
Faites que j’obeïsse, et dittes moy, partez.
Partez, respond alors cette belle irritée ;
Partez, allez trouver la peine meritée ;
L’orage ; les rochers ; et les flots irritez ;
Les vents ; les bancs de sable ; encore un coup, partez.
O trop inexorable, et cruelle personne,
Respond il, c’est assez que je vous abandonne :
C’est assez, c’est assez, que je quitte vos yeux,
Sans me les faire voir cruels et furieux.
L’orage, les rochers, et les flots en colere,
Quand la vostre paroist ne m’espouventent guere :
Et ce nuage obscur que vos yeux me font voir,
Est le seul que je crains jusques au desespoir.
Les vents, les bancs de sable, aux bords de Ligurie,
Me verront un escueil qui vaincra leur furie :
Mais contre la fureur que monstre un œil si beau,
Il le faut confesser, je ne suis qu’un roseau.
Partir est un grand mal ; vous quitter est la genne ;
Mais vous quitter faschée, et peut-estre avec haine ;
Mais vous quitter, helas ! Quand cét œil le deffend,
C’est de tous les malheurs, le malheur le plus grand.
O de tous les tyrans, tyran le plus severe,
Dit-elle, il fait mourir ce qu’il dit qu’il revere ;
Il flatte ; il assassine ; il soupire ; il meurtrit ;
Et son cœur ne sent rien de tout ce qu’il nous dit.
Vous craignez

de partir ; vous craignez cette absence ;
Vous craignez de mes yeux la fureur sans puissance ;
Vous craignez de ces yeux l’inutile courroux ;
Mais si vous les craignez, eh pourquoy partez-vous ?
Je parts, dit-il, je parts, d’autant qu’on me l’ordonne ;
Je parts pour conquester une illustre couronne ;
Je parts pour meriter d’estre veu vostre amant ;
Et parce que mon cœur ne peut faire autrement.
Non, ne desguisez point un crime volontaire,
(Respond elle en pleurant d’amour et de colere)
Vostre cœur sans pitié va causer mon trespas,
Parce qu’il est ingrat ; parce qu’il n’ayme pas.
Ne me redites point ce que je ne puis croire :
Dites, dites plutost, je n’ayme que la gloire ;
Je n’ayme que le sang ; les morts ; la cruauté ;
Et vous n’avez pour moy, ni grace, ni beauté.
Ha, que je vous dirois un mensonge effroyable !
Respond il, obligeante et belle impitoyable :
Je vous diray plutost, vos yeux seuls me sont doux ;
Je vous ayme ardemment ; et je n’ayme que vous.
A ces mots il soupire, et regarde la belle :
Et ce soupir d’amour, poussé qu’il est pour elle,
Trouve un chemin secret qu’il n’osoit esperer ;
Passe jusqu’à son cœur ; et la fait soupirer.
Mais fiere comme elle est, et superbe dans l’ame,
Elle estouffe en naissant cét enfant de sa flâme :
Son orgueil le condamne ; et le privant du jour,
Elle abaisse les yeux, où l’on voit son amour.
Là se

fait entr’eux deux, un assez long silence :
Là souffrent ces deux cœurs plus d’une violence :
Et là peuvent-ils voir qu’en ce moment fatal,
Leur amour est esgale, et leur tourment esgal.
Mais enfin le despit de cette infortunée,
Rendant quelque vigueur à son ame estonnée,
Et sa noble fierté venant à son secours,
Elle vient à la charge encor par ce discours.
Vous sçavez mieux que tous, autheur de ma disgrace,
Et le rang que je tiens, et celuy de ma race :
Vous sçavez qu’apres vous le sceptre m’apartient,
Et que je sorts enfin d’un lieu dont il vous vient.
Or qui vous peut respondre en cette longue absence,
Qu’un rival se servant des droits de ma naissance,
N’entreprenne sur vous par un double attentat,
De vous oster l’amante en vous ostant l’estat ?
Craignez, craignez seigneur, une fille irritée,
Parmy le desespoir où vous l’aurez jettée :
Craignez, craignez un sexe assez vindicatif,
Et qui pour se venger n’est que trop inventif.
Ha ! Non, respond ce prince, ha ! Non, je ne crains guere,
Dans un si noble esprit, un sentiment vulguaire :
Pourquoy faire esclatter cét injuste courroux,
Puis qu’ainsi que mon cœur, ma couronne est à vous ?
Mais vous pouvez bien voir qu’il vous croit indulgente,
Puis que lors qu’il s’esloigne il vous laisse regente,
Ce cœur, ce triste cœur, qui s’esloignant d’icy,
Vous laisse son pouvoir, et qui s’y laisse aussi.

Ha ! Dit-elle, cruel, si vous me voulez plaire,
Au moins en m’ostant tout, laissez moy ma colere :
Et par de vains propos aussi trompeurs que doux,
Ne m’ostez pas le bien de me vanger de vous.
A ces mots elle entend, cette beauté divine,
Crier aux matelots, à bord ; à la marine ;
Le bon vent est levé, qu’on s’embarque soldats ;
A bord ; embarque ; à bord ; et ne le perdons pas.
Aussi-tost elle entend mille voix inconnuës,
Qui luy perçant le cœur, percent jusques aux nuës :
Mille cris d’allegresse augmentent sa douleur,
Et le port retentit du bruit de son malheur.
Elle entend les nochers, aussi triste que pasle,
Crier, amare ; hysse ; et pouge ; et guinde ; et cale ;
Rame ; attache ; apareille ; et divers autres mots,
Qui ne sont entendus qu’à l’empire des flots.
Elle entend dans le camp tous les tambours qui battent :
La trompette guerriere, et les clairons esclattent :
Tout marche ; tout s’embarque ; et par un si grand bruit,
Son cœur du prompt départ n’est que trop bien instruit.
D’un œil triste et mourant Alaric s’en separe ;
D’un œil superbe et fier elle le dit barbare ;
Il part, elle se tourne, et sortant de ce lieu,
Ce prince luy veut dire, et ne peut dire, adieu.
Comme on voit dans un camp la mine sousterraine,
Cacher pour un instant le feu dont elle est plaine ;
Et puis bien-tost apres ce terrible element,
Boule-verser la terre, et bruire horriblement :

Telle d’Amalasonthe est la douleur extrême ;
D’abord elle la presse, et la cache en soy-mesme ;
Mais un moment en suite augmentant son malheur,
Le feu de sa colere esclate avec chaleur.
Quoy, dit-elle, il me quitte, et l’amour me demeure !
Quoy ce feu vit encor, lors qu’il faut que je meure !
Quoy pour l’aymer encor j’ay le cœur assez bas !
Quoy je le voy partir, et je ne le haïs pas !
Ha ! Non, non, je le haïs à l’esgal de la peste,
Celuy dont le départ me devient si funeste ;
Celuy sur qui mes yeux ont manqué de pouvoir ;
Celuy que j’ay trop veu, devant ne le plus voir.
Dieu, que n’ay-je une flotte à ramer toute preste !
J’irois, j’irois ingrat, sans craindre la tempeste ;
Sans craindre les combats ; sans craindre le danger ;
T’attaquer, te punir, te perdre, et me vanger.
J’irois dans ton vaisseau porter plus d’une flâme :
J’en aurois à la main, comme j’en ay dans l’ame :
Et j’y mettrois enfin, pour punir ta rigueur,
Ce desordre mortel que tu mets dans mon cœur.
O souhaits impuissans ! ô desirs inutiles !
O pleintes sans effet ! ô reproches steriles !
Vous ne produisez rien contre un amant sans foy,
Et si vous agissez, ce n’est que contre moy.
Là, pleine de despit, cette amante animée,
Sur un lict de drap d’or tombe à demy pasmée :
Et les yeux vers le ciel, tous trempez de ses pleurs,
Un silence eloquent parle de ses douleurs.

Mais comme elle taschoit de les rendre discrettes,
Elle entend sur le port, les clairons ; les trompettes ;
Les fiffres ; les tambours ; et ce bruit general,
Que poussent des vaisseaux voyant leur amiral.
A ce bruit importun la belle se releve :
(Car elle juge bien que son malheur s’acheve)
Et courant au balcon, et regardant vers l’eau,
Elle voit Alaric qui monte son vaisseau.
Il est environné d’une superbe troupe ;
L’or et le fer luisant, brillent sur cette poupe ;
Et ce grand conquerant tout couvert de lauriers,
Luy paroist tel qu’un Mars entre tous ces guerriers.
Elle le voit enfin ; il la voit tout de mesme ;
Le mal de l’un est grand ; celuy de l’autre extrême ;
Et leurs yeux attachez se disent à l’instant,
Ce que je ne puis dire en vous le racontant.
Elle luy tend les bras ; il tend les bras vers elle ;
Mais prest de tout ceder aux desirs de la belle,
Le desir de l’honneur redevient le plus fort ;
Il destourne ses yeux, mais non son cœur du port ;
Il met la main au sabre, et d’un coup memorable,
Afin de s’esloigner il en coupe le chable.
Les nochers aussi-tost font joüer le tymon ;
Et prenant bien le vent qui leur estoit fort bon,
Ils esloignent la terre ; et la main du pilotte,
Semble seule mouvoir toute la grande flotte ;
Car tout part, tout le suit, et tout quittant ces lieux,
La ville en peu de temps se desrobe à leurs yeux.

Comme on voit quelquesfois le camp volant des gruës,
Garder un ordre exact en traversant les nuës ;
Et sans perdre son rang voler tousjours de front,
Et par un mouvement aussi reglé que prompt.
Tels se font voir alors tous ces vaisseaux de guerre ;
D’une distance esgale ils esloignent la terre ;
Et tous sur une ligne, aydez qu’ils sont du vent,
Suivent leur amiral qui gagne le devant.
Mais pendant qu’ils s’en vont d’une course si prompte,
Un orage s’esleve au cœur d’Amalasonthe ;
Ou plutost recommence à troubler son repos,
En luy faisant maudire, et les vents et les flots.
Il s’en va le barbare ; il s’en va l’infidelle ;
Il s’en va le perfide ; et je le voy, dit-elle ;
O ciel ! Fais que la mer, changeante comme luy,
Puisse punir son crime, et me vange aujourd’huy.
Sousleve tous les flots pour perdre son navire :
Je le dois desirer, si je ne le desire :
Conduits-le, brise-le contre un fameux escueil ;
Il faut à ce grand cœur un aussi grand cercueil ;
La mer qu’il me prefere, est une sepulture,
Digne de cét orgueil qui l’a rendu parjure :
O ciel ! Injuste ciel, je veux ce que tu veux ;
Je consents au départ ; mais consents à mes vœux.
Cede, cede l’amour à l’amante irritée :
Oüy, quittons la pitié, puis qu’il nous a quittée :
Oüy, souhaitons sa perte, et pour nous secourir,
Oüy, souhaitons sa mort, qui nous fera mourir.

La trame de mes jours par sa fatale espée,
Aussi bien que le chable en ce jour est coupée :
C’est le dernier excés de sa fiere rigueur,
Et coupant cette corde il m’a percé le cœur.
Je l’ay veu, je l’ay veu, le lasche, le barbare,
Fraper cruellement le coup qui nous separe :
Et vouloir que ma mort, et ce coup inhumain,
Vinssent esgalement de sa cruelle main.
Comme d’une estincelle un fort grand feu s’allume,
De mesme en son grand cœur noyé dans l’amertume,
L’amour devient douleur, et la douleur despit ;
Le despit est apres colere en son esprit ;
Et la colere en suite, en rage convertie,
Fait ceder sa douceur, comme sa modestie ;
Remplit toute son ame ; et la faisant changer,
Toute amante qu’elle est, la porte à se vanger.
Ha ! Rigilde, dit-elle, au lieu de foibles larmes,
Pour punir un ingrat, recommencez vos charmes :
Et si vous connoissez l’excès de mon tourment,
Souslevez tout l’enfer contre un perfide amant.
Poursuivons cét amant, sur la terre et sur l’onde :
Et deust sa vanité chercher un nouveau monde
Apres avoir dompté le monde et les Romains,
Suivons-le, suivons-le pour rompre ses desseins.
Madame (luy respond le sorcier en colere)
J’ay beaucoup fait en vain, mais j’ay beaucoup à faire :
Mon art sera vangé des outrages souffers,
Et le Tibre fameux n’a pas encor des fers.

En ces mots il la quitte, et la belle affligée,
Par un si foible espoir, foiblement soulagée,
Entre en son cabinet, où la nuit et le jour,
Elle entretient sa haine, ou plutost son amour.
Cependant d’Alaric l’armée à plaines voiles,
Sous la faveur des flots, des vents, et des estoiles,
Cingloit heureusement, et ces hardis vaisseaux,
Du grand lac de Meler, laissoient bien loin les eaux.
Desja sur la main droite, où la flotte va toute,
Le port de Nicoping leur a marqué leur route :
Et l’isle de Gotlant, sejour delicieux,
Demeure sur la gauche, et se monstre à leurs yeux.
Par la faveur du vent, à leur adresse jointe,
Desja du cap d’Olant ils ont doublé la pointe ;
Descouvert Folsterbode, et sans perdre un moment,
Dans le destroit du Sund passé legerement.
Apres, sur la main gauche, en costoyant la terre,
Ils descouvrent Colding, peuple nay pour la guerre :
Et plus avant Arrhuys, qui parmy des rochers,
Mesle superbement ses murs et ses clochers.
Mais on voit moins de flots à l’entour des navires,
Qu’au cœur du conquerant on ne voit de martyres :
En vain son grand espoir tasche de le flatter ;
L’objet qu’il a quitté, ne le sçauroit quitter ;
Tousjours Amalasonthe occupe sa memoire ;
Il la voit, sans la voir, plus belle que la gloire ;
Preferant de bien loin, s’il consulte son cœur,
La qualité d’esclave à celle de vainqueur :
Et revoyant tousjours

des yeux de la pensée,
Le fantosme irrité d’une amante offensée.
Il se forme un tableau de ses perfections ;
Il luy semble revoir toutes ses actions ;
Et d’une impression aussi forte que tendre,
Il la voit ; il l’entend ; ou du moins croit l’entendre :
Son cœur en est esmeu ; son cœur en est charmé ;
Et l’on voit bien qu’il ayme autant qu’il est aymé.
Il retrace en luy-mesme une adorable image,
Et de son bel esprit, et de son beau visage :
Mais apres chaque image, et chaque souvenir,
Luy cause une douleur, et luy couste un soupir.
Vers le costé de Birch il a tousjours la teste ;
Sa perte, à ce qu’il croit, surpasse une conqueste ;
Et si sur ce sujet son cœur est entendu,
Il ne sçauroit gagner autant qu’il a perdu.
Il ne peut oublier cette belle en colere ;
Il ne le voudroit pas, quand il le pourroit faire ;
Son unique plaisir consiste en ses langueurs ;
Car il en ayme tout, jusques à ses rigueurs.
Quand des hauts officiers, l’illustre et brave troupe,
Croyant le divertir vient le voir sur sa poupe,
Il feint d’estre moins triste ; il leur parle ; il respond ;
Mais son esprit abstrait luy-mesme se confond.
Il songe à son amour, lors qu’il parle de guerre ;
Eux regardent la mer ; luy regarde la terre ;
Et par de grands soupirs, eschapez malgré luy,
Il dit tacitement qu’il souffre un grand ennuy.

Comme le curieux s’esgare et s’embarrasse,
Dans les divers destours qu’un dedale entre-lace ;
Et que plus il s’avance, et plus il se confond,
Dans l’embarras douteux que tant de chemins font.
Ainsi du grand heros les diverses pensées,
Passent de l’une à l’autre, et sont embarrassées :
Et quoy que tous ces chefs veüillent le soulager,
Son esprit amoureux ne peut s’en desgager.
Mais lors que de la nuit le voile espais et sombre,
Envelope la flotte, et la mer dans son ombre ;
Et que seul sur son bord il peut en liberté,
Soupirer sans tesmoins ainsi que sans clarté ;
Helas, dit-il, helas, quelle est mon avanture !
Tout me parle en ce lieu de ma gloire future ;
Chacun me croit heureux, je suis infortuné ;
Le triomphe m’attend, je me vois enchaisné ;
Et d’un bizarre sort qui n’a point de semblable,
Je me trouve à la fois, heureux et miserable.
Heureux ! Ha juste ciel, quel estrange bonheur,
Et qu’on voit mal d’accord le plaisir et l’honneur !
Non, ne nous flattons point d’une esperance vaine :
Je puis vaincre l’orgueil de la grandeur romaine ;
Je puis, en prenant Rome, estre veu genereux ;
Mais sans Amalasonthe on ne peut estre heureux.
Quand j’auray par mon bras donné des fers au Tibre,
Pour le rendre captif je ne seray pas libre :
Et le jour du triomphe on verra dans mon cœur,
Le destin des vaincus, souhaitté du vainqueur.

Mais ma raison s’esgare en parlant de ma peine :
Non, non, pour meriter une si belle chaisne,
Il faut au Capitole, apres mille hazards,
Faire traisner des fers au dernier des Cezars.
Ainsi pleignoit ses maux le heros des vandales,
Lors que de l’enchanteur les malices fatales,
Jettoient sur son navire un charme assoupissant,
Aussi caché que prompt, aussi froid que puissant.
Par l’oculte pouvoir de sa noire magie,
Soldats et mariniers tombent en lethargie :
Et le prince luy mesme, en un profond repos,
Esprouve la vapeur des magiques pavots.
O justice du ciel, que tout roy te doit craindre !
Pour punir Alaric d’avoir osé se pleindre,
Dieu permet au demon d’attaquer sa vertu,
Car qui doit triompher sans avoir combattu ?
Sa faute vient d’une ame, et constante, et fidelle,
Mais sa noble foiblesse est pourtant criminelle :
Un heros n’est qu’un homme, et cette affliction,
Le fera souvenir de sa condition.
L’image de la mort est par tout le navire ;
A peine connoist-on si le soldat respire ;
Et le pilotte mesme attaqué du demon,
Ne voit plus, n’agit plus, et dort sur son tymon.
Un sommeil general assoupit tout le monde ;
Rigilde et ses esprits, jettent l’anchre dans l’onde ;
Et la flotte qui voit l’amiral arresté,
Jette l’anchre à son tour ainsi qu’il l’a jetté.

Alors des noirs demons les forces inconnuës,
Enlevent Alaric envelopé de nuës :
Rigilde le soustient ; Rigilde le conduit ;
Et fait ce grand larcin dans l’ombre de la nuit.
Au-delà du destroit que forment les rivages,
S’eslevent les escueils de trois isles sauvages,
Où dans ces premiers temps, les fiers peuples du Nord,
N’avoient encor construit, ny cabanes, ny port.
Le sorcier de ces trois, prend la plus reculée ;
Cache entre ces rochers sa prise signalée ;
Y porte doucement l’invincible guerrier ;
Et luy met un anneau qui fait tout oublier,
Excepté cét objet qui regne en sa memoire,
Dont il redouble encore, et l’esclat, et la gloire.
Apres, d’un art puissant, qui sçait tromper les yeux,
Il forme un tres-beau lieu de ces arides lieux :****
Tout y paroist riant ; tout y paroist fertile :
Et de broüillards espais environnant cette isle ;
Et de flots en colere enfermant ces rochers ;
Il en oste la veuë, et l’abord aux nochers.
Alors pour voir l’effet de ce qu’il se propose,
Il attend le resveil du heros qui repose :
Il se cache, il s’esloigne, il se met à l’escart :
Et redoublant encor le pouvoir de son art,
Il se rend invisible, et son ame irritée,
Attend l’evenement de cette isle enchantée.
A peine du soleil la premiere clarté,
Paroist sur le sommet de l’escueil escarté,

Qu’Alaric se resveille au bruit d’une harmonie,
Dont l’extrême douceur à de la tyrannie :
Car elle force l’ame à se plaire en ses sons,
Et ce prince est charmé des charmantes chansons.
De mille et mille oyseaux, la voix incomparable,
Fait retentir les bois d’un concert agreable :
Et leur diversité compose une douceur,
Qui passe dans l’oreille, et de l’oreille au cœur.
L’un fait retentir l’air d’une prompte cadence ;
L’autre en tons languissans interrompt le silence ;
L’un esleve sa voix par des accens aigus ;
L’autre abaisse sa voix, qu’on n’entend presques plus ;
L’un suspend l’harmonie, et puis la precipite,
Passant d’un ton fort grave, à la fughe subite ;
L’autre du ton subit, repasse au grave ton,
En variant le mode, en sa docte chanson.
L’un d’un adroit deffaut embellit la musique,
En s’escartant un peu par un ton chromatique ;
L’autre le redressant, d’un ton juste et charmant,
Tire de cette faute un nouvel ornement.
Quelquesfois le concert se taist ; fait une pose ;
Et semble mediter, le beau chant qu’il compose :
Et puis par mille voix, qui montent jusqu’aux cieux,
Ils remplissent tout l’air de sons melodieux.
Le sçavant rossignol, quelquesfois les fait taire,
Et fait seul un recit, que luy seul peut bien faire :
Il soupire ; il gemit ; il esclatte ; il se pleint ;
Il se coupe ; il se taist ; il s’emporte ; il se feint ;

Et ce chantre divin, en sa voix seule assemble,
Plus de tons et plus d’art, qu’ils n’en ont tous ensemble.
L’aymable tourterelle, et son amant discret,
Soupirent tour à tour ; se pleignent en secret ;
Et d’un ton gemissant, et d’un air solitaire,
Ils font voir que l’amour les fait chanter et taire.
L’arc-en-ciel animé, le pan superbe et beau ;
Celuy qui par des chants celebre son tombeau ;
Celuy qui vers le Phase, a pris l’or de sa plume ;
Et mille autres oyseaux, plus beaux que de coustume,
Sont veus par Alaric, qui dans un tel sejour,
Ne voit rien qui ne donne, et qui n’ait de l’amour.
Les dains et les chevreüils, y bondissent sur l’herbe ;
Les cerfs dans les ruisseaux, mirent leur front superbe ;
Et la biche legere, en mille et mille lieux,
Attire par ses bonds, et leurs pas, et leurs yeux.
Sur ces rochers affreux, plus que ne sont les Sirthes,
L’on voit par l’enchanteur, des rosiers et des mirthes ;
Le palmier tousjours vert, et l’immortel laurier ;
Bois dont est couronné, l’amant ou le guerrier.
Par tout de beaux sentiers, bordez de palissades,
Meslent l’or des citrons, aux rubis des grenades :
Et Zephir amoureux de ces arbres si beaux,
Se plaist à murmurer dans leurs riches rameaux.
Par tout on voit briller le cristal des fontaines,
Qui boüillonne et qui coule, à sources tousjours pleines,
Qui bondit, qui murmure, et qui sur des cailloux,
Gasoüille, et fait un bruit, resveur, charmant, et doux.

Mille serpents d’argent traversent la prairie,
Que l’on voit en ce lieu, fraische, verte, et fleurie :
Et dans ces beaux ruisseaux, à cours peu diligent,
Esclattent des poissons les escailles d’argent.
L’un s’eslance sur l’eau, de la source profonde ;
Et l’autre disparoist, et se cache sous l’onde :
L’un traverse les flots d’un cours precipité ;
L’autre moins violent, nage avec gravité ;
Tout se mesle et desmesle, et cette troupe errante,
Donne mille plaisirs dans cette eau transparente.
Cent amants sont couchez aux bords de ces ruisseaux,
Aupres de cent beautez qui consultent ces eaux,
Dont l’aymable miroir, aussi pur que fidelle,
Fait voir un beau portrait, aux yeux de chaque belle :
Et l’un de ces amants qui paroissent heureux,
Esclatte avec sa lire en ces vers amoureux.
Amour, on ne voit rien si doux que ton empire :
Ton esclave est content, mesme quand il soupire :
Il benit en son cœur les maux qu’il a souffers,
Et les sceptres des rois valent moins que ses fers.
Ce n’est que par toy seul, que subsiste la terre ;
Sans toy les elemens auroient finy leur guerre ;
Et l’horrible cahos mettant tout à l’envers,
Auroit desja troublé l’ordre de l’univers.
Sans toy tous les plaisirs n’ont rien qui soit aymable ;
Avec toy tous les maux n’ont rien d’insuportable ;
Tu pourrois adoucir l’amertume du fiel,
Et par toy seul la terre à les douceurs du ciel.

Goustez, sages amants, dans vos flâmes discretes,
Parmy des maux qu’on voit, cent voluptez secretes :
Contentez vos desirs, et croyez en ce jour,
Qu’il n’est aucun vray bien que celuy de l’amour.
Alaric entendant ces paroles charmantes,
Aprouve les amants ; estime les amantes ;
Et ce prince amoureux, pour ne les troubler pas,
Tourne vers un palais, et ses yeux, et ses pas.
D’un fort grand pavillon, la superbe façade,
Arreste ses regards, comme sa promenade :
Il s’arrondit en dome, et le bronze doré,
Couvre les ornemens dont il est decoré.
Il est ouvert par tout, et ses larges arcades,
De cuivre de Corinthe ont quatre balustrades :
Ses colomnes encor, sont du mesme metal,
Et l’on en voit la voûte à travers du cristal.
Sous ce dome esclattant, sont des portes d’ebene,
Où l’on voit l’art des Grecs, et la grandeur romaine :
Car mille bas-reliefs, s’y presentent aux yeux,
Mais si sçavamment faits, qu’on ne peut faire mieux.
Le mur, des deux costez, est d’un marbre de pare,
Luisant, sans tache aucune, et blanc autant que rare :
Et d’un jaspe incarnat, trois cordons eslevez,
Paroissent sur ce mur artistement gravez.
Droit au centre eslevé d’un si noble edifice,
Et pour clef de la voûte, est une agathe onice :
Où l’art industrieux, usant bien des couleurs,
A fait un beau feüillage, et pratiqué des fleurs.

La court de ce palais paroist majestueuse :
Car une galerie, et haute, et spacieuse,
A balustres dorez regne tout à l’entour,
Et l’on y voit voler, et les jeux, et l’amour.
Au milieu de la court, une rare fontaine,
Eslance le cristal, dont elle est tousjours plaine :
Et ces jects eslancez, retombent en bruyant,
Sur l’albastre moüillé, que leur eau va noyant.
De cent monstres marins, la bizarre figure,
Sur ce corps transparent, a placé la sculpture :
Et ce large bassin, en vase descouvert,
Pose sur un pilier d’un jaspe rouge et vert.
Au milieu du bassin, est une Nereïde,
Qui tache d’essuyer son poil tousjours humide :
Et qui semblant presser ce poil et long et beau,
En fait tousjours sortir de l’escume et de l’eau.
L’on voit douze Tritons soustenir la machine,
Qui semblent regarder cette nimphe marine :
Et qui par une conque, eslancent haut en l’air,
Mille et mille filets, d’un cristal pur et clair.
De marbre noir et blanc, cette court est pavée ;
Vers le corps de logis, elle est plus eslevée,
Et le porphyre dur, en balustres changé,
D’un feu sombre et luisant, s’y fait voir arrangé.
Mais du grand bastiment, la façade royale,
Efface tout le reste, et n’a rien qui l’esgale :
Elle charme les yeux ; elle estonne l’esprit ;
Et fait mesme trembler la main qui la descrit.
L’ordre corinthien

regne par tout l’ouvrage :
L’on voit ramper par tout, l’acanthe au beau feüillage :
Et par tout on peut voir entre ces ornemens,
Des chapeaux de triomphe, et des vases fumans.
Ce ne sont que festons ; ce ne sont que couronnes ;
Bases et chapiteaux ; pilastres et colomnes ;
Masques ; petits amours ; chifres entre-lacez ;
Et cranes de beliers, à des cordons passez.
Les yeux trouvent par tout, moulures et corniches ;
Et figures de bronze en de superbes niches ;
Phrises ; balcons hors d’œuvre ; et cartouches encor ;
Et cornes d’abondance, à fruit, feüille, et fleur d’or.
Enfin tout ce que peut la noble architecture ;
Le bel art du dessein ; la sçavante sculpture ;
Tout est avec esclat au front de ce palais,
Qui n’a point de semblable, et n’en aura jamais.
Alaric estonné de sa magnificence,
La regarde, l’admire, et puis apres s’avance ;
Traverse un grand portique, et monte l’escalier,
Qui luy paroist superbe autant que singulier.
D’un marbre blanc et pur, cent nimphes bien rangées,
De grands paniers de fleurs sur leur teste chargées,
Où l’art et la nature ont mis leurs ornemens,
Semblent vouloir monter aux beaux apartemens.
Leur main gauche soustient ces paniers magnifiques ;
Leur droite tient les plis de leurs robes antiques ;
Et l’art a fait changer par ses nobles efforts,
Les veines de ce marbre, aux veines de leur corps.

Au haut de l’escalier se voit un vestibule,
Tel qu’en eut autrefois la ville de Romule :
Eslevé ; spacieux ; riche ; clair ; bien percé ;
Et dont la voûte semble un vase renversé.
Là de tous les costez, brille avec avantage,
Par pieces de raport un arabesque ouvrage :
Où l’or et le cristal, meslez confusément,
Forment avec l’azur un beau compartiment.
De là dans un salon, ce grand heros arrive,
Où les yeux sont trompez par une perspective :
Car dans un feint jardin, de longs rangs de cypres,
Font que l’on croit fort loin, ce qu’on voit de fort pres.
L’architecture encore y paroist fort trompeuse :
Elle est bien imitée ; elle est majestueuse ;
L’ordre en est regulier comme les ornemens,
Et rien n’est plus trompeur que ses renfondremens.
Le heros immortel voit alors une chambre,
D’où s’exhale un parfum meslé de musc et d’ambre :
Qui remplissant les sens d’un plaisir infiny,
Monte jusqu’au lambris de laque et d’or bruny.
Ce bel apartement, a ses meubles fort riches :
Six tableaux excellens posent sur des corniches :
Leurs quadres d’or massif esbloüissent les yeux,
Et jamais le cyseau ne fera rien de mieux.
C’est dans un si beau lieu, que plus d’une peinture,
A la gloire de l’art, fait honte à la nature :
Et les pinceaux d’Apelle, en merveilles feconds,
Eussent deû rendre hommage au pinceau des demons.

Pour faire qu’Alaric adore Amalasonthe,
Des dieux et des heros, que l’amour blesse et dompte,
Y sont representez, et l’infernal sçavoir,
Par un si grand exemple a voulu l’esmouvoir.
Dans le premier tableau, dont l’artifice est rare,
La fille d’Agenor de belles fleurs se pare :
Et sa tresse volante, au milieu des couleurs,
Mesle son bel or brun parmy l’esmail des fleurs.
Une gaze d’argent flotte au gré du Zephire,
Couvrant non-chalamment son beau sein qui respire :
Et l’estoffe legere, à travers mille plis,
Monstre d’un si beau corps les membres accomplis.
Son visage est aimable, et la delicatesse
Que met sur un beau taint la premiere jeunesse ;
Et cét air innocent ; et cét air enjoüé ;
Rend cét exquis tableau digne d’estre loüé.
Europe que l’on voit dans ces vertes campagnes,
Semble monstrer du doigt à ses cheres compagnes,
Couché devant ses pieds un superbe taureau,
Aussi doux qu’il est fort, aussi fier qu’il est beau.
Son poil est blanc et noir, et ces taches esgales,
Laissent aux deux couleurs de justes intervales :
L’une releve l’autre, et d’un hazard heureux,
Resulte la beauté du meslange des deux.
Il courbe en se baissant, jusqu’à toucher les herbes,
Le superbe croissant de ses cornes superbes :
Et l’animal trompeur, autant qu’il est humain,
De la belle qu’il voit, leche la belle main.

Ses yeux sont grands et clairs ; sa poictrine est fort large ;
Sa croupe est ronde, pleine, et fort propre à la charge ;
L’on voit bien qu’il est fort autant comme il est doux ;
Et son fanon luy pend jusques sur les genoux.
De beaux chapeaux de fleurs ses cornes sont ornées :
D’un long rang de rochers ces plaines sont bornées :
Et les flots de la mer y semblent agitez,
Tant ces superbes flots sont bien representez.
Vers le haut du tableau volent et se balencent,
Divers petits amours qui semblent qui s’eslancent :
Ils monstrent Jupiter, et sont tous glorieux,
De se voir les vainqueurs du monarque des cieux.
Alaric admirant cette rare peinture,
De ce dieu desguisé souhaite l’avanture :
Mais sans plus s’arrester sur un objet si beau,
Ses yeux sont attirez par le second tableau.
Il voit l’isle de Chypre en ce lieu figurée ;
Il voit le mont Olympe, et la plaine azurée ;
Il voit au bord de l’onde un pavillon tendu,
Sur des mirthes fort hauts, mollement estendu :
Et sous ce pavillon il aperçoit encore,
La reyne des beautez, avec Mars qui l’adore :
Ils sont assis sur l’herbe, et dans un sombre jour,
On voit briller l’esclat de la mere d’amour.
Ses cheveux ondoyans, à boucles naturelles,
La font paroistre aymable, et belle entre les belles :
Et les roses qu’elle a n’ont pas tant de fraischeur,
Que parmy l’incarnat son teint à de blancheur.

Ses yeux lancent des traits à qui rien ne resiste :
Ils porteroient la joye en l’ame la plus triste :
Ils sont passionnez ; doux ; brillans ; amoureux ;
Pleins de feu ; pleins d’esprit ; et pourtant langoureux.
O que sa bouche encor fait voir de belles choses !
Un meslange divin de perles et de roses,
D’attraits et de sous-ris, de charmes et d’appas,
Pourroient forcer l’envie à ne les blasmer pas.
Sa gorge par l’habit moins qu’à demy fermée,
Est un amas de neige, et de neige animée :
Et cét art merveilleux qui peut nous decevoir,
A si bien travaillé, qu’elle semble mouvoir.
Et ses bras et ses mains, n’ont rien que d’admirable :
Rien ne peut esgaler sa taille incomparable :
Et le crespe leger dont son habit est fait,
Ne monstre rien aux yeux qu’ils ne jugent parfait.
Mais si cette Venus paroist belle et charmante,
Le genereux amant est digne de l’amante :
Une noble fierté petille dans ses yeux,
Et l’on voit bien qu’il est le plus vaillant des dieux.
Il a de la beauté, mais c’est d’une autre sorte :
L’une paroist mignarde, et l’autre paroist forte :
L’une attire les cœurs, l’autre les fait trembler :
Mais tous deux de merveille ont droit de les combler.
Les graces par le peintre adroitement placées,
Se tiennent par les mains l’une à l’autre enlacées :
Et de petits amours assez pres de ce lieu,
S’amusent en enfans, aux armes de ce dieu.
L’un

par un grand effort, et par un jeu fantasque,
S’enfonce presque entier dans le creux du grand casque :
Sous ce poids excessif il ne peut remuer,
Et son front accablé commence d’en suer.
L’autre inutilement veut prendre la cuirace :
Sous ce large plastron cét amour s’embarrasse :
Et de mains et de pieds, se debatant en vain,
On le voit succomber sous un trop grand dessein.
De ces jeunes enfans la troupe est occupée,
A lever seulement une pesante espée :
Ils en viennent à bout, mais ce fer glorieux,
Les emporte à la fin, et retombe avec eux.
L’un dans le grand bouclier qu’il a veu parmy l’herbe,
Par d’autres est traisné, tout fier et tout superbe :
Le plaisir qu’il reçoit esclate en ses regards,
Et ce jeune vainqueur croit triompher de Mars.
Alaric est charmé par un si rare ouvrage :
Mais encor qu’il l’arreste, un autre l’en desgage :
Dont le beau coloris fait juger ce qu’il est ;
Dont l’ordonnance est belle, et dont le dessein plaist.
Hercule dont la force a paru sans esgale,
Paroist assis aux pieds de la superbe Omphale :
Dont l’œil imperieux, plus puissant que le fer,
Fait trembler un heros qui fit trembler l’enfer.
Par le peintre infernal on voit bien exprimée,
L’affreuse et grande peau du lion de Nemée :
Et le poil long et roux de ce fier animal,
Couvre à demy le corps d’un heros sans esgal.

Il tient une quenoüille, et sa main triomphante,
A quitté pour la prendre une masse pesante,
Qu’on voit avec son arc en un coin du tableau,
Et cette brave main piroüette un fuseau.
L’ouvrage l’embarrasse ; il en est hors d’haleine ;
Lors qu’il portoit le ciel, il avoit moins de peine ;
Et le combat de l’Hydre, ou du fleuve Achelois,
Lassa bien moins ses bras qu’il ne lasse ses doigts.
Il ne sçait ni tenir, ni tourner la fusée :
Il trouve difficile une besogne aysée :
Il rompt tout ce qu’il file, et ce heros douteux,
En paroist tout ensemble, en colere et honteux.
Il craint, luy que tout craint, qu’Omphale ne se fache :
Et ne pouvant finir cette penible tache,
Il cherche dans ses yeux s’il pourra la quitter,
Mais il file en cherchant de peur de l’irriter.
Or pendant qu’il s’efforce à tordre cette laine,
On voit bien que le rire eschape à cette reine :
Mais elle dit pourtant, d’un air imperieux,
Qu’il sera chastié s’il ne travaille mieux.
Derriere ce heros, qui semble qui soupire,
Trois filles de la reyne en esclatent de rire :
L’une le contre-fait ; l’autre le monstre au doigt ;
Et l’autre se destourne à cause qu’il la voit.
Comme elles Alaric rit de cette avanture :
Et puis jettant les yeux sur une autre peinture,
Il conclud en son cœur d’un secret entretien,
Qu’il n’est rien de trop bas, pour quiconque ayme bien.

Le quatriesme tableau, n’est qu’ombre et que fumée :
Du profond d’une grotte une flâme allumée,
Sort toute rouge et noire, et l’œil espouventé,
Voit qu’un peintre d’enfer l’a bien representé.
Au milieu de ces feux, le trop hardy Thesée,
Du monarque des morts croit la deffaite aysée :
Enleve Proserpine, et haste son retour,
De l’eternelle nuit à la clarté du jour.
Il joint pour l’enlever, la force à l’industrie :
La belle se debat ; il semble qu’elle crie ;
Et de pieds et de mains, quoy qu’inutilement,
Elle veut eschaper aux bras de cét amant.
De par tout les demons viennent en ces lieux sombres :
Mais on voit que ces corps, ne sont que vaines ombres :
Ils voltigent legers en ce lieu tenebreux,
Et le guerrier mortel paroist plus vivant qu’eux.
Mais quoy qu’il leur resiste, et quoy qu’il puisse faire,
On voit enfin ceder l’illustre temeraire :
Pour son proche retour l’enfer n’est plus ouvert,
Il perd sa belle proye, et luy-mesme se perd.
Alaric qui le pleint, estime son courage :
Pour son Amalasonthe il feroit davantage :
Il forceroit l’enfer pour un objet si beau :
Et cependant il passe au cinquiesme tableau.
Dans son esloignement est la superbe Troye,
Et le camp des Gregeois, dont elle fut la proye :
On voit les champs couverts de plusieurs bataillons,
De hauts retranchemens, et de grands pavillons.

On voit parmy les flots des navires de guerre :
En ce petit espace, est la mer et la terre :
Dans ce rare tableau tout est bien entendu ;
Tout est mis avec ordre ; et rien n’est confondu.
On voit sur le devant Achile l’indomptable,
Qui parle à Briseis, cette captive aymable,
De qui les fers sont d’or, et qui tient arresté,
L’invincible sujet de sa captivité.
L’ouvrier industrieux, fait voir par son adresse,
Que le maistre est esclave, et l’esclave maistresse :
Il semble qu’il se pleint de quelque cruauté,
Et ce fier n’est plus fier pres de cette beauté.
C’est un lion soumis qui sçait flater son maistre :
Qui n’a plus de fureur dés qu’il le voit paroistre :
Et qui devant l’amour ce vainqueur merveilleux,
Vient soumettre sa force et son front orgueilleux.
Le heros qui le voit, se console et se flate :
Car c’est ce qu’il a fait devant sa belle ingrate :
Et l’exemple d’Achile ayant touché son cœur,
Vers le dernier tableau se tourne ce vainqueur.
Il voit sur un rocher la divine Andromede,
Et le guerrier volant qui s’avance à son ayde ;
Qui fond comme un tonnerre ; et qui d’un bras puissant,
Frape le monstre affreux qu’il atteint en passant.
L’innocente beauté par la crainte abatuë,
N’est presque en cét estat qu’une belle statuë :
On la voit immobile, et le peintre sçavant,
A fait son beau visage, entre mort et vivant.

Ce beau corps sans vigueur, s’affaisse et se relasche :
On voit qu’il s’abandonne à l’anneau qui l’attache :
Mais pourtant la pudeur par de nobles efforts,
Cache autant qu’elle peut, les attraits de ce corps.
Le guerrier animé par l’objet de sa flâme,
Fait briller dans ses yeux le feu qu’il a dans l’ame :
La colere et l’amour s’y font voir à la fois,
Et le prince des Goths croit entendre sa voix.
Le monstre d’autre part, que la rage possede,
Souffle le sang et l’eau, jusqu’aux pieds d’Andromede ;
Fait boüillonner la mer aussi bien que son sang ;
Et colore les flots, et de rouge et de blanc.
Au loingtain du tableau, Cassiope et Cephée,
La voix, à ce qu’on croit, par la crainte estouffée,
Levent les bras en haut, et demandent aux dieux,
Du fils de Jupiter le laurier glorieux.
Ils demandent qu’il vainque ; et la reyne affligée,
Triste, pasle, deffaite, en robe negligée,
Fait voir par une grande et juste nouveauté,
Qu’elle n’a plus l’orgueil qu’elle eut pour sa beauté.
L’on voit sur son visage à travers sa constance,
Et de l’affliction, et de la repentance :
Les sentimens de l’ame y sont tous exprimez,
Et les yeux d’Alaric en demeurent charmez.
O trop heureux amant, dit le prince Vandale,
Je ne voudrois avoir ta valeur sans esgale ;
Je ne voudrois avoir ton titre de vainqueur ;
Qu’afin de mieux servir la reyne de mon cœur.

Comme ce grand heros parle de cette sorte,
A travers le cristal d’une superbe porte,
Il voit un cabinet, mais si fort esclatant,
Que le char du soleil à peine l’est autant.
Il entre, et dans un lieu si remply de merveilles,
Des arts industrieux il voit les doctes veilles :
Et la nature encor, presente à ses regards,
Ses prodiges meslez aux miracles des arts.
Des vases de cristal de grandeur excessive ;
Des arbres de coral d’une couleur tres-vive ;
De grands cabinets d’ambre, et pasle et transparent ;
De grands vaisseaux d’agathe à lustre different ;
Des cuvettes de jaspe, et d’autre pierre fine ;
Des coupes de ruby ; d’autres de cornaline ;
D’onice ; d’esmeraude ; et mille autres encor,
Où le travail efface, et les pierres et l’or.
Alaric estonné de tant de rares choses,
Et conduit par l’odeur des jasmins et des roses,
Par un autre escalier prend un autre chemin,
Et trouve en descendant un superbe jardin.
Un grand rondeau d’abord au centre d’un parterre,
Luy fait voir un dragon à qui l’on fait la guerre :
Et qui la teste haute au milieu du rondeau,
Eslance avec vigueur, non du sang, mais de l’eau.
Six pescheurs à l’entour en posture animée,
Y semblent d’une main à vaincre accoustumée,
Estre prests à lancer la cause de sa mort,
Mais le trident demeure, et c’est de l’eau qui sort.

Par tout regne à l’entour, l’ombre opaque et couverte,
Que fait de ce jardin l’architecture verte :
Les preceptes de l’art y sont bien observez ;
Cabinets et berceaux ; portiques eslevez ;
Bases et chapiteaux, et colomnes superbes ;
D’un bel ordre tuscan regnent parmy les herbes :
Et font croire au heros, dont ils charment les yeux,
Que le palais de Flore est basty dans ces lieux.
Deux pavillons de marbre aux deux bouts d’une ovale,
Se presentent à luy sur une ligne esgale :
Entre ces beaux objets il les voit les premiers,
Qui s’eslevent en dome au milieu des palmiers.
Alaric va dans un ; et ce prince heroïque,
En ce lieu sombre et frais, trouve un bain magnifique :
Sa figure octogone est au soleil levant :
Quatre degrez de marbre enfoncez bien avant,
Sont propres à s’asseoir pres de l’onde argentée,
Dans la cuve de jaspe abondamment jettée.
Cette eau sort à grands flots, de l’urne de cristal,
Que tient sous le bras droit un fleuve de metal :
Qui parmy des roseaux, et des glaieuls humides,
Semble comme appuyer son front coupé de rides :
Pendant que d’une main on voit qu’il veut secher,
Le long poil tout moüillé qui paroist l’empescher :
Et secher à la fois sa barbe herissée,
Degoutant sous la main dont on la voit pressée.
Chaque angle à sa colomne, et l’on y voit encor,
Le linge et les parfums, en quatre vases d’or,

De qui les bas-reliefs sont superbement riches :
Quatre nimphes de marbre en quatre grandes niches,
Reprennent leurs habits comme sortant de l’eau,
Et descouvrent un corps aussi blanc qu’il est beau.
En sortant de ce lieu, basty par un fantosme,
L’invincible Alaric entre sous l’autre dome :
Il y trouve une grotte admirable en beauté,
Où l’on voit un meslange, et d’ombre et de clarté.
Cent rochers de cristal à pointes inesgales,
Sont parmy des rochers de rubis et d’opales :
Cent branches de coral de plus d’une couleur,
De la superbe grotte augmentent la valeur :
Et l’argent lumineux de la nacre changeante,
Imite de l’iris la splendeur inconstante.
Là brille l’esmeraude, et la pierre d’azur :
Là brillent les zaphirs d’un esclat vif et pur :
Là se voit la turquoise, ainsi que l’amethiste ;
Et le jaspe incarnat ; et celuy d’un vert triste ;
Et la perle barroque ; et la topase encor ;
Qui parmy son cristal fait voir un lustre d’or.
Là d’un esclat sanglant se voit la cornaline ;
Là d’un sable doré brille l’avanturine ;
Rien d’esclatant n’y manque, et l’œil n’y cherche pas,
Ni l’eau des diamants, ni le feu des granats.
Des bords de l’orient, et des climats barbares,
On voit le bel esmail en des coquilles rares :
Dont les diversitez, et les vives couleurs,
Parmy ce riche amas semblent semer des fleurs.

Mille et mille jects d’eau font ces roches humides,
D’un cristal bondissant, et de perles liquides :
Et d’un bruit aussi grand qu’il est delicieux,
Ils charment à la fois, et l’oreille et les yeux.
Au sortir d’une grotte aussi belle que rare,
Sous un bois d’orangers ce grand heros s’esgare :
Où cent petits ruisseaux, dans un sejour si frais,
Cachent leurs petits flots sous un gazon espais.
Or comme il voit cette eau, qui se haste et se presse,
Il voit, ou pour mieux dire, il croit voir sa maistresse :
Qui dort au bord de l’onde, et ce fidele amant,
S’arreste fort surpris d’un objet si charmant.
Sa main gauche soustient sa teste un peu panchée :
Sa main droite est sur l’herbe, où la belle est couchée :
Et son voile tombé sur ce grand tapis vert,
Fait qu’on voit respirer son beau sein descouvert.
Elle monstre d’un bras la neige esbloüissante :
Il pose mollement sur cette herbe naissante :
Et ses cheveux espars volent au gré du vent,
Qui semble s’y joüer tant il les meut souvent.
Alaric est charmé par de si belles choses :
Il voit en son pouvoir, et des lis et des roses :
Cependant loin de prendre aucune liberté,
Il se voit retenu par sa noble fierté.
Tous endormis qu’ils sont, ses yeux sont redoutables :
Il sçait bien qu’ils sont fiers autant qu’ils sont aymables :
L’amour et le respect esgalement puissans,
Font long-temps disputer sa raison et ses sens :

Mais pendant qu’en secret luy-mesme se conseille,
L’occasion eschape, et la belle s’esveille.
Alors d’autre façon exprimant ses desirs,
Il luy despeint sa gloire ainsi que ses plaisirs :
Et la belle à son tour, pour le combler de joye,
Le voit avec douceur, et souffre qu’il la voye.
Il tache d’exprimer ses tendres sentimens :
De monstrer son amour par ses contentemens :
De mettre dans ses yeux ce qu’il sent dans son ame :
Et de faire esclater son transport et sa flâme.
La feinte Amalasonthe, adroite au dernier point,
Luy laisse deviner ce qu’elle ne dit point :
Et par certains regards dont la douceur le touche,
Elle en dit plus des yeux que non pas de la bouche :
Elle veut qu’il l’entende, il l’entend en effet :
Et vous sçaurez bien-tost si son heur est parfait.